UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • L'imagier du vécu magnifié

    Germinal.jpg

    Avec son prénom quasi mythique et sa dégaine de grand diable hirsute à l’air vaguement gitan, son sourire craquant et son regard chaleureux, Germinal Rohaux dégage une immédiate sympathie que son travail de photographe et de cinéaste ont déjà marqué d’une espèce d’aura. Si son œuvre est encore mince en dépit d’un premier succès d’estime, la « patte » de Germinal accuse un regard sur la vie et les gens qui saisit à la fois par son humanité et la beauté de ses images. Sensibilité tendre et vive, netteté et honnêteté, qualité de la perception et de l’expression en exclusif noir et blanc: des ados qu’il observe aujourd’hui aux cabossés de la vie qu’il a longtemps approchés, l’imagier témoigne et magnifie à la fois, sans flatter. Même difficile ou fragile, la vie sous son regard est émouvante et belle. Or, cette valeur ajoutée n’est pas qu’une affaire de talent. Il y a là derrière un individu, un apprentissage, des blessures et l’effort de les surmonter, autant dire un premier scénario existentiel…
    C’est l’histoire d’un petit garçon un peu fragile, à tous égards, que ses parents (le père est cuisinier, d’origine française, et la mère infirmière, à formation de sage-femme) ont choisi de confier à l’école Steiner, dont il ne dit aujourd’hui que du bien : douze ans avec les mêmes camarades, des chances données à chacun de se réaliser, plus de créativité, une véritable « école de l’amitié » à son dire. Nul en allemand, il se fait virer de la classe en question, mais un prof l’encourage à monter un atelier de photo, qui l’intéresse déjà, autant que le cinéma. Pour « chef-d’œuvre » de fin de scolarité, il réalise ainsi, au Burkina-Faso où il séjourne un mois, un premier « docu » d’école sur la désertification. Peu après, avec son meilleur ami d’enfance, prénom Julien, le voici parti à dix-huit ans pour un périple africain de 7 mois. Les deux compères sont encore « de vrais gamins », qui échappent de justesse à des pirates de la route, en Mauritanie, mais ils font le plein d’observations et d’expériences.
    Ce début de film d’une vie va se trouver marqué, cependant par un drame bouleversant: la mort accidentelle de Julien, après son retour en Suisse, qui révèle à Germinal que nous sommes mortels, que la vie est précieuse et nous est comptée, que l’enfance est finie et qu’il va falloir donner désormais un sens à « tout ça ».
    Autodidacte en photo et en cinéma, Germinal Roaux va suivre alors, dix ans durant, la « meilleure école » que représente la rubrique Vécu de L’Illustré, où l’occasion lui est donnée de se colleter à ce qu’il appelle les « grands brûlés de la vie ». C’est au fil de cette série qu’il rencontre le jeune trisomique Thomas Bouchardy auprès duquel, 8 mois durant, il va vivre et préparer son premier film, intitulé Des tas de choses. D’une rare délicatesse dans son approche humaine, et d’une beauté de poème visuel, ce film fait avec des bouts de ficelles séduit aussitôt Jean Perret, directeur du Festival Visions du réel, où il est présenté, autant que Gérard Druey et Jean-Louis Porche de Cab Productions, qui lui commandent illico un court métrage de fiction - ce sera l’étincelant Icebergs, primé à Locarno et à Soleure – et le scénario d’un premier « long », dont le tournage pourrait démarrer cette année encore.
    Capter le mélange de violence et de fragilité, de grâce et d’âpreté de ce qu’on appelait naguère l’âge tendre, en moins d’un quart d’heure : c’est ce qu’a réussi Germinal Roaux dans ce bijou consacré à l’adolescence, qui se prolonge aujourd’hui dans ses portraits d’ados sous le titre « panique » de Never young again…
    À en croire Germinal, l’adolescence que nous avons connue serait en train de disparaître. « À treize, quatorze ans, la plupart ont fait l’expérience du sexe et de la drogue, mais ils restent désarmés devant la réalité. Cela a quelque chose d’assez inquiétant pour l’avenir…». Rien évidemment d’un regard de censeur, chez Germinal Roaux, mais le simple effet, conséquent, d’une lucidité qui va de pair avec la tendresse et l’angoisse qui l’habitent depuis que son ami Julien lui a révélé la fragilité et le prix de la vie…

    Les images de Germinal Roaux sont à voir ces jours au club Le Romandie, à Lausanne, place de l'Europe. Never young again...

    (ce portrait est à paraître lundi 22 mars dans les colonnes de 24Heures)

  • Ceux qui rampent

    Panopticon1118 (kuffer v1).jpg
    Celui qui cherchera toujours à voir les qualités inhérentes aux défauts des cadres supérieurs de l’Entreprise / Celle qui préfère une DG fascisante à pas de DG du tout / Ceux qui constatent que le néo-cynisme lubrifie les rouages de l’Entreprise avec plus de fluide efficace que l’éthique de gauche ou même de centre droite / Celui qui s’est fait marginaliser pour son refus de participer aux sorties échangistes des cadres du marketing / Celle qui estime qu’un geste équivoque d’un employé doit être signalé aux RH sans l’ombre d’une hésitation surtout s’il s’agit d’un ressortissant de cultures genre Brésil / Ceux qui se surveillent mutuellement avec un zèle croissant en période de prétendue crise / Celui qui se couche avant que les circonstances ne l’y obligent / Celle qui a trouvé dans la political correctness un cadre existentiel qui lui permet de faire coïncider son idéal d’ancienne cheftaine scoute surnommée Loutre vigilante et les reliefs de son engagement de représentante syndicale acquise aux nouveaux codes d’une écologie libérale socialement consciente / Ceux qui s’abaissent pour mieux écraser un jour / Celui que la proximité d’un Conseiller a toujours mis dans un état second et fait dire à tout coup le contraire de ce qu’il ressentait au point de le faire passer pour un type fiable/ Celle qui est arrivée au sommet de l’Etat à la force du piolet / Ceux qui inspectent les mains de leurs ouvrières avec des airs empruntés à la haute hiérarchie militaire / Celui qui souffre à chaque licenciement d’avoir un collègue de moins à critiquer / Celle qui essaie de comprendre la logique de la progression des limaces en terrain découvert sans y parvenir / Ceux qui en ont eu assez d’entendre que les derniers seraient les premiers dans l’autre monde et qui en ont conclu qu’il valait mieux s’inscrire au parti dominant et suivre un plan de carrière sans états d’âme enfin on se comprend / Celui qui détourne la tête quand il sent qu’on va lui demander publiquement son avis sur Borel dont il préfère parler à la déléguée des RH en aparté quitte même à excuser ce sacré looser pour mieux l’enfoncer / Celle qui appelle serviabilité ce que ses collègues intellectuelles appellent servilité mais là faudrait s’entendre / Ceux qui ont toujours opiné du chef sans rien perdre des réactions du sous-chef, etc.
    Image : Philipe Seelen

  • Les ailleurs d'Olivier Rolin

    Rolin1.jpg 

    Dans Bakou, derniers jours, l’écrivain voyageur revisite, avec mélancolie et malice, le lieu de sa mort annoncée.

     

    Olivier Rolin revient-il de l’enfer ? De quel cul du monde nous arrive-t-il avec sa dégaine de damné ? Et quels sont donc ces « derniers jours » qu’annonce le titre de son nouveau récit déjà plombé par le nom de Bakou, sur la couverture duquel l’écrivain baroudeur s’est photographié lui-même devant une porte close, mal rasé et mal fringué, l’air de porter le poids du monde et de nous le reprocher avec son air de catastrophe ?

    À l’air du look et des images «cultes», cette mise en scène pourrait faire conclure à la « posture » complaisante, genre Rimbaud au Harrar ou Camus à la sèche, encore accentuée par les divers portraits de Rolin insérés dans le livre, en Afghanistan ou au bord de la mer des Khazars et même en boxer dans sa chambre d’hôtel, à 62 balais, « pas si mal ! » selon lui.  Or, on ne lui en fera pas le reproche dans la mesure où la démarche  de ce récit s’inscrit dans un retour sur soi de l’homme vieillissant qui reste, avec un grain de sel, extraordinairement poreux et curieux de tout. Olivier Rolin a « payé », pourrait-on dire d’une formule. Il a beaucoup vécu et bourlingué, beaucoup lu et rencontré ses semblables, beaucoup écrit là-dessus. Dans tous ses livres, en outre, la part de l’Histoire intervient à tout moment, comme dans les premières pages consacrées ici à Bakou qui le font évoquer la « frise de têtes coupées » ponctuant les régimes successifs de cette ville très convoités, ou les menés de révolutionnaire-gangster du jeune Staline qui lui inspirent une sympathie accordée à ses propres souvenirs de leader gauchiste.  De la même façon, la lecture du monde, très nourrie de bouquins,  passe par maintes rencontres significatives, comme celle de la jeune Sabina qui rêve de devenir businesswoman en Suisse ou de l’ancien officier de l’Armée rouge qui semble avoir a perdu son âme en Afghanistan. Or, on peut rappeler, en passant, que Rolin a sillonné le monde, aussi, au titre de grand reporter.

    Cela étant, c’est bel et bien une idée d’écrivain jouant avec la fiction qui est à l’origine de son retour à Bakou. Ayant en effet imaginé, dans un récit (Suite à l’hôtel Crystal) datant de 2004, qu’il se suiciderait en 2009 dans un hôtel de la capitale mondiale du pétrole, d’une balle de pistolet Makarov 9mm, l’écrivain y revient six ans après sa première escale. Hélas (ou tant mieux ?), l’Hôtel au nom presque mythique (Apchéron, au lieu d’Achéron, le fleuve infernal) a disparu et le fameux suicide différé « pour de vrai », au jour même où un forcené perpétue un massacre dans une université – et le réel de revenir au galop !

    Jeu d’ailleurs constant que celui de la réalité et de la fiction, dans ce livre lesté de mélancolie autant que d’humour, où l’écrivain revisite certains de ses livres, comme L’Invention du monde (Seuil, 1993) où il s’était donné pour contrainte de raconter la planète en la même journée d’équinoxe printanière du 21 mars 1989. Au passage, il rappellle que Guy Debord, qui disait qu'on ne peut bien écrire que si l'on a bien lu et bien vécu avant cela, n'a pas raté, lui son suicide. Et de se contenter d'ajouter avec un clin d'oeil: "Moi, j'ai vieilli"...

     

    Manière noire

    Si la mode des « étonnants voyageurs » sacrifie parfois l’écriture à l’anecdote plus ou moins exotique, Olivier Rolin fait partie, comme un Nicolas Bouvier, de la catégorie des stylistes, avec un ton et une poésie à lui. Sa patte unique marque autant ses récits de pérégrinations (En Russie, La Havane, Voyage à l’Est) que ses roman, dès Phénomène futur (son premier livre, en 1983) jusqu’à Un chasseur de lions (2008) en passant par Bar des flots noirs ou Port-Soudan, entre autres.

    Comment qualifier le style de Rolin ? Par un mélange de vigueur épique et de lyrisme, d’acuité concrète et de solidité presque rocailleuse dans l’usage des mots, à quoi s'ajoutent de constantes pépites d'érudition joyeuse, le tout baignant  dans une sensualité à pointes d'angoisse. Il y a chez lui du poète, autant dans ses descriptions très détaillées  de lieux construits (dès les premières pages de Bakou, la ville est physiquement là, avec ses vieux quartiers et ses horizons industriels décatis) que dans celle qu’il consacre à la nature.  On pense en outre, à la lecture de son dernier livre, qu’il émaille de photos en noir et blanc à la manière du grand écrivain allemand  W.G. Sebald, à la « manière noire » chers à certains graveurs, qui tire une beauté souvent inattendue de visions rebutantes au premier regard.

    Voir Bakou et mourir ? "Ce qui serait vraiment mourir (...), ce serait de comprendre soudain qu'on n'a pas fait d'oeuvre - que tout ça, tous ces jours, ces nuits sous la lampe, ces miliers de pages, c'est rien, pour rien"...

    Rolin02.jpgOlivier Rolin, Bakou, derniers jours. Seuil, collection Fiction & Cie, 173p.  

     

     

     

     

     

  • Ceux qui ne se laissent pas avoir


    PanopticonT30.jpg

    Celui qui travaille réellement / Celle qui sent la nuance entre ce qui compte et ce qui ne compte pas au regard de son éternité personnelle / Ceux qui restent conséquents / Celui qui prend la vie plus au sérieux depuis la mort accidentelle de son meilleur ami de jeunesse / Celle qui recommence à peindre des anémones sur fond blanc genre Morandi en plus sobre / Celui qui est devenu son propre scribe auquel il dicte d’un air apparemment détaché mais méfiez-vous des êtres doubles / Celle qui reste consciente des grands espaces amérindiens en dépit de l’exiguïté de son balcon sur cour / Ceux qui laissent parloter leurs invités en regardant ailleurs / Celui que son bon sens bassement paysan a préservé du nihilisme du parti philosophique dominant / Celle qui se dit la rose contradictoire de son poète / Ceux dont le silence pèse mais qui s’efforcent de sourire aux imbéciles accablants qui les entourent en aggravant d’autant leur cas jugé plus ou moins irrécupérable du point de vue socio-économique / Celui que son indépendance narquoise fait de plus en plus détester / Celle qui entoure son postier retraité de mille prévenances tout en réservant le meilleur de ses soins à la rocaille qui a établi sa réputation dans le quartier et les magazines spécialisés / Ceux qui ont cru faire le deuil de leur jeunesse en renonçant au marxisme léninisme - mais voyons camarade / Celui qui s’en est longtemps tenu aux Classiques français du XVIIe avant d’en revenir aux Grecs et à Tintin / Celle qui a toujours fait la part chez son jeune écrivain de la Bête et du bêta / Ceux qui répondent de plus en plus poliment aux raseurs qu’ils envoient promener / Celui qui s’est fait une réputation de mauvais coucheur pour pouvoir dormir debout / Celle qui n’attend plus rien que l’homme de sa vie au bout du quai / Ceux qui ne savent plus où ils ont égaré leur plan de carrière mais on s’en bat l’œil n’est-ce pas / Celui qui espère aller sur Mars avant sa retraite ce qui lui permettrait de caler le prix du voyage sur sa dernière note de frais / Celle qui ne veut plus des onguents à la gelée royale de ce Monsieur Pillard à perruque flottante qui la regarde comme si c’est lui qui l’avait aidée au temps ou tout allait de travers / Ceux qui s’attendent au pire et se contentent par conséquent du meilleur, etc.
    Image : Philip Seelen