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  • Chappaz l'émerveillé

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     Le dernier livre, posthume, de Maurice Chappaz

     

    « Je dis ma disparition… », écrit Maurice Chappaz dans le dernier livre qu’il écrivit entre juin 2008 et janvier 2009, interrompu par sa mort , le 15 janvier 2009, et dont 3 chapitres sur 5 viennent de paraître chez Fata Morgana, intitulés Le roman de la petite fille.

    « Voici une heure que je rédige des lettres à des camarades dans l’existence. Sur une enveloppe j’écris le nom d’un ami qui dort au cimetière.

    « Pour un peu je mettrais l’adresse du cimetière.

    « Ce qu’on fait avec plus d’intelligence quand on prie ».

    Maurice Chappaz ou l’intelligence faite poésie : le même pour l’essentiel à passé nonante ans qu’à son premier écrit septante ans plus tôt, intitulé Un homme qui vivait couché sur un banc, je veux dire : le même qui prie et fume, dans la prose la moins fumeuse qui soit : nette et fluide, dansante d’image en image, candide et poreuse, fondue dans le murmure de la nature en laquelle le poète voit partout Dieu. On le retrouve d’abord «à quelques pas de sa maison natale qu’on appelle l’Abbaye », écoutant « avec une joie secrète » l’eau d’une fontaine. « On dirait des diamant qui chantent », notera-t-il tout à l’heure sur une des enveloppes qui lui serviront de papier brouillon où écrire ce livre : « Ce sont les paroles des grandes forêts sombres où se cachent les sources ».

    Le tout vieil homme se sait « vers la fin de sa vie », comme on le sentait déjà en tourbillon dans La pipe qui prie et fume, et ressaisit tout ce qui a été dans tout ce qui est et sera, subissant certes un « séisme » physique et mental mais qui « dépasse le désespoir car on s’aperçoit que la vie est un inconnu où l’on va disparaître et se fondre. Ou peut-être s’accomplir tant la vie dépasse toujours la vie ». Et ceci qui traduit si bien son esprit d’enfance inaltéré : « C’est ça la vieillesse : on s’y noie comme dans un berceau. »

    Chappaz.jpgÀ la toute fin de sa vie, le vieil homme  subit des crises d’asthme, soulagées par une médication miracle que ne connut pas sa seconde  épouse Michène, atteinte de ce mal vers sa troisième année. Michène se relevant la nuit pour le soulager, lui raconte ainsi ce souvenir d’enfance, et, de fil en aiguille, son enfance et sa mère, le Québec et sa tribu,: voici donc le roman de la petite fille à travers ses aïeux – les Albert et les Rivière, figures quasi mythiques - , le roman de Michène à fines touches et méandres, comme ceux d’un fleuve. On partira de la Grande Guerre et de migrations, d’entreprises humaines et de fâcheries puis de réconciliations, pour  arriver aux tribulations de la mère et de l’enfant, entre pénurie et jeux enfantins. « Ma vie va finir. Ces jeux qui balancent le premier âge de mon épouse servent de rame à mes derniers jours. Je me suis embarqué ».

    Comme dans toute l’œuvre, les images scintillent et sonnaillent en roue libre : « Le tram musiquait dans les rues avec son petit bruit de ferraille et de porte-monnaie. »  Comme dans La pipe qui prie et fume, le texte respire la vie bonne : « La mort qui s’approche donne déjà à notre vécu cette dimension inconnue. Il y a de quoi être émerveillé et effrayé d’avance. On fait sa provision d’éternité sans s’en rendre compte. Tous les jours »

    Comme une lettre du Paradis écrite les pieds sur terre  et qui nous retombe du ciel en pluie vivifiante de mots radieux…

     

     

    Maurice Chappaz. Le roman de la petite fille. Fata Morgana, 65p. Et pour mémoire : La pipe qui prie et fume, Revue Conférence.

     

    Image: Maurice Chappez et Michène, sa seconde épouse, en Laponie.

  • Notes panoptiques 2004, II


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    Je reviens à Gombrowicz. Longtemps il ne m’a « rien dit », ou seulement ici et là, dans le Journal ou par le théâtre, mais jamais de manière sérieuse et suivie, tandis que j’y reviens comme à une confrontation décisive, ici et maintenant, dont l’apport dépend, je crois, de ma propre évolution. Jusqu’à maintenant je n’étais pas vraiment attiré, pas plus que, des années durant, je n’ai été attiré par Kafka, alors qu’à présent je me ses réellement attiré par Gombrowicz (et par Kafka), comme par un aimant psychique et physique à la fois. Jusque-là ce type de transposition ne convenait pas vraiment à ma complexion. J’entrais tout naturellement, très directement et très intensément, chez Witkacy, tandis que mes essais de lecture de Bakakaï ou de Ferdydurke ont toujours tourné court — je ne sais trop pourquoi.

    medium_Gombrowicz.jpgLa base de l’oeuvre littéraire de Gombrowicz n’a pas été fragilisée mais au contraire stimulée par l’exil. Ce qu’il dit de la polonitude, et sa façon de s’en débarrasser en la vivant jusqu’à la folie, et ce qu’il dit du monde littéraire, sa façon de forger sa légende en réinventant une forme et une langue qui lui soient propres, sont à mes yeux de précieux exemples.

    En jetant un coup d’oeil dans l’Histoire de la littérature polonaise de Czeslaw Milosz, je suis stupéfié (mais à vrai dire pas stupéfié du tout) par la façon du grand prof nobélisé de réduire Gombrowicz aux dimensions d’un provocateur paradoxal, comme il rogne les ailes de tous ses contemporains, de Ladislas Reymont, traité avec une morgue dédaigneuse réellement déplaisante, à Mrozek ou Witkiewicz. Vraiment le pontife qui se « penche » sur ses pairs, qui a tout compris certes mais ne semble rien aimer. Mais peut-être est-ce le genre de ces histoires littéraires monumentales qui veut ça?

    Je relève un nouvel emballement médiatique, ces jours, à propos des ignobles sévices infligés à certains prisonniers irakiens par une poignée de gardiens américains ou anglais. La correspondante aux Etats-Unis du Matin-Dimanche compare cette péripétie à Hiroshima et Nagasaki. C’est de la pure imbécillité, mais ça passe comme une lettre à la poste.

    En lisant Le danseur de maître Kraykowski, la première nouvelle de Bakakaï, de Gombrowicz, je regimbe d’abord devant ce genre de bouffonnerie, assez proche de Kafka en plus burlesque, puis je me rappelle l’âge de l’auteur (22 ans) pour conclure enfin à l’évidence du génie. La même évidence s’accentue dans Le banquet et crève les yeux dans Ferdydurke puis dans
    Trans-Atlantique.

    En y songeant, je me dis qu’il n’y a pas plus, à mes yeux, d’absolu de l’amitié qu’il n’y a d’absolu de l’amour. Il y a des amitiés et des amours qui résistent plus ou moins à l’épreuve du temps et aux circonstances de la vie, et tout le reste est de la rhétorique.

    Achevé tout à l’heure ma lecture des Grands moments du XIXe siècle français de Ramuz, qui m’a impressionné par sa hauteur de vue et sa pénétration critique de toutes les oeuvres approchées, qu’elles soient littéraires ou artistiques, de Chateaubriand à Cézanne ou de Balzac à Verlaine, de Flaubert à Debussy.

    En reprenant tout à l’heure la lecture du Journal (1954) de Gombrowicz, à propos du Mariage, je suis saisi par le fait qu’il dit exactement ce que je ressens, par rapport à la réalité et à la forme, et bien plus encore puisqu’il s’agit, dans son cas, de la forme  actuelle du monde et de la forme de l’art à venir. A propos encore de Gombrowicz, j’ai également été frappé, l’autre jour, par la lecture du texte de Napoléon Murat consacré au Retiro, qui me renvoie à tout ce que j’y ai personnellement recherché et observé, à savoir une espèce de sauvagerie juvénile à l’état d’innocence, à la fois grisante et toujours plus ou moins entachée de culpabilité ou d’abjection — tout cela qu’il décrit de manière burlesque et pénétrante à la fois dans Trans-Atlantique, et sur quoi je reviendrai moi aussi d’une façon ou de l’autre.

    Czapski, témoignant à propos de Gombrowicz, dit exactement ce que je disais avant de celui-ci et ce que je dis à présent, mélange d’agacement de surface et puis d’intérêt profond, de croissante tendresse aussi au fur et à mesure qu’on apprend à le mieux connaître, notamment par le Journal.

    Ramuz.jpgPlus j’avance dans la lecture intégrale de Ramuz et plus je suis impressionné par la tenue de cette oeuvre, dont Le règne de l’esprit malin me semble cependant marqué par certain artifice. Il y a là-dedans quelque chose d’une fable moralisante qui ne me convainc pas tout à fait, pas plus que l’élément fantastique qui déroge à sa ligne réaliste. Certaines de ses nouvelles m’avaient déjà paru plus faibles que d’autres de ce fait même, mais la dimension du roman rend la chose beaucoup plus perceptible et, à mon sens, réellement pénible.

    Jeté, cet après-midi, les premières notes utiles à l’élaboration de mes Dames de coeur, dont je ne sais si elles s’incarneront sous forme de roman ou dans le théâtre. Il s’agit donc de trois femme âgées, qui ont traversé le siècle. Il y a Marieke, 88 ans, Clara, 86 ans et Lena, 83 ans. Marieke a été bousculée par l’Histoire mais est restée très éveillée et avide d’en savoir toujours plus. Clara s’est réalisée dans un cercle plus étroit, avec son conjoint qui l’a quittée vingt ans plus tôt, sans qu’elle ne s’en remette jamais. Lena, pour sa part, n’a fait que compenser des manques, dans le service, un peu comme une Lina Bögli. Marieke est une espèce de philosophe, Clara plutôt une moraliste et Lena une soignante. Toutes ont, à leur façon, des idées de réparation.

    medium_CarnetsJLK3.JPGGrand vent de mer par ciel de traîne. Je viens d’achever la lecture de La guérison des maladies, qui ne m’a pas du tout convaincu. Je trouve ce roman laborieux et plus encore: téléphoné. Son symbolisme « métaphysique » me semble artificiel et vieilli. Une partie est bonne tout de même, qui a trait à la petite martyre, et puis l’auteur connaît son métier. Pourtant on le sent tirer à la ligne, on a l’impression qu’il se force, on a le sentiment pénible parfois qu’il « fait du Ramuz » ses images et ses métaphores tournent même au kitsch ici et là. Bref, et comme il en va du Règne de l’esprit malin, ce roman me semble marquer une évolution fâcheuse dans l’évolution de cette oeuvre si remarquable jusque-là, et si régulièrement en expansion, alors qu’il me semble qu’elle recule plutôt en l’occurrence.
    (Cap d’Agde, en mai)

    Je viens d’achever la lecture du deuxième volume des Oeuvres complètes de C.F. Ramuz, sur un sentiment à vrai dire mitigé. Après les sommets de Vie de Samuel Belet et de La Guerre dans le Haut-Pays, l’inspiration du romancier me semble tourner à vide dans Le règne de l’esprit malin et La guérison des maladies, et le texte de l’ Histoire du soldat me paraît assez platement moralisant.

    On n’est juste en aquarelle qu’en étant libre d’esprit et léger, comme en poésie je crois.

    Cendrars7.jpgRepris ce soir le Journal de Gombrowicz. A chaque page, presque à chaque paragraphe une réflexion et une observation qui m’intéressent. Les thèmes (Moi, La Pologne, Moi et la Pologne) sont parfois un peu répétitifs en ces années, mais leur modulation est passionnante. Très ému en outre, cet après-midi, par la lecture de J’ai saigné de Blaise Cendrars. Enfin j’ai lu la moitié de Devenir Cendrars, l’intéressante thèse de notre amie Christine Le Quellec, qui amène une quantité d’informations inédites sur les débuts de ce cher affabulateur, et se distingue par son respect de l’écrivain, contrairement à tant de savantasses persuadés d’en savoir plus que l’auteur qu’ils honorent de leur Commentaire. Cela restant plutôt scolaire par ailleurs, très encadré et ne décollant jamais. La petite bonne femme qui range ses pots de confiture.

    Ce que relève Gombrowicz à propos de la critique (1954, VIII, p. 137) recoupe exactement ce que j’ai vécu récemment: à savoir que, sous couvert de liberté de parole et de démocratie, n’importe qui se croit habilité à se prononcer sur des matières dont il n’a aucune connaissance. Il note les mots d’arrogance et d’incurie hâtive, qui correspondent exactement au constat que j’ai fait moi-même avec mes foutriquets.

    PaintJLK94.JPGDernière aube au soleil levant sur la mer, après quoi nous gagnons la Provence où nous passerons encore trois jours. Dès que nous sommes arrivés dans le Vaucluse, je me suis senti vibrer comme en Toscane, du fait de l’incomparable harmonie qui règne en ces lieux ou de multiples verts très doux se combinent aux lignes du paysage ponctué par les petites flammes noires des cyprès ou par les petites boules noires des pins. Le vert est ici comme assourdi et parfaitement accordé aux ocres et aux gris de la terre et des chemins. Après notre arrivée à Murs, par Joucas, j’ai refait le chemin de Gordes et suis tombé sur un vestige de borie que j’ai aquarellé dans une tonalité beaucoup trop jaune, alors que la pierre est d’un gris ocré si subtil. Ensuite mieux inspiré par le village de Murs semblant posé au bord du ciel.

    medium_Floristella0001.2.JPGMagnifique journée sur la Provence, où le mistral a cessé de souffler. Je me sens en état de pleine réceptivité. En balade solo du côté de Saint Saturnin-les-Apt, me dis cependant que la recherche du motif ne peut se faire comme ça. Le ressens comme une espèce de tourisme, qui ne me convient pas par conséquent. Toute convention me disconvient. Je ne cesse d’ailleurs de me le dire en sillonnant ce pays trop parfait, trop léché, où l’on retrouve de plus en plus, et partout, les mêmes boutiques écoeurantes, dégageant les mêmes effluves Typiquement Provence, à l’enseigne des Créateurs de Senteurs.

    Ce qu’on appelle culture est désormais à 95% Loisirs & Commerce. L’appellation même de notre rubrique sur le site internet de 24Heures: Loisirs. Le saut que j’ai fait en m’apercevant. Mais EUX sont déjà là-dedans jusqu’au cou tout en croyant surnager.

    Je me demande, en parcourant la Provence, à quoi rime aujourd’hui ce que nous appelons la culture. D’un village à l’autre on retrouve tous les clichés de la Provence typique, à quoi participent événements culturels et gastronomiques, expositions et défilés de mode ou concerts de claquettes. En passant dans les rues de Gordes, nous entendons telle tenancière de boutique soupirer qu’en ces lieux le rêve est désormais hors de propos, sous-entendu: rien que le commerce, point barre. Du moins certaine beauté survit-elle en ces lieux, de l’architecture des villages et plus encore des paysages.
    (Cette fin d’après-midi, face à la colline de Bonnieux)

    medium_Coetzee3.JPGIl est sept heures du matin, un petit lapin courate entre les lignes de lavandes et j’ai repris la lecture d’ Elizabeth Costello, le dernier roman de J.M. Coetzee. Je me trouve au Mas du Loriot, dans le Lubéron, le type de l’établissement Parfait pour gens Parfaits. L’accueil y est Parfait, comme l’entretien des Planchers et des Plafonds, la Décoration et la composition du petit déjeuner. Ma compagne (parfaite) repose encore à mes côtés et je songe à ce chapitre de ce roman que je viens de lire en ce lieu (parfait).
    Il s’agit de deux soeurs qui se retrouvent en leur vieil âge. L’une est cette Elizabeth Costello, fameuse romancière australienne, et l’autre Blanche son aînée devenue religieuse après avoir accompli des études de lettres poussées, et qui a invité sa soeur au Zululand à l’occasion de la remise d’un prix qui doit la couronner, elle la religieuse, pour un ouvrage qu’elle a consacré au problème du sida en Afrique. Cette histoire, lue en ce lieu, me fait penser à ma propre soeur aînée, qui tient dans les Asturies une maison d’hôtes aussi Parfaite que le Mas du Loriot, mais la controverse qui oppose les deux soeurs, incarnant d’une part la source grecque et d’autre la Vérité Unique du christianisme, ne risque pas de nous opposer…
    (Au Mas du Loriot, ce 30 mai)

    Depuis que j’ai commencé de lire Elizabeth Costello, je n’ai cessé de me trouver sollicité par les Questions que pose ce livre. Telle est la Littérature Vivante telle que je l’entends, qui nous pose des Questions ou plus exactement: qui incarne certaines positions humaines qui montrent à quel point poser une question, ou y répondre, est encore loin de la vie. Le mérite de Coetzee est de tourner autour des gens qui se Posent des Questions et de nous montrer combien répondre à une question peut-être en contradiction avec la vie ou la pensée réelle de la personne qui répond. Ici, la Conviction inébranlable de Blanche dresse un Mur entre elle et sa soeur, laquelle souffre de cette situation. Pourtant on découvre, au fil d’un récit qu’elle amorce dans une lettre à sa soeur, sans oser aller jusqu’au bout, qu’elle est capable de compassion autant que la sainte femme. Plus précisément, elle raconte comment elle a été poussée par Blanche à s’occuper d’un vieil homme, peintre à ses heures, auquel elle a offert quelques « gâteries » en supplément bien propres à choquer les belles âmes alors qu’elles relèvent plutôt de l’élémentaire bonté humaine. Or c’est cette tendresse, cette empathie un peu bougonne, pudique mais d’autant plus vraie qu’elle n’a rien de sucré ou d’ostentatoire, que j’apprécie dans ce livre comme dans les autres romans de J.M. Coetze.

    La question que se pose Coetzee dans Le problème du mal touche au risque encouru, par le romancier, de se trouver contaminé par le mal qu’il décrit — en l’occurrence, la reconstitution panique de l’exécution des conjurés réunis par Stauffenberg. Or ce qui me semble original et significatif, en l’occurrence, c’est que la question soit posée par une femme vieillissante et non par un auteur en pleine possession de ses moyens.
    me laisser engluer au moment où je me sens rebondir dans l’écriture.

    Trouvé hier soir, dans ma boîte aux lettres, un chaleureux message d’Alain Cavalier où il me dit que mes Passions partagées sont à côté de son lit et qu’elles lui font du bien. Tant mieux.
    (Ce 2 juin)

    En quoi consiste ce fluide magique dont me parlait Alain Cavalier dans sa dernière lettre? Je dirais, pour ma part, que j’y reconnais ce que Shakespeare appelle « the milk of human kindness », dont nous avons besoin pour survivre dans le froid et sous le poids du monde.

    medium_Joyce3.jpgJe redécouvre bonnement Ulysse grâce à la médiation de Frank Budgen, et ça tombe pile. Je n’avais jamais entendu parler de ce livre qui est à la fois une approche de Joyce au naturel (l’auteur, peintre, l’a fréquenté presque tous les jours entre 1918 et 1919, à Zurich, avant de le revoir plus tard à Paris) et une véritable exploration, tout à fait éclairante, du fameux roman.
    Ce que dit Frank Budgen à propos de l’autoportrait, qu’il prétend d’essence picturale, et non sculpturale comme le sera le portrait complet, m’intéresse énormément. Le portrait de Stephen Dedalus serait ainsi un portrait pictural, tandis que celui de Bloom seul serait sculptural, en ronde-bosse en quelque sorte.

    Ma bonne amie, au téléphone, me raconte sa journée où elle sera alternativement la Petite Fille de toujours (sa crainte de présenter cet après-midi son Travail), la Mère Protectrice (notre fille Julie qui s’en va passer son écrit de maths du bac), et l’Adulte Responsable de la Formation d’Adultes Responsables.

    medium_Pauvert.jpgJean-Jacques Pauvert m’a fait l’impression d’un personnage assez balzacien, à la fois stylé et voyou sur les bords, les yeux plissés d’un filou mais encore très solide en dépit de ses 78 ans, très vif d’esprit et bon compère. Plus libre encore à l’oral qu’à l’écrit: traitant ainsi Gaston Gallimard de « vraie crapule », mais lui concédant la qualité de grand éditeur, tandis que son fils Claude est réduit à la dimension d’un crétin, très en dessous de l’actuel Antoine qui pourrait s’il voulait — bref. Malgré tout cela l’impression qu’il se considère plus important aujourd’hui que les auteurs de son catalogue. Donc lui aussi mégalo à sa façon sarcastique et qu’on sent joyeusement désabusé, mais joyeusement je le répète, s’en foutant plutôt en fin de compte il me semble. Autant dire: pas tout à fait mon genre, trop Franco-Français tout de même, mais plutôt agréable compère pour une heure de tchatche. A propos de Dimitri, regrette sa dureté croissante. A propos de Claude Frochaux, regrette de l’avoir perdu de vue et m’apprend que l’idée des tranches noires de la collection Libertés c’était justement Claude. A propos d’Ulysse trouve inutile une autre traduction. Etc.
    Jacques Aubert tout autre personnage: le grand joycien velouté, voix veloutée, mains veloutées, futal de coton velouté, citant Lacan et Foucault mais très intéressant au demeurant, courtois, exquis, précis, poli.

    Godard1.jpgDe Notre musique de Jean-Luc Godard, la fin m’a beaucoup touché après des parties qui me semblent par trop « du Godard », avec son ton sentencieux qui me fait grimper au mur. Quand Juan Goytisolo vaticine en se baladant dans les ruines de Sarajevo, quand Mahmoud Darwich pontifie, filmé de dos, ou quand telle jeune fille lit du Levinas sur le pont de Mostar, j’ai de la peine. Mais le cinéma est néanmoins somptueux et certaines séquences sont touchées, me semble-t-il, par une espèce de grâce. (Dans le jardin de l’église Saint Germain-des-Prés)

    A la télévision cette jeune actrice qui dit comme ça que les metteurs en scène la « transcendent ». L’expression de plus en plus fréquente: « Moi ça me transcende vachement. Tu vois ce que j’veux dire ? »

    Dans le rue je retrouve ce type à genoux remarqué hier, jeune encore mais la face cuite, comme vitrifiée, les yeux délavés, à la fois absent et suppliant-insultant, ravagé par l’alcool ou la drogue, genre beatnik, un genoux sur Libération comme Bloom qui s’agenouille à l’église sur L’Homme libre… ça ne s’invente pas. Dans la rue pas mal de types à chiens, nouvelle pratique de la cloche.

    A la TV ce matin, deux présentateurs blets à faces sans relief (faces de sans fesses) et costumes bleus qu’on dirait sortis de la penderie (on les pend la nuit dans un placard réfrigéré), évoquent avec dégoût-amusement ce journal underground chic où il n’est plus question que de morpions, de merde et de déchets. Et les hommes-tronc (on les pose la nuit sur un placard) de souligner que ça fait quand même « prendre conscience », mais foutre de quoi?

    Le mythe d’Ulysse est lié à sa quête d’une totalité. Comme il en va de La Divine Comédie ou de Don Quichotte.

    Juste ce que dit Godard dans Notre musique: que le monde est en train de se diviser entre ceux qui n’ont pas et ceux qui, ne se contentant pas d’avoir, se targuent de compatir avec ceux qui n’ont pas sans les écouter pour autant. La misère gérée de loin. Ferme des célébrités.

    Celui qui fait tous les colloques / celle qui gère les émotions de sa fille / ceux qui rêvent de passer à Tout le monde en parle.

    Sur un banc dans la rumeur de la ville et les chants d’oiseaux, je me rappelle toutes mes escales parisiennes, depuis 1974, cela fait donc trente ans. Trente ans sans me faire d’amis durables à Paris, sauf François dont je me demande ce qu’il est devenu. Vais-je lui envoyer mes Passions et lui écrire pour briser ce silence? J’en suis tenté. Trente ans aussi sans cesser d’évoluer et de me construire, alors que j’en ai vu tant qui restaient en plan. A l’instant vient de s’asseoir, sur un banc à vingt mètres du mien, un magnifique jeune noir empêtré dans une tenue de footballeur-cycliste-rappeur multicolore, que j’essaie de dessiner mais en vain. Ensuite, me levant pour quitter les lieux, je remarque l’inscription PELOUSE AU REPOS, puis la sculpture, monumentale du fond du square représentant un couple de bourgeoises engoncées, penchés sur une enfant de pauvre tandis que la mère, le dos tournée, reste prostrée sur une marche inférieure de l’escalier. La France philanthrope vue par je ne sais quel pompier. Et cette autre inscription à l’entrée du square. Le jardin sera fermé en cas de tempête. (Square Boucicaut)

    Ezra Pound me semble manquer de sens commun. Mais Nabokov a-t-il raison de le taxer de charlatan? Pour ma part ne suis jamais entré vraiment dans ses Cantos, et son essai sur l’usure me semblait nébuleux.

    Le parti de l’intelligence ne devrait jamais oublier le sens commun, la sensation, tout le saint-frusquin corporel et tripal. Or voici précisément le mérite d’Ulysse : tout cela rassemblé, compacté et resservi.

    Note que Joyce jouait au Labyrinthe avec sa fille Julia, un jeu qu’il avait acheté au magasin Franz Carl Weber de la Bahnhofstrasse.

    Ulysse est en somme le premier roman virtuel du siècle.

    Michaux parle (dans Ecuador) de ces Indiens qui, lorsqu’il se saoulent, le font à fond, de sorte à devenir complètement noirs, pas pendant une ou trois nuits mais pendant trois semaines, et ce sont leurs femmes qui les bourrent, l’essentiel étant qu’ils se retrouvent finalement sur le carreau: vaincus. Michaux est un bon viatique à trois heures du matin.

    Le bon usage de Joyce ne signifie pas sa vénération passive à genoux. C’est une pratique et une expérience, vécue jusqu’à sa limite. L’oeuvre de Joyce est une expérience de la limite du langage, et doit se percevoir et se vivre comme telle.

    On n’est plus à l’heure de la montée de l’insignifiance, selon le mot de Castoriadis, mais bien à son étalage dans toutes les largeurs.

    Bonne et belle double crise ce matin tôt. Ma bonne amie explose, comme pour exprimer ma révolte à moi. Style cri primal monté de mes tripes à moi mais à ses lèvres! Ce qui m’a, aussitôt, rempli de force, alors qu’au réveil je me sentais pantelant de faiblesse. Je me suis donc ressaisi pour la consoler et j’ai trouvé des paroles de soldat ppour nous encourager tous deux contre l’Ennemi, à savoir la Médiocrité et la Muflerie, la Futilité et la Foutaise. Ensuite je lui ai lu quelques phrases de Tchékhov citées par Bounine et nous en avons bien ri.
    (Dans le train de Genève, ce jeudi 17 juin).

    Je resongeais hier à ma lecture d’Ulysse et je me demandais ce qui tout de même me manque là-dedans, pour constater: l’émotion et la simplicité. Le Livre Total est une espèce de Tour de Babel où l’on risque de prendre froid.
    de médiocrité ou de bassesse, sans manifester pour autant aucun mépris.

    Marcher plus régulièrement, pour se préparer à mieux bondir.

    Faire place nette. Ordre dans l’Atelier.

    Copier les Maîtres pour mieux devenir son propre maître.

    Trier les interlocuteurs. Ne garder que les bons. Fuir les médiocres et les futiles.

    Se forcer (s’efforcer) d’être toujours juste.

    Compenser la hideur générale par la beauté.

    Ne plus bavarder.

    La peinture devenue à 99% décoration d’intérieur.

    La préface de Jacques Aubert à l’édition de la Pléiade d’Ulysse est vraiment magistrale. Avec autant d’érudition que de hauteur de vue, le préfacier rappelle l’origine du projet de Joyce, son expérience fondamentale de l’épiphanie et son ancrage dans la vie. Ulysse est préféré à Faust, et Homère à Dante, pour leur humanité. Joyce disait que le « soleil » de Dante l’éblouissait. Tout à fait ce que je ressens aussi. Et Faust n’est pas l’homme complet, ni Don Quichotte non plus, contrairement à Ulysse qui est à la fois fils et père, époux et amant, soldat et artiste, revenu de tout et roi d’Ithaque.

    Les réactions aux défaites de l’Euro-Foot, en Italie et en Allemagne, participent d’une véritable hystérie collective, qui se traduit par des termes tels que « deuil national » ou de « tragédie des tirs au but » C’est l’envers du chauvinisme délirant qui se manifeste dans les rues à coups d’avertisseurs, qui font accroire que chaque conducteur de voiture « en a » au moins autant que les buteurs de « son » équipe. Ce qui est rigolo, c’est que lesdits buteurs gagnent des millions à longueur d’années, au service d’autres nations dont il sont les mercenaires. Cela étant, c’est un bien beau match qu’ont joué ce soir les Portugais contre les Anglais.

    Ulysse fut une façon pour Joyce de recycler tous les débris de nos croyances et de nos savoirs explosés. Pour sa part, Joyce résistera au désenchantement par l’accroissement proportionnel de la jouissance du langage.

    William Trevor est de ceux qui nous prouvent, tout tranquillement, qu’il est encore possible d’écrire après Joyce.

    Mon roman Dames de coeur sera placé sous le signe de l’énonciation très douce d’énoncés très durs, à savoir du côté de Tchékhov et de Trevor. Autrement dit: du côté de l’émotion, du côté de la parole incarnée et donc de la vie et du parler des gens. Je vais mener ce livre tout tranquillement et surtout lucidement, en soignant chaque phrase et chaque mot.

    Le tronc de mon activité est dans mes carnets. Mes livres en sont les grosses branches. Mes articles les rameaux et ramures.

    Lecture de Michaux. Le tonique qu’il me fallait ce matin. Curieux que je ne le cite pas plus souvent, alors qu’il m’accompagne depuis l’époque du gymnase. Je lis ce matin la transcription de sa conférence de 1936 sur la poésie et j’y trouve exactement les griefs que je fais aux sectes poétiques du moment, entre autres discours prétentieux et ampoulés. Il y a chez Michaux l’humour dont manquent tant nos mages et nos abbesses de la Poësie, et cette langue, cette découpe, ce tonus et ce jarret, cette rosée enfin de la parole qui fait tant de bien à la bête.

    Très cuité ce soir après les libations offertes par nos amis grecs fêtant la victoire de leur équipe en demi-finale de l’Eurofoot. J’ai néanmoins assuré l’édition de trois pages plus l’hommage à Marlon Brando (un édito) plus deux autres articles. Bref j’ai payé de ma personne et me réjouis d’autant plus de me retrouver, dès lundi, dans ma position de franc-tireur. (
    A la rédaction)

    Dès les premiers récits du jeune Tchékhov, on sent, sous forme bouffonne, une protestation contre la grossièreté et la muflerie de la vie russe. Or j’ai autant d’observations à faire autour de moi sur la grossièreté et la muflerie de mes contemporains, à cela près que les modulations en ont changé. La vulgarité actuelle se couvre de termes accommodants, style relax, etc.

    J’ai lu ce soir, dans le Cahier de L’Herne consacré à Joyce, le terrible portrait qu’en fait André Suarès, qui voit en lui un pédant infatué et mal élevé, une sorte de monstre de vanité dont la visite ne lui a pas fait grande impression mais auquel il reconnaît pourtant du génie. De la même façon, il réduit Ulysse à un ouvrage essentiellement pédantesque, sans rien de la santé ni de la bonté qu’on trouve chez un Rabelais. Or curieusement, j’éprouve moi aussi quelque chose de cet ordre, tout en restant intéressé et parfois saisi par la prouesse littéraire de ce diable d’homme.
    Cela étant, il est également certain que Suarès exagère en donnant d’Ulysse une image aussi dégradée, presque aussi sévère que le jugement sans appel du catholique Claudel, pour lequel ce livre est une abomination blasphématoire. En fait, Suarès est lui aussi une espèce d’agité du bocal, qui pratique avec véhémence la loi restrictive de « mon verbe contre le tien ».

    Vu ce soir The Force of Evil d’Abraham Polonsky, avec John Garfield. Très belle fable sociale relançant le thème de Caïn et Abel dans l’univers de la spéculation bancaire, à la fin des années 3o. Remarquable scénario, beaux personnages et superbes acteurs. Le cinéma américain de cette époque relève décidément du grand art.

    medium_Goncourt.jpgJe me suis bien amusé, hier soir et ce matin, à lire L’indiscrétion des frères Goncourt de Roger Kempf, qui raconte en détail les réactions suscitées de leur vivant par les deux concierges de la République des lettres, selon lui plus dignes de reconnaissance que de mépris pour le document sans pareil qu’ils nous ont laissé sur la société de l’époque, autant que pour leurs romans. La matière du Journal est certes faite de beaucoup de clabaudage, mais cela reflète bien ce qu’est la société artistique ou littéraire — ce qu’on appelle justement la foire aux vanités. Au passage, j’ai relevé ce qui est dit des pillages systématiques de Zola, qui me rendent le personnage encore moins sympathique que je ne l’ai jamais trouvé, et des quantités d’observations restent pertinentes et intéressantes un siècle après leur notation. Bref, et fût-ce avec un grain de sel, je refuse de me ranger à l’avis des Rinaldi et consorts qui pensent que les Goncourt ne sont que d’indignes bousiers de la littérature

  • Ceux qui ricanent

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    Celui qui tire sur tout ce qui bouge / Celle dont le visage porte la marque du sarcasme / Ceux qui ont toujours trouvé tout enthousiasme suspect / Celui qui grince en se voulant grinçant / Celle qui insinue en phrases serpentueuses et mord en bavant son fiel sur sa robe Sonia Rykiel / Ceux qui ont tout compris sans savoir rien / Celui qui pétille de méchanceté / Celle qui ravale toujours ses compliments de crainte de paraître faible / Ceux qui sont convaincus que toute critique favorable est un deal à tant d'euros / Celui qui ne rit jamais de bon cœur / Celle qui ne supporte pas l’haleine poussiéreuse (dit-elle) de sa nièce qui répète à tout moment qu’elle lit comme elle respire / Ceux qui enragent dès qu’ils entendent du Bach dont le rythme (prétendent-ils) est celui d’une vieille machine à coudre Singer trop bien huilée / Celui qui jubile chaque fois que son cousin Fabien le romancier se fait éreinter dans les journaux du canton / Celle qui préfère avorter que de mettre au monde un enfant qui lui rappellerait la gueule d’un de ses amants plus nuls l’un que l’autre / Ceux qui se retrouvent au bar Chez Perrette où ils se trouvent à l’aise pour dénigrer le nouveau team directeur des Laiteries réunies / Celui qui se targue d’être infréquentable alors qu’il est juste chiant et demi / Celle qui tourne tout en dérision sauf sa dérisoire tendance à se foutre de tout ce qui n’est pas elle / Ceux auxquels tu conseilles volontiers la lecture du Docteur Faustus de Thomas Mann où il est montré que le Malin est l’inspirateur mondial du ricanement, etc.

    Image: Philip Seelen

  • Notes panoptiques, 2003

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    Dans le train, j’observe le manège d’un père et de ses deux enfants. Sans doute un père divorcé qui les a eu “sur le dos” ce début de week-end et les ramène à leur mère, ou peut-être est-il allé les chercher à Berne et les ramène-t-il àFribourg ce soir pour les subir ce soir et les ramener demain ? Ce qui est sûr est qu’il n’a pas l’air content, le regard verrouillé et l’air de s’ennuyer ferme, repoussant la petite visiblement très en manque de lui, tandis que le garçon n’en finit pas d’aller et de venir d’un compartiment à l’autre sans tenir compte aucun de ses reproches. Triste vision.

    Repris ce matin mes notes sur Les humeurs de la mer, de Volkoff, dont je ne me rappelais pas vraiment l’ampleur et la richesse. Il est vrai que ce qu’il m’en reste tient à quelques observations et, surtout, à un grand débat sur le bon usage du mal qui me paraît, aujourd’hui, un peu téléphoné - comme si tout était jugé d’avance, et c’est bien au fond la limite du romancier soumis à une idéologie.

    Jedem Tierchen sein Plaisirchen. Le populaire dit simplement: prendre son pied. Mais sa vie durant Amiel en fera tout un plat. Quant à moi je verrais plutôt la chose en stoïcien: déjouer l’obsession par une bonne séance, etc.

    A quoi rime l’invasion du sexe sur le réseau des réseaux ? Ce n’est pas un petit coin réservé mais un déferlement pléthorique de la même chose. Multiplication exponentielle de la même chose. Jusqu’aux scènes de bestialité qui nous arrivent en Spam sur nos écrans, tous les jours que Dieu fait. La blonde qui se fait prendre en levrette par un chien; la brune, par un cheval. Und so weiter.

    Me rappelle que, vers l’âge de 17 ans, je me suis soudain affranchi de la foi chrétienne, au chagrin de ma mère. Mais sa façon de me dire sa peine m’aurait plutôt poussé à en rajouter, comme si je devais résister à un chantage. Le même problème avec la mère américaine. Mais pourquoi ce rejet de ma part à ce moment-là, et pourquoi le retour plus tard à la religion avec le besoin d’une forme plus rigide, telle que l’offre le catholicisme ? Mon virage à droite était-il plus fondé et réel que le retour ultérieur à la gauche ?

    Grunberger cite cette croyance selon lequel le Dieu le plus ancien était un être d’une méchanceté sans bornes. A ce propos, revenir à l’Histoire du méchant Dieu de Pierre Gripari. Pour ma part la conviction que Dieu n’aura jamais été que la projection des hantises, des peurs et des besoins, puis des aspirations de la misérable et divine humanité. Celle-ci en est en effet devenue plus divine à certains égards, et plus misérable que jamais.

    L’Eternel a brouillé les cartes du langage pour faire pièce à la volonté de puissance unanime des hommes.

    L’image de la vierge ne m’a jamais inspiré. Qui plus est immaculée de conception. Autrement dit: la femme niée jusqu’à l’état d’ectoplasme. Et je me demande aujourd’hui: qui croit vraiment réellement, sincèrement à cela ? Sûrement pas moi. Autant dire que je reste protestant à cet égard. Aucun goût pour le Saint Esprit non plus, ou plus exactement: plus du tout aujourd’hui. Le nom de Dieu m’apparaît plutôt comme un chiffre, à la manière juive, par conséquent imprononçable.

    Le nom de fanatique vient, étymologiquement, de l’expression: serviteur du temple.

    D'après Bela Grunberger, le judaïsme est fondé sur le principe de réalité, auquel s’oppose le christianisme et l’islam. Plus qu’une religion le judaïsme est une morale. Règne et pivot de la Loi. Le judaïsme est oedipien-pragmatique, tandis que le christianisme vise à la sublimation et à la pureté. Pas d’au-delà juif: pas de ciel. L’interprétation divergente du mythe édénique est significative à cet égard. Pour les juifs, l’Arbre de la connaissance symbolise le privilège exclusif de Dieu, alors que le péché originel des chrétiens est d’ordre pulsionnel. Le serpent assimilé à un symbole phallique. (en lisant Grunberger)

    Plus je vais, plus je lis, plus j’écris et plus je me sens essentiellement écrivain. Je suis certes intéressé par la lecture de telle thèse de psychanalyse (le passionnant et très dérangeant ouvrage de Bela Grunberger) ou telle étude philosophique (je ne cesse de lire Wittgenstein ou Nietzsche, et ces jours Paul Ricoeur), mais tout travail intellectuel qui ne passe pas aussi par un travail sur la langue me semble pécher d’une manière ou de l’autre. Je suis fondamentalement attaché à ce que j’ai toujours appelé la musique qui pense, dont les meilleurs exemples me semblent donnés par un Cingria ou par un Rozanov.


    Les souvenirs d’Anne Atik sur Beckett, intitulés Comment c’était, me surprennent et me passionnent. On y découvre un homme extrêmement attentif à la poésie, et dans toutes les langues, doublé d’un être attachant, bon et généreux. Egalement emballé par la relecture de La panne, de Friedrich Dürrenmatt, dont le climat restitue merveilleusement le ton de la Suisse moyenne. Et ce ne sont que deux livres parmi la foison de mes lectures de ces jours, où les essais de Mallarmé voisinent avec les Remarques mêlées de Wittgenstein et le pavé de Béla Grunberger sur le narcissisme.

    Ne pas se laisser gagner par la morosité ambiante. Jamais. La lecture de Comment c’était, évoquant la vie de Beckett, m’est ces jours précieuse. Présence constante de la poésie dans cette vie, et son manque dans la mienne. Pas assez acharné à défendre et à illustrer le chant du monde. Cela que je dois relancer dans Les passions partagées et sans discontinuer. Cela qui m’a toujours tenu ensemble et ramené à la joie.

    Rozanov3.jpgPas mal de délire russe et d’époque (sur l’Eglise et la Révolution) dans les Feuilles tombées de Rozanov, mais l’essentiel qui m’importe est ailleurs: dans l’intimité et dans la beauté de l’aveu. Or je vois mieux à présent ce qu’il y a, là-dedans, de péniblement idéologique, et ce qui s’en dégage en chant d’amour, et notamment grâce à la présence de celle qu’il appelle “maman” ou “l’amie”, et que moi j’appelle “ma bonne amie”.
    amie.

    Je me disais ce matin que j’aurais besoin d’un exergue pour Les Passions partagées, sur quoi je prends un livre au hasard, En vivant en écrivant d’Annie Dillard, je l’ouvre et voici la première phrase que je lis: “Pourquoi lisons-nous, sinon dans l’espoir d’une beauté mise à nu, d’une vie plus dense et d’un coup de sonde dans son mystère le plus profond ?” Et cet après-midi, après avoir dormi (très fatigué que j’étais par les deux bouteilles de Corbières d’hier soir), j’ai repris Comment c’était, le livre d’Anne Atik évoquant le souvenir de Samuel Beckett et j’ai pensé que l’exclamation initiale de Fin de partie, “Encore une journée divine !”, ferait également un exergue possible (il m’en faudra trois) pour Les passions partagées.

    Le sentiment que l’Eternel est injuste est très présent dans l’Ancien Testament. “Le chemin du Seigneur n’est pas équitable”, dit Ezéchiel (18, 25). Et ceci de parlant: “Les pères ont mangé du raisin vert et ce sont les enfants qui ont les dents rongées”.

    L’idée de la rétribution concerne la nation (Israël, peuple élu) dans l’Ancien Testament et devient ensuite un enjeu personnel. Pari de Pascal, etc.

    Toute conversation sur Dieu sonne de travers à mes oreilles. Comme si l’on parlait toujours d’autre chose. Je pourrais dire avec Flaubert que ceux qui veulent prouver Dieu me sont aussi étrangers que ceux qui le nient.

    Verdier6.gifJe lis Passagère du silence de Fabienne Verdier avec beaucoup d’intérêt et de reconnaissance. Il y a une grande humilité et une formidable ténacité chez cette sacrée bonne femme. Elle raconte en outre un tas de belles histoires comme il en regorge en effet dans la tradition taoïste. Celle par exemple de l’apprenti resté longtemps près d’un Maître, et qui pense qu’il en a fini. “je sens que je serais capable de traverser un mur”, dit-il ainsi à son maître. Et lui: “Alors vas-y”. Et lui de se lancer contre un mur, qu’il traverse en effet. Puis de s’en aller tout faraud. Et de se vanter à sa femme qu’il va traverser tel autre mur de leur maison. Sur lequel il se casse évidemment le nez. Pas de meilleure illustration de l’hybris. Ce que dit en outre à Miss Fa son maître Huang: “Il faut trouver le juste milieu pour saisir la vie. Tout est dans la juste mesure des opposition”. Me conforte absolument dans ma règle personnelle visant au parcours d’arête.

    Image: Fabienne Verdier

  • Notes panoptiques, 2002, II

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    J’ai toujours été attiré par la tristesse. Non seulement j’ai le don des larmes, mais j’en ai le goût. Rien là-dedans cependant de la morbidezza. Mais une mélancolie radieuse.

    Ce cauchemar, cette nuit, des brouettes de fonte pesant si lourd que les prisonniers du camp ne peuvent les déplacer que vides, me rappelle, je ne sais pourquoi, les saucisses d’Auschwitz.
    Je m’attendais à voir quelques baraquements de bois: pas à cette vaste installation industrielle, à ces hauts bâtiments de brique, à ces usines à tuer.
    J’avais bien vu, dans Nuit et brouillard, les monceaux de chaussures et les monceaux de jouets, mais je ne m’attendais pas à ces regards des milliers de photos le long des couloirs qui, eux, semblaient nous attendre et nous murmurer tranquillement: «Alors ?»
    Alors nous n’avions pas échangé un mot, mon compagnon et moi. Seulement, je me rappelle le petit stand ambulant, là-bas, où se débitaient des saucisses, et dont nous nous étions éloignés avec dégoût en dépit de notre faim.

    Il y a, dans Austerlitz de W.G. Sebald, un caractère d'absolue nécessité qu’on ne trouve plus souvent dans la littérature actuelle. Je ne le trouve, à vrai dire, que rarement chez les auteurs français contemporains, sauf peut être du côté des poètes ou des purs prosateurs. Je l’avais trouvé tout jeune chez Cingria et chez Witkiewicz, mes premiers dieux littéraires, ou chez Cendrare et Ramuz. Je l’ai trouvé encore, très fort, chez Thomas Bernhard, mais pas partout. Je le trouve par bribes à chaque page d’Annie Dillard. Je le trouve chez Haldas. Je le trouve partout chez Maurice Chappaz. Je le trouve chez un V.S. Naipaul ou chez le Philip Roth de Patrimoine et de ce qui suit. Je le trouve à chaque page de Seule la mer d’Amos Oz.

    Le Nobodaddy de William Blake. Celui que j’appelle Monsieur Dieu et que les Juifs affublent d’un masque de consonnes. Le Père de l’ancêtre de mes couilles. Le papa poule de la poule de Colomb. Ce nom de Dieu de Dieu qui faisait dire à Wells que les blasphèmes de Joyce prouvaient sa foi. Or valsez saucisses philologues...

    Rêve érotique cette nuit, avec la sensation de me noyer dans une mare de foutre, l’écoeurante odeur m’étouffant comme une espèce de gaz sirupeux - réellement à vomir.

    Je n’aime guère les antagonismes figés par la représentation de la guerre des sexes, et pourtant cela existe: il y a bel et bien, comme on le voit dans Au nord du capitaine, dernier roman de Catherine Safonoff, deux clans qui s’opposent et s’exacerbent mutuellement dans une certaine forme de passion mimétique - je l’ai moi-même vécu avec G. et je sais que certaines femmes et certains hommes le vivront toujours ainsi.

    Des gens qui ne peuvent pas concevoir le don. Qui se sentiraient diminués par le don. Or je vis tout le contraire: augmenté par le don. Pas affaire de bonne conscience mais de justice.

    Joyce.jpgJames Joyce était en littérature comme en religion, disons dans le cabanon des lettres à égale distance du couvent et du bordel. Avec cette ferveur iconoclaste qui n’a pas trompé Wells: vous crachez sur la mitre avec une passion qui vous trahit. Mais vraiment religieux ? Je ne sais pas. Mon sentiment actuel serait: plutôt mystique que religieux, avec un côté kabbaliste.

    Proust, Joyce et Céline comme horizon. Cela écume à l’horizon. Me rappelle La Guadeloupe aux vaches solitaires et aux herbages horizontaux, à la frange lointaine desquels la mer des Caraïbes brasillait doucement.

    Cézanne disait qu’il ne faut pas rêver de peinture sans une palette à la main; et de même, je pense qu’il ne faut pas songer à l’écriture sans une plume à la main.

    Quelque chose de Raymond Guérin dans le nouveau livre de Jacques-Etienne Bovard, Le pays de Carole, lié au mélange là-dedans de dur et de doux, d’âpre et de sensible, de très viril et de vulnérable à la fois.

    Bovard4.jpgAchevé hier soir la lecture et la prise de notes du Pays de Carole, qui me semble un beau roman de maturation, où l’auteur accomplit une avancée importante, pour son oeuvre, tout en apportant, à ce pays, quelque chose que peu de nos écrivains actuels lui donnent: un sol physique. Ce qui me saisit peut-être le plus, dans ce roman fortement enraciné dans une terre nommée, c’est qu’il impose les noms de celle-ci avec la même aura légendaire qui émane des noms de l’Irlande du sud de John McGahern ou de la Prusse orientale de Günter Grass. Ramuz n’ose même pas, si je ne m’abuse, nommer Lausanne dans Circonstances de la vie, ou alors juste en passant, sans que la ville n’atteigne aucune espèce de consistance. C’est d’ailleurs pareil dans Le pays de Carole, mais on sent Bovard prêt, désormais, à parler de n’importe quelle partie de ce pays, ou de n’importe quelle classe sociale, avec la juste distance. Ce qui manque certes encore à Bovard, c’est la dimension épique, ou la plus large vision historique, enfin la folie russe pourrait-on dire. Mais une certaine dimension obscure se fait jour, très prometteuse, dans les parties les plus intéressantes de ce livre, qui sont aussi les plus troublantes (la scène finale du nettoyage de Carole) ou les plus proches de l’animalité. La perception du sexe, chez le protagoniste apparemment assez conventionnel dans son machisme (je bande donc je suis), est beaucoup plus subtile en réalité qu’il n’y paraît, et le rapport masculin-féminin est rendu par l’auteur dans sa complexité.
    Aussi j’aime la densité physique de ce livre, et dans sa perception de tous les éléments. L’arrière-pays du Haut-Jorat n’a jamais été campé avec autant de simple vigueur (même si Roud et Chessex se situent quelques étages au-dessus question langue et pure émotion), le lac est d’une présence en mouvement que je n’ai jamais ressentie avec autant d’intensité lyrique (André Guex, c’est du journalisme ou de la poésie Club Alpin), les ambiances d’abattage ou de cueillette de champignons ne font jamais morceaux choisis mais se fondent naturellement dans la totalité symphonique d’un tableau juste une fois encore. Enfin on a l’impression curieuse de «voir» physiquement chaque personnage, et pas du tout par l’artifice de la photo. Bref, tout ça fait un livre qui fera probablement sourire de travers nos éminences bondieusardes et bourdieusardes de la critique romande, alors qu’un pays peut s'y reconnaître.

    Plus je vais et moins il y a de décalage entre passé et présent. Tout mon effort des Passions partagées vise à restaurer mon unité intérieure réelle, sans tricher pour autant. Tout à fait capable de retrouver des sensations ou des sentiments vécus il y a vingt ou trente ans de ça.

    En somme je n’ai pas envie de «parler religion» avec quiconque, et surtout pas avec un spécialiste. Pas envie d’ailleurs de parler avec aucun spécialiste, sauf peut-être un spécialiste d’ornithologie qui parlerait des oiseaux comme Annie Dillard parle de la danseuse à l’éventail à propos de la nature. Personne ne vit ce que je vis comme je le vis. Seule ma bonne amie peut me ressentir au jour le jour. Quant à moi je n’y fais pas attention, sauf lorsque j’écris. Personne ne peut écrire ce que j’écris. Je le dis sans vanité particulière: comme une évidence qui m’engage.

    Travailler beaucoup plus sur l’objet. Pour la lecture, ce sont les notes. Pour la nature, c’est la nature. In vivo et in situ. La danseuse et l’éventail, telle qu’en parle Annie Dillard dans Pèlerinage à Tinker Creek. L’observation et tout ce qui s’ensuit, avec à l’esprit la conscience même vague du principe d’indétermination.

    Je me sens, intérieurement, tout à fait icononclaste, et cela s’accentue avec le temps, du moins pour ce qui concerne la photographie. De la même façon, le fond sonore de l’époque m’apparaît de plus en plus comme un terrible dissolvant. Au plus haut niveau de la représentation, je suis contre l’esthétisme à la Winckelmann. Au plus profond, n’ai plus aucun besoin de musique. Les arts plastiques d’aujourd’hui: on n’en parle même pas, sauf quelques peintres des siècles passés, tels Nicolas de Staël, Bacon ou Czapski.

    En ce qui concerne Etre sans destin, dont j’ai maintenant (re)lu les deux tiers, je me dis que jamais je n’avais vu la douleur se raconter ainsi, d’une façon aussi candide et pure, sans trace jamais de pathos ou de révolte, sans aucune haine apparente, alors même que se multiplient les détails propres à susciter l’horreur, la compassion et la révolte du lecteur. Surtout, il me semble que l’auteur s’adresse à moi…

    Réveillé cette nuit en sursaut, à quatre heures du matin, par le passage, scandé par des tambours, d’un centaine de cavaliers à pèlerines et casques argentés défilant sur le boulevard Saint-Germain. On aurait dit une armée de cuirassiers Destouches. Une parade célinienne en pleine nuit: formidable vision ! Et pas la moindre explication - je me suis donc rendormi tout en me promettant de ne pas manquer mon rendez-vous de ce matin, comme je venais de le faire dans un rêve...
    (Paris, en novembre)

    Kertesz9.JPGMidi, Tour des Lois de la Bibliothèque nationale François Mitterrand. Il y a une demi-heure que nous attendons Imre Kertesz, en présence d’une foule importante (environ deux cents personnes) où Français et Hongrois se mêlent. Tout à l’heure, je songeais aux années de dèche et de dépression vécues par l’écrivain qui se voit maintenant adulé et accueilli partout, sommé de se prononcer sur tout et n’importe quoi. Or le voici paraître à l’instant, entouré de Françoise Nyssen et de Bertrand Py, ses éditeurs français d’Actes Sud, littéralement assailli par toute sorte de dames bien mises et de messieurs qui doivent appartenir à la bonne société hongroise de Paris. L’homme lui-même a des gestes étrangement lents, comme s’il était gêné, et lorsqu’il s’est assis, je remarque le tremblement de sa main droite qu’il tient, sous la table, appuyée à son genou. Après une brève introduction du remplaçant du directeur de la Bibliothèque nationale, annoncé pour plus tard (si Garcia Marquez avait été l’invité, nul doute qu’il eût trouvé le temps de l’accueillir lui-même...), Martina Wachendorff, responsable de l’édition des oeuvres de Kertsez en français, a très brièvement remercié celui-ci avant de céder la parole au public, au premier rang duquel s’est levé l’historien François Fejtö, immédiatement ovationné. Entre autres formules de politesse à la manière mitteleuropéenne, Fejtö a remercié son compatriote d’avoir revivifié si merveilleusement leur langue commune, ensuite de quoi les questions et les réponses se sont succédées. Le mufle de service (un confrère de la télévision) n’a pas manqué de lui demander si, «lui qui était un résistant», il n’avait pas été tenté de refuser le Nobel comme l’avaient fait d’autres lauréats, et non des moindres ? Mais Kertesz a l’habitude de la mauvaise foi sous tous ses aspects - il suffit de lire Le refus pour s’en convaincre -, et il a très gentiment désamorcé la question en affirmant qu’il avait eu la chance de travailler des années durant sans être connu, que certes il aurait su que faire de l’argent du Nobel entre trente et cinquante ans, mais qu’en somme il avait échappé aux retombées négatives de cette élection telles que les ont subies Pasternak ou Brodski. Alors que plusieurs voix soulignaient l’incroyable «naïveté» du protagoniste d’Etre et destin, j’ai cru bon de dire, pour ma part, que cette apparente naïveté allait de pair avec un apprentissage d’autant plus terrible et, pour le lecteur, aboutissait à une «leçon de vie» qui faisait de lui-même, comme par retournement, une espèce d’enfant démuni. C’est d’ailleurs exactement en ces termes que le garçon, revenant à Budapest, désigne ceux qui l’interrogent, qui lui semblent réagir de manière puérile à ses explications de vieillard avant l’âge... Ensuite de quoi j’ai demandé à Kertesz lui-même de s’expliquer sur ce qu’il entend, à la fin du journal intitulé Un autre, quand il parle de la conception de la mort de l’homme moderne, désormais toujours plus ou moins liée à Auschwitz. Sans aucun pathos, il m’a alors répondu qu’il avait vécu la mort de deux façons à Buchenwald, d’abord en voyant les autres mourir, ensuite en éprouvant sa propre fin toute proche, et tout aussitôt je me suis rappelé Les révélations de la mort de Chestov que j’ai tant lues et relues...

    Me serais-je trouvé plus à l’aise à vivre mes jeunes années dans la première moitié du XXe siècle, à l’époque de Proust et de Cendrars, de Claudel et de Cingria, que dans cette période qu’il faut bien dire du déclin de la littérature ? En vérité, et cela m’est de plus en plus évident: que c’est tout ce qui est encore à venir qui m’intéresse aujourd’hui, convaincu que je suis que la vie qui vient nous donnera encore matière à pas mal de livres. Depuis une année, j’ai découvert les oeuvres d’Annie Dillard, de W.G. Sebald et d’Imre Kertesz, dont je sens qu’elles vont m’accompagner durant un bon bout de chemin. Pas un écrivain français ne m’a apporté ce que ceux-là m’ont donné, mais nous en sommes exactement là: au temps d’une basse époque de la littérature française, compensée par la vitalité de nombreux auteurs «étrangers», tels Philip Roth ou Amos Oz, V.S. Naipaul ou Antonio Lobo Antunes, entre autres.

    Ciel gris. Froideur mouillée sur Paris. Jambes très douloureuses au réveil, mais tout de suite je m’éloigne de mon corps en me rappelant le corps supplicié du garçon de Buchenwald et celui de la petite Louise. En fin de matinée, le retour des tambours sous mes fenêtres, et l’apparition des hussards en grande tenue, encadrant un corbillard qui ne pouvait qu’être celui d’Alexandre Dumas, transporté de je ne sais où au Panthéon, m’a fait sourire tandis que je bouclais mes valises. A l’ère de Beigbeder et de Loana, double face de la même catin médiatique, la France honore encore un écrivain, et s’y exerce même la nuit - rien n’est donc perdu.

    Imre Kertesz dans Un autre: «N’oublie pas le rêve qui t’a fait renaître (...) N’oublie pas la promesse que cette vie contient». Où la littérature devient (rêve de Wittgenstein) absolument littérale. Plus rien que des objets de clarté. Ma répulsion naturelle et de toujours envers toute forme d’ésotérisme ou de Kabbale - toujours fui toute société secrète et tout langage chiffré, de René Char dont j'étais fou à dix-huit ans aux mystiques de tous les siècles (à l’instant j’écris à la table du Relais-Odéon où François crayonnait ses portraits, un soir de 1994, jusqu’au moment où nos regards se sont croisés).

    Me vient l’idée que tout ce qui est industriel pour rien, mort pour rien, plaisir pour rien, participe du plan d’Auschwitz. En cela qu’Auschwitz est fondateur et inimitable. En cela qu’Auschwitz se distingue absolument du Goulag.

    Je lis La douleur de Marguerite Duras, récit de l’attente, du retour puis de la lente résurrection de Robert Antelme, père de son premier enfant mort-né et figure dominante de toute son existence, auteur en outre de L’Espèce humaine, dont j’ai entendu parler pour la première fois l’autre matin, par un interlocuteur d’Imre Kertesz, où le déporté fait le bilan de ce qu’il a vécu à Dachau et à Buchenwald. Curieux de voir comment, depuis quelque temps, Auschwitz me revient en pleine gueule - le moment aussi de lire enfin Etty Hillesum.

    Un texte en appelant un autre, et cherchant ce soir Les Révélations de la mort de mon cher Léon Chestov, donc farfouillant dans la pagaille de ma bibliothèque théologico-philosophique non classée, je suis retombé sur L’Affaire Jésus de cette vieille ganache d’Henri Guillemin, aussitôt relu de part en part. Or mes notes actuelles recoupent à peu près exactement mes notes initiales (vers 1984-1985), et je m’aperçois que mes positions sont quasiment les mêmes que celles de notre chrétien jacobin. Me revient du coup le souvenir (qu’il m’a lui-même raconté) de Fred Lambelet, grand-père militariste (il était commandant instructeur à l’armée) et fasciste de ma bonne amie et vivant dans la même belle demeure neuchâteloise que l’historien, qui crachait à chaque fois qu’il le croisait...

    Hitler3.jpgJ’ai (re)commencé ce soir de lire sérieusement Mein Kampf, et je regrette de ne pas l’avoir fait plus tôt car j’aurais eu, alors, des arguments pour étayer mon sentiment que le personnage d’Hitler, montré par Tabori, est exagérément caricatural et faible, jamais vraiment inquiétant en tout cas. Or il en va tout autrement du véritable auteur de Mein Kampf, dont l’intelligence volontariste, à la fois bornée et résolue, distille page après page une haine croissante qui, elle, a de quoi faire froid dans le dos. C’est véritablement là que s’observe la genèse et le développement d’un ressentiment érigé en ligne de vie. A l’origine, Adolf est un jeune homme qui s’est opposé très tôt à son père, qu’il vénère par ailleurs (notera-t-il en tout cas après la mort du vieux), et qui prétendait faire de lui un fonctionnaire. Sa mère (bien-aimée) prendra le relais, mais il n’aura pas à lui faire de peine longtemps puisqu’elle meurt à son tour, laissant tout seul un garçon sûr de lui, très porté déjà sur les palabres et les balades par monts et vaux, adepte de la vie saine et tôt imbu de nationalisme allemand. Avant même qu’il ne débarque à Vienne (à seize, dix-sept ans) son thème est là: Allemand d’Autriche, il enrage de voir les Habsbourg laisser se «dégermaniser» l’Autriche au profit des Slaves, et ne jure que par l’empereur d’Allemagne. Après qu’il a raté son examen à l’Académie des beaux-arts de Vienne, première expérience du doute sur soi-même à son propre aveu, où on lui explique qu’il aurait de meilleures dispositions pour l’architecture que pour la peinture (à moins que ce ne soit lui qui essaie de s’en persuader), il va travailler sur des chantiers et c’est là qu’il découvrira le «peuple» et ceux qui essaient,selon lui, de l’abuser par leurs sophismes, à savoir les sociaux-démocrates et, en sous-main, les juifs.
    Hitler est loin d’être l’imbécile hystérique et grossier qui apparaît dans l’interprétation de John Arnold. C’est un type plutôt conventionnel et même assez rigoureux, du point de vue moral, qui est en quête d’une humanité saine, laquelle doit être conduite, sous peine de s’égarer, par un véritable Chef honnête et vertueux.

    Jean Ziegler me disait l’autre jour qu’il pensait que les partis politiques («des machines électorales complètement incapables de produire un sens collectif») ne servent plus à rien aujourd’hui, et que les institutions de l’armée et de l’église ne sont plus elles aussi que des outres vides, et je suis à peu près de cet avis dans les grandes largeurs, tout en étant conscient que notre vie se joue dans les petites largeurs et que c’est par ces institutions-là, aussi, pour le moment en tout cas, que va se faire la refondation du monde ou ce qui pourrait en tenir lieu.

    medium_Bernhard.jpgRetour à Thomas Bernhard, auquel est consacrée tout un cahier du style de L’Herne; et tout de suite je me retrouve partagé entre l’intérêt et l’agacement, notamment à la lecture d’un long entretien au Braünerhof, où il ne cesse de contredire et de malmener son interlocuteur, qui me semble un bien grand imbécile de subir de telles insultes - quitte à déclarer, dans le post-scriptum de son «exclusivité», que TB faisait ainsi du Thomas Bernhard «sur commande». Est-ce le prix du génie ? Je ne crois pas. Je crois que Proust était très courtois avec ses interlocuteurs, et Céline lui-même ne se permettait pas d’être mufle. Par ailleurs, je ne pense pas que TB soit un génie. Un talent fou, sans doute, et un personnage certes émouvant et pur, dans son intransigeance, mais un raseur, aussi, à bien des égards. Un type «qui a souffert» est-il automatiquement justifié de tout piétiner ? Je ne crois pas. Ce côté Schopenhauer me rebute, comme chez Antonin. Cette façon puérile de piétiner ses jouets. Non, je ne veux pas, je ne veux rien, na: tu es vilain, tout est vilain, na. Non: ça ne passe pas. Des claques.

    En lisant Tracteur de Heiner Müller, que j’avais fort mal jugé sur la première pièce que j’ai vue de lui, La mission, il y a de ça une dizaine d’années, l’écrivain m’apparaît de plus en plus comme un poète important, qu’on pourrait dire de la face sombre de notre époque. Des moments saisissants dans cette évocation de l’immédiat après-guerre, ou de jeunes machinistes sont invités à tracer les sillons de demain dans des champs encore pleins de mines. J’ai toujours senti quelque chose d’équivoque chez Müller, qui a tout de même pactisé avec un Etat totalitaire (ce qui ne semble pas gêner du tout nos têtes pensantes), mais en même temps il y a chez lui une authentique vision tragique et cela me touche.


    medium_Wittgenstein.jpgTrès instructif de voir comment, dans les deux préfaces aux Remarques mêlées de Wittgenstein, messieurs les spécialistes s’évertuent à écarter le lecteur non diplômé ès philosophie, affirmant que ces pages ne peuvent être lues sans référence obligatoires à l’ensemble de l’oeuvre. C’est tout simplement se moquer de l’honnête homme, car celui-ci trouvera là-dedans de quoi faire son miel à propos de mille sujets intéressants (la musique et la religion, le travail et la compréhension, la poésie et la religion, ainsi de suite) et sans qu’il lui soit besoin d’étudier les ouvrages techniques du logicien. 

    Place des héros de Thomas Bernhard, sa grande pièce scandaleuse, ne me fait pas, à vrai dire, une impression bien profonde. Un professeur juif autrichien s’est suicidé, on l’enterre et la parole est donnée à sa gouvernante - la personne qui comptait vraiment pour lui -, ses filles et son frère, autre professeur à la fois plus radical et mieux fait pour survivre dans ce triste monde. Bien entendu, la charge contre l’Autriche, intégralement nazie, et l’Europe, intégralement nazie, contre les socialistes autrichiens, intégralement nuls, et contre tous les autres partis autrichiens, évidemment pires que le parti socialiste, contre Vienne qui pue et contre le monde entier qui schlingue, la charge donc est virulente, mais une fois de plus je me dis que cette accumulation d’invectives finit par se diluer dans l’insignifiance, conformément à la pensée de je ne sais plus qui selon laquelle toute exagération est insignifiante. Mais peut-être suis-je injuste ? De fait, TB dit tout de même des choses là-dedans, et surtout il filtre des sentiments et des émotions qui s’incarnent peut-être, sur scène, mieux qu’à simple lecture ? J’attends de voir...

    C’est aujourd’hui l’anniversaire de maman, et la première fois que je ne puis le lui souhaiter. J’y pense avec mélancolie et vais me lancer, ces jours, dans la composition de la préface aux Passions partagées, qui racontera ses derniers jours et amorcera ma grande remémoration à partir de scènes de la vie qui nous fut commune.
    La première phrase m’en est venue l’autre soir dans le parking souterrain de la gare, que j’ai notée sur un bout de papier: «C’était une belle nuit d’été, la cathédrale semblait flotter comme un navire à l’ancre au-dessus des toits de la ville, des milliers de lumières signalaient des milliers de vies à la fenêtre ouverte de la chambre d’hôpital où ma mère se mourait sans connaissance tandis que je lui parlais en pensée.»
    Oui, ce sera quelque chose de ce genre, dans une forme à la fois simple et coulante, qui marquera bien l’appel de tout le livre. Je voudrais un texte de la musicalité intérieure de Tous les jours mourir, qui fût à la fois une introduction à mes lectures du monde et une sorte de douce remémoration de nos naissances et de nos renaissances.

    Il y a chez Wittgenstein une pensée continue dont je me sens proche, parce qu’elle est à la fois une musique dans le temps, ce qui n’est pas le cas de Ludwig Hohl. Il y a cela aussi chez Rozanov et chez Buzzati, de même qu’on le trouve chez Annie Dillard: il y a chez ces écrivains une sorte de basse continue qui marque la présence d’une intimité fondamentale, et ce n’est pas autre chose que je cherche pour ma part à faire résonner.

  • Notes panoptiques, 2002


    medium_CarnetsJLK7.JPG

    Il n’y a plus besoin de se forcer pour accéder au fantastique: il suffit de décrire précisément le monde qui nous entoure. La télévision en donne la plus hallucinante représentation, qui module bonnement la folie ordinaire prophétisée par Witkiewicz.
    Terrible chose qu’un samedi soir de télévision, entre la comédie débile de la Star Ac', une émission américaine consacrée aux animaux (le cochon à deux têtes, la tortue à deux queues et huit pattes ou le chien qui vocalise dans les EMS...) et autres talk shows à la Thierry Ardisson. Je l’ai remarqué cent fois, mais une de plus ne sera pas de trop pour souligner la totale aliénation de ce divertissement de masse. Vraiment c’est en masse qu’on se crétinise; vraiment on est en asile de fous (lire Achterloo
    de Dürrenmatt).

    Pour se consoler, il y a cependant Il se fait tard, de plus en plus tard d’Antonio Tabucchi. Rien à voir avec ce qu’en dit un jeune sot dans Le Temps, qui décrie le pessimisme de l’auteur. Évidemment, on ne saurait dire que Tonio «positive». Mais peut-être est-il difficile aujourd’hui, pour un lecteur de moins de 40 ans, de comprendre la mélancolie et l’humour de ces lettres d’un homme au bord du gouffre.

    En relisant ce matin quelques papiers que j’ai commis il y a une trentaine d’années (notamment une présentation de Je ne joue plus de Miroslav Krleza), je suis surpris par la clarté et la sûreté de ma perception et de mon expression à ce moment-là. J’ai énormément engrangé depuis lors, mais la pointe était déjà là.

    Faire comme si tout avait du sens. Faire comme s’il y avait encore de la place pour nous dans ce monde de fous. Faire comme si ce que nous faisons était encore attendu...
    Comme le dit le titre du dernier roman de Tabucchi, Il se fait tard, de plus en plus tard, et cela ne rime assurément pas avec espoir.

    Le sentiment à la fois physique et méta de me trouver au fond d’un gouffre et sans personne, même si je sais quelqu’un à mes côtés et si je me sais aussi quelqu’un. Mais quelle vacuité partout et quel désastre dans les grandes largeurs. Une fois de plus je me sens dans le monde accompli des prémonitions de Witkacy, tout en sachant qu’une plus grande catastrophe encore est envisageable à ce degré de folie.

    Très partagé à la lecture de Rapport aux bêtes de la jeune Noëlle Revaz, dont la langue me semble par trop recherchée et même tarabiscotée, sans fonder un langage poétique original pour autant ni réussir la mise en place d’un univers parallèle à la Lovay. Pas un instant on ne croit au personnage principal (un paysan réellement monstrueux de machisme et d’archaïsme), et pourtant il y a là-dedans un quelque chose, un je ne sais quoi qui laisse une certaine empreinte.

    Me reproche de perdre du temps à la lecture de Bernard Werber (L’Ultime secret), et en même temps m’intéressent les ressorts d’un tel livre, pour tâcher de comprendre ce qui séduit tant le public. Rien de mystérieux au demeurant: de la philosophie à la petite semaine frottée de vulgarisation scientifique, des intrigues de feuilleton et des personnages stéréotypés, avec une ou deux lignes de force plus solides qui relèvent d’une imagination plus originale et même d’une certaine vision de conteur, je dirais: à la Pierre Gripari.

    Me dis ces jours que j’aimerais sombrer dans la peinture, comme on le dit du sommeil ou de la folie.

    L’agression faite au silence est plus grave qu’on ne saurait dire.

    medium_Desirade.JPGDominique de Roux me disait qu’on ne pouvait pas être dupe du monde après accouché d’un enfant - ce qui faisait selon lui la supériorité de la femme -, et de même je me dis qu’on ne peut être dupe devant l’immensité de la nature, et par exemple devant ces montagnes multimillénaires qui se reflètent dans le grand fleuve immobile du lac semblable lui-même à un ciel. Là devant, je me dis, une fois de plus, qu’il est tout faux de penser que nous avons dominé la nature; d’abord nous sommes loin d’avoir maîtrisé la maladie et que jamais nous ne dominerons la mort, à moins de changer de nature précisément.

    Toute idéologie qui conclut au fameux «après nous le Déluge» me semble fausse a priori, je dirai: physiquement parlant. Il est évident qu’à partir de quarante ans, c’est la conclusion que chacun est tenté de faire, mais c’est justement alors qu’on passe de l’état de nature à l’état de culture, en se dressant contre l’évidence de sa propre déchéance. La civilisation est faite de cet oubli de soi.

    Repris la lecture de Féerie pour une autre fois de Céline. Me remet les mots en bouche, et le besoin de mâcher du langage me revient du même coup, avec l’envie de lire Cendrars et Audiberti en même temps que Joyce et Proust.

    Périodes creuses, comme on dit. Et parfois nécessaires, comme au carreau de terre son temps de repos. Et laisser faire le temps alors, justement, sans cesser de veiller «au grain»...

    Achevé tout à l’heure Glace noire de Michael Connelly, l’un des rares auteurs de romans noirs dont j’apprécie à la fois les enquêtes socio-policières, les personnages et le climat, comme aussi sa façon de camper l’environnement de ses romans, qui nous donne envie d’y aller voir. Il me semble connaître Los Angeles, à travers ses livres, autant que par mon souvenir de quelques jours passés sur place.

    La lecture des livres d’André Glucksmann m’a toujours passablement rasé, mais cette fois, avec Dostoïevski à Manhattan, l’ennui le cède à l’éberluement et à l’impatience. Le type est vraiment à côté de la plaque, qui réduit les terroristes à des nihilistes à la manière russe, comme s’ils n’avaient point d’histoire propre ni de culture, de foi ni de révolte même absolument indéfendable. Premier très mauvais signe: son expression filandreuse, épouvantablement emphatique et le caractère décousu de ses enchaînements. Le malheureux redécouvre la littérature avec autant d’enthousiasme que de niaiserie. Il en arrive à remarier Emma Bovary au pharmacien Homais. C’est émouvant.


    Passé tout l’après-midi et la soirée à lire les 500 pages du Poète de Michael Connelly. De la très belle ouvrage vraiment: c’est captivant et plein d’observations passionnantes, mais en même temps je n’ai qu’une envie et c’est de retourner à Dostoïevski et Proust, qui sont quand même d’une autre épaisseur et d’une autre fibre du point de vue littéraire.

    Brouillard ce matin sur la Plaza Mayor. Très étrange phénomène en de tels lieux. Un sorte de voile glacial au-dessus duquel on sent le soleil et le ciel bleu. Après avoir tourné autour de la statue de Balzac, qui trône ces jours au milieu de la place, et dont j’ai découvert pour la première fois les multiples visages (de jeune homme romantique, d’ange de pierre, de vieil homme endormi, de créature préhistorique, de gouverneur du monde), je ne me suis guère attardé dans la rue, tant le froid me transperçait les tympans, comme de deux aiguilles. Je suis donc allé finir la lecture d’Une tache sur l’éternité de James Lee Burke, qui me semble l’auteur de polar le plus noir et le plus riche à la fois de virtualités humaines et artistiques que j’aie rencontré jusque-là. Dans l’après-midi, regardant CNN, effaré par le discours christo-fasciste de Pat Robertson, qui distille tranquillement la haine de l’islam la plus caractérisée, je me suis dit que l’Europe des cultures avait plus que jamais sa raison d’être, et nous raison de la défendre...

    C’est aujourd’hui l’anniversaire des deux cents ans de la naissance de Victor Hugo, que salue un confrère du journal local dans un petit article gentiment conventionnel. Cela me frappe d’ailleurs, comme je l’ai observé au Portugal: il y a dans ces régions un ton provincial et docte, qui me rappelle le ton provincial et docte qui sévit encore dans les pays de l’Est. On se croirait cinquante ans en arrière, ce qui ne me dérange aucunement d’ailleurs, mais doit provoquer de drôles de failles dans les mentalités, car dans les journaux de Madrid ou à la télévision le ton est tout autre.

    Les Espagnols sont rogues au premier abord, et je comprends le désarroi de Sophie dans les premiers jours, mais je me sens bien plus proche de ces gens un peu farouches, qu’on peut dérider cependant et s’attacher bientôt, que des Allemands et des Autrichiens, des Nordiques ou des Anglais. Je me sens décidément Latin bien plus que germanique.
    (A Salamanque, en février)

    Ségovie nous est d’abord apparue comme posée sur un haut plateau de gazon, dans une belle lumière déclinante, puis nous avons découvert ses divers aspects de ville-promontoire, juchée comme Fribourg sur une falaise dominant un canyon, avant de déboucher sur la charmante Plaza Mayor, très bourg de province avec son Ayuntamento à petits clochers et son Teatro. Nous sommes descendus dans un immense hôtel désuet, fleurant les années 50, à la fois très confortable et un peu sinistre, hanté par des ressortissants de la classe moyenne espagnole de plus de 50 ans - tous membres du Club Casino.

    Hauts plateaux de Castille. N’ont cessé de me rappeler les poèmes de Machado, dont j’ai visité la maison à charmante petite cour intérieure gardée par un chat tout mité.

    Ce qui m’en imposera toujours, c’est l’aplomb des monte-en-selle. Ce culot dynamique, cette effronterie et plus encore: cette souriante muflerie que prolonge un sourd trépignement d’impatience, le regard fixé sur l’horizon radieux du plan de carrière.

    Eloge de la faiblesse d’Alexandre Jollien. Un dialogue émouvant entre ledit Alexandre et son ami Socrate, auquel il raconte sa vie d’infirme moteur cérébral devenu étudiant en philosophie. A petites touches, il évoque la vie en institution et ses combats, ses humiliations, ses joies quotidiennes, et tout ce que représente le fait d’être handicapé dans le monde qui est le nôtre.

    Passionné par la lecture de Ravelstein de Saul Bellow, qui combine un formidable portrait d’Allan Bloom et une sorte d’histoire d’amitié, comme on pourrait parler d’une histoire d’amour. Surtout, j’apprécie la complète liberté avec laquelle, mine de rien, Bellow traite son sujet (portrait d’un homme et mesure d’une pensée) dans le mouvement de la vie.

    Le polar ne sera jamais vraiment de la littérature qui tienne la route des siècles, il y a là-dedans trop de standards, mais quelques auteurs me semblent aujourd’hui bien plus intéressants dans le genre que des kyrielles d’écrivains cataloguée «littéraires», je pense à Simenon et James Ellroy, plus encore à Michael Connelly et surtout à James Lee Burke que je viens de découvrir et qui me fait perdre-gagner de bonnes heures.

    En ville cet après-midi avec la petite Anna, à laquelle j’ai offert un petit vélo. Les yeux d’un enfant comblé...

    Très belle et limpide aube de printemps, ce matin à La Désirade, où nous parlons des mouvements des petits nuages se faisant et se défaisant au-dessus des crêtes encore enneigées de Savoie, avec ma bonne amie en train de les observer entre deux chapitres de La Méthode d’Edgar Morin.

    medium_Simenon2.jpgDe mon côté, je suis très épaté par le Portrait-souvenir que trace Simenon de Balzac. En une trentaine de pages claires et concentrées (écrites à Echandens en 1960, probablement d’une traite, en un jour), Simenon dit l’essentiel de ce qu’il faut retenir de l’auteur de La Comédie humaine que rien, en somme, ne prédisposait à aligner un chef-d’oeuvre après l’autre et à donner au monde cette somme extraordinaire - le sommet incontestable, à mes yeux, du roman de langue française, bien au-dessus de Flaubert et même de Proust -, conquise contre la frustration affective initiale et la patauderie de l’enfant-éléphant, la difficulté de vivre et de survivre, la maladie chronique (Simenon formule une hypothèse clinique précise, ) et les ennuis de toute sorte, jusqu’à ses dernières tribulations, à travers la Russie et l’Europe, avec cette chère dame Hanska...

    En resongeant à ce que j’écrivais au jeune Matthieu à propos des limites du thriller, j’ai fait hier soir, en reprenant la lecture de Mirgorod de Gogol, l’expérience de ce qui distingue fondamentalement la grande littérature des genres dits mineurs, finalement à juste titre. A lire dix pages de La brouille des deux Ivan, immédiatement j’ai ressenti cette espèce de douce folie, mélange de dilatation de tous les sens et de clairvoyance accrue qui donne soudain au récit, au décor et aux personnages de cette histoire apparemment banale, un relief et une densité, un sens immédiatement perceptible et une forme qui est à la fois celle d’un tableau et d’un début de légende, d’une blague d’auberge et d’une fable.

    Au briefing du journal ce matin, à vrai dire interminable du fait de la présence du responsable du marketing, qui nous parle trend et challenge sans que réellement je n’écoute rien. A un moment donné certains mots n’atteignent plus mon entendement. Le refus psychologique de les entendre se traduit en ordre physiologique, et je me sens physiquement devenir un bloc verrouillé, comme une huître qui s’est refermée.

    Toutes mes lectures de ces derniers jours m’ennuyaient, et voici que je tombe sur le dernier roman de Mario Varga Llosa, La fête au bouc, qui me passionne tout aussitôt. Il y est question du règne et de la chute du dictateur dominicain Rafael Trujillo, dans un récit à plusieurs voix et à plusieurs temps qui multiplient les points de vue sur le personnage et les divers aspects de sa dictature. Au début, cependant, au fil du récit donné de la journée du Chef lui-même, je me dis que ce portrait est trop avenant et trop léché. En recherchant quelques renseignements précis sur le web, le seul fait de voir la photo de Trujillo, qui a une gueule de grand animal sinistre, tenant du plantigrade et du rongeur prédateur, me fait ressentir plus concrètement cet écart entre le personnage pommadé de Vargas Llosa et le dictateur «en réalité». Au fil des pages, cependant, la dimension monstrueuse du personnage et de ses sbires apparaît de mieux en mieux par recoupement, mais on est loin du sentiment de saleté qu’on éprouve, par exemple, en lisant Dostoïevski.

    Il est difficile de parler aux autres, mais tout aussi délicat de se parler vraiment à soi-même. La prière me semble la meilleure façon de se parler à soi-même, en s’adressant à cette personne absolue qu’on appelle Dieu et qui nous est, disent les mystiques, plus intime que nous-même. Mais savoir quand on prie vraiment...
    Ou bien il y a cette parole involontaire que j’ai toujours cherché à privilégier, à l’image d’un Rozanov, dans son marmonnement unique, ou d’un Cingria quand il s’abandonne à son inspiration - cette parole qui porte elle aussi au-delà des mots, captée en deça de tout discours et modulant ce qu’on pourrait dire à la fois l’indicible et le tout-dire

    Moments de réalité absolue selon mon expérience: la vision de mon père mort, juste après... l’heure précédant la venue au monde de Sophie, et l’aube de ce jour, les couleurs de l’aube de ce jour... la présentation de Julie encore ensanglantée, arrachée aux entrailles de ma bonne amie... la présence de la petite Louise crucifiée sur son lit de torture - cette dernière situation concrétisant à mes yeux l’aporie de la réalité - le réel impensable et intolérable réduit à une sensation ou à un cri.

    En ce qui me concerne ce n’est pas: ou bien... ou bien, mais tout à la fois. Ainsi de la narration et de la spéculation, du lyrisme et de la sociologie, de la sensibilité et de la sensualité, du cru et du cuit, de la lecture et de l’écriture.

    Il n’est, en observant ce qui se passe au Loft et ce qui se dit à ce propos, que d’en rire, mais sans cesser d’observer ce miroir de l’époque, de son vide et de sa chiennerie. C’est le reflet d’une société égarée par le désir de paraître. Or ce n’est pas tant aux gens qui se précipitent sur ce miroir aux alouettes que j’en veux, qu’aux cyniques qui les manipulent.

    La génération qui balise. La génération pour qui les soixante-huitards sont des dinosaures encombrants. Une génération qui a envie de vivre et qui manque d’aventures. Elle fait alors la fête, elle fait des mousse-parties, elle pratique des sports extrêmes, elle aime les films à effets spéciaux. Elle s’est reconnue dans Les particules élémentaires de Michel Houellebecq.

    Le réalisme de Perec. Dans la filiation de Balzac, de Flaubert et Jules Romains, continué aujourd’hui par Houellebecq.

    Rozanov a l’air d’écrire sur des feuilles d’air.

    Très intéressé par la lecture du premier roman de Perec, Les choses, qui me semble l’une des meilleures évocations existantes de la génération du début des années 60. C’est un roman behaviouriste et très marqué par certaines références (l’usage rhétorique des temps et le pastiche du Flaubert des Comices agricoles sont un peu trop voyants à mon goût), mais le tableau d’ensemble est remarquable et le récit de la déconfiture du couple, dès l’épisode tunisien, est tout à fait saisissant.

    Ce soir vu Basic instinct. Somptueuse saloperie qui se réduit à l’apologie de la baise et de la violence efficace. Plus trace de sentiments délicats, en dépit de tous les raffinements. Typique à mes yeux du puritanisme de l’empire. La baise ainsi trustée par les plus beaux et les plus riches, et le troupeau juste bon à pisser le dinar avant de rentrer queue basse à l’étable.

    medium_Ayme2_kuffer_v1_.jpgCe bon, cet excellent Marcel Aymé m’est une mesure, au même titre en somme que Léautaud, en peut-être plus complet, en plus riche aussi, en plus largement ouvert à la vie et aux gens, en plus pénétrant et en plus rond à la fois. En plus noir et en plus fraternel.

    Marcel Aymé me passionne sans me combler à vrai dire. M’intéresse toujours mais toujours quelque chose me manque avec lui, qui ne me manque jamais avec Tchekhov. Pourtant avec Tchekhov me manque ce qui ne me manque jamais avec Dostoïevski.

    En lisant divers textes liés à Fernando Pessoa, je songe avec nostalgie à un monde social où la passion pour la littérature réunirait tout un monde, puis je me dis que c’est probablement une chimère: que les milieux littéraires qui nous semblent si poétiques à distance (je pense par exemple au Montparnasse de Cendrars et compagnie, ou à l’aventure des Cahiers vaudois) ne nous apparaissent ainsi que par le rayonnement postérieur des oeuvres et les effets de la légende. Tout de même il y a avait bel et bien une société, qui s’est perdue aujourd’hui dans la masse et le chaos, mais l’intérêt de notre propre aventure n’est-il pas, alors, dans la résistance que nous menons ?

    Les mots d’Amos Oz comme une pensée et comme une musique, touchant au-delà des mots. Les relations qu’il établit, dans ce livre poème admirable qu’est Seule la mer, entre la réalité quotidienne et la sphère mythique, voire mystique, me replonge à tout instant dans ma songerie de toujours. C’est là de la poésie comme je l’entends. C’est cela même que je voudrais revivre et faire vivre au lecteur dans
    Les Passions partagées.

    Avec Tchekhov c’est à la vie que je reviens, tout simplement, à la vie observée et traduite avec autant de vérité que d’équité, de justesse et de bienveillante attention. Relevé, sous sa plume, de dures paroles contre Rozanov, et qui ne m’étonnent guère de sa part. De telles natures sont difficilement conciliables en effet, mais il m’appartient d’accueillir l’un et l’autre. Ma position de gardien de zoo. Aussi attentif à la survie du serpent que du serpentaire, etc.


    medium_Tchekov2.jpgLecture de Tchekhov. Dans Ennemis, qui met en scène un médecin venant de perdre son enfant, dérangé la nuit par un homme lui jurant que sa femme est en train d’agoniser, qui finit par le suivre dans la nuit pour découvrir que son client a été abusé par sa femme infidèle, et qui se retourne alors contre lui, l’insultant sans chercher à le comprendre, comme si la douleur d’un homme trompé n’était rien du tout. Et la nouvelle de s’achever sur le jugement implicite du docteur Tchekhov, non pas contre ceux qui dérangent les médecins pour rien, mais contre les médecins qui estiment plus important le respect qui leur est dû que la considération d’une douleur seulement morale.

    Il fait tout gris mais tout chante à mes yeux ces jours, je ne sais pas pourquoi, c’est comme ça, ce doit être la remontée de la vie et le réveil de tous les chimismes amoureux.

    Lecture de Queneau ces jours. Pas très convaincu par ces romans plaisantins et un peu dispersés, où le jeu cérébral et linguistique compte pour beaucoup trop je trouve. De la littérature pour profs et bibliothécaires, mais la langue est certes excellente. Quant à le comparer à un Céline, c’est de la rigolade. Une page de Céline et tout ce petit château de pages s’effondre dans un bruissement de feuilles sèches.

    L’après-midi à la prison avec Katia, qui me parle de la vie, de sa solitude, des arbres, de son fils, de ses petites-filles qu’elle rêve d’emmener en Toscane, de ma voix (qui s’est posée à l’en croire - et je la crois), de sa fille (dont je l’ai rapprochée dit-elle), avec sa sincérité et sa justesse coutumières. Au parloir de la prison, notre cher taulard nous dit l’épreuve que constitue la visite pour beaucoup de prisonniers, généralement abattus après cette rupture de leur train-train.

    Ma bonne amie très mal ces jours. Son air de gisant de pierre quand elle est allongée dans la pénombre. Son air de reine mongole sous sa yourte.

    Besoin de plus de densité et de simplicité, à quoi me porte ma lecture de Tchekhov. C’est vraiment le médecin au milieu des hommes de tout acabit, et d’une vigueur, d’une lucidité, d’une énergie intérieure qu’on oublie trop souvent, ou qu’on ne repère même pas, ne voyant en lui que l’auteur de La dame au petit chien.

    Au festival des Etonnants voyageurs. Mais plus beaucoup de voyageurs, ou alors vieillissants: plutôt de «grands vendeurs» (un Arto Passilinna rubicond de suffisance ou un James Crumley boudiné dans sa chemise hawaïenne noire à grandes fleurs roses et jaunes), choisis sans doute en fonction de leur tirage, et d’autres qui avaient l’air de se demander ce qu’ils foutaient là (un André Brink ou un Vidosav Stevanovic) et qu’on a fait se presser sur le podium du Café littéraire, tout à l’heure, pour les sommer de dire deux ou trois mots avant que le directeur Michel Le Bris, ruisselant de suavité autosatisfaite, s’en vienne pérorer à qui mieux mieux. Aussi, l’évolution de la manifestation dans le sens du parisianisme ne me plaît guère. L’impression que le festival Etonnants Voyageurs est en train de perdre son âme se vérifie à maints égards en dépit de la faveur croissante du public. On joue le jeu des noms connus et la masse afflue, bruyante et hagarde.
    (Saint-Malo, en mai)

    Remis ce soir le nez dans les Notizen de Ludwig Hohl. Toujours très intéressant quoique trop revêche à mon goût. Le type manquait de rondeur et d’amour à mon goût. Trop génial «a priori»... Trop systématique aussi et en vue d’on ne sait trop quoi, comme un système pour lui-même ou pour les adeptes de la même congrégation de spécialistes, mais laquelle ?

    Il faut se renseigner à fond avant de se prononcer sur quoi que ce soit. Tout ce que nous disons sur les drames qui affectent, jour après jour, l’humanité proche et lointaine, n’est que rarement fondé sur une connaissance exacte. C’est en tout cas ce que je me dis et me répète en lisant des gens comme V.S. Naipaul ou Lieve Joris, à propos de l’islam ou de l’Afrique, qui ont pris la peine de se rendre sur les lieux et de parler avec les intéressés. Lieve Joris, en particulier, montre bien les tenants et les aboutissants de la gabegie africaine, durant la période significative de la transition d’un régime dictatorial (la fin de Mobutu) à une prétendue libération (l’arrivée de Kabila), qui ne tarde à perpétuer l’arbitraire. Ce qui m’impressionne à la lecture de Danse du léopard, c’est la position de l’auteur, d’une équanimité et d’une honnêteté intellectuelle qui n’empêchent nullement des réactions personnelles parfois vives et une capacité d’observation quasi illimitée.

    Je retrouve, à la lecture de Danse du léopard de Lieve Joris, mon enthousiasme d’il y a vingt ans, quasiment inentamé. Il y a chez elle un souci de vérité, de justesse et d’honnêteté qui répond entièrement à ma propre exigence. Elle ne s’en laisse pas conter. Elle pose de bonnes questions et veut les réponses, non pour juger mais pour savoir.

    Comme son livre est menacé d’être saisi par la justice française, je me suis dépêché de lire, cet après-midi, La rage et l’orgueuil d’Oriana Fallaci, qui m’a paru à la fois sensé et insensé. Ce qui est défendable, assurément, mais c’est enfoncer une porte ouverte, tient à sa critique véhémente du fanatisme islamiste et à tout ce qui en découle de révoltant, notamment pour les femmes. Ce qu’elle dit en outre contre le double jeu de certains Etats, à commencer par l’Arabie saoudite, me semble également fondé et bon à répéter. En revanche, à partir d’un certain moment, la fureur semble aveugler la diva claquemurée dans son bunker de Manhattan et lui faire dire n’importe quoi, sur un ton qui vire bientôt à la grossièreté et à l’injure méprisante. C’est dommage, mais en somme assez typique d’une certaine catégorie de gens qui, par aigreur personnelle (cela se lit sur son visage), par orgueil ou plutôt par vanité blessée, se crispent sur des positions qui se veulent radicales et excluent toute discussion, nuisant finalement à leur cause plus qu’ils ne la servent. Dimitri me semble tombé dans le même piège.

    Cette attitude de fermeture de la Fallaci me choque d’autant plus que je suis en train de lire Lieve Joris qui, tout à l’opposé, s’efforce à tout moment de comprendre les autres avant de les juger ou de les condamner.

    Je n’ai pas besoin d’aller bien loin pour savoir ce que sera la Suisse de demain: il me suffit d’ouvrir la fenêtre et de regarder les gens d’en face. Il y a là des Bosniaques et des Antillais, des Noirs et des Jaunes, des gens qui frayent et d’autres qui vivent en vase clos, des gens probablement honnêtes et d’autres qui vivent de trafics plus ou moins douteux comme le Chinois de l’épicerie voisine d’à côté aux portes ouvertes tard dans la nuit...
    Pour ma part je regarde cela sans en conclure rien de négatif ou de positif, je suis persuadé que l’intégration d’une communauté étrangère représente un apport, mais n’en suis pas moins conscient qu’une partie de cette communauté ne veut pas s’intégrer, que certains individus ne sont là que par avidité ou même pour des motifs criminels qui suffisent à discréditer les autres.

    A la fin de Danse du léopard, Kinshasa se transforme en camp retranché où tout autre est qualifié de rebelle ou de barbare, comme dans le livre de Coetzee, explicitement cité d’ailleurs. Or c’est cela aussi qu’il faut craindre chez nous: que n’importe quel autre en vienne à incarner la barbarie et soit combattu sans même pouvoir dire ou montrer qui il est.

    Monté ce matin à l’hôtel des Chevreuils, dans les hauts de Lausanne, où Lieve Joris m’attendait. Pas vraiment chaleureuse au premier abord. Mais la complicité s’est vite établie entre nous, nous sommes partis en voiture, avons passé par les corniches du Lavaux puis sommes montés jusqu’au col de Jaman, d’où nous avons marché un bon bout du côté de la chaîne des Gais Alpins, nous racontant mutuellement nos parcours. C’est là-haut qu’elle m’a fait le récit circonstancié de sa visite à V. S. Naipaul à Trinidad, ensuite de quoi nous avons mangé sur la terrasse de Sonloup. Très intéressante et très attachante personne. Famille nombreuse de la campagne des Flandres belges. Elle très proche de sa grand-mère, la soeur de l’oncle du Congo, en fait le grand-oncle. Un frère aîné tourné voyou et mort d’overdose. Beaucoup d’observations communes, elle à propos de l’Afrique et des Arabes, moi à propos de la guerre en Yougoslavie. Ensuite l’ai conduite à Genève où elle avait une rencontre avec ses lecteurs. M’a fait une très belle dédicace par laquelle elle m’accueille dans la tribu des anti-tribalistes…

    medium_Dillard.jpgIl m’arrive, ces jours, de ne plus trouver de saveur à rien. Ce soir, la seule palpitation me vient à la lecture d’ En écrivant d’Annie Dillard, et ma joie a repiqué. C’est cela même: que je suis un être de joie.

    Je suis épaté par l’effort que tant d’auteurs consacrent à de si vains ouvrages, qui constituent la masse de la production des temps qui courent - vraiment cet effort de ne rien dire est impressionnant.

    Ce soir au Val Fex. Ne me lasse pas de contempler ce fond de val que je me retiens de dire idyllique, qui porte naturellement à la contemplation et à l’élévation. Je ne sais trop à quoi cela tient mais c’est à la fois intime et ouvert, bruissant de vie et comme sublimé, avec quelque chose de Cézanne dans la vibration des jeunes et des ocres sur un fond très doux de multiples vertes, et ces lignes si délicates, qui donnent sa profondeur au tableau, des sentiers et des torrents.

    Pas du tout d’accord avec Daniel de Roulet qui affirme que Dürrenmatt est un auteur de la guerre froide, en somme dépassé aujourd’hui. Me semble au contraire que Dürrenmatt est toujours plus pertinent au contraire, et d’autant plus qu’il a toujours échappé aux mots d’ordre momentanés des idéologues et des partisans. Le problème de Daniel de Roulet justement: son côté idéologue et partisan. Le type de gauche aux aguets. Me rappelle comment il épinglait un auteur du Groupe d’Olten (Olivier Sillig) en le taxant de «politiquement suspect». J’imagine alors ce qu’il doit penser de moi…

    Naipaul est à la fois impliqué et détaché, apparemment froid et en tout cas distant, ou discret, comme l’était aussi un Dürrenmatt, par rapport aux complications psychologiques, affectives ou sexuelles de la vie. Ce sont des romanciers à types, sans qu’on puisse leur reprocher de réduire la complexité humaine à des schémas.

    Repris depuis hier la lecture d’Une maison pour Monsieur Biswas, de Naipaul, qui m’enchante bonnement. C’est l’écrivain du déracinement et de la réadaptation, de la dignité bafouée et reconquise. Ce qui me passionne dans Une maison pour Monsieur Biswas est la quantité et la qualité des détails qui font de cette histoire du fin fond des îles une histoire de partout et de toujours. C’est à la fois drôle et poignant, on y sent la rage de celui qui a été humilié et qui prend se revanche, ou plus exactement celle de son père puisque M. Biswas est Naipaul père.

    Il y a souvent quelque chose de totalitaire chez l’écrivain, à tout le moins d’égocentrique et de despotique, qui peut s’expliquer chez les plus grands par la totalité de leur engagement à l’oeuvre. C’est notamment le cas d’un Naipaul, qui n’hésite pas à envoyer au diable les critiques mal préparés à sa rencontre et va jusqu’à rudoyer ses interlocuteurs les mieux disposés.

    Repris ce matin la lecture de Montaigne; et tout, alors, se recentre par rapport à des références plus rares et plus fondamentales, comme les Romains à ses yeux - et je ressens le même sentiment de soudaine relativisation qu’ en lisant Pound l’autre jour (Sur la lecture) à propos de la littérature française, qui ne retient que François Villon et quelques autres...

    Très intéressé, tous ces jours, par le petit livre regroupant les quatre leçons au Collège de France de Jean-François Billeter, sur le philosophe chinois Tchouang-tseu. Cette méditation sur l’articulation des langages philosophique et poétique, dans la zone de l’apprentissage humain qui touche à la fois à la parole et à l’acquisition des gestes culturels (geste de l’artisan, geste de l’artiste) recoupe mes réflexions dans la foulée d’un Ludwig Hohl ou d’une Annie Dillard.

    Parfois je me demande à quoi tout ça peut bien rimer, pourquoi et pour qui faire des livres ? Ce soir par exemple je trouve tout ça plutôt vain, considérant les milliers de livres qui m’entourent et dont je ne distinguerais même pas les titres sans mes lunettes. D’où je suis, dans la pile la plus proche, je lis: Jehanne la Pucelle, Le bâton d’Euclide, La crise du capitalisme mondial, Qui sont les drogués, Le russe vivant, etc. Je lis Ben Laden la vérité interdite ou Chants de Mihyar le Damascène. Je lis PETIT Small Cigars Sumatra 100% Tobacco E. Nobel, je lis Pas de pardon et je pense au jeune type qui me demandait de l’argent avant-hier soir (la énième fois que je le rencontre ces temps) et auquel je n’ai pas répondu pour une fois, me détournant carrément. Je vois une pile du numéro 53 du Passe-Muraille et je me dis que maintenant il faut préparer le numéro 54 pour qu’il y ait un numéro avant le 55. Cela ne se fait pas de publier le numéro 53 puis le 55 puis le 66.

    Je sens qu’à tout moment notre corps décide de vivre ou de mourir. Souvent une partie du corps est déjà morte quand la partie «physique» renonce à vivre. Cette histoire du corps nous ramène à une certaine Chine qui considère que le corps total est une âme et que mieux on habite son corps plus on est esprit, et inversement quand on est tout esprit on manie la serpe et la flûte comme un dieu.

    Fight club pose bien la problématique du non-engagement de la nouvelle génération, ou plus exactement de son dédoublement schizophrène entre le consentement et l’individualisme anarchisant.

    Le côté Mark Twain de Naipaul, avec son petit personnage entêté dans sa révolte et plongeant dans les abysses de la magie et du désespoir (l’épisode de la première cabane vaincue par les éléments et la fureur des ouvriers) avant de refaire surface en découvrant enfin sa vraie vocation, à Port of Spain, puis en établissant sa position.

    J’étais en train de travailler à l’herbe quand s’est pointé, ce matin, un jeune type semblant chercher son chemin, et qui me cherchait à vrai dire pour une démarche qui avait l’air de le gêner. M’a dit s’appeler Ivan et avoir lu L’Ambassade du papillon. Lui ai fait du café et avons parlé plus de deux heures d’un peu tout - surtout du monde actuel - avant qu’il ne retourne à sa voiture pour y chercher trois carnets qu’il voulait me faire lire. M’a dit qu’il espérait que je ne le prenne pas pour un fou. Lui ai promis de lui dire strictement ce que je pensais, comme je le fais toujours. Au cours de la conversation, comme il parlait de son père, fondateur de la Ligue marxiste révolutionnaire, m’a raconté qu’un soir, après une longue discussion contradictoire entre eux, le paternel en question lui a désigné la bibliothèque, pleine des écrits de Marx, de Lénine et consorts, avant de lui dire qu’il ne pourrait connaître la vérité qu’après avoir lu les livres de ces gens-là. Estime en outre qu’il n’a jamais rencontré de gens aussi intolérants que dans le milieu de ses parents, et je lui dis que c’est à cause de cela même que j’ai quitté les jeunesses progressistes après une année seulement de militantisme.
    Quant au contenu de ses carnets, que j’ai feuilletés après son départ, ce sont des propos assez naïfs, qu’on dirait notés par un garçon de seize ans (il en a trente-cinq) sur les maux de ce monde et la manière d’y remédier. En fait, Ivan se présente comme celui qui a décidé crânement de prendre la place vacante de «Celui qui viendra», selon les termes de la prophétie biblique, il a l’air d’être convaincu de représenter le nouveau Messie dont le monde a besoin et je me demande bien comment je vais lui répondre. Ses observations sont d’un jeune idéaliste que l’injustice et le mal révoltent, ce sont pour lui des vérités qu’il croit être seul à reconnaître et je partage pas mal de ses opinions, mais je ne puis évidemment le suivre dans sa vocation «mondiale» et «publicitaire», pour user de son vocabulaire, et il faudra bien que je le lui dise en prenant soin de ne pas le froisser...

    Réveillé par ma conscience à vif. Ce moment d’avant l’aube où, dans le corps que le sommeil enténèbre encore plus ou moins, l’esprit aiguise déjà ses couteaux.

    L’idée qu’on puisse être un tueur sans avoir levé la main sur quiconque: ma conviction qu’on tue parfois les gens de leur vivant.

    Les écrivains de l’aura. Essentiellement (pour moi) Cingria, Audiberti, Buzzati, Gomez de La Serna, Rozanov, à des degrés très divers.

    Des romans conçus pour faire passer le temps. D’autres pour transformer son pollen en miel.

    Achevé ce matin la lecture d’Une maison pour Monsieur Biswas. Ce qu’on peut dire tranquillement un chef-d’oeuvre, même sans en goûter la version originale. C’est à la fois le livre du père et de l’humiliation sublimée, qui décrit admirablement le passage d’une époque et d’une culture à une autre.

    Si j’écris avec la vie, je peins avec le temps. La reprise, qui paraît artificielle en littérature, mais qui peut donner lieu à un réexamen décisif (base même de la première partie des Passions partagées), est toute naturelle avec la peinture, «montée» par strates. Ce qui m’insatisfait aujourd’hui pourrait être révélé demain. Cette toile qui était hier un champ de blé est aujourd’hui un couchant flamboyant sur le lac et les montagnes.

    Au total, et très concrètement, mes notes journalières, de 1974 à 2000, représentent cinquante-deux carnets noirs, tenus sans discontinuer quoique de façon irrégulière jusque dans les années 90 où j’ai commencé à noter tous les jours quelque chose.

    Pluies diluviennes ces derniers jours. Poursuivi la lecture d’A la courbe du fleuve, de Naipaul, dont chaque page m’intéresse et me fait penser aux personnages d’un roman possible, confrontés en Suisse à ce que vit Salim en Afrique, à savoir le choc des cultures et l’effet, sur les individus, des bouleversements d’une société.

    Très intéressante réflexion sur l’eudémonisme de Proust. Son goût du plaisir. Presque: sa religion. Mais plaisir poétique englobant, sa délectation de la reprise plus que l’hédonisme à la petite semaine. Souvenir cependant de sa façon dont il évoquait son plaisir solitaire d’adolescent, avec je ne sais quel jeune correspondant (Halévy, me semble-t-il, qui en était choqué), défendant avec insolence son droit à jouir en dépit de la morale des familles.

    A l’instant, sortant du musée Hermann Hesse et me retrouvant à la terrasse jouxtant l’arrêt de la poste, ma bonne amie m’apprend, sur mon portable, que maman a été victime ce matin d’une hémorragie cérébrale. Elle est tombée en se lavant et ma soeur l’a trouvée vers midi, avant d’appeler l’ambulance. Elle est depuis lors dans un coma que les médecins disent irréversible, et ses heures semblent comptées. J’annule aussitôt mon voyage en Bretagne et je rentre. Le sommelier doit se demander quel chagrin d’amour me fait ainsi chialer sur mes trois décis de Merlot.

    Ma petite mère qui regarde, me suis-je dis tout de suite, du côté de son amoureux dont elle est séparée depuis presque vingt ans. Ma petite maman de samedi dernier dans sa robe bleue et avec ses cheveux coupés courts, comme jamais elle avait osé, et qui lui allaient si bien. Ma petite innocente qui va rejoindre son innocent...
    (Montagnola, ce 18 août)

    Pascal disait que l’homme du futur aurait le choix entre la foi et le chaos. Or, on en est actuellement au simulacre de foi, qui ajoute au chaos.

    J’ai ces temps deux amis occultes qui m’aident à tenir et me stimulent: ce sont V.S. Naipaul et Marcel Proust. Deux amoureux du détail. Deux écrivains qui ont tout donné.

    Thème important chez Naipaul: le retour à la brousse. Que je développerai pour ma part en désignant les formes de la régression contemporaine, du bruit à l’aberration sexuelle.

    «Il faut vous attendre à ce que ça se prolonge», me dit-on l’air compatissant. Ainsi la formule «elle risque de mourir» devient «elle risque de vivre». Mais je me sens ces jours comme hors du temps, ou dans un temps déplié come une carte du ciel, où nous sommes si petits.
    (Au CHUV)

    Passé vers elle avec Julie. Celle-ci très impressionnée, lui a dit tendrement adieu. Car je pense que c’est la dernière fois.
    (Au CHUV)

    A son chevet une fois de plus. Respire un plus précipitamment, son pouls bat la chamade, et j’ai l’impression que la délivrance approche. Mais elle respire, et toute la nature avec elle.

    Mon travail pour le journal m’a occupé et distrait depuis la mort de maman, mais ce soir le chagrin, le tout gros chagrin m’a assailli sur l’autoroute, au point que je ne voyais plus où j’allais.
    (26 août)

    Où est-elle maintenant ? Où est celle qu’on appelait maman ou grand-maman ? Est-elle tout entière disparue ou survit-elle d’une manière ou de l’autre ? Sera-t-elle réduite à cette poignée de cendres que nous allons déposer en terre à côté de la poignée de cendres de son cher et tendre, ou ce qu’on appelle leur âme poursuit-elle quelque part une existence différente, à part leur existence survivant en nous ?

    Rêve dantesque la nuit dernière, à la fois plastique et très signifiant, m’évoquant aussi les Délices à la Jérôme Bosch. Nous étions d’abord perdus en campagne, à proximité d’une forêt où l’on nous recommandait de ne pas aller. Nous y allions tout de même et pour découvrir, bientôt, des tombes fraîches par dizaines, puis par centaines, les unes petites et les autres plus grandes, et des voitures aux vitres fumées stationnaient ça et là dans un climat de terrible menace. Nous cherchions donc à fuir, puis nous arrivions dans une espèce de grand parc de jeux où se mêlaient enfants et adultes, la plupart des messieurs à lunettes en costumes d’employés gris dont certains étaient accouplés à des enfants et les besognaient ou mimaient l’acte sexuel - tout restant très «habillé». La scène avait quelque chose de silencieux et de banal, rien de cruel ni de lubrique, mais une sorte de jeu morne effrayant tout de même qui nous poussait à fuir une fois de plus, et nous arrivions au pied d’un bâtiment monumental, évoquant à la fois un palais babylonien et un bunker, dont on ne voyait du bas que les milliers de marches s’élevant vers les hauteurs comme dans un labyrinthe topologique à la Piranèse ou à la Escher. On était attiré par la montée de ces marches, mais soudain un petit chariot dévalait la rampe attenante, dans laquelle un petit personnage inquiétant, à face de papier mâché ou de viande boucanée, nous posait des questions de culture générale genre Trivial Pursuit. Nous comprenions que de bonnes connaissances nous permettraient de nous élever à bord de ce chariot. Mais déjà nous étions dans une nuit glaciale et de nouveau très angoissante, peuplée d’ombres longeant de hautes clôtures de barbelés, le long desqelles patrouillaient des soldats aux allures d’escadrons de la mort. A un moment donné, des barrières s’ouvraient et la foule se précipitait vers cette percée, mais bientôt on apprenait qu’il faudrait tuer si l’on voulait passer de l’autre côté, et je ne suis pas sûr que j’y allais, mais je ne suis pas sûr du contraire non plus, à vrai dire le rêve posait implicitement ce cas de conscience, Il me semble que je n’y allais pas. Ou plus exactement il me semble que j’étais très attiré par la curiosité de tuer, mais que je n’y allais pas.

    Cette idée de nouvelle qui me vient sur le quai de la gare où je vais prendre le train pour Saint-Gall: les deux personnages qui se voient depuis des années, sans se connaître, qu’une sorte de complicité lie à la longue, et qui se retrouvent un jour autour d’un café, mais ne trouvent rien à se dire.

    medium_Roth.jpgDans le train, je lis La Tache de Philippe Roth, aussitôt emballé. L’histoire d’un vieux prof de langues anciennes, devenu doyen de l’université qu’il a complètement réformée (au prix de pas mal de rancunes, on s’en doute) et qu’un mot malheureux, à propos de deux étudiants jamais présents (et noirs, ce qu’il ignore), livre à la vindicte des obsédés du politiquement correct, relancée au moment où l’on découvre sa liaison de vieillard indigne avec une jeune femme de ménage. Tout cela est drôle, plein d’humanité et de tendresse «à travers le temps», tout à fait à la hauteur et dans le même genre que le Ravelstein de Saul Bellow. A ce propos, il est curieux de voir comment les écrivains de l’époque, et parmi les meilleurs, s’éloignent peu à peu du roman pour s’impliquer eux-mêmes dans la trame du récit et jouer avec les faits et la fiction. C’était déjà le cas de Proust avec ses trois angles de narration (le narrateur, Marcel et le romancier), c’est le cas de Céline aussi, et plus près de nous de Thomas Bernhard, de V.S. Naipaul, de Sebald ou de Hella S. Haasse, entre beaucoup d’autres.

    Me disais ce matin que j’étais heureux de ne pas être prof, obligé que j’aurais été, comme tous les jours, de me pointer à la séance de ce terrible tribunal qu’est une classe; et je me disais que je devrais me montrer plus indulgent envers les faiblesses, voire les tares des profs, parfois si décevants, si mesquins, si ladres, si routiniers, si amortis, en me rappelant cette épreuve quotidienne que doit constituer, pour beaucoup, la comparution devant une classe.


    Toujours pensé que le corps débordait ses frontières, comme un fleuve à l’orage.

    La femme africaine qui rentre de nuit au village pour ne pas être suivie.

    Les écrits qui stimulent l’esprit. Pascal et Sénèque. Valéry. Ludwig Hohl. Et les écrits de l’aura. Le Buzzati d’En ce moment précis, Rozanov, Oblomov , Walser ou Cingria.

    Dualité de la civilisation (culture et cruauté).

    L’homme civilisé a besoin à la fois de l’esclave et de la reconnaissance. D’où son double langage. Ne suffit pas d dénoncer le double langage. Plus important de saisir à quoi il tient.

    L’écriture, comme la peinture, a besoin d’un fond. Ensuite on brasse la matière et tout à coup se dégage une forme. Pas du tout d’opposition entre ce qu’on appelle fond et forme.

    Des gens qui pensent qu’ils ne sont rien sans avoir été «publiés» d’une manière ou de l’autre. L’obsession d’écrire à peu près égale à celle de percer à la Star Ac'.

    Très intéressé par la lecture d’Un ami parfait de Martin Suter. Avec une restriction cependant: trop propre, trop lisse. De l’horlogerie à vrai dire. Tout y est précis, intelligent et sensible. Mais limité. De la littérature ? Oui tout de même, je crois. Parce rien n’est simplifié des psychologies, si l’histoire elle-même est un peu téléphonée - un peu trop habilement faite.

    Paul Veyne parle de l’aura de Sénèque, et c’est vrai que la Lettre à Lucilius est une climat avant tout, une immersion et une certaine lumière, plus encore qu’une suite de pensés articulées. La voix y est essentielle, comme chez Rozanov.

    Dans Les Passions partagées, il s’agit de dégager, de chaque écrivain, ce qui compte vraiment: ce que chacun m’a donné d’unique et d’irremplaçable. Cingria ou le chant du monde. Witkacy ou la perception du mystère de l’être et l’expression de l’inassouvissement. Buzzati ou la mélancolie. Chesterton ou le bon sens radieux. Walser ou la rêverie sensible. Thomas Bernhard ou la saine colère. Thomas Wolfe ou la nostalgie. Ainsi de suite.

    Bonne conversation, ce matin, avec Martin Suter, qui me semble un type sérieux, à la fois doux et solide, pas vraiment à la hauteur (ou au niveau de profondeur) de Dürrenmatt, mais meilleur romancier que celui-ci, ou disons plus efficace conteur.

    Il n’y a pas, selon moi, de légitimité aux droits démocratique sans prise de responsabilité simultanée. Je crois même que les devoirs assumés nous rendent plus libres que les droits.

    Lecture de Poids léger d’Olivier Adam. En effet: poids léger, pour ne pas dire poids plume, et finement tenue, ladite plume, parmi les meilleures des nouveaux venus, mais qui laissera quelle trace durable ?

    Reportage, ce soir à la TV, sur les libertariens. Détestable idéologie, à mon goût, qui en revient à la loi de la jungle. Contre toute forme d’Etat, ces gens-là prônent la privatisation de l’enseignement, de la police et de la justice, tout étant réduit à une forme de commerce, et par conséquent tout gouvernement devenant celui de l’argent.

    Une expression qui me paraît ridicule avant tout examen: la success story...

    Malgré tout le bien que je pense réellement d’Un ami parfait, ce genre de littérature ne compte pas vraiment pour moi. J’ai écrit que Suter pouvait se situer dans la foulée d’un Dürrenmatt, mais il n’y en a pas moins une énorme différence de coffre et d’amplitude. Car le moindre trait de Dürrenmatt grince et fait mal, tandis que la critique à la manière de Suter, même virulente, reste en somme conditionnée. J’admire cependant le conteur. J’admire la performance...

    Lutter contre toute forme d’intoxication, et par exemple celle de la sentimentalité. Mais gare au cynisme cependant. Exactement le travers de Sollers, qui en arrive à rire de tout, avec son air supérieur, soucieux de son seul plaisir. Autant dire que tout ce qu’il y a de tragique au monde lui échappe, et que toute compassion lui est étrangère. Or cela le juge: il n’est que léger.

    Notre chère Katia, frappée à son tour par une attaque cérébrale, a l’air de s’en être remise Ma bonne amie l’a rejointe avec Sophie à Maastricht, d’où elles reviendront en deux étapes. Repense à mon projet de livre où deux vieilles dames se raconteraient mutuellement - ma mère et celle de ma bonne amie... (19 septembre)

    Relu ce soir Le thé au citron de Marian Pankowski. Toujours très touché par ce mélange de douleur et de mordant. Et comme elle reste vraie, cette histoire des deux anciens déportés polonais qui se retrouvent par hasard sur un bateau du lac Léman, et qui ont entendu des Suisses leur dire que, certes, ce qu’ils avaient vécu était terrible, mais que ce qu’eux, les Suisses, avaient enduré pendant la guerre était tout aussi pénible dans la mesure où ils avaient à imaginer le malheur des autres sans le vivre eux-mêmes.

    Mon papier sur L’Etoile des amants, le dernier livre de Philippe Sollers, est assez carabiné, à proportion du chiqué qui me semble le caractériser. J’aurais pu me montrer plus cool, comme on dit, mais le fait de lire Annie Dillard (Pèlerinage à Tinker Creek) en même temps m’a fait ressentir, avec une acuité particulière, le côté fabriqué, posé, voulu, et en somme très cuistre, du Sollers redécouvrant par exemple la nature à travers les noms d’oiseaux. Une chose est d’énoncer les noms pittoresques de ceux-ci, et tout autre chose de parler de ceux-là en connaissance de cause, comme le fait Dillard. Bien entendu, je dois paraître lourdaud à m’en prendre ainsi à cet élégant, mais peu me chaut.

    Très touché par la lecture de W.G. Sebald, dont Les émigrants cristallisent une forme proche de celle de L’Enigme de l’arrivée de Naipaul. Il y a là un mélange tout à fait original de récit personnel et de fiction, qui tient à la fois de la méditation sur la vie et du poème en prose. On retrouve aussi cela chez Hela S. Haasse dans
    Viser les cygnes.

    La chasse aux pédophiles est en train de se transformer en sinisre opération de délation, dont le nauséeux Matin se fait le premier exécuteur. Un papier de ce matin, sous la signature de je ne sais qui, détaille la vie d’un directeur des écoles de Bulle, qui vient d’être mis à pied on ne sait trop sous quel prétexte puisqu’on n’est même pas sûr qu’il ait commis d’autre délit que d’avoir visionné un film porno pour adultes. Cela n’empêche pas notre confrère de décrire un personnage à l’«air taciturne» qui vit dans une maison un peu isolée où on ne lui sait guère de visites que celle de sa soeur, alors qu’on a remarqué son habitude de se promener avec deux chiens. Tout, dans la rhétorique de ce sale article, trahit cette nouvelle forme d’abjection qu’on voit se répandre de plus en plus dans les médias, et dont j’ai l’impression qu’elle n’est qu’un avant-goût de ce qui nous attend. Je suis un peu rassuré, au demeurant, par la réaction immédiate de nos confrères de la radio, qui parlent déjà de chasse aux sorcières, et je sens bien que de tels dérapages ne passeront pas dans notre pays où le bon sens et les réflexes démocratiques restent solidement ancrés.

    Crépuscule, ce soir, d’une sauvage splendeur assez rare dans nos contrées, avec un couchant orange vif se déployant en traînées violettes et indigo, sur le fond duquel se détachent les premiers plans vert foncé et bleu sombre du val. Noté aussi la consistance, comme de la mousse spongieuse bleu terne, d’un immense nuage en suspension au-dessus de la croupe mauve du Jura. Hélas pas eu le temps de rien aquareller, ou peut-être pas osé...

    En lisant, ce matin, un long article sur la nidification des oiseaux, je me retrempe dans cette espèce d’attention pure qui était la mienne, dans mon enfance et plus tard, pour la nature et ses merveilles, et que je retrouve aujourd’hui à la lecture d’Annie Dillard. En découvrant la cohabitation des jacamars et des termites, en apprenant que la sterne fuligineuse de l’île Midway se contente de creuser dans le sable de corail pour y faire son nid, ou que les moineaux républicains se construisent de véritables habitations mitoyennes contenant jusqu’à soixante chambres, je retrouve ce lien profond avec la nature qui m’a fait inscrire cette composante dans mon premier livre sous la forme de la passion que nourrit le narrateur pour l’observation des fourmis (laquelle est pure invention, soit dit en passant), et qui resurgit comme un leitmotiv plus ou moins insistant dans tous mes autres livres.

    A propos d’envie, je me demandais ce matin, en lisant L’Adieu à l’automne où il en est question, qui je pourrais bien envier aujourd’hui ? A vrai dire je crois que je n’envie personne, sachant que je suis seul à vivre ce que je vis comme je le vis, et connaissant trop bien l’envers de toute envie, satisfaite ou pas.

    medium_Witkacy2.jpgPoursuivi ce matin la lecture de L’Adieu à l’automne, dont je n’avale plus tout, aujourd’hui, comme il y a trente ans de ça. Je trie, mais il m’en reste encore beaucoup d’observations et d’idées très intéressantes, notamment sur l’évolution de l’art dans la société et la montée de l’insignifiance liée à la poursuite et à l’établissement du bien-être généralisé.
    Et puis il y a ce sentiment-sensation, fondamental chez Witkacy, d’un vertige métaphysique découlant de la conscience angoissée du mystère de l’être et d’une insatisfaction à caractère diffus et spécifique, collectif et individuel, esthétique et philosophique, affectif et sexuel, éthique et existentiel, que je ressens toujours violemment pour ma part.


    Une image saugrenue m’est venue, il y a quelque temps, en lisant le dernier livre de Sollers, dont l’hédonisme affiché m’agace, et c’est celle de la limace juchée sur un étron d’âne que je venais d’observer sur le chemin conduisant au nid d’aigle. Cette limace avait quelque chose de pur, et je pense qu’il en va de même de Sollers, pourtant il m’exaspère quand il fait son romancier du plaisir.
    Au vrai, je ne suis pas du tout un matérialiste au sens de cette idéologie limitative, qui enferme le corps dans les limites d’un étron ou d’une limace. Je trouve chez les Chinois une vision bien plus ample, qui fait déborder le corps et préfère à la limace l’escargot dans sa coquille nacrée - l’escargot aux fines antennes clitoridiennes et à la trace argentée rappelant la traîne de communiante. Le matérialisme selon ma doctrine ne s’oppose pas du tout au spiritualisme: il l’incarne véritablement comme la vague élance l’esprit de l’eau sur la nageuse en costume de bain imitant le derme d’otarie. A tout instant Dieu seul passe dans la limace afin de lui donner cette grâce de se sentir exister et de mordre plus résolument dans la conglomération chocolatée de l’étron d’âne, mais que pouvons-nous en dire de plus que n’en disait Voltaire, qu’on prétend un peu vite irréligieux ? Je pense quant à moi qu’il faut reconsidérer d’A à Z notre rapport au monde ou avec, donc au double sens technique et poétique. Les enfants nous y aideront. En tout cas je repense avec une nostalgie gourmande aux cacas bien moulés de mes filles lorsque je les vois se dandiner dans la foule estivale et lancer des oeillades aux Kosovars et autres Péruviens.

    Seul à La Désirade depuis hier. Commencé de lire un livre très intéressant sur les origines plurielles de la foi chrétienne, du théologien américain Gregory J. Riley. J’y apprends que les notions dualistes Dieu-Diable ou Ame-Corps ne sont pas des inventions d’Israël mais viennent des Perses et des Grecs, intégrées dans le judaïsme après l’exil à Babylone. On n’est pas là sur le terrain des recherches sur l’historicité de Jésus: on s’interroge sur ce qui, dans le personnage de Jésus, puis dans ce qui est devenu sa personne, a tant attiré les gens au point de susciter tant de sacrifices et de bouleverser l’histoire de l’Occident, désormais partagée en deux périodes de l’avant et de l’après. Riley montre bien que nous avons une perception très faussée des premiers temps du christianisme, où cohabitaient de multiples formes de croyances proches de ce qui allait devenir cette religion-synthèse, sans l’élément fondamental qu’a représenté la figure même du Christ, héritier des héros demi-dieux de la tradition indo-européenne et grecque et transformé en Messie-tout-le monde, si j’ose dire, qui retourne toutes les valeurs et les conceptions autoritaires de la Tradition juive pour devenir le Dieu de chacun et la personne plus intimes à nous-même que nous, à la fois notre père et notre fils, notre colombe et notre poisson.

    En lisant je me retrouve dans une aura. C’est peut-être cela que je cherche, depuis le temps - je ne sais pas. En lisant, du plus loin que je me souvienne, je me retrouve dans la maison de notre enfance, et c’est notre mère qui nous lit les histoires d’Amadou, de Papelucho ou de Londubec et Poutillon. En lisant je me retrouve dans cette chambre en enfance où nous sommes protégés de tout, et pourtant lire me sera bientôt la plus belle aventure. En lisant je me retrouverai bientôt sur l’île au Trésor ou à Nijni Novgorod avec Michel Strogoff, vingt mille lieues sous les mers ou sur la lune - il me suffit d’écrire ces mots à l’instant pour retrouver l’aura que je retrouve en lisant.

    Plus les années passent et mieux je vois, avec une sorte de reconnaissance lancinante, la beauté de ces forêts d’automne, comme aujourd’hui de notre balcon en proue sur la mer de brouillard engloutissant le lac et les terres jusqu’à la hauteur des pâturages encadrés de pentes boisées dont les moires rousses tachetées d’or flamboient sur le fond gris étain de la brume et du ciel couché, au-dessus de quoi semblent flotter les montagnes de Savoie qu’on dirait plus lointaines et plus élevées, plus pensives qu’à l’ordinaire.

    Image: Vue de la Désirade, aquarelle JLK.

  • La pénétrante

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    … Moi je te dis qu’avec le péril vert faut être hyper vigilant, d’abord y te la joue Byzance, ça a l’air de rien, y te la joue Taj Mahal et tout ça, et déjà t’as les arabesques et ça sent bientôt la mosquée, c’est tout le monde en chaussettes, et pour finir t’es sûr, mon vieux qu’on va te voiler ta mouquère et que t’auras le minaret dans l’dôme…

  • Découverte de Sacha Sperling

     

    Sacha3.jpgEn lisant Mes illusions donnent sur la cour. Dans la filiation de Bret Easton Ellis...

    Un compère me parlait avant- hier soir d’un jeune écrivain de dix-huit ans qu’il fallait lire absolument, LE phénomène du moment, une espèce de Sagan au masculin, dont il était question l’autre matin sur France-Culture.

    Or, je me méfie de ce genre de « révélations», surtout que Beigbeder y serait déjà allé de son coup de clairon, mais je vais voir sur la grille de France-Culture, sans rien y trouver. Puis mon compère l’identifie en librairie hier après-midi: son nom est Sacha Sperling, et le titre de son roman: Mes illusions donnent sur la cour. Du coup, je lui dis de l’acheter, et dès son retour à La Désirade  je commence de lire Mes illusions donnent sur la cour, beau titre à la Carver, dont la première page me rappelle, par sa netteté mélancolique et son objectivisme sensible, les premières pages de Moins que zero de Bret Easton Ellis. Puis cela devient autre chose : cela devient un récit personnel au ton unique, délicat et subtil, précis et poreux, très mûr de perception émotive et pour ainsi dire implacable par son regard et ses constats, comme un regard d’enfant découvrant l’énormité fragile du monde et que quelque chose va basculer dans sa vie; et de fait on est bientôt pris par ce qui se passe, d'un constat à un autre constat, dans ce roman de Sacha Sperling qu’on sent aller, de phrase nette en phrase nette, avec une espèce de tendre et lancinante honnêteté, vers la vie comme elle est quand on y entre - et maintenant, réellement pris, comme on dit: scotché par le premier roman de ce grave gamin, après avoir noté cette phrase de la page 31, «Un jour j’ai arrêté de considérer ma mère comme ma mère. Je ne sais pas comment ça s’est fait. Ce jour-là, j’ai véritablement commencé de l’aimer… », j'ai poursuivi ma lecture, achevée tout à l'heure.

    Il ne faut pas oublier, dès la première phrase de ce livre, que s'y exprime un adolescent de  14 ans: "Je n'avais aucune idée de la mélancolie que pouvait m'inspirer un ciel d'été, si bleu soit-il. Le silence est trop lourd quand on attend quelqu'un, certain que cette personne ne viendra pas, ou pas vraiment.

    Un gosse de 14 ans peut-il s'exprimer ainsi ? Un adolescent peut-il dire "certain que cette personne ne viendra pas, ou pas vraiment ?" La question implique aussitôt la vraisemblance psychologique de cette confession d'un enfant du siècle, qui traite d'une matière vécue par Sacha Winter à 14 ans et que transcrit Sacha Sperling à 18 ans, en indiquant précisément, à la fin du roman, que le récit de Sacha Winter est peut-être un "mensonge" qui lui permet d'affronter sa vie. 

    Ladite vie pourrait  être résumée à la dérive d'un jeune en mal d'amour, plus ou moins rejeté par un père qui a raté son Mai 68 sans réussir à assumer sa paternité, et qui n'entrera jamais dans la vie de Sacha, et une mère adorable qui lui donne tout, à commencer par une affection sans bornes, sans l'empêcher de s'enfoncer peu à peu dans l'angoisse nihiliste, puis dans la coke et l'autodestruction. Un seul appui existentiel permet à Sacha Winter d'affronter la réalité: sa complicitié amicale, puis amoureuse, avec son alter ego Augustin, qui flotte comme lui entre fêtes et baises confuses, plaisirs improbables et nuits magnétiques scandées par la drogue et la violence musicale.

    Dans les grandes largeurs, le roman évoque le milieu et les comportements des Kids de Larry Clark, avec une scène qui rappelle presque photographiquement la dernière séquence de sexe "innocent" de Ken Park où les deux garçons se partagent la même fille. Le même climat d'innocence acide et de déspérance baigne d'ailleurs Mes illusions donnent sur la cour, rappelant aussi les nouvelles d'Informers, premier recueil de Bret Easton Ellis traduit sous le titre de Zombies, dont on retrouve notamment les observations portées par le narrateur sur ses relations avec son père.

    À la fin du récit de Sacha Winter, le romancier le vire gentiment pour se retrouver avec le lecteur auquel il dit ceci: "Sachez que ce qu'il vous a raconté est probablement faux puisque la vérité l'a toujours effrayé. Il est plus facile pour lui de romancer une réalité médiocre".

    Or, si la réalité ressaisie par le romancier est effectivement "médiocre", comme tant de confessions de jeunes écrivains déballant leur feuilleton imbibé de sexe, de drogue et de rock'n'roll, la modulation littéraire de ces thèmes, l'écriture à proprement parler, le "montage" du roman, et plus encore la vérité de celui-ci, les sentiments qu'il filtre avec une incomparable attention, les dialogues qui en découlent avec tant de justesse, et le point de vue de Sacha (Sacha Winter autant que Sacha Sperling) sur le monde, l'expression du manque d'amour de toute une prime jeunesse riche et frustrée à la fois, inassouvie en dépit de sa liberté, formatée pour jouir mais trop souvent à vide - toutes ces composantes sont ressaisies avec une rigueur et une justesse, du point de vue de l'expression formelle, qui impressionne et réjouit.

    On ne criera pas au chef-d'oeuvre, crainte de ne pas être juste, précisément. Sacha Sperling n'est pas le nouveau Radiguet ni le nouveau Sagan non plus, même si ses coups de sonde dans le coeur humain et les mécanismes sociaux dénotent une pénétration aussi aiguë que ces deux autres romanciers si précoces. Il est à espérer qu'il résiste au succès plus que probable de son livre, mais le sérieux de son travail, sans une fausse note me semble-t-il,  fait augurer de la meilleure évolution. 

    Enfin il faut signaler la poésie profonde de ce roman, et ses échappées de lyrisme urbain, rappelant là aussi quelques Américains, tels Raymond Carver ou John Cheever, en plus fragile évidemment: "Les jeunes aux yeux vermillon se sont arrêtés. Ils regardent le ciel avec angoisse. Un instant on peut sentir le poids du monde sur leurs épaules. Le trop grand poids du monde. À l'heure où tout devient plus sombre, il nous faut rapidement nous regarder en face.".

    Or ce  "regarder en face", sur un ton plus cassant, lui fera dire un peu plus loin: "Tes plaisirs sont des trêves, faciles et rapides. Tu as tout et pourtant tu te retrouves peu à peu le coeur vide et la tête pleine d'images violentes qui seules peuvent te rappeler que tu es en vie".

    Et quelle force, quelle finesse et quelle justesse une fois encore, notamment dans la déchirante évocation finale de l'amer constat de tout ce qui sépare désormais Sacha et Augustin, sur fond de veulerie et de drogue, d'enfance fracassée. Au demeurant, si Sacha Winter en tire l'amer constat: "Devenir adulte, c'est admettre qu'on va mourir, non ?", il n'est pas certain (d'ailleurs rien n'est certain dans ce roman de l'hésitation) que ce soit le dernier mot de Sacha Sperling, qui n'a jamais quitté le "côté de la vie"...

    Sacha5.jpgSacha Sperling, Mes illusions donnent sur la cour. Fayard, 265p.