… Tu vois, Dolly, tu as voulu m’accompagner et désormais moi et toi nous n’avons plus qu’un but dans la vie : le sommet, le top, moi Chef de Bureau et toi Secrétaire particulière, mais regarde ma foulée et la tienne: moi c’est géant mais toi: peux-faire-mieux, je fais un pas, tu en fais dix, en clair : faut mettre le turbot, baby, sinon pour moi c’est no Bonus…
Image : Philip Seelen
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Inch Allah
…La jument arabe, on s'y était fait depuis des générations, dans nos contrées, mais les Sarrasins en armes, ça ne s’était plus tant vu depuis Hannibal, sauf dans les rêves de certains anciens du côté de Bagnes, et voici qu’après les Sénégalais de l’autre versant du Mont, ce sont les Kabyles qui se pointent sur l’Alpage des Fribourgeois - vingt dieux de Marie, on va voir le lait que ça donne avec tout leur couscous ramadan...
Image : Philip Seelen -
Failles de la destinée
Le dernier roman de Nancy Huston
Le sentiment de ne pas connaître les êtres qui nous sont les plus proches touche parfois au vertige, et ce peut être une des vertus du roman d’éclairer ces gouffres qui séparent les membres d’une même famille rassemblés sur telle photo de groupe. Or le nouveau roman de Nancy Huston pourrait être comparé à une série de portraits d’enfants issus de diverses époques, deux garçons et deux filles en l’occurrence, tous âgés de six ans, et qui, en commençant de parler l’un après l’autre, raconteraient en somme, avec celle de leur famille, l’histoire du XXe siècle. Telle en effet la « contrainte » de ce roman composé de quatre monologues successifs : que chacun des narrateurs s’exprime au même âge, le premier (Sol) en 2004, le deuxième (Randall, père du précédent) en 1982, la troisième (Sadie, mère de Randall) en 1962 et la quatrième (Christina, mère de Sadie) en 1944. Une telle construction, comme celle des mémorables Variations Goldberg, pourrait fleurer l’artifice, mais c’est tout le talent de Nancy Huston de faire alterner ces quatre voix en les individualisant à merveille pour donner finalement, comme en perspective cavalière, l’impression d’un vaste concert-conversation qui se tiendrait dans l’espace temporel d’un demi-siècle.
Tremblement du temps
Le trouble croissant qui se dégage de ce roman tient au fait que, dès le monologue de Sol, petit génie autoproclamé de l’ère Bush auquel on allongerait volontiers une claque, chaque personnage va nous sembler de tous les âges et confronter le lecteur à tous les avatars de sa propre destinée. Ainsi y a–t-il déjà de l’adulte très con chez Sol, que sa mère choie avec des attentions d’adolescente pouponnant son Mec-barbie, alors que la vieille Kristina, arrière-grand-mère de Sol, a des airs de sale gamine en dépit d’un long passé compliqué et d’une carrière de grande artiste. Or il résulte, de ce tremblement des âges dans le temps de chacun, inséré dans le tremblement du temps de l’époque, une saisissante impression mêlée de fragilité et de force, comme lorsqu’on tient un nouveau-né entre ses mains ou qu’on caresse la main d’un vieillard.
Non l’absurde, mais l’aléatoire
Le sentiment profond qui se dégage d’un roman est souvent plus important que l’« histoire », et c’est ce qui nous semble caractériser particulièrement les livres de Nancy Huston, même si l’histoire que chaque personnage raconte ici, modifiant la précédente en la complétant, est évidemment très importante. Le petit Sol, en 2004, se voit en Héros de l’Amérique du cow-boy Bush, mais un grain de beauté signale peut-être sa faille, tout en le reliant à sa bisaïeule, blonde enfant volée par les nazis soixante ans plus tôt. Son père Randall, à défaut de briller en Irak, « assure » comme il peut dans sa boîte de robotique, avant que son récit nous transporte en Israël à l’époque de Sabra et Chatila, parce que sa mère Sadie, pour compenser une blessure qu’elle révélera dans le chapitre suivant, a fait de la Shoah son obsédante Cause. Et d’une ligne de faille à l’autre, quatre générations remonteront à une improbable « origine », où nul idéologue de la race ou des religions n’y retrouvera ses petits…
Est-ce à dire alors que l’identité de chacun ne relève que d’un bricolage artificiel, ou que la filiation ne soit qu’une fiction de plus ? Tel n’est pas le sentiment, une fois encore, qui se dégage de ce dévoilement progressif d’une famille humaine tissée de ressemblances et de différences, traversée par ce qu’on est tenté de dire simplement, en fin de compte « la vie » - le souffle de la vie que l’écriture de Nancy Huston déploie si magnifiquement dans tous ses mouvements et sa fraîcheur tonique.
Nancy Huston. Lignes de faille. Actes Sud, 487p.Cet article a paru dans l'édition de 24 heures du mardi 26 septembre 2006.
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Dépossession
… Ils sont au bord de la lumière déclinée, à l’orée du noir où le silence se fait, à la lisière de la nuit où s’amenuise l’ultime rayon de sang, ils descendent en eux-mêmes et la nuit les bénit…
Image : Philip Seelen, ce soir, 18h.50. -
Oraison
…Ils sont montés avec la lumière et tout les poussait au ciel ce soir-là, dans le ciel ils s’ouvraient à contre-nuit, seul le silence entendit leur hymne de vivants aux mains offertes…
Image : Philip Seelen, ce soir, 18h.40 -
Ceux qui veillent
Celui que la jactance universelle n’atteint pas / Celle qui brave la mesquinerie / Ceux que la jalousie rend bêtes et méchants / Celui qui sait que cette société va dans le mur / Celle qui lit des poèmes de Cesare Pavese pour se laver de la saleté multimédiatique / Ceux qui renoncent à tout ce qui les distrait de Cela / Celui que rien ne trouble dans son psaume quotidien / Celle qui entre en ascèse de travail à l'impasse des Philosophes / Ceux qui n’attendent plus le Nouveau Produit / Celui qui cherche un nom à sa joie matinale / Celle qui aime marcher seule dans les forêts de mélèzes entre la mi-octobre et fin novembre / Ceux que la bonté de leur confrère au visage de grand brûlé font conclure à son besoin de compensation affective / Celui qui reste une énigme aux yeux de ses proches / Celle qui découvre enfin la beauté du regard de son chien Patou / Ceux qui vont peindre ensemble des bords de voies de chemin de fer et des terrains vagues / Celui que Van Beethoven délivre de la stupidité cupide et de la cupidité stupide de ses collègues cambistes / Celle que nulle bassesse de ses associées ne touche plus / Ceux qui ne voient pas ce qui ressuscite à tout moment / Celui qui souhaite en somme la catastrophe qu’il décrit dans ses livres à succès / Celle que l’insuccès de son dernier roman incite à penser que la France n’est plus ce qu’elle fut / Ceux que leur ferveur commune transporte de gaîté enfantine / Celui qui découvre un monde par les yeux de son nouvel ami / Celle qui préfère la voix de Johnny Cash à celle de Luciano Pavarotti mais n’ose pas le dire en présence de sa cousine Gilberte doctorante en musicologie qui terrorise toute la tribu des Vallotton / Celui qui évite désormais toute forme de clabaudage / Celle qui se détache peu à peu de tous ceux qui la critiquent depuis qu’elle passe tant de temps (trop de temps, pensent-ils) à lire / Ceux qui continuent d’écrire sans savoir pourquoi, etc.Image: Philip Seelen
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L’Oncle
…Voilà celui qu’on appelle Zio, tu le mates et tu te le graves dans le disque dur vu qu’il n’y en a pas deux comme ça, tu vois déjà ce gabarit et ses paluches, mais si tu lui scannais le mental tu verrais le film gore ab-so-lu, bref Zio c’est pas santo subito, ça tu peux me croire, mais voilà la boîte de pralinés que tu vas lui offrir, mon chéri, avec ton plus joli sourire de neveu préféré …
Image : Philip Seelen -
Les Arlequins de Nabokov
En lisant Détails d’un coucher de soleil
Ce sont d’abord des images à foison. Des ambiances, des prises de vue au flash stylographique, des métaphores, des formules frappées comme des médailles.
L’étoile bleue d’une étincelle de tramway, dans une rue de Berlin évoquant un décor de théâtre. Une jungle à myrtilles, au fond du parc d’un grand domaine russe, où des enfants ensoleillés vont se barbouiller de pulpe violette. Le désert silencieux d’un hôtel particulier de Saint-Pétersbourg, dont la lumière des lampes, terne et jaune en hiver, se reflète sur le linoléum enduit de colophane. Tout cela saisi avec son poids spécifique et sa rondeur très concrète, quand bien même la réalité serait transfigurée, chez Nabokov, par la double alchimie de la mémoire et du style.
Et ces souvenirs soudain rassemblés, comme une limaille multicolore, d’un voyage de noces traversant pays et saisons. Ou ces tortues du zoo de Berlin, enfonçant leurs têtes plates et ridées dans un monceau de légumes mouillés pour mâcher « salement » leurs feuilles. Ou cette table mise, dans un appartement saturé de parfum de femme, pour un souper très intime. Ou cet autre domaine russe enseveli sous les monceaux de neige.
Enfin tous ces moments dont la substance paraît tout à coup plus dense, où l’on voit mieux, comme sous une loupe, chaque détail de la tapisserie du monde ; et tous ces lieux, aussi, qu’un grand tremblement de passion ou qu’une tristesse de catastrophe incorporent à jamais à notre mémoire vive.
Si telle rue de Berlin, à tel moment de flamboyant crépuscule, dans les Détails d’un coucher de soleil, nous apparaît avec tant de relief, c’est que l’artiste a entreprise de raconter, dans un branle-bas d’images qui semble faire participer le monde entier à l’événement, la fin tragi-comique de Mark le blond, le « veinard en col dur », charmant vendeur de cravates dont la ferraille déambulatoire d’un tramway interrompt brutalement la course censée le jeter dans les bras de sa fiancée Klara, laquelle ne veut d’ailleurs plus entendre parler de lui – mais le pauvre pompon l’ignore.
Faits divers banalissime ? A n’en pas douter. Mais qui n’en devient pas moins, ici, le prétexte à restituer avec des moyens techniques typiquement « années vingt », qui rappellent à la fois le cinéma, la peinture futuriste et les formes narratives de Boulgakov, de Zamiatine ou de Pilniak, l’atmosphère de Berlin que le jeune exilé a bel et bien connue, mais alors transfigurée.
Vladimir Nabokov est de ces écrivains que rebutent le réalisme et l’aveu direct, mais dont les œuvres sont à la fois tissées de réminiscences autobiographiques. Ses romans, tels Pnine, Lolita ou Regarde les arlequins, l’illustrent aussi bien que ses quatre cycles de nouvelles, de L’extermination des tyrans à Mademoiselle O, en passant par Une beauté russe.
Or, pour en revenir au dernier recueil paru, le petit Pierre d’ Une mauvaise journée, ou les jeunes exilés russes dont nous suivons les tribulations poignantes dans Le retour de Tchorb et La sonnette, sont-ils les doubles littéraires de Nabokov ? Peu importe à vrai dire !
Car ce qui compte, en l’occurrence, tient précisément à la transformation du plomb en or, au passage du gris à l’enluminure, ou du particulier à l’universel. Ce qui nous touche, dans le triste après-midi que passe le garçon d’ Une mauvaise journée au milieu d’autres gosses qui le rejettent, c’est que Nabokov y capte l’essence de la détresse adolescente. Dans Le retour de Tchorb, autant que le dénouement grinçant, voire scabreux, d’un drame épouvantable, c’est la prodigieuse remémoration à laquelle se livre le protagoniste des beaux jours partagés, après la mort de la femme aimée. Avec La sonnette, comme dans Retrouvailles, c’est la façon de dire, sans lamento d’aucune sorte, l’errance et la solitude de l’exilé.
Il y a chez Vladimir Nabokov, un magicien de la langue, dont les jeux d’esprit nous éblouissent, comme dans La défense Loujine ou Feu pâle, d’autres de ses fameux romans.
Cependant, la lecture de ses nouvelles nous rappelle que l’écrivain est également un poète du sentiment, même si la pudeur voile chez lui toute effusion. Est-ce parce qu’on fait voler en éclats les clichés du toc sentimental ou de la mauvaise littérature qu’on est, pour autant, un cynique ou un cœur sec ? Tout au contraire, et la lecture de Noël, ressaisissant ici le désespoir d’un père qui vient de perdre son fils, achèvera sans doute de convaincre le lecteur que l’habit d’arlequin dont aimait à se parer l’écrivain dissimulait, aussi, un homme de cœur.
Vladimir Nabokov. Détails d'une coucher de soleil. Editions Julliard, 1985. Traduit de l’anglais par Maurice et Yvonne Couturier et par Vladimir Sikorsky.
Photo de Horst Tappe -
Aux enfers de l'agréable
Bret Easton Ellis, de Zombies à Lunar Park
La vérité peut-elle sortir de la bouche d’un enfant pourri ? Et la vérité sur un monde pourri a-t-elle le moindre intérêt ? Ces deux questions se posent, avec plus ou moins de pertinence, à l’approche du plus célèbre et, souvent, du plus mal compris des nouveaux écrivains américains – du plus mal traduit aussi en ce qui concerne Zombies. Le malentendu s’est accentué à l’occasion du scandale retentissant qu’a provoqué la publication d’American Psycho, roman passionnant mais inabouti et parfois complaisant, où le romancier relatait la dérive d’un golden boy dans l’horreur fantasmatique d’un serial killer. La composante la plus singulière de ce roman d’une violence inouïe – en apparence tout au moins, à la surface des mots – tenait à la confusion systématique de ce qu’on appelle la réalité et le champ d’action imaginaire du tueur. Gorillage narquois du Bûcher des vanités de l’élégant Tom Wolfe, American Psycho poussait beaucoup plus loin la description d’une société de battants oscillant entre les clichés de la réussite les plus flatteurs et une constante compulsion d’inassouvissement et de meurtre. D’un thème aux résonances dostoïevskiennes, le « jeune » écrivain a tiré un roman « panique » intéressant, mais alourdi de chapitres redondants, notamment sur la culture rock. Pourtant c’est tout autre chose qu’on lui a reproché : on le taxa de sadisme parce que son protagoniste se montrait aussi violent que les personnages des vidéos dont il s’abreuvait, de misogynie sous prétexte que des femmes étaient violées et assassinées au fil des pages. Surtout on admettait mal que Bret Easton Ellis, produit typique de la société américaine dorée sur tranche, pût s’enrichir en brossant le tableau de la dégénérescence de son propre milieu. C’était ne pas voir que l’écrivain n’avait jamais fait autre chose que de décrire son entourage avec la lucidité d’un sale môme blessé. C’était ne rien saisir non plus de l’enjeu de son livre, poussant à l’extrême la représentation de la folie collective d’une société pourrie.
Dès Moins que zéro, Bret Easton Ellis avait commencé de peindre le milieu de l’adolescence californienne au tournant des années 80 (il est né en 1964), flottant entre luxe et sexe, détresse affective et drogues douces ou dures. Dans Les lois de l’attraction, l’observation se développait à l’université, sur le mensonge oblitérant toutes les relations sous couvert de libération sexuelle et d’épanouissement apparent. En multipliant les points de vue des narrateurs successifs, le romancier parvenait à une sorte de mise à nu d’une ronde plus sinistre et déchirante que celle d’un Schnitzler au début du XXe siècle.
Quant aux treize récits de Zombies (en anglais The Informers) qui nous ramènent aux débuts de l’écrivain, ils donnent une idée forte de la largeur du spectre d’observation et de l’hypersensibilité de l’auteur, entièrement investie dans son écriture, telle qu’on la retrouve exacerbée dans Lunar Park à l’autre bout de son parcours.
Situées à Los Angeles au début des années 80, ces nouvelles évoquent une humanité stéréotypée, bronzée, souvent droguée, aux prénoms et aux silhouettes interchangeables de beaux surfers ou de belles actrices de TV (on a droit à ce titre après une pub de trois minutes), tous également informés, informants ou informes.
Les situations de la narration rappellent souvent des standards de sit-coms tels qu’en débite la TV américaine à dose mégavomitive, en version superluxe et multisexuelle. Au présent de l’indicatif, Bruce téléphone de L.A. à son ami resté au New Hampshire pour lui raconter ses dernières rencontres (un certain Robert qui « pèse à peu près trois cents millions de dollars » et une certaine Lauren vraiment super) tandis que son interlocuteur, qui l’a déjà remplacé, se rappelle vaguement leurs vagues bons moments. Ou ce sont quatre amis qui se retrouvent dans un restau italien de Westwood, très gênés d’avoir à évoquer la mort (quelle horreur ce sujet, la mort, vraiment pas super) d’un proche crashé en voiture sous l’effet de la dope, un an auparavant ; et ce qu’on apprend, dans la foulée, c’est que toutes les les relations entre ces quatre présumés « intimes » sont faisandées. Ensuite on voit une femme bourrée de médics, dont le fils se shoote et que son mari ne supporte que pour autant qu’elle sourie aux photographes de Hollywood. Ou c’est un père qui cherche à regagner la complicité de son fils qu’il emmène à Hawaï pour récolter les fruits amer de son manque total d’intérêt réel pour son ado. Et voici la vérité de l’enfant pourri : vous m’avez tout donné, sauf ce qui fait vivre et respirer. Bref, rarement on aura traduit le monstrueux ennui que c’est de jouir à vide ou de souffrir sans être aperçu ou entendu de quiconque.
Et tout ce que note Bret Easton Ellis de la société qu’il observe nous parle évidemment puisque tout inter-communique désormais dans l’ubiquité et l’instantanéité mondialisées. Qu’il s’agisse de ce rocker perclus de coke qui se traîne sur les scènes japonaises en cherchant à se rappeler un vague bon moment avec son groupe scié par un suicide, ou de cette jeune fille écrivant des lettres sans réponses à un petit ami, décrivant à celui-ci, qui ne répond pas, sa lente descente aux enfers de l’agréable : tout cela relève aussi bien de la ressaisie de sentiments largement partagées par les temps qui courent.
S’il arrive à Bret Easton Ellis de représenter, dans plusieurs de ses nouvelles, des situations parodiant la pire matière gore, où l’on voit par exemple des paumés paniqués massacrer un enfant, ou des vampires s’adonner à leur penchant comme à un jeu de société (ce fut un temps très à la mode à Beverley Hills), c’est évidemment par esprit de conséquence, comme lorsqu’un Bukowski raconte l’histoire du couple stockant dans son frigo les morceaux du jeune autostoppeur qu’il a ramassé au bord d’une autoroute, pour les déguster à l’heure du SuperBowl. Nul cynisme en cela, juste un peu d’exagération, n’est-ce pas, et encore… On sait par ailleurs quel doux poète est l’affreux Hank. Et de même Bret Easton Ellis est-il au fond un bon garçon plein de sensibilité et de révolte contre toute forme d’inhumanité, comme l’illustre Lunar Park, quitte à relancer de nouveau malentendus. C’est que, du behaviourisme tout extérieur de Less than zero ou d’American Psycho, l’on pénètre, avec Lunar Park, plus en profondeur et en nuances subtiles, au cœur de l'oeuvre d’un romancier, devenu son propre personnage, qui ne s’était jamais exposé à ce point…
Tous les livres traduits de Bret Easton Ellis sont disponibles en collections de poche. La première édition de Zombies date de 1996, chez Laffont (collection Pavillons), dans une très piètre traduction… -
Vue sur la mer
…L’avantage de la prison sur le couvent, c’est que la Poésie est une question de vie ou de mort et que t’as pas d’échappe: ou tu t’avachis devant le poste à regarder Michel Drucker te regarder, ou tu tords le cou au nul qu’il y a en toi et tu t’envoles comme Rimbaud qui voyait la face de Dieu jusque sur les murs des chiottes…
Image : Philip Seelen -
Dune
…De toute évidence il s’agit là d’une planète aux mystères insondables, dont la recherche des trésors cachés nécessitera des préliminaires et du doigté, en aucun cas ne vous laissez abuser par ses dehors de plaine languide : nous sommes en présence d’une Nature éruptive, éminemment sensible aux fluences lunaires non moins qu’imprévisible en ses sautes d'humeurs fluides…
Image : Philip Seelen -
Dans le temps
Le temps était devant nous avec les enfants : les journées étaient plus longues, nous aurons souvent veillé à les entendre chialer sous les morsures des dents de la nuit, nous les avons maudits d’en baver ainsi sans se la coincer, nous avons été tentés de les secouer pour les faire taire mais nous nous sommes retenus, nous avons été tentés de les balancer par-dessus bord mais nous avons suspendu notre geste sans que le temps ne suspende son vol pour autant, donc le temps passait et les enfants poussaient, il y eut d’entières matinées et de longues après-midi à ne s’occuper que d’eux qui se prenaient naturellement pour le centre du monde, et c’était vrai : les enfants, en leur centre, nous révélèrent le monde.
Les enfants nous ont révélé la perfection de la Création. Prométhée s’agite vainement sur son rocher tandis que l’Enfant te défie en se trouvant simplement là, sous l’aspect de ce machin emmailloté qui va te faire ramper, le servir à genoux, endurer courroux et quatre volontés, mais plus que tout : reconnaître en lui le possible Dieu vivant, dix orteils parfaits, des yeux qui s’ouvrent et se referment, un souffle et déjà la pompe puissante d’un cœur, il y aurait de quoi s’attendrir et mignoter alors que Prométhée, soudain attentif, se sent soudain petit crevé devant cette Bible possible d’une vie ou ce Coran, comme tu voudras, cette espèce de Maharabata ou cette espèce de recueil de Fioretti transmis de maisons en maisons - cette épopée d’un chef de guerre possible ou d’une sainte éventuelle.
La sainte éventuelle nous fait des cacas bien moulés et ses premiers sourires. Le virtuel Tamerlan trépigne avant de marcher et postillonne avant de parler. La mère s’active quant à elle, tout à son affaire, qui se passe de cogitations et de constats. Le père qui se veut moderne sera plus présent que son père et les pères de nos pères, mais c’est à titre en somme de suppléant tandis que la mère se consacre à l’enfant, point barre.
L’enfant révèle la mère au père, de même que l’enfant révèle les pères aux mères et aux mères des mères. L’enfant nous fait revisiter la maison dans toutes les positions. Il est de nombreuses maisons dans la chambre de l’enfant. Toute la caravane de la smala passe par le chas de l’aiguille de l’enfant. L’enfant sera, pour cent ans au moins, la mesure à la fois de notre présence et de la réalité reconsidérée du peintre devant sa toile. Tout va devenir jeu d’enfant pour le peintre et le musicien, à l’observation de l’Enfant, mais cela prendra bien une vie. Et l’employé de banque, le pharmacien vétilleux, l’inspecteur d’assurances deviendront eux-mêmes artistes et poètes s’ils consentent à prendre garde à l’enfant, DEDANS pour commencer et ensuite DEHORS, et au jour d’aujourd’hui, selon l’expression de mon grand-père, dit le Président, autant que dans le temps, comme il le disait aussi.
Dans le temps nous ne faisions pas tant d’histoires, renauderait notre mère-grand s’il lui était donné d’observer l’enfant au jour d’aujourd’hui, étant entendu que, certes joli quelque temps, l’enfant n’est finalement qu’un enfant, de même que l’adolescent n’est qu’un adolescent et que ça leur passera avant que ça nous reprenne, selon son expression. Toute vouée qu’elle eût été aux petits soins des enfants et des adolescents de la smala, notre mère-grand ne se laissait point mener par le bout du nez et restait sur son quant à soi tandis que les institutrices et autres instruits de la smala commençaient de se préoccuper de la Psychologie de l’Enfant.
Or la psychologie de l’enfant, tout entremêlée à la physiologie de l’enfant et aux variantes climatériques des effets de la prairie voisine sur les allergies virtuelles de l’enfant, l’étude fine de l’affectivité de l’enfant dans tous les cas de figure du bon environnement ou de la circonstance pathogène, l’enfant sous la loupe ou l’enfant suivi à la longue-vue dès lors qu’il passe plus de temps DEHORS que DEDANS et semble s’en accommoder de mieux en mieux, le sauvage, la tranquillité de l’enfant aux longs dimanches de pluie ou la fausse candeur de l’enfant menteur, la mine de fouine de l’enfant devenu sournois d’être malmené, l’enfant matois comme le père de son père fermier pauvre, l’enfant gâté par son père gâteau ou le père de son père gâteux, l’enfant adulé ou rejeté - tous ces avatars de l’enfant sempiternel et sans âge et sous toutes ses coutures, nous les aurons consignés et inventoriés dans les grimoires de nos mémoires, dûment classifiés et archivés d’heure en heure et de siècle en siècle jusqu’au jour d’aujourdhui, selon l’expression.
Ce temps que nos mères et les mères de nos mères évoquaient en disant simplement dans le temps, sans y penser, l’enfant nous y a ramenés à genoux et en processions, comme les processions à genoux de Liliputiens s’affairant, dans la chambre de l’enfant, autour de l’enfant ligoté par son père en sa qualité de Gulliver.
Ce géant que, dans le temps, figure à mes yeux l’enfant de toujours et de partout, je le retrouve ce matin en levant les yeux vers le ciel sans heures après m’être délivré des liens de mots qui m’auront ligoté tant d’années durant.
Dans le temps où les mères et les mères de nos mères vivaient encore, nous ignorions bonnement ce qu’est un corps ligoté pour l’éternité, selon l’expression. Or il m’advint, encore enfant, de voir un jour notre mère-grand comme ligotée pour l’éternité, sur son grand lit de mariée éternelle où de probables Liliputiens l’avaient hissée et allongée, impassible et géante – il m’advint de voir CELA.
Jamais, cependant, je le comprends à présent, jamais CELA ne me serait revenu sans la révélation, à l’apparition de l’enfant, de ce que CELA représente en réalité.
Mon réalisme tâtonne entre une déception d’enfance et tous les élans vers le ciel que m’ont inspiré tous les dégoûts. Mon réalisme est tissé de toutes les révélations de l’enfant, qui te lie et te délie du matin au soir tous les jours que Dieu fait, selon l’expression. Mon réalisme, prénom Ludmila, ne se fera jamais à ce que le Spécialiste ligoté dans ses préjugés dit la réalité de principe, qui n’en est que le masque maquillé. Mon réalisme, plein de tous les prénoms de la terre, est cette pierre de silence absorbant tous les mots qui balbutient tous les maux de la terre. Mon réalisme n’a pas de mots réellement adaptés à ce qu’il pressent de réel DEDANS et DEHORS.
Un rire d’enfant a dessiné, tel jour, le contour d’un prénom sans pareil. Prénom Cécile, prénom Loyse - et celle-ci de nous interpeller tel jour qu’on dira plus tard dans le temps: et le prénom de Dieu c’est quoi, nom de Dieu ?(Extrait de L’Enfant prodigue, pp. 158-160)
Photo JLK: Aube à Camperduin, Pays-Bas, octobre 2007.
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La fauve attitude
…De toute façon, la vie dans la brousse n’était pas si excitante que ça, et puis défier un dompteur sur la piste puant la pisse, devant mille tondus et pelées transis de terreur, est aussi grisant que de poser nu pour un sculpteur à la mode, sans compter que les enfants et les jolies femmes raffolent toujours de nous à l’état de peluches ou de pelisses…
Image : Philip Seelen -
Un grand Goncourt 2008 !
A propos de Cormac McCarthy et d'Atiq Rahimi
A La Désirade, ce dimanche 9 novembre 2008. - C’est avec un grand livre que cette année 2008 a commencé, et c’est avec un autre grand livre qu’elle s’achève, et l’on pourrait voir un symbole, à tout le moins une coïncidence significative, que le premier, La Route de Cormac Mc Carthy, soit le fait d’un romancier américain, et que le second, Syngué sabour – Pierre de patience, d’Atiq Rahimi, soit l’œuvre d’un écrivain afghan. Or d’autres composantes rapprochent ces deux livres violemment bouleversants : d’une part, leur dépouillement beckettien, et d’autre part leur horizon apocalyptique. Tous deux parlent de l’absurde violence des hommes en quête de pouvoir absolu, fauteurs de guerres fratricides et de destruction, tous deux portent leur attention sur les gestes d’individus isolés, éperdus.
Si La Route de Cormac McCarthy ne cesse de nous hanter, après lecture, comme une grande fable évangélique qui ne doit rien aux délires des télévangélistes à l’américaine, Syngué sabour – Pierre de patience nous immerge aussitôt dans une sorte d’impatience sacrée, qui est celle-là même de l’amour. Pour la première fois de sa vie, il est donné à une femme de parler à l’homme qui lui a été imposé par les siens, qu’elle a dû attendre trois longues années durant sous la surveillance hystérique de sa belle-mère, et pour la première fois aussi, sacrilège s’il en est, elle osera le caresser tendrement... ou lui tirer la barbe. Inconscient depuis seize jours après avoir pris une balle dans la nuque à l’occasion d’une rixe d’honneur avec un type de son camp ( !), le « héros » qui a passé, avec ses frères d’armes, d’une guerre présumée sainte à une étripée fratricide visant le seul pouvoir (autant dire qu’on ne pense pas qu’à l’Afghanistan), se trouve ainsi à la merci de celle qu’il n’a jamais fait que saillir et humilier en son impureté de femelle.
Or c’est en amante autant qu’en mère, en sœur infirmière autant qu’en épouse fidèle à ce qui a été fondé, avec deux enfants qu’elle prend sur elle de protéger, que cette femme incarnant toutes les femmes - y compris, au cours de deux scènes hallucinantes, les folles et les putes -, se sert du corps de son homme blessé comme d’une syngué sabour, cette pierre noire censée recueillir tous les mots de nos maux pour éclater finalement et nous délivrer.
Il y a de la délivrance, aussi bien, dans le sentiment qu’on éprouve après lecture de ce merveilleux roman dédié à la poétesse afghane N.A., sauvagement assassinée. Il y est beaucoup question du corps : de notre corps marquant notre présence au monde, terre de la relation entre l’homme et la femme. Mais rien d’artificiel ou d’ostentatoire, rien d’indécent non plus dans le caractère très direct, voire très cru, des aveux de la femme, pas plus que dans la mise en rapport des faits liés au sexe et des faits de guerre en train de semer la ruine alentour.
Atiq Rahimi, en poète et en compositeur d’images, en romancier mais également en sage (la figure du sage étant ici incarnée par le père du gisant, qui s’est élevé contre la dégénérescence du fanatisme guerrier), scandalisera sans doute ceux-là que les nuances de la vie épouvantent et enragent, comme le « héros » a été épouvanté ce soir-là où, prenant sa femme de force, il en est ressorti le sexe ensanglanté par son « impureté », pour la battre aussitôt. Nuances oscillant entre les extrêmes de la violence – ici l’on décapite aussi bien qu’on viole -, et de l’infinie délicatesse, de la révolte et de la folie. La grande littérature, disait John Cowper Powys, se reconnaît à cela qu’elle nous rend plus humains, et c’est en cela que Syngué sabour – Pierre de patience en relève assurément.
Atiq Rahimi. Syngué sabour – Pierre de patience. P.O.L.,154p.
Le Goncourt à Syngué Sabour-Pierre de patience.
S’il est déjà remarquable que Syngué sabour ait été retenu dans le dernier carré des papables du prix Goncourt 2008, l’attribution du prix littéraire français le plus convoité à Atiq Rahimi, au lendemain de l’élection du premier président noir des Etats-Unis, aurait également valeur de signe d’espoir, tout en redorant notablement le blason d’une Académie souvent décriée. De toute évidence, ce livre de probité et de courage, de profonde émotion et de révolte combien fondée, surclasse aussi, du point de vue littéraire, ses trois ultimes concurrents, à commencer par La beauté du monde de Michel Le Bris, cousu de thèmes « téléphonés » et monté en soufflé, qui ne tarde à se dégonfler. S’il est évident que le livre d’Atiq Rahimi ne flatte pas a priori le grand public ou les médias avides de glamour, sa lecture n’en est pas moins immédiatement prenante, accessible à tous, et ses enjeux éthiques et esthétiques s’incarnent de manière frontale et concrète dans une histoire à la fois elliptique et saisissante pour tous. Verdict demain : mesdames et messieurs les académiciens, puissiez-vous honorer la littérature aussi bien qu'y excelle Atiq Rahimi…Ce lundi 10 novembre, 13h. - Le Prix Goncourt 2008 est attribué à Atiq Rhaimi. Chapeau bas à l'Académie !
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Ceux qui jalousent le poète
Pour Jalel El-Gharbi
Celui qui considère celle qui passe et ceux qui s’éloignent comme autant de personnes / Celle qui attend que les visages affleurent la surface de la nuit / Ceux qui établissent des listes de noms et qualités / Celui qui reste interdit devant tous les possibles humains / Celle qui classe les autres comme des insectes à épingler / Ceux qui écoutent la rumeur de la foule / Celui qui fait parler les vides des mosaïques effacées / Celle qui n’en peut plus de n’être pas éclairée fût-ce une seconde par le phare de la Notoriété Locale / Ceux qui accueillent les silencieux à la veillée posthume / Celui qui laisse les mots venir à lui / Celle qui n’ouvrira jamais que des boîtes de Pandore / Ceux qui reviennent à la Pierre de patience / Celui que toutes montrent du doigt à la cafétéria de l’Hospice en murmurant que le voilà bien décati notre Casanova départemental qui prétendait écrire des poèmes en plus de ça / Celle qui n’admet pas que ce Lemercier fasse lire du Rimbaud à sa classe de 5G quand on sait ce qu’on sait de ce personnage / Ceux qui estiment que l’hétérosexualité de Shakespeare porte atteinte aux sensibilités différentes / Celui qui déclare que son Prix Nobel ne justifie pas que Faulkner se soit bituré le jour de l’anniversaire de sa fille / Ceux qui se demandent ce que faisait Raymond Roussel derrière les rideaux de sa tire de luxe / Celui qui prétend que le talent est un prétexte bourgeois d’exclure ceux qui le sont de toute façon nom de Dieu / Celle qui pense que Le mur de Jean-Paul Sartre ne pouvait être écrit que par un pédé non avoué / Ceux qui ont été franchement déçus d’apprendre que Michel Foucault fréquentait les boîtes SM / Celui qui affirme qu’il y a autant de tantes chez les poètes que chez les coiffeurs / Celle qui traque l’homophobie dans les papiers du Figaro / Ceux qui rappellent que le style c’est l’homme et qu’en conséquence d’un homme débauché ne peut filtrer qu’un style vicieux / Celui qui se dit fier d’avoir fracassé le mythe Voltaire, cet esclavagiste, dans la section français moderne de l’université de Pointe-à-Pitre / Celle qui a consacré sa thèse aux dégâts collatéraux de l’alcoolisme de Georges Bernanos / Ceux qui prouveront un jour qu’une secte de pédérastes sadiques est à l’origine de la prolifération du thème de Saint-Sébastien dans la peinture italienne / Celle qui décèle une certaine tendance saphique chez cette Agrippa d’Aubigné que Lemercier fait lire aux lycéennes de Sainte-Clotilde / Ceux qui prétendent que Gabriel Matzneff est protégé par la mafia pédophile des médias et autres ministères socialos / Celui qui traque les dérives panthéistes du club des poètes chrétiens des cantons de l’Est / Celle qui milite pour qu’on supprime la notion de grand écrivain dans les manuels de l’UE / Ceux qui prônent le rétablissement de l’Index / Celui qui a établi scientifiquement la base compulsive de tout acte créateur et son incidence sur le taux de la criminalité / Celle qui conclut son cours en suggérant que Marie Cardinal vaut tout à fait Proust en termes d’éducation positive / Ceux qui ne tolèrent les poètes que morts et oubliés.Image: La lettre, acryl sur toile de JLK, d'après Joseph Czapksi.