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  • La Suisse des storytellers

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    La littérature alémanique « de pointe » passe par Paris

    Le phénomène n’est pas tout à fait nouveau, mais il s’est fort accentué ces dernières années : c’est désormais par  les éditeurs français que les lecteurs romands découvrent la fine fleur de la littérature alémanique, non sans retard. Trois décennies après la création de la collection CH, censée rapprocher les quatre littératures helvétiques au nom de  la collaboration confédérale, le déclin de ladite collection et d’autres composantes ont complètement changé la donne, à commencer par le potentiel international d’un certain nombre d’auteurs alémaniques de l’après-Frisch&Dürrenmatt, plébiscités en Allemagne autant qu’en Suisse alémanique. À  noter, au passage qu’un auteur alémanique de qualité a plus de chance d’être immédiatement reçu par la critique et le public germanique que son homologue francophone. Par ailleurs, les grands succès se négocient à la Foire de Francfort où les chances des éditeurs romands sont minimes par rapport à la concurrence française.

    C’est ainsi que le Mars de Fritz Zorn nous est arrivé, en 1979, par Gallimard, et que la plupart des auteurs alémaniques de pointe, tels Martin Suter ou Peter Stamm (chez Christian Bourgois), ont suivi la même trajectoire. Bien entendu, le succès d’un livre n’est pas toujours gage de qualité littéraire, mais le fait est que la Suisse n’a pas à rougir des plus de 2 millions d’exemplaires vendus par un Martin Suter. Conteur de grand talent, la « star » de Diogenes est plus qu’un faiseur lisse et son formidable Small World a sans doute marqué un tournant dans la réception international de notre littérature.

    Plus récemment, plusieurs romans alémaniques, tous publiés à Paris, ont connu un retentissement également notable, avant que Matthias Zschokke, publié chez Zoé pour sa part, décroche un Prix Femina très mérité et sans doute lié à cette heureuse mouvance créatrice, éditoriale et médiatique : il s’agit du mémorable Train de nuit pour Lisbonne, de Pascal Mercier, paru en 2006 chez Maren Sell,  du non moins remarquable Un garçon parfait, de Claude Alain Sulzer et, l’an dernier, du somptueux Melnitz de Charles Lewinsky, paru chez Grasset et consacré par divers prix. 

    Tout récemment enfin, c’est aussi via Paris que nous aurons découvert le quadra le plus décoiffant de la nouvelle littérature alémanique, en la personne de Christian Kracht, dont la très savoureuse uchronie, intitulée Je serai alors au soleil et à l’ombre, paraît chez Jacqueline Chambon. L’auteur lui-même fait figure de drôle d’oiseau dans la volière littéraire helvétique : né à Saanen en 1966, il a fait ses études aux Etats-Unis, collaboré au Spiegel pour lequel il fut correspondant en Asie, et vit actuellement en Argentine avec son épouse la cinéaste allemande Frauke Finsterwalder. On ajoutera que le narrateur de son troisième livre, après deux premiers titres (Faserland et 1979)  traduits en quatorze langue, est commissaire politique de la République soviétique de Suisse et qu’il est originaire du Mozambique – excellent camarade confédéré au demeurant !

      

    Kracht2.jpgSoviets suisses

    On se régale à la lecture de l’uchronie de Christian Kracht, qui nous transporte, aujourd’hui même, dans une Suisse ravagée par cent ans de guerres entre la République soviéique de Suisse (fondée par Lénine en 1917)  et les puissances fascistes allemandes et anglaises, entre autres belligérants mondiaux. L’Afrique est devenue l’arrière-pays de Neu-Bern, où la fondue se fait à la banane, et le narrateur, commissaire politique originaire du Mozambique est un bon Helvète de la nouvelle tradition, qui impressionne la divisionnaire Favre, lectrice du Y-king. Malgré les vues « humanistes » des Soviets suisses, la guerre va reprendre avec un nouveau bombardement boche du Réduit national, formidable forteresse à la Piranèse. Le protagoniste fuit alors plein sud, vers le Tessin suave et son Afrique natale. Pleine de malice et de trouvailles, cette fable, psychédélique sur les bords (on y croise le peintre Roerich), vaut plus  par sa verve narrative que par ses vues historico-politiques, mais une sorte de rêverie mélancolique s’en dégage, imprégnée de poésie drôle-acide.

    Christian Kracht, Je serai alors au soleil et à l’ombre, Traduit de l’allemand par Gisèle Lanois. Jacqueline Chambon, 142p.

     

    Lewinsky2.jpgLewinsky  genre «noir»

    Deux ans après la révélation de Melnitz, vaste et prenante chronique des tribulations d’une communauté juive dans sa « réserve » suisse, au tournant du XIXe siècle, Charles Lewinsky nous revient avec un ouvrage antérieur, qui obtint un prix Schiller en 2000. Le roman met en scène un étranger qui débarque d’Allemagne  dans un village assoupi de la province française où, après une déception amoureuse, il espère recouvrer sa paix intérieure.

    Dans un univers confiné dont les dimensions sont annoncées dès la première phrase du roman, qui sera la dernière aussi bien  (« Le monde fait mille pas de long »), l’auteur tisse une toile serrée dans laquelle il capte le moindre soupir, le moindre geste des habitants de Courtillon où tous semblent vivre au ralenti et s’observer. Comme on s’en doute, cet environnement ne va pas apaiser l’étranger de passage mais l’impliquer lui-même dans une vie communautaire dont la paix n’est qu’apparence, où le drame couve, et qui lui tend un miroir. Tout l’art de l’auteur tient alors à la progressive implication de personnages très finement dessinés, comme dans Melnitz, au fil d’un roman qui grouille bonnement d’histoires…

    Charles Lewinsky. Un village sans histoires, traduit de l’allemand par Léa Marcou. Grasset, 380p. 

     

    Stamm.jpgPeter Stamm au scalpel

    Peter Stamm s’est fait connaître du lecteur francophone par une suite de romans aussi subtils de psychologie que finement ciselés, du point de vue de l’écriture, qui laissent le souvenir d’une sorte de sismographie des sentiments sur fond de décors et d’atmosphères comptant eux aussi pour beaucoup, où le mal de vivre rôde le plus souvent.

    Les surprises du manque d’amour, pourrait-on dire, sont  au cœur de son dernier ouvrage, d’une âpreté contrastant avec la brillante apparence de son cadre (la bourgeoisie munichoise battante) , où l’on assiste à la rencontre du jeune et bel Alexander, crâne architecte parfaitement accordé à la jeune et belle Sonia, dans une relation problématique avec Iwona, la Polonaise sans papiers et sans qualités saillantes non plus, mais plus fragile et surtout plus vibrante : plus capable simplement d’aimer.

    Par l’acuité de son regard et sa façon de confronter ses personnages, englués dans leur médiocrité sans cesser d’être vaguement attachants, subissant en outre le temps qui passe et les use, Peter Stamm évoque parfois, en plus esthète, les scannages existentiels d’une Patricia Highsmith. Doux et dur à la fois, terrible comme la vie…

    Peter Stamm. Sept ans, traduit de l’allemand par Nicole Roethel. Christian Bourgois, 272p.

     

     

  • Le Temps d'une île perdue

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    Par Damien Personnaz

    Je t'écris d'une île des antipodes que tu détesterais.

    Tu connais mon attirance pour les îles lointaines. Celles qui sentent les embruns, rythmées par les marées, isolées au milieu d'océans insensés où vivent des insulaires reclus.

    Tu ne comprenais pas mon attirance pour ces oasis des mers « Il n'y a rien, là-bas. Pourquoi partir si loin pour ne rien voir?. » Je répliquais « horizons lointains ».

    Car je fais partie de cette secte des adorateurs des îles isolées, ces oasis de terre, au centre de la mer, où le téléphone portable ne passe pas.

    Mais aujourd'hui, je doute. Ma fascination pour ces îles perdues vacille. Je t'écris sur une table bancale balayée par les vents venus de l'Antarctique. C'est l'été austral et il fait froid. Mon aérogramme désuet pompe l'air marin. Un chien orphelin sommeille à mes pieds.

    J'éclate de solitude sur cette île Chatham, à 800 kilomètres à l'est de la Nouvelle-Zélande. Pendant dix jours, les insulaires m'ont snobé, indifférents à ma présence et à mes questions. Tu avais raison: «Pourquoi aller si loin pour ne rien voir? ». Quelle amère ironie, tu ne trouves pas? Je voulais voyager jusque dans les limbes de l'hémisphère sud, dans le sillage des albatros, déterrer le rêve de l'adolescent. Et voilà : c'est réussi.

    C'est vrai, j'ai échangé bribes et banalités avec des anonymes. Je leur ai donné des surnoms. Il a «Yéti, ma logeuse, énorme femme poivre et sel et des jambes grosses comme des jambons. Et puis « Dents jaunes » causant avec sa copine « Foulard mauve », laquelle n'en peut plus de son homme « qui pète au lit et sent le poisson ».

    Ces insulaires ont perdu l'espérance; ils sont d'abord et avant tout profondément seuls, dans l'incapacité de choisir leur travail, leur conjoint, leur destin. Leur liberté se résume à ce dilemme: partir et perdre son âme, rester et écarter ses illusions.

    Ils trouvent la vie rude dans les îles et dure dans les villes. Au moins, ici, ils sont chez eux, claquemurés et rassurés. Ils connaissent les quatre coins de leur repaire et sa kyrielle de rituels. Avec moi, ils pratiquent le jeu du « nous » et des « autres », si fréquent dans les endroits isolés, que ce soit une île ou une vallée reculée de nos cantons.

    Je suis venu frapper à leurs portes. Personne ne m'a ouvert. Les gens d'ici sont écossais de caractère: austères, courtois et indifférents; farouches aussi, à l'image du climat et du paysage.

    Oui, tu détesterais Chatham. Ses plages infinies s'effilochent dans le ciel bas. Le Pacifique ne l'est pas. Des requins blancs irascibles sillonnent ses criques. Des autoroutes de barbelés dégoulinants ceinturent des prés d'herbe jaune piquetés de vaches noires. Son lagon gris s'étiole dans la brume. Je te vois froncer les sourcils: un lagon gris? Oui, à Chatham, le lagon est gris.

    Alors, je ravale mon orgueil et je t'avoue que ma Foi d'adorateur des îles isolées est ébranlée. « Qu'est-ce que je fiche ici? ». Faute d'interlocuteur, j'ai sans cesse posé cette question à mon jumeau dans le rétroviseur de la voiture et dans le miroir de la salle de bain.

    J'ai douté, c'est vrai. Pourtant, je suis heureux d'être dans cette île des confins. Le voyage est un exil provisoire généreux. Faute de gens à qui parler, il m'a donné le Temps.

    Le chien s'ennuie. Je vais aller marcher sur la plage vide. Hormis penser à tous ceux que j'aime, je n'ai que ça à faire. J'ai tout le temps.

    D.P.


    Cette lettre est à paraître sous la rubrique de L'épistole du journal littéraire Le Passe-Muraille, dont la nouvelle livraison, No 81, sort ces jours. On peut rejoindre Damien sur son site personnel: http://ileslointaines.blogs.courrierinternational.com/

  • Lumière des mots

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    …Ce que je veux dire, c’est qu’il y a quelque chose de sacré dans certaines inscriptions, et là tu te dis que c’est exactement ça : que c’est le trottoir qui t’ouvre le ciel, que c’est quelqu’un qui s’est agenouillé pour écrire ça et qui pense, ça fait pas un pli, que tu vas voir le ciel sans lever les yeux…
    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui se la jouent facile

    310119212.JPGCelui qui ne rend jamais les livres / Celle qui regrette l’argent de tous les cadeaux qu’elle fait / Ceux qui n’aiment pas le manioc / Celui qui épile son fils Bob / Celle qui a mangé un chardon / Ceux qui pensent que même un cheveu a son ombre / Celui qui se demande à qui profite l’économie boursière / Celle qui s’envoie des baisers dans le miroir / Ceux qui aiment les mots rares / Celui qui patine dans le peloton / Celle qui fait chaque jour ses longueurs au bocal (dit-elle) / Ceux qui se rappellent qu’on appelait un chat un greffier / Celui qui se tape des gommes sur le lavabo (dit-il) / Celle qui aime faire de la peau de phoque la nuit / Ceux qui se font pincer dans le gyrobus / Celui qui chope un rhume en allant voir le match de son chum / Celle qui se trouve un trop gros pétard / Ceux qui mégotent sur le salaire des employés de couleur / Celui qui naît avec des pieds de chèvre / Celle qui speede à mort sur sa Kawa (dit-elle) / Ceux qui lavent les noyés à la morgue / Celui qui prend un en-cas dans sa valise de commercial / Celle qui demande un vibromasseur pour Noël / Ceux qui oublient leur chien dans la voiture / Celui qui dit que le sida ça fait pas de cadeau / Celle qui rêve de passer au Jeu du Millionnaire / Ceux qui avaient vingt ans en 1967 / Celui qui sait par cœur la composition de la palette de Paul Cézanne / Celle qui gère la déprime de son ami albinos / Ceux qui se mettent la ceinture (disent-ils) / Celui qui a un ticket avec la serveuse de L’Oriental / Ceux qui se font un câlin les dimanches soir sans Julie Lescaut / Celui qui a mangé toute la confiote (dit-elle) / Celle que le repassage rend toujours furieuse (dit-il) / Ceux qui trouvent que la France baisse / Celui qui ne remettra plus jamais les pieds à Vienne / Celle que Brad Pitt a déçue en changeant de meuf / Ceux qui ont renoncé au port des bretelles / Celui qui a rencontré la femme de sa vie dans une épicerie de Guyaquil / Celle qui cultive des asphodèles sur son balcon / Ceux qui ont tout le temps, etc.

    Image JLK: une sculpture de Mario del Sarto, artiste brut de Carrare.

     

  • Entre noirceur et rédemption

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    Entretien avec Eric-Emmanuel Schmitt

    NOUVELLES Concerto à la mémoire d’un ange réunit quatre histoires « à méditer »…

    Le dernier livre d’Eric-Emmanuel Schmitt aborde des questions liées à la perversion criminelle (L’empoisonneuse), au sentiment qu’un homme éprouve d’avoir loupé la relation avec ses enfants (Le retour), au ressentiment lié à une faute de jeunesse (Concerto à la mémoire d’un ange) et aux mensonges privés d‘un couple public (Un amour à l’Elysée). La noirceur humaine y est interrogée autant que les voies de possibles « réparations »

    - Quelle est à vos yeux la source du mal ? Ya –t-il, selon vous, des êtres foncièrement mauvais ?
    - La racine du mal me semble l’égoïsme. En tant qu’êtres biologiques, nous sommes tous égoïstes. Même s’il n’y a pas d’intention de faire le mal, dans l’être humain, le mal radical dont parle Kant est là, jamais désiré comme tel mais soumis à la domination de notre désir et de notre plaisir. Chez mon empoisonneuse, c’est le plaisir de dominer la vie et la compensation de ses frustrations.
    - Quel est l’apport du romancier aux questions que pose le philosophe ?
    - C’est essentiellement l’expression de la complexité. La philosophie procède par axiomes et coule dans le bronzes des principes et des aphorismes. Ce qui m’intéresse dans le roman, c’est la folie de la vie et de ses personnages. Le philosophe pose les têtes de pont d’un début et d’une fin, mais le roman lui-même va où il veut et les personnages donnent le vrai rythme de l’histoire et de l’écriture.
    - Vos personnages émanent-ils parfois de faits divers ?
    - Je suis passionné par tous les aspects du comportement humain, tels qu’ils apparaissent notamment dans les tribunaux, mais je ne sais pas trop d’où sort un personnage de fiction. Je sens juste quand il envahit le terrain et commence d’agir à place. Je me dis qu’il y a une chance que ça soit bon quand l’écriture m’échappe. Or, le travail de l’écrivain consiste à préparer cette grâce que constitue l’arrivée du personnage.
    - A propos de grâce, vous montrez, dans la nouvelle éponyme, qu’un don éclatant peut se transformer en son contraire…
    - Oui, c’est une question que je me pose : quand devenons-nous fils de nous-mêmes ? Cette histoire évoque celle de Caïn et Abel, avec un coupable (Chris, l’ami qui n’a pas secouru son compère accidenté) et une victime (Axel, survivant paralysé), mais il y a un retournement qui fait que la victime peut basculer du côté du mal. Je crois que l’homme mûr est l’enfant du jeune homme. Dans tout le livre apparaît, cependant, le fait que nous pouvons surmonter nos failles par la pensée. Mon empoisonneuse, et le curé arriviste qu’elle manipule, sont trop accrochés à leurs rails pour participer à la moindre rédemption.
    - Croyez-vous à la puissance rédemptrice de la maladie ?
    - Je crois qu’il y a une logique de la maladie mortelle qui humanise souvent les êtres. Cette épreuve morale et l’urgence qui nous fait nous concentrer sur le plus importante qu’il nous reste à vivre, peut en effet nous transformer. Comme on le voit dans Un amour à l’Elysée.
    - Pensez-vous qu’il y ait une justice divine ?
    - Je ne crois pas à la justice divine, pas plus qu’à aucune justice immanente - trop commodes échappatoires. Je crois en Dieu, mais il est caché comme le Dieu de Pascal. Je crois, en revanche à la justice des hommes, à leur liberté, même relative, et à leur responsabilité.
    - Comment vos lecteurs reçoivent-ils vos livres ?
    - C’est variable selon les pays. Aux Etats-Unis, je passe pour l’écrivain européen par excellence, qui pose des questions existentielles ou philosophiques en restant léger et facile à lire. En Allemagne, où mes livres ont un retentissement tout particulier, une tradition de réflexion et de débat se reconnaît dans ce mélange que je propose d’idées incarnées, d’expériences contradictoires et d’interrogations existentielles touchant chacun.

    Nouvelles
    du monde
    L’art de la nouvelle est exigeant, qui convient au dramaturge exercé au dialogue et à la construction claire et ramassée. Concision, netteté, tranchant : le scalpel du philosophe isole des situations qui évoquent le magma des tabloïds, que le narrateur étoffe. Le recueil s’ouvre sur le portrait grinçant d’une empoisonneuse de province, avec un épisode carabiné de corruption de confesseur, digne d’Hitchcock. Les deux nouvelles centrales touchent à des questions plus intimes et fines, où le manque d’amour (Le retour) et le repentir refusé (Concerto à la mémoire d’un ange) résonnent en profondeur. La dernière nouvelle nous invite à l’Elysée, où l’auteur raille les coulisses du pouvoir et se risque pourtant à situer une belle histoire d’amour. Tout cela parfois un peu « téléphoné », mais ne faisons pas la trop fine bouche…

    Eric-Emmanuel Schmitt. Concerto à la mémoire d’un ange. Albin Michel, 229p.

    En dates

    1960 Naissance à Sainte-Foy-lès-Lyon (Rhône)
    1980-85 Ecole normale supérieure. Agrégé de philo.
    1989 Expérience mystique dans le désert. Décisive pour son entrée en écriture.
    1991 Première pièce, La nuit de Valognes.
    1994 Trois Molière pour Le visiteur.
    2000-2001 La pièce Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran fait un tabac. En prose, L’Evangile selon Pilate, et La part de l’autre (uchronie autour d’Hitler) sont bien reçus par la critique et le public.
    2002 Oscar et la dame en rose. Schmitt s’installe à Bruxelles.

    2006 Odette Toulemonde et autres histoires. L’adaptation au cinéma sort en 2007.
    Grand Prix du théâtre de l’Académie française.
    2010 L’œuvre d’Eric-Emmanuel Schmitt est traduite en 43 langues. Le total de ses ventes s’élève à 11 millions d’exemplaires.



     

  • En sept lettres vives

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    Un livre fraternel de Pascal Rebetez

    L’art épistolaire est souvent apprécié pour le naturel et la spontanéité qu’il suppose, et cela vaut pour les correspondances les plus « écrites » autant que pour celles qui furent rédigées « en courant ». Le genre peut d’ailleurs se traiter comme tel, «à froid», et garder tout son intérêt, lié naturellement au contenu et au ton de la lettre. La meilleure preuve en est donnée par Pascal Rebetez, quinqua en crise affective qui, pour son seizième livre, rassemble sept textes «commandés» par la Radio suisse romande – Espace 2, plus précisément sept lettres dont on se moque à vrai dire de savoir si elles ont bel et bien été envoyées et reçues, tant elles sont substantielles et vivantes à la fois – tant elles sonnent juste à tout coup.
    Leurs destinataires (l’ex-compagne de l’auteur, un enfant à venir, sa mère, sa fille, un ami artiste, son père et un voleur qui lui a fauché un tableau) déterminent à la fois le ton et le contenu de chacune de ces missives, toutes accordées par le même besoin de vérité sans fard. Les circonstances et le décor dans lesquels chaque lettre a été écrite comptent aussi beaucoup. Les mots à vif de la première, à la femme perdue, écrits à Hanoi City, sont à la fois aiguisés et relativisés par le décor du Vietnam toujours plombé par le souvenir de la guerre, comme l’évocation du même lieu fera contraste avec celle du petit monde propre-en-ordre de la mère qu’il dit « championne du monde de l’assurance, du contrôle de l’hygiène et des bonnes manières ». Au passage, on notera que la vivacité assez « rosse » de la lettre à la mère est tempérée par la grande tendresse du fils, largement partagée à l’endroit du paternel défunt ou de sa fille danseuse à laquelle il écrit depuis le festival du film de Locarno.
    Sans peser jamais, Pascal Rebetez se livre beaucoup, dans ces lettres lestées d’expérience existentielle, qui ont à la fois valeur d’autoportrait et de messages à ses frères humains. De fait, c’est avec autant de gravité tendre qu’il s’adresse au « petit dragon » qui fera bientôt de lui un grand-père en dépit de sa dégaine d’éternel gamin, qu’à son père le Jurassien frondeur en lequel il reconnaît sa propre fibre rebelle. La singulière dernière lettre à l’anonyme voleur d’une œuvre d’art (volée…), marque d’humour et de dérision cette quête du présent-passé que l’écriture ressaisit comme elle peut, sans trop savoir si elle sera vraiment reçue. Bouteille à la mer... Tu vois ce que je veux dire de ce qui n’a pas (tout à fait) disparu ?

    Pascal Rebetez. Je t’écris pour voir. Editions de L’Hèbe, 153p.

  • Ceux que la mémoire perd

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    Celui qui te demande trois fois qui tu es avant de te raconter des détails inédits de ta plus tendre enfance / Celle qui se dit perdue dans un champ d’interrogations d’ordre herméneutique sans se rappeler ce que diable cela peut signifier / Ceux qui ne savent plus mettre de noms sur certains visages et s’en trouvent affligés à l’idée de blesser la personne ainsi détruite / Celui qui est parti ce matin de chez lui où il se retrouve pourtant à l’instant avec deux oignons dont il se rappelle juste que les peler risquerait de le faire pleurer / Celle qui est troublée par le bel abbé qui l’enjoint de confesser ses péchés d’hier et même d’avant-hier / Ceux qui ont probablement vécu plusieurs vies dont pourraient témoigner diverses épouses assermentées mais lesquelles encore ? / Celui qui constate que la moitiés des partitions qu’il savait par cœur se sont effacées de sa mémoire avec son numéro de plaques et le nom de l’orchestre dont il était le Chef / Celle qui croise une tortue dans l’escalier dont la seule vue au bord d’une marche la précipite dans la mélancolie / Ceux qui s’introduisent par inadvertance dans le Labyrinthe des appartements aux portes ouvertes où des miroirs les attendent / Celui qui se voit passer dans la rue sans oser se héler crainte d’être importun / Celle qui n’oubliera jamais aucune de ses robes de mariage alors que ses conjoints successifs se fondent dans la même effigie de Clark Gable l’invitant à monter dans la Chevy blanche qui les emportera elle ne sait plus où / Ceux qui longent plusieurs avenues parallèles genre Montevideo mais à des époques différentes / Celui qui demande au violoniste Morel (ou Sorel, ou Borel ?) de lui rejouer certaine sonate émouvante de ce Verneuil (ou Merteuil ?) qu’il interprétait avec grâce avant la Grande Guerre / Celle qui cherche au cimetière la tombe de l’amant inconnu / Ceux qui te regardent fixement par le Judas sans savoir si tu es vraiment celui que l’œilleton trahit / Celui qui commence chaque matin un nouveau roman dont l’incipit se passe de suite / Celle qui a noté toutes ses coordonnées sur des billets disposés dans la doublure de son chapeau sans préciser où elle oublierait ledit chapeau et comment la reconnaître sans chapeau / Ceux qui ont oublié la magique formule qui permet de se rappeler les formules magiques, etc.

    Image: Philip Seelen