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  • L'incongru

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    ...Dans ma fameuse conférence du Collège de France j’essaie d’expliquer que l’expression faire l’amour est une aporie du langage codé. Tous les spécialistes éminents se pressent dans les premières travées, et quelques dames de la bonne société, mais nul ne bronche. Je suis en pyjama de pilou et crains fort que l’assistance ne s’en aperçoive, puis je pense à la tache blanche qu’il y avait au plafond blanc de la chambre nuptiale de Madame Mère et de Monsieur  Père et  je me dis alors qu’il faut que je sorte de ce putain de rêve, damned...

     

    Image : Philip Seelen

     

  • Les fioles

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    Mademoiselle me les désigne sur la terrasse du Grand Hôtel de Berg am See, là où son Rainer Maria s’en venait lézarder.
    A ce propos j’ai du mal à comprendre qu’elle en ait pincé pour ce furet déprimé, mais il devait avoir un truc à lui, ça je soupçonne.
    Quant aux lascars qu’elle me charge de rabattre dans le cabinet aux fioles, elle les choisit d’un oeil plus que sûr, et c’est là que tu vois la salope, mais enfin tu sais ce que je pense d’un peu toutes.
    Cela dit ce que j’en pense n’a pas de poids à côté de son argument massue, soit cent francs suisses au donneur et la moitié pour mes colles.
    La situation étant ce qu’elle est même en ces lieux à milliards, je les amène facile, d’autant que la rumeur s’est répandue et que c’est quand même autre chose que le sang à la Croix-Rouge avec la spécialiste qui te trouve pas la veine.
    Quand ils s’y mettent derrière le paravent, je leur raconte ce qu’elle fait des fioles et ça les épate. La rumeur fait état d’une espèce de vampire, mais c’est du charre. Je leur garantis qu’elle n’en a qu’au parfum de la chose; et j’en ai la preuve, vu que c’est moi, les fioles, qui les rince.


    Peinture: Leonor Fini

  • Schubert

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    Il/elle écrit à elle/il que son absence lui manque plus que jamais ce soir mais que tout à l’heure il y aura Schubert entre eux. Elle/il lui avait dit que Schubert était le musicien d’entre tous qui lui avait donné le sentiment d’écrire spécialement pour elle/il, et c’est dans ce sentiment qu’il/elle se remet toujours au piano en pensant à elle/il, plus précisément : qu’il joue pour elle/il, depuis sa disparition.

    JLK : aquarelle d’après un motif de Stéphane Zaech

  • Ceux qui jouent au SCRABBLE

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    Celui qui laisse gagner son père afin de lui éviter les lazzis de ses camarades de chambrée à l’EMS Le point du Jour / Celle qui a demandé à ses fils de mettre son jeu dans le cercueil avant de cramer celui-ci / Ceux qui s’y sont mis après avoir convenu qu’ils étaient trop vieux pour le strip poker / Celui qui surprend sa mère à jouer seule en se traitant de tricheuse / Celle qui cuisine ses neveux sur leur vie amoureuse en profitant aussi de leur inculture / Ceux qui estiment qu’avec ce jeu-là pratiqué à grand échelle il y aurait moins de guerres / Celui qui travaille à la transcription du SCRABBLE en chinois mandarin / Celle qui préfère le Loto à cause (dit-elle) qu’on peut gagner un lapin / Ceux qui jouent par-dessus l’Atlantique en réseau vidéo multilingue / Celui qui estime que le Monopoly est plus formateur au niveau de la gestion de fortune / Celle qui s’est fait faire un étui de pécari pour ses voyages avec le Club du quartier des Oiseaux / Ceux qui estiment que ce jeu-là signale un supplément d’ambition culturelle appréciable chez un candidat beau-fils / Celui qui se demande où son fils cadet va chercher tous ses mots alors qu’il est si taiseux à l’ordinaire / Celle qui a toujours peur de voir son cousin Victor aligner un mot osé qui la ferait rosir / Ceux qui arrivent à faire jusqu’à des vingt parties par jour tellement ils s’ennuient dans leur mouroir qui ne donne même pas sur le lac / Celui qui ne ferait pas une partie sans cravate / Celle qui pouffe toujours quand ses partenaires se plantent / Ceux qui se gaussent de ces prétendus Docteurs en lettres incapables de leur en remontrer même en leur laissant le temps / Celui qui a exigé le remboursement de son matériel quand Monsieur Carrard (Docteur en linguistique) l’a jeté dans le feu de cheminée tant il était vexé de perdre contre un employé des Postes / Celle qui considère finalement que le jeu lui a permis de sauver son troisième et dernier mariage / Ceux qui sont tellement accros qu’ils ont cessé de sniffer, etc.

    Image: Philip Seelen

  • Le cabinet du Maître


    Le Maître nous reçoit dans un cabinet d’une blancheur aveuglante et nous fait nous déshabiller devant son assistante Blumlisalp en simple culotte. Lui-même ne porte qu’une vareuse de l’ancien régime, mais sa longue barbe grise dissimule peut-être quelque symbole de son pouvoir.

    Blumlisalp nous propose de faire le test de Roczak, mais nous déclinons poliment. Le Maître nous promet qu’il va nous faire parler et que nous aprendrons, de gré ou de force, à gérer notre sexualité. Pourtant c’est lui qui baisse les yeux lorsque nous l’affrontons du regard. Nous sommes jeunes et c’est un vioque: voilà pour les faits.

    Lorsque je lui dis que nous aimons faire ça dans les clochers, il le note dans son registre d’un air satisfait de poule tombant sur un couteau. Il note sûrement: rêve du clocher, rêve du battant, mais avec Wanda nous n’en avons rien à secouer. C’est pourtant clair: la morale bourgeoise, nous, ça nous gonfle.

    Enfin nous retrouvons nos vêtements soigneusement pliés dans les dépendances de la propriété. Nous avons hâte de nous en aller. Au même instant une foule en délire nous acclame car Wanda me le réclame, ce soir, à l’italienne.

  • Secrétaire particulier

    - Moi je ne pense qu’à ça, dit la femme très en chair en reprenant un sablé, je ne pense qu’à cette petite chose innocente, et le yorkshire Lula la mordille en roulant ses yeux de chauve-souris; et la femme dévisage, l’un après l’autre, les gigolos assis autour de la piste de danse. Celui-ci je l’ai goûté, me dit-elle: pouah. Celui-là aussi, et cet autre, je les ai tous essayés mais aucun ne m’allait, aucun d’eux ne m’a jamais donné tant de plaisir que Lula.

    Elle fait des mamours à cette espèce de chose osseuse et criseuse et me fait bien sentir que je ne suis qu’un scribe payé par elle pour arranger sa biographie, et pourtant je la sens qui s’abandonne.

    De toute façon je contrôle la situation. Que demander de plus ? J’ai maintenant la belle Eva Carlson pour moi seul. Elle croit me dominer alors qu’elle incarne à mes yeux le rêve réalisé. Elle ignore que j’ai d’elle la plus fantastique collection de photos de sa mythique paire de nichons.

  • Ceux qui sont un peu fatigués

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    Celui qui a pris toutes ses précautions au niveau gestion des maîtresses et qui apprend que sa femme en a aussi plusieurs dont un Congolaise alors là ça la fout mal / Celle qui s’est toujours sentie un peu russe depuis qu’elle a lu La Dame au petit chien sur la terrasse de l’ancien sana de Silvaplana où ses parents l’envoyaient se refaire une santé / Ceux qui se défient de l’affectivité slave dont ils savent les débordements réversibles comme les sourires carnassiers de Iossip Djougachvili / Celui qui n’oubliera jamais le goût de la confiture de mirabelles de sa mère et donc de sa grand-mère puisque la recette venait de celle-ci ou plus précisément de la bisaïeule de celle-ci dont le prénom s’est perdu avec le temps / Celle qui s’enfonce dans les arborescences de la généalogie avec une soudaine ferveur / Ceux qui n’ont aucune idée du bonheur d’écrire et qui te demandent d’un air agressivement apitoyé : « Alors toujours dans les écritures ? » / Celui qui aime aimer point barre / Celle qu’aucun homme n’a jamais fait vraiment jouir autant que son jouet chinois et qui s’en trouve plus libre d’esprit pour s’adonner à sa passion de la numismatique égyptienne / Ceux qui ont l’air d’être choqués d’apprendre que leurs parents ont encore une vie sexuelle et non moins choqués d’apprendre le contraire / Celui que met en joie un rayon de soleil matinal qui tourne dans la chambre avant de se poser sur le guéridon style Armée du Salut / Celle que visitent les images d’une transmutation affective et spirituelle qu’on peut dire « de tous les jours » sans exagérer / Ceux auprès desquels on se sent bien / Celui qui reste baba devant cette phrase inattendue de la part d’une romancière sexagénaire d’apparence si rangée, comme quoi « les faux-semblants abondent, la bande des faux-semblants sévit dans les gares souterraines, voilà le hic » / Celle qui campe à la lisière du Bois de la Folle sous une tente phosphorescente à fermeture-éclair qu’un tank écraserait comme un oiselet tombé du lit / Ceux que le mot ENFANT écrit en violet à la machine Olivetti de leur jeunesse sur un petit carré de papier de soie a protégés jusqu’aujourd’hui comme un talisman / Celui qui se sent ce matin tout proche des Haïtiens alors qu’ils se trouve bien au chaud dans sa datcha / Celle qui sanglote encore dans les abris de fortune / Ceux qui s’accrochent plus que jamais à cette vie de merde, etc.
    Image : Philip Seelen

  • Entre douleurs et merveilles

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    Rencontre de Rose-Marie Pagnard, romancière.

    Il y a ces jours une lumière magique, sur ces hauts enneigés des Franches Montagnes, qui a quelque chose d’épuré et de transparent évoquant étrangement le Japon. On y est à la fois bien sur cette terre jurassienne, dans une grande maison de belle pierre grise dont les larges fenêtres, jadis propices aux fines finitions de l’horlogerie, s’ouvrent sur le pâturage au bord du ciel; et cependant, comme dans le dernier roman de Rose-Marie Pagnard, qui oscille entre sortilèges montagnards et Japon de rêve, on sent ici des fantaisies et des métamorphoses possibles à tous les étages. La grange de naguère en est le symbole, devenue lumineux atelier, où sont nés d’étranges tableaux qui peuplent la maison de figures de rêves poétiques et fantastiques à la fois, signés René Myrha, né Pagnard, conjoint de la romancière.
    Or, l’une de ces toiles ouvre son jaune éclatant à la lumière zénithale tout en rappelant le deuil de l’enfant perdu, qu’un portrait de belle jeune fille remémore également au-dessus de la grande table noire à écrire. Ainsi, des résonances se multiplient-elles dans ce havre, d’une double vie créatrice en symbiose. Comme dans l’actuelle exposition en double hommage, au Musée d’Art et d’Histoire de Neuchâtel, où les mots de l’écrivain et les visions de l’artiste s’appellent et se répondent. Comme dans la vie de Rose-Marie Pagnard, où le clair et l’obscur, le limpide et le mystérieux s’entremêlent.

    La vie de Rose-Marie elle-même a été marquée, de naissance, par ce mélange de lumière et d’ombre. Troisième enfant survivant après deux petits frères morts en très bas âge, elle fut un cadeau pour ses parents, simples gens à Delémont. Devenue très âgée, sa mère lui racontera toujours ses rêves mêlés de souvenirs hantés par des enfants en danger, ayant vu passer en outre le cercueil de son père fauché par la grippe espagnole; et Rose-Marie aussi commencera, très tôt, de raconter des histoires mêlant angoisses et merveilles, sur fond de musique.
    Car la musique, si présente dans les livres de Rose-Marie Pagnard, fut une des passions de ses jeunes années, avant l’écriture. La danse l’attira d’abord, dont elle négocia des cours en proposant à sa maîtresse de réciter des poèmes (notamment de La Fontaine ou Prévert) aux autres élèves, en guise d’écolage. « Cela me semblait merveilleux de pouvoir ainsi créer de la beauté rien que par la grâce du mouvement»; et le violon ensuite, à l’imitation de sa mère, dans le petit orchestre du collège. C’est d’ailleurs au temps du collège qu’elle a commencé de lire, « un peu tout », puis à écrire, « surtout des poèmes ».
    Mais voici, à dix-huit ans, que l’enfance s’achève alors que la vie lui offre un double cadeau : l’Amour et l’Enfant. Avec René Pagnard, Myrha pour l’art (du nom d’une rue de Montmartre), et l’enfant Cléo, on s’installe à Bâle, où l’artiste déjà reconnu pourra s’épanouir. De son côté, Rose-Marie aime son rôle de mère, relancé l’année suivante avec Géraldine. Et dès ce moment-là, aussi, Le Démocrate lui propose une chronique bâloise quotidienne, qu’elle va assumer dix ans durant. En phase avec « son » peintre, elle participe à l’intense vie culturelle bâloise, écume les galeries et se fait une culture «sauvage ». La littérature l’attirant de plus en plus, elle parle de livres dans ses chroniques, comme elle le fera des années durant dans l’hebdo Coopération et le quotidien Le Temps, où elle distillera son goût pour les auteurs du Nord profond.
    Et l’écriture là-dedans ? Elle émanera de la vie même, de ses questions, de ses douleurs, de ses cadeaux aussi. En 1985 paraît un premier recueil de nouvelles, Séduire, dit-elle, que suivront une dizaine de romans, dont La Période Fernandez, Prix Dentan 1988, plein du fantôme de l’immense Borges, et Dans la forêt, la mort s’amuse, prix Schiller 1999. En perspective cavalière, aujourd’hui : une dizaine de titres qui suffisent à donner le ton, la musique, la douce folie d’un univers fascinant, qui vit et vibre, exorcise le poids du monde et en célèbre les beautés et les liens profonds…


    Dates de Rose-Marie Pagnard
    1943 Naissance à Delémont, le 16 septembre.
    1961 Rencontre de René Myrha, artiste peintre.
    1963 Naissance de Cléo. Installation à Bâle. Début d’une collaboration au Démocrate, pour des chroniques quotidienne qui dureront dix ans.
    1964 Naissance de Géraldine.
    1985. Premier livre, Séduire, dit-elle, nouvelles, à L’Aire.
    1988. La Période Fernandez, roman, chez Actes Sud. Prix Dentan.
    1992. Mort de Cléo.
    2005. Revenez chères images, revenez, aux éditions du Rocher. Prix de littérature du canton de Berne.

    Vient de paraître : Le Motif du rameau, et autres liens invisibles. Roman. Zoé, 2010, 219p.

    Une importante exposition marque la rencontre des œuvres de Rose-Marie-Pagnard et de René Myrha, au Musée d’Art et d’Histoire de Neuchâtel, jusqu’au 16 mai 2010. Les oeuvres récentes de René Myrha sont également exposées à la Galerie Dietesheim, dans le vieux bourg de Neuchâtel.

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  • Un très léger vertige


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    Par Rose-Marie Pagnard

    Il faut savoir que tout homme voué à un art particulier (le poète, le musicien, le fildefériste jongleur, pour ne citer que ceux-là parmi la troupe étrange des rêveurs et des chercheurs) peut à chaque instant se trouver abandonné par l’étincelle intérieure, être privé de son sixième sens ascendant et vital.
    L’homme – un peintre – que nous voyons marcher en direction du Grand Théâtre vivait précisément un de ces états privatifs. Et cela au moment où, dans ce théâtre, on attendait de sa part une invention, un décor à couper le souffle ! Un décor qui envelopperait comme un gant de lumière l’interprétation d’une histoire et ferait de celle-ci un spectacle… programmé, par une conjuration diabolique, à une date si rapprochée que le peintre, le temps d’un vertige, s’imagina que cette date était déjà passée, que les prodiges qu’on avait exigés de lui s’étaient depuis longtemps détachés de leurs rôles et que, tels des oiseaux rappelé au-delà de la ligne théâtrale des cintres, ils avaient atteint un point de non-retour, un statut de choses faites et approuvées ! En vérité, la tâche était devant lui et elle attendait. Des images-choc, du réel ! avait insisté le metteur en scène (un ancien facteur brouillé avec le mystère des lettres et tombé sous la tyrannie du réel .

    Sous le ciel gonflé, repoussant sur la ville sa lumière avide d’images animées, les passants mordaient dans de larges tartines de viande rouge. Des guêpes oscillaient parmi les étalages de raisin fraîchement cueilli, affairées comme si elles aussi devaient produire sur le champ quelque chose, extirper de l’air une forme, des couleurs, un système complet et irrationnel de correspondances mentales, des architectures cosmiques expérimentales. Des enfants plongés dans la manipulation de petits jeux électroniques bloquaient les passages des galeries marchandes, obligeant la foule à des ralentissements précautionneux. Le peintre avançait dans le labyrinthe des rues, sans parvenir à formuler en lui aucune pensée en rapport avec sa tâche. La nécessité (l’urgence !) de prendre son envol poétique se heurtait à la réalité ambiante qui, par toutes sortes de parodies de créations rapides, semblait vouloir le maintenir fermement sur terre.

    Il s’égara, traversa des vapeurs d’un blanc verdâtre et se trouve soudain dans le parc municipal, parmi les arbres. Levant les yeux, il vit leurs superstructures d’un vert profond dériver imperceptiblement, s’éloigner millimètre par millimètres, voguant vers une destination secrète, vers un monde sans doute apparenté aux songes – mais ceux-ci encore si faibles, embryonnaires avec leurs minuscules plumets d’or !

    Comme il se remettait en marche, il sentit une vive douleur dans le talon gauche, la sensation d’une aiguille dans la chair. Je vais enlever ma chaussure et me reposer, pensa-t-il, et au même instant une petite chaise enfouie sous la couronne gigantesque d’un orme lui fit signe.

    Il avait lustré les verres de ses lunettes (sa vue s’étant un peu voilée dans l’ombre de l’arbre) et s’était assis, quand subitement son imagination s’éveilla. Et tandis qu’au-dessus de sa tête le cerveau de l’arbre bruissait d’un incessant dialogue neuronal et chimique, il se représenta le théâtre et se figura qu’il y entrait, et le voilà qui arrive sur la scène, se déchausse et se met à voler. Un prodige ? Impossible ! dit le réaliste que nous savons. Le peintre étouffe un rire dans son écharpe rouge, maintenant il voit point par point dans son esprit le décor à construire, l’étincelle s’est remise à briller.

    Il survole la scène où des hommes s’activent, certains écrivent, d’autres dessinent ou cherchent une phrase musicale. (Certains se sont débarrassés de la raison comme d’un vieil accessoire, dans les coulisses.) Nous ignorons le sens de notre tâche et poursuivons notre tâche avec ardeur, semblent-ils dire, chacun pour soi. Un chœur (cinq jardiniers portant des scies à moteur) traverse l’ombre scintillante de la scène : taillons du neuf, du neuf et du vert ! Le peintre approuve, il voit tant d’images nouvelles ! Peut-être ces images sont-elles très proches de la musique ? Il a vraiment l’air de battre la mesure de son pied déchaussé, assis sur cette petite chaise, dans l’axe du monde ».

    Ce texte constitue l’ouverture de la nouvelle livraison du journal littéraire Le Passe-Muraille, Numéro 81, à paraître fin mars.

    La peinture illustrant ce texte est une oeuvre de René Myrha. Une importante exposition se tient actuellement au Musée d'Art et d'Histoire de Neuchâtel, intitulée Revenez chères images ! et marquant la confrontation des deux conjoints, avec les mots de la romancière et les images du peintre. Les oeuvres récentes de celui-ci sont présentées, en outre, à la Galerie Dietesheim de Neuchâtel.

  • Ceux qui lévitent (ou l'évitent)

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    Celui qui déjoue le leurre des heures / Celle qui voit partout des tableaux d’elle / Ceux qui sourient dans leur cercueil roulant capitonné tout cuir de Russie / Celui qui rêve qu’il ne dit mot et consent sans savoir pourquoi / Celle qui se confie à ceux à qui celui qui la leur a confiée se fie / Ceux qui surmontent leurs montagnes de problèmes avec la grâce des cumulo-nimbus de l’arrière-pays préalpin vers la fin avril / Celui qui marche sur les eaux dans une dimension spatio-temporelle où le miracle est à la portée du premier messie un peu exercé / Celle qui brade la fortune du mandarin distrait / Ceux qui font du trafic de vocables rares / Celui qui a pas mal joué avec sa cousine de sept ans dont les bajoue actuelles lui évoquent le fameux Edward. G. Robinson hélas décédé / Celle qui fait parquer la Bentley du cardinal à la hauteur du petit bois dans lequel elle a connu ses premiers émois physiques et même métaphysiques n’est-ce pas Monseigneur ? / Ceux qui sont à cheval sur les principes et même debout sur le cheval au garde-à-vous / Celui qui aurait tellement aimé connaître les petites Bretonnes du temps d’Apollinaire et jusque dans les années 50 / Celle qui se fortifiait à la musculine Bichon au dam du curé des Batignolles qui la destinait plutôt à l’Epoux / Celui qui a toujours déploré le matérialisme un peu dégoûtant des miracles / Celle qui aime bien les Parisiens sauf en boîte ou au camping / Ceux qui font la lecture de la Loi d’Archimède au condamné avant de le pousser du haut de la falaise d’une chiquenaude / Celui qui a fait sa crise mystique comme tout le monde avant de jeter son uniforme de postier aux orties ce qui semble contradictoire mais pas tant si l’on y réfléchit à deux fois / Celle qui croyait purger ses colères à Lourdes sans s’attendre aux files d’attente / Ceux à qui Paul (l’apôtre) fait dire que « tous les saints les saluent » et qui le prient de leur rendre la pareille de la part de tous les Corinthiens et compagnie / Celui qui léviterait volontiers pour la chaîne catholique sauf qu’il est sous l’eau avec des semelles de plomb indispensables à l’entretien de la station de forage norvégienne / Celle qui t’écrit ce matin par SMS qu’on peut « à tout instant user du pouvoir d’aimer ses ennemis, accepter l’échec, la calomnie ou la douleur de la perte, ou encore endurer la torture », et à qui tu réponds fissa de ne pas oublier sa prise matinale d’Aspirine Cardio + et de saluer les enfants de ta part/ Ceux qui estiment que l’absolu est à la portée de tous à tout instant sans en tirer d’autre enseignement ce matin que la jouissance particulière ce matin de se taper un Continental Breakfast géant sur une tour de Macao, etc.

     

    Image : Philip Seelen