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  • Pensées de l'aube (46)

    Thibon3.jpgDe ta jeunesse.- Tout est moche, me dis-tu avec ton intransigeance de dix-huit ans, de ce que vous avez fait de ce monde et de ce siècle ou laissé faire, tout est gâté et souillé, le monde que vous nous laissez est un foutoir, vous avez tout saccagé – alors je te reprends : pardon, petit, ILS ont tout vilipendé, et tu me reprends à ton tour : pardon, NOUS allons tâcher de réparer ce qui peut encore l’être, vieux frère…

    De la forêt. – En voyant ces livres s’entasser autour de vous – vos chers livres, vous constatez que la mort des arbres se fait de plus en plus à leur insu, sans qu’ils aient voix au chapitre, et c’est avec mélancolie et reconnaissance aussi que vous retournez à votre cher Henry David Thoreau, là-bas au fond des bois, loin de ces tas de livres qui n’en sont pas… 

    De l’au-delà. – Tu me dis vieille peau, que tu retourneras bientôt loin des oueds et des bleds et que tu t’en réjouis, et déjà cela me fait regarder ces immensités autrement, avec toi dedans, avec mon père et ma mère et tous les Indiens de la prairie retournés en poussière ou en fougères ondulant comme ta houppelande de marcheur du désert qui t’en vas maugréant sous le vent…

  • La double vue de l’aveugle

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    RECIT Brigitte Kuthy Salvi vit dans la nuit depuis l’âge de 15 ans. De ce qui lui a été arraché, la non-voyante a tiré Double lumière, un livre qui donne à mieux voir…
    Dans la vie de Brigitte Kuthy Salvi, il y eut un AVANT, suivi d’un APRÈS. Avant, c’est le souvenir d’une petite fille à laquelle son grand-père, sous le ciel étoilé de Carthage, fait découvrir la «couleur nuit » ou, lors d’une balade, lui dit « viens, sens cette belle de nuit».
    « J’ai tellement aimé voir ! », dira-t-elle… après. Mais avant, il y aura une première alerte, à onze ans, avec un premier décollement de rétine. « J’avais été opérée et je souffrais de la terrible interdiction de lire durant des semaines ». Suivra un répit durant lequel, amoureuse de peinture, elle commencera elle-même de peindre, jusqu’à ce soir fatal de sa quinzième année où son chirurgien ophtalmologue, lui annonçant l’échec d’une nouvelle opération, lui avoue qu’il ne peut plus rien pour elle. Alors elle : « Je l’ai consolé comme j’ai pu en me montrant reconnaissante de ce qu’il avait tout tenté pour que ma vie ne bascule pas dans cette obscurité terrifiante ».
    Et c’est l’après: « Pas une belle nuit noire qui invite au voyage » mais la peur, l’immédiate peur de s’endormir, les bouffées d’angoisse, les moindres bruits inquiétants, la panique à l’idée de perdre toute indépendance (surtout « que personne ne me prenne en pitié »…) et pourtant le recours aux autres, aux gestes parfois bouleversants, et son propre dédoublement : la Brigitte d’avant qui prend la main de l’aveugle…
    L’histoire n’est pas ordinaire, même rapportée à la statistique: environ 80.000 à 100.000 déficients visuels sur l’ensemble de la population suisse, entre 10.000 et 20.000 personnes suivies par des institutions spécialisées, 10% environ de celles-ci aveugles, 8 à 10% handicapées de la vue de plus de 74 ans. Autant de chiffres qui ne disent rien d’une réalité dont les voyants n’ont qu’une vague idée. Témoignages et reportages documentent certes les états du handicap, de l’aveugle de naissance aux victimes d’une cécité progressive. Rares, cependant, ceux qui nous font percevoir le drame « de l’intérieur». Plus rares encore les récits qui disent à la fois la souffrance physique et psychique de l’aveugle, mais aussi ses révoltes et ses espoirs, ses façons de passer de la peur et de la rage initiales à la vie partagée, active, constructive, ouverte à l’amour et à tout ce qui «reste» malgré la vue perdue.
    A cet égard, le récit de Brigitte Kuthy Salvi a quelque chose d’exemplaire. Pas tant pour la «performance» de la femme devenue avocate, ni pour sa façon de célébrer « ce qui reste », mais pour dire aussi ce que la cécité lui a apporté. « Depuis longtemps, explique-t-elle, tout ce qui se rapporte à la vue, et à ce qu’on ne voit pas même avec de bons yeux, me préoccupait, mais ce n’est que depuis trois ans que l’envie de casser ma solitude par l’écriture a trouvé sa forme, par fragments courts où je m’efforce de suggérer, de frôler les thèmes plus que de les traiter ».
    Rien pourtant d’évanescent dans ce récit qui dit les choses avec une sobre netteté. La double lumière fait certes allusion au dédoublement intérieur de l’aveugle, mais aussi à certaine Leila, « reine de la nuit » de la mystique soufie. Pourtant la « double vue » ne serait rien sans un combat terre à terre contre le handicap, mais aussi contre les autres et contre soi : dans les difficultés de l’adolescence et du réapprentissage, des études et de tous les emmerdements auxquels les voyants ne pensent même pas. Avec l’aide des siens, de ses frères et sœurs, de son compagnon dont elle perçoit le regard avec une saisissante acuité. Et de remarquer qu’il est des aveugles qu’elle ne rencontre pas mieux que certains voyants. Et de venir vers nous du même coup…
    « Si la vue m’était rendue, ce qui est complètement improbable dans mon cas, je me demande parfois ce que je voudrais garder de moi aveugle», remarque enfin Brigitte Kuthi Salvi, reconnaissante jusqu'à l’initiation que lui a valu son mal. Grande leçon d’humanité…

    Kuthy.jpgUne nuit scintillante de mots

    « On ne voit bien qu’avec le cœur », écrivait Saint-Exupéry. Vérité d’une pleine évidence mais parfois devenue poncif, et peut-être incomplète. Car on voit aussi avec les yeux du corps et de l’esprit: c’est tout un, se dit on en pénétrant dans le labyrinthe de Double lumière, tissé d’ombres lourdes et de peines, mais aussi d’allées plus légères (parfois illusoires, quand on retombe sur les angles durs des murs et des objets) et d’échappées vers le ciel des émotions, entre autre regards sur l’énigme de la création.
    Quand on lui demande pourquoi la musique n’est pas plus présente dans son livre, alors qu’elle va visiter des musées, évoque des films (y compris celui qu’elle a failli tourner) ou sa « rencontre » avec la sculpture de Giacometti, Brigitte Kuthy Salvi remarque justement que la musique est tout en elle et ne lui a jamais posé la moindre question, modulée en revanche dans ses mots. « Ce qui m’importe est de voir au-delà de la vue », dit en outre l’auteur de Double lumière, nous rejoignant alors par-delà son handicap.
    C’est en effet un livre de communion et de transmission que Double lumière qui nous aide, paradoxalement, à mieux voir…

    Brigitte Kuthy Salvi. Double lumière. Préface de Michel Cazenave. Editions de L’Aire, 161p.
    En dédicace à Lausanne : librairie Payot de Pépinet, le 19 mars, dès 17h.

  • Pensées de l’aube (45)

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    Du lieu commun. – On constate que la seule idée d’être comparé à qui que ce soit vous insupporte, rien que le mot fraternité vous fait grimper aux murs, nous lancez-vous avec le dédain de celui qui en sait tellement plus que les autres – ah les autres, quelle calamité grimace votre seul regard d’Unique, parlez-moi d’amour tant qu’à se vautrer dans les clichés ! d’ailleurs le moindre beau geste vous fait ricaner et toute belle personne ne saurait être à vos yeux qu’un faux-semblant…

    De la Béatitude.- Vous chantez l’immaculée innocence de tout ce blanc sans vouloir voir les mésanges aux mangeoires, mais c’est que c’est Gaza et toutes les étripées que les mésanges aux mangeoires, et je ne vous parle pas de l’arrivée du pic noir – là vous pourrez compter les millénaires avant la moindre négociation, et pourtant vous continuez de les alimenter ce matin encore: venez à moi les jolis assassins, heureux vous qui avez faim car vous serez rassasiés…

    De la ville enneigée. – À quinze ans tu te prenais pour Utrillo, cette neige de la ville aux murs tagués de suie et de rouille, cette légende de la Butte à poulbots et poivrots se cuitant avec les trottins du Lapin agile – tout ce lyrisme de pacotille de l’Artiste payant son litron en peignant des croûtes, tout ce rimbaldisme baudelairisant te faisait trouver beau ton vieux quartier décati de province à la Verlaine dont les hauts toits te reviennent ce matin sur le lin blanc de ton nouveau tableau…

    Image: Escaliers du Marché, dessin de Richard Aeschlimann, 1974.

  • Gloire à Daniel Kehlmann

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    Après Les Arpenteurs du monde, le jeune écrivain allemand rebondit en beauté en pleine dinguerie contemporaine. Un irrésistible conteur.

    Notre époque est formidable. Une erreur d’aiguillage de votre téléphone portable, et vous voici, quidam minable, destinataire de tous les SMS et autres appels ardents destinés à tel acteur célébrissime. Gloire à vous ! Et gloire à tous au plus haut des cieux actuels ou virtuels, que Daniel Kehlmann arpente en observateur aigu, drôle et tendre à la fois.

    Vous seriez donc ce quidam, réparateur d’ordinateurs un peu fatigué de votre femme, - elle-même lectrice assidue des livres new-age du fameux Miguel Auristos Blancos, auteur du Chemin du moi vers son moi -, et voici que l’achat (réticent) de votre premier téléphone portable vous vaudrait la surprise de recevoir les messages envoyés à l’acteur de cinéma Ralf Tanner. Hier encore, vous vous disiez : « Pourquoi certains ont-ils tout pour eux et d’autres presque rien ? », et voilà que le rêve ferait irruption dans votre vie. Mais vous pourriez, aussi, trois histoires plus loin, être ce Ralf Tanner, dont le téléphone portable cesserait de fonctionner et qui rencontrerait, en ville, un sosie puis un autre plus ressemblant à sa propre image médiatique que lui-même. Ou vous seriez le fameux Miguel Auristos Blanco, en train d’écrire Interroge l’univers, il parlera, et tout à coup l’interpellation d’une abbesse candide vous enjoignant, dans votre courrier, à répondre aux Vraies Question, vous découvrirait l’imposture de votre vie de moraliste mondial à la Paulo Coelho. Mais vous pourriez être aussi le jeune blogueur employé en téléphonie qui positiverait à la lecture de Miguel Auristos Blanco lui conseillant de « ne plus faire qu’un avec les choses » ou d’ « apprendre à accepter ». Or ces sages préceptes vaudraient aussi pour tel écrivain, du nom de Leo Richter, invité dans les centres culturels allemands du monde entier, persuadé de vivre une vie dangereuse malgré sa peur pour sa petite santé et auquel, lectrice, vous pourriez demander d’où lui viennent ses idées (question universelle à deux balles) tout en vous identifiant à sa compagne du moment, une Elisabeth cadre au CICR dont les délégués viendraient d’être enlevés en Afrique…

    Fantaisie et gravité   

    On pense au Voyage aux enfers du XXe siècle de Dino Buzzati en lisant Gloire, même si les personnages de Daniel Kehlmann ont plus d’étoffe affective et de présence charnelle que ceux du grand conteur italien. Par ailleurs, c’est bien dans le XXIe siècle postmoderne que nous plonge Kehlmann avec cette suite d’histoires communiquant entre elles, dont la plus émouvante est à la fois la plus « virtuelle». La vieille Rosalie, que son cancer du pancréas condamne à brève échéance, demande à l’auteur s’il ne pourrait pas lui réserver un meilleur sort que de l’envoyer se faire euthanasier à Zurich ? Or Daniel Kehlmann, comme le Marcel Aymé de la nouvelle intitulée Le romancier Martin, parvient à nous faire croire à sa vieille dame tout en négociant avec elle le scénario de sa fin de vie.

    Magie, malice, pénétration sensible, regard critique, voire satirique, mais aussi compassion : telles sont les qualités  de l’écrivain-médium dont le rire qu’il tire de nous à chaque page n’est jamais froid ni blessant. Superbement fluide et chatoyant, musical jusque dans sa parodie du langage des dingues de l’Internet, ce roman en neuf histoires se dévore d’une traite tout en laissant, après lecture, place à une vraie réflexion prolongée. Autant dire que le plaisir de lire Gloire n’a rien de gratuit.

    Kehlmann6.jpgDaniel Kehlmann.- Gloire. Roman en neuf histoires traduit de l’allemand par Juliette Aubert. Actes Sud, 174p.

     

     

     

      

     

     

     

     

     

    Daniel Kehlmann en dates:

     

    1975 Naissance à Munich. Fils du réalisateur Michael Kehlmann et de la comédienne Dagmar Mettler.

    1981 Installation de la famille à Vienne .Etudes de philosophie et de littérature

    2003 Accède à la célébrité avec Moi et Kaminski (traduit chez Actes Sud en 2004), après trois premiers livres.

    2006. Les Arpenteurs du monde. Succès de l’année. Plus d’un million d’exemplaires, traduit en 50 langues. Prix Kleist. Vient de paraître en poche Folio.

  • Pensées de l'aube (44)

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    De l’amour. – C’est aujourd’hui que tout commence, c’est aujourd’hui qu’on reprend tout à zéro, c’est aujourd’hui qu’on efface cet affreux tableau à l’éponge d’eau claire, je veux que ce tableau noir soit blanc comme une âme d’enfant - c’est aujourd’hui que nous allons écrire ensemble, petits, la lettre A et ce qui s’ensuit…

    De l’économie falsifiée. – Ne te laisse pas contaminer, petit, je sais que c’est plus difficile à faire qu’à dire, mais je te le dis avant de tâcher de le faire en ton nom, toi qui vivras dans cet enfer, ne te laisse pas salir mais ne te détourne pas, regarde bien cette laideur et cette misère : c’est le monde, c’est le monde imbécile et gratuit des journaux imbéciles et gratuits, c’est la saleté vendue et répandue pour rien, c’est la fortune des vendus imbéciles adorateurs du Rien – c’est le monde que tu ramèneras à la vie en lui rendant son prix…

    De l’hérésie. – Tout doit disparaître, ont proclamé les Pères de l’Eglise du Tout, tout ce qui ne se soumet pas à Notre Loi qui est celle du Tout doit disparaître par l’épée ou par le feu – tout sera sacrifié sur le bûcher ou la roue, tout sera soumis à la force du Tout et vos Béatitudes vous allez voir ce que nous allons en faire, foi de nous…

    Image : Philippe Seelen. 

     

  • Pensées de l’aube (43)

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    Du jour d’hui. – C’est vous le nouveau ? Par là s’il vous plaît, Monsieur Lundi. Vous avez le visa de transit et le certificat de bonne et due forme ? Oui, c’est cela, la semaine commence toujours bien après le lâcher-prise de vos collègues Samedi et Dimanche. Mais allez, trêve de modalités : voici votre ordre de marche pour le matin. A midi vous prenez une pose : vous avez droit au plat du jour et ensuite vous déclinez tout tranquillement selon la tradition d’un début mars au Luxembourg par temps nuageux à couvert…

    Du jour qui sera. - Le jour est bien levé et lavé maintenant. Un fond de bleus et de blancs cassés, travaillés par les années, un fond de verts et de terres à lents glacis, un fond de litanies en mineur, un fond de douleurs ravalées et d’incompréhensible gaîté tisse la page de plus qui se déploie à l’instant et nous écrit sous la neige qui se retire.

    Du cercle magique. - Dans la chambre du monde, le cercle de la mère et du père et de l’enfant seul ou nombreux forme le cercle du Jeu où le temps semble arrêté sans l’être, où rien ne semble compter alors que tout compte, et le jeu de ce matin sera de renommer les choses et de les classer par ordre d’importance, selon les seules règles du Jeu.

    Image: Philip Seelen

  • Pensées de l'aube (42)

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    De l’ennui. – Vous avez déjà donné, me dites-vous lorsque je vous parle de tout ce que vous pourriez faire de tout ce temps que vous passez à maugréer en affirmant que plus rien ne vaut le coup, et c’est cela même, pauvre de vous, c’est là qu’est votre problème : ce n’est pas tant que vous n’ayez plus rien à donner, c’est que vous êtes infoutu de plus rien recevoir…

     

    De la petite mort. – Et ça veut dire quoi qu’il n’y a plus aujourd’hui de Dickens si votre cœur bat encore en vous rappelant le seul nom de la petite Dorrit, écoutez... Ah non ? Vous n’entendez rien ? Rien de rien ? Alors là c’est grave si vous n’entendez plus battre en vous le cœur de la petite Dorrit : là c’est carrément inquiétant, ça veut dire qu’en effet Dickens est mort, mais là je remarquerai au risque de vous faire de la peine : mort en vous, ce qui signifie, et là je vous présente mes condoléances, que c’est vous qui êtes pour ainsi dire mort… 

      

    Du reflet. – Tu me dis que la montagne enneigée est belle, d’une façon qui me dis ta beauté à toi, mais ça je ne te le dis pas -  d’ailleurs tout ce que tu me dis de la beauté des choses m’en dit plus sur toi que sur elles, même s’il est vrai qu’elles sont belles, et que ce que j’en dis est une autre façon de parler de toi…

     

    Image: ce qu’on voit de La Désirade à l’aube de ce dimanche 8 mars.

     

     

  • Le temps des masques

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    Le siège de l’Aigle de Carlos Fuentes, une lucide et fascinante illustration de la passion politique
    Nous sommes au Mexique en 2020, sous le règne du sage président Lorenzo Teran, au moment où, celui-ci ayant refusé de cautionner l’occupation militaire de la Colombie par les Etats-Unis, et soutenant par ailleurs l’augmentation du prix du pétrole par l’OPEP contre l’avis des USA, voit son pays puni par ceux-ci qui paralysent, d’un jour à l’autre, tout le système de télécommunications. L’effet collatéral de cette mesure est de forcer les gens à communiquer par lettres, déclenchant du même coup ce roman qui revitalise le genre épistolaire puisqu’il sera simultanément chronique d’une lutte pour la succession du Président (lequel doit être remplacé en 2024), récit d’une conquête amoureuse stendhalienne (un Julien Sorel à la mexicaine mis au défi par une femme supérieurement manipulatrice) recoupant de multiples intrigues de cour ou d’alcôve, réflexions de haute volée (nourries de Plutarque, Platon et Machiavel, entre autres) sur l’histoire contemporaine et l’art de la politique - tout cela porté par une ligne narrative d’une parfaite clarté, avec un mélange d’humour et de réalisme jamais cynique (même si certains des personnages le sont diablement) qu’oriente une grande connaissance des êtres et de la « nécessité».
    La passion politique habite la magnifique Maria del Rosario Galvan, qui fut la compagne de l’actuel ministre de l’Intérieur, Bernal Herrera, type du «juste » humaniste et réservé en lequel elle voit le successeur idéal du Président. A cette fin, elle imagine de se servir (ad interim) d’un jeune homme brillantissime, Nicolas Valdivia, dont elle entreprend l’éducation politique (en lui promettant autre chose « plus tard ») et qui va bel et bien se retrouver au pouvoir en exerçant ses propres talents de jeune fauve sans états d’âme. Un peu comme s’il décortiquait un artichaut, dont chaque lettre du roman représenterait une feuille, le lecteur va découvrir peu à peu, et par le jeu de miroirs de leurs divers correspondants, à travers leurs actes et leurs feintes réciproques, qui sont Maria et Nicolas, avec leur passé respectif et leur drame secret.
    Entre Dumas et Goya
    De la même façon, tous les personnages du roman se dévoilent progressivement, autant par ce qu’ils écrivent que par ce que d’autres lettres apprennent au lecteur, lequel reconstruit finalement l’ensemble du tableau sans la moindre difficulté. Le Président lui-même, et l’intègre Bernal Herrera, comme l’énigmatique Ancien des Arcades (qui rejoue le Masque de fer à sa façon) distillant ses sentences à la manière d’un sage antique, conservent une sorte d’immobilité hiératique, tandis que s’agitent les masques de la Comédie. Et c’est le gluant Tacito de La Canal, directeur de Cabinet du Président dont il lèche les bottes en rêvant de le remplacer, après avoir « couvert » une arnaque financière sans pareille; c’est le fascisant Général Cicero Arruzza n’en pouvant plus de se retenir de casser de l’étudiant ou du paysan ; c’est César Leon l’ancien Président fomentant son retour en multipliant les alliances louches; ou c’est « La Pepa », nymphomane passant d’un homme fort à l’autre. Or, loin de se réduire à des caricatures, tous ces personnages (et il y en a encore beaucoup d’autres non moins bien dessinés à la Goya) ont une histoire personnelle que le romancier détaille de feuille en feuille, jusqu’à nous laisser goûter au cœur de l’artichaut…
    Toute l’œuvre romanesque de Carlos Fuentes est placée sous le signe explicite du Temps, décliné en Temps des fondations (Terra nostra), en Temps révolutionnaire (La mort d’Artemio Cruz) ou en Temps politique (La tête de l’hydre et Le siège de l’aigle), notamment. Or ce qui saisit une fois de plus, à la lecture du Siège de l’aigle, c’est la profonde empathie, la bonté fondamentale de l’écrivain, dénuée de tout sentimentalisme, qui n’en finit pas de parier, sans illusions sur la foire aux vanités, pour un temps plus humain.

    Carlos Fuentes. Le siège de l’aigle. Traduit de l’espagnol (Mexique) par Céline Zins. Gallimard, coll. Du monde entier, 443p.
    Carlos Fuentes. Territoires du temps ; une anthologie d’entretiens. Gallimard, Arcades, 393p.

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 6 décembre 2005.

  • Savoir-vivre

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    … Moi j’ai rien contre lui, j'suis pas raciste, tu sais que je suis tolérante: il est ce qu’il est, même s’il prend deux places à lui tout seul je lui fais un prix vu qu’il est là tous les jours et qu’il a fait venir les médias plusieurs fois, et puis à la longue il est presque attachant malgré l’odeur, mais je ne céderai pas sur un point, Maxiboy, là je suis claire : j’exige que ton beau-père s’essuie les pieds quand il entre dans le Cybercafé…

     

    Image : Philip Seelen

  • Pensées de l'aube (41)

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    De ton toi. – Et là, ce matin, devant le miroir de ta salle de bain, tu regarderais ce prétendu proche prétendu familier et tu lui demanderais : et qui t’es toi ? tu te crois le proprio du miroir ou quoi ? et ce corps que tu dis à toi t’en sait quoi ? et ce que tu dis ton âme, pompier que tu es, tu la vois avec les yeux de qui, dis-moi ça ?...  

     

    De la nature. – Le tout malin (je pense par devers moi le tout mariole) affirme que nous avons soumis à jamais l’élément naturel et le voici trépigner dans sa Japonaise écolo sur la route étroite de Notre-Dame des Hauts  barrée par deux avalanches, juste sous le couloir où menace la troisième, et voilà qu’il commence à prier comme une de ces vieilles attardées dont il ricane : Mon Dieu fasse un miracle, Mon Dieu je t’en supplie, Mon Dieu pas moi ! sur quoi le prétendu Dieu lui répond pour la première et dernière fois : du balai…

     

    Des allumées. – Mais qu’ont-elles donc à la ramener, ces fichues bonnes femmes, j’veux dire : ces illuminées, Simone Weil ou Flannery O’Connor, Annie Dillard ou Charlotte Delbo, mais qu’ont-elles donc à remuer terre et ciel – ou bien encore Etty Hillesum ou l’allumée Aloyse aux yeux pleins de cieux, mais de quoi je me mêle au lieu de tricoter : sondent l’infini du camp à l’étoile, pèsent les nuées à l’écoute des déserts, se clouent aux murs et se saignent, enfin nous font plus légers que nos enfances jamais guéries, comme l’écrit Françoise Ascal dans son Carré de ciel : «Masquée sous ma vieille peau qui tant bien que mal colmate les brèches, je tente de ne rien laisser apparaître de cette honteuse anomalie : n’avoir pas su grandir »…

     

    Peinture : Aloyse, Musée de l’art brut de Lausanne.

  • Pensées de l'aube (40)

    JLK026.jpgDe la douce folie. – Et ce matin tu t’abandonnerais une fois de plus à l’étreinte de ton vrai désir qu’annonçait le conditionnel de vos enfances, tu serais tout ce que tu aimerais, tu serais une chambre merveilleuse au milieu de la neige revenue ce matin avec une quantité de téléphones, tu aurais des bottes bleues et un banjo comme à sept ans et tu retomberais amoureux pour la énième fois, elle aurait les yeux bleu pervenche de la fille du shérif de tes dix ans et des poussières et de la femme de ta vie actuelle dont tu reprendrais tout à l’heure le portrait songeur, ce serait la journée incomparable de ce 5 mars 2009, tu jouerais de ta plume verte comme d’une harpe pincée sur les cordes des heures et tout à coup les téléphones frémiraient comme autant de jeunes filles impatientes, autant de douce ondines un peu dingues se dandinant sur leur fil comme autant de choristes de gospel dans la cathédrale de neige irradiant au lever du ciel…

    Des recoins. – ce n’est que cela, comprenez-vous, ce n’est que cela qui m’attire chez vous, au milieu des rideaux grenats ou dans vos fauteuils crevés, ce sont les angles brisés à coups de marteau par le vieux Renoir endiablé, et votre lumière est bonne, votre bonne lumière de bar étudiant ou de virée le long de la rivière à quelques-uns qui aimaient Neil Young et Léo Ferré, ce ne serait que cette rêverie retrouvée de nos dix-huit ans adorablement accablés à nous aimer – leurs galas ne sont que ramas de vampires banquiers sur les banquises des médias, nous c’est dans les recoins de vos quartiers bohèmes que nous vivrons encore et encore et après notre mort au milieu de nos enfants silencieux comme des chats baudelairiens…

    De l’autre lumière. – Et toujours je reviendrai à l’œil secret de cet étang d’étain sous la lumière silencieuse de ce lever du jour qui pourrait en être le déclin, on ne sait trop, Rembrandt lui-même ne savait trop ce qu’il révélait en mâchant ses cigares - et surtout pas d’effets de théâtre, de clair-obscur ou de faux mystère, laissez venir la beauté des choses qui n’a jamais été séparée de son ombre et diffuse cette aura sans le chercher…

    Peinture JLK : Lago delle streghe, au Devero, huile sur toile, 2008.

  • Pensées de l'aube (39)

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    De la surprise. – De Dieu mais tu vois ce que je vois ce matin dans les rues de ce matin et sur les places de ce matin et aux guichets de ce matin : j’en crois pas mes yeux, non mais je me pince, et sur les arbres de ce matin, et le long du fleuve et des heures de cette matinée, t’as déjà vu tout ça toi, et là dans les snacks et les cantines, et là-bas dans  les hostos de midi et les baraques de l’asile, et l’après-midi les enfants dans les jardins municipaux, non mais dis-moi pas que t’as déjà vu ça…

     

    De la répétition. – Si les redites t’embêtent, ne cherche pas midi à quatorze heures : c’est qu’elles sont embêtantes ou que c’est de ton côté, mon pauvre toi, que ça manque de répondant vu que tu t’embêtes au lieu de chercher, justement, midi à quatorze heures en prétendant qu’il n’y a pas de miracle et que tout se répète depuis la nuit des temps, tandis que le miracle est de retrouver midi à quatorze heures et le matin en fin de soirée et ton enfance dans la nuit noire avant que toute ta vie te revienne à ta dernière heure…

     

    De l’étincelle. – C’est une question de détail voyez-vous, cela tient à presque rien, le courant passe ou ne passe pas, c’est une question d’attention, c’est cela : c’est une question d’attention qui exclut le regard en croix ou en diagonale, comme on dit, en fait il n’y a que le détail d’intéressant pour autant qu’on le rapporte à La Chose dans son ensemble, voilà ce que je voulais dire : l’important c’est La Chose, tu prends le livre, c’est La Chose, et le détail c’est l’important de La Chose...

     

    Image: Philip Seelen.

  • Trou noir

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    …Après l’épisode de la Vérité qui sort du puits et s’en va prier le Loup de sortir du bois, celui-ci me lance comme ça : «si t’es un tigre, tu sors du mur !», alors moi j'y vais fissa tout en me demandant de quoi je vais faire sortir le mur avec tout ce Big Bang…
    Image : Philip Seelen

  • Pensées de l’aube (38)

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    De ce qu’il y a là. – Dans le rêve le vieux marcheur me demandait si j’avais bien vu tout ce qu’il y a dans son désert, il disait mon désert et il insistait: mon beau désert, puis il se reprenait : notre beau désert, j’veux dire, et pour lui faire plaisir, comme je dormais, je lui disais qu’il fallait bien ouvrir les yeux pour voir notre désert, et qu’alors on voyait un beau désert plein de choses invisibles quand on dormait les yeux ouverts – mais quel beau désert nous avons là, lui disais-je dans mon rêve, sur quoi je me réveillais et je voyais alors tout ce que nous ne voyons pas faute d’ouvrir les yeux…

    De l’inconséquence. – Tu ne peux pas dire IL FAUT ou ON DOIT sans rien faire: cela t’empêcherait de le faire que de le dire tous les matins de ton air volontaire, allons, assez de morale et de volonté: ne fais que faire mais au sens qui a du sens, allez: il faut vraiment - tu dois vraiment ne faire que faire ce que toi seul peux et dois…

    De l’obstination. – Ils se demandent ce qu’il restera d’eux et tu souris d’un air entendu en retournant à ta table et tu te dis : c’est entendu, rien ne reste de Lascaux pour ceux qui ne l’ont pas en eux et si tu n’as pas en toi le bleu qu’on n’a jamais vu, jamais tu ne le verras, et du même air entendu tu écoutes la musique en toi et souris, une fois de plus, à cet air qui te survivra…
    Image: Philip Seelen

  • Pensées de l’aube (37)

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    Des claires matines. – Les petites heures de la matinée à venir ruissellent de l’horloge suspendue du glacier et cela fait dans la nuit une très imperceptible musique de nuit de harpe ou de cithare ou de cymbalum dans la chambre des enfants de partout, et de petites joues se gonflent à l’unisson sur d’invisible flûtes, et de petites mains courent déjà sur le clavier de la journée à venir…

    De la forme. – Quant à la mise en forme du jour elle tient du miracle, il faut le reconnaître une fois pour toutes quitte à se répéter: les saumons ont frayé et c’est la folle première descente des torrents en toboggan dans le cumul émerveillant des rivières et des fleuves en foules jusqu’à la houle de la mer – et tu te sens ce matin la perfection du poisson de l'aube dans la main de la mer tandis que le jour revient…

    De l’éclaircie. – Il fallait tous les jours à vos mères un coin de ciel bleu pour les encourager, et vous vous gaussiez, vous les trouviez tellement simples alors que vous démêliez l’étant de l’Être du néant du Naître - vous étiez tellement intelligents qu’elles se taisaient humblement, vous étiez tellement importants, chers imbéciles dont vos mères se rappelaient juste la clairière de vos yeux d’enfants…

    Image: Philip Seelen.

  • Ceux qui se retirent

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    Celui qui a un faible pour les jardins ouvriers sous la neige / Celle qui prend en grippe la pompe vaticane / Ceux que saisit la passion de la géographie des arrière-pays / Celui qui relit Crevel dans un hôtel miteux des Asturies / Celle qui se rappelle le temps des moulins / Ceux qui ont reconnu la morte sous la glace vitreuse / Celui qui se fait livrer ses caisses de vin du Rhin par la voie des airs / Celle qui bombe le torse pour mettre en valeur sa poitrine de catéchumène demeurée / Ceux qui se rappellent avec nostalgie le temps des corsets à baleines / Celui qui rêve de Punta Arenas au dam de sa fiancée danoise estimant que l’hygiène y laisse à désirer / Celle qui relit les livres de Jane Eyre (elle veut dire Jane Austen) en se rappelant son premier flirt à Lowestoft / Ceux qui découvrent le rouge Rothko / Celui qui mord le sein gauche de Blandine Loup jusqu’au lait / Celle qui se rappelle son arrivée triomphale au local du Club de curling de Bad Ragaz avec son trophée de l’hiver 1933 / Ceux qui se remettent de leur accident survenu le même jour mais à trois endroits différents / Celui qui se rend en Chine avec ses compères de la cagnotte du Café des Acacias / Celle qui regrette les vélos à système de freinage Torpédo / Ceux qui kiffent le kif, etc.

  • Ordo ab chao

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    Ludmila Oulitskaïa et son grand roman de la médiation.

    par Hélène Mauler

     

     

    « […] ce livre n’est pas un roman, c’est un collage. Je découpe avec des ciseaux des petits morceaux de ma propre vie et de celle d’autres personnes, et je colle "sans colle / une histoire vivante sur les lambeaux des jours1". »

    Ludmila Oulitskaïa

    1 Citation d’un poème de Pasternak

     

     

    Il y a des romans qui, au-delà de l’histoire qu’ils racontent, soufflent au visage du lecteur toute la puissance du projet qui les anime. Tantôt en tempête, tantôt avec le calme plein de creux et de rumeurs qui fait vibrer l’air au débouché des grandes plaines d’Asie centrale ou aux confins des déserts africains, ils déploient une onde chahuteuse qui se rit du temps et de l’espace, ils enroulent et tourneboulent les destinées, ils vivent indépendamment des personnages une vie qui est la leur et dont à son tour on aimerait connaître la genèse, décrypter le manuscrit, élucider l’élan – pour découvrir le roman du roman, en quelque sorte.

     

    Ici, le roman du roman, qui est aussi le roman lui-même, se démultiplie à l’infini sitôt ouvert le volume bien sage, carré et compact, que l’on tient entre les mains : des fragments de notes prises à Boston, à Jérusalem ou à Berkeley par des hommes et des femmes de la diaspora juive en quête d’un passé et d’une identité, des courriers envoyés de Vilnius à Jérusalem, de Santorin à Cracovie, de Rio de Janeiro à Haïfa, la retranscription d’une longue conversation enregistrée en Galilée, un télégramme, une carte postale, des documents tirés des archives du NKVD et du KGB,  une brochure touristique « Visitez Haïfa », un certificat de baptême, des extraits de la presse israélienne rendant compte de la visite du pape Paul VI, un extrait du courrier des lecteurs du journal « Les nouvelles d’Haïfa » avec la réponse de la rédaction, des lettres de dénonciation aux autorités de l’Eglise, toute cette matière écrite semble échappée d’un de ces gros dossiers à sangle que l’on trouvait, autrefois, sur les étagères des avocats, des médecins ou des commissaires de police. Collectée feuille à feuille, minutieusement assemblée, entrelacée, tissée, elle dessine un vaste paysage lacéré qu’illumine, radieuse et joyeuse, la figure de Daniel Stein, interprète.

     

    Interprète… Rares sans doute ont été les destins vécus aussi pleinement sous le double signe de la traduction et de la médiation que celui de Daniel Stein, alias Oswald Rufeisen, un personnage réel né dans une famille juive de Galicie en 1922 et mort en Israël en 1998. Jeune homme, dans une Biélorussie annexée par les Russes au lendemain de la Première Guerre mondiale, partiellement cédée à la Pologne, puis occupée par l’Allemagne à partir de 1941, il fait office d’interprète (forcé) entre la gendarmerie allemande, la police biélorusse et la population locale, mais tente aussi de sauver des Juifs en leur transmettant les informations auxquelles ses fonctions lui donnent accès. Démasqué, réfugié dans un couvent de religieuses polonaises, il se convertit au catholicisme et part pour la Terre sainte où il sera ordonné prêtre. Là, il créera une paroisse où, après avoir dit la messe en Polonais, il finira par opter pour l’hébreu, langue véhiculaire des nouveaux immigrants venus de Hongrie, de Russie, de Roumanie. Mais surtout, il militera jour après jour pour que l’Eglise catholique renoue avec ses racines, qui se trouvent dans le judaïsme : riche lui-même d’une double culture juive et chrétienne, mais non reconnu comme juif en Israël parce que chrétien, ayant vécu au plus près le chaos des guerres, l’horreur de la Shoah, les intransigeances de la foi, les défis de la liberté, il consacrera sa vie à jeter des ponts entre deux traditions qui, à l’origine, n’étaient qu’une.

     

    « Mon christianisme s’est révélé une pierre d’achoppement pour mon peuple », constate Daniel Stein à son arrivée en Israël, et c’est ce qui guide sa réflexion comme son action. Hilda, une jeune Allemande immigrée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’assiste sans faillir auprès de fidèles venus de tous les horizons, elle aussi au cœur d’un inextricable nœud de contradictions en raison de ses origines, mais aussi de son amour pour Moussa – Moussa qui vit au quotidien la difficulté d’être arabe, « surtout quand on est de confession chrétienne et de nationalité israélienne ». Et c’est autour de ce duo tout d’ombres et de lumière, Daniel et Hilda, que s’organise une superbe réflexion sur la foi, la judéité, la distinction incertaine entre les méchants et les gentils, les assassins et les victimes – et la vie qui avance, trébuche et reprend – ou pas – sa marche, parce que l’on se trouve à tel endroit, à tel moment, parce que l’on reçoit une lettre, un livre, une convocation, un signe du destin, bon ou mauvais…

     

    H.M.

     

    Ludmila Oulitskaïa. Daniel Stein, interprète. Traduit du russe par Sophie Benech, Gallimard, 2008, 526 pages.

    Cet article est à paraître dans Le Passe-Muraille, No77, en avril 2009.

     

  • Pensées de l'aube (36)

    Pensées5.jpgDe la déréliction. – On entend le bruit des machines, toute une rumeur dans les immeubles muets, les poumons d’acier fonctionnent, donc les centrales restent en activité, tout est sous contrôle de ce côté-là, tout baigne, les veilleuses diffusent toujours leur lueur verte, sinon pas âme qui vive à ce qu’il semble dans les immeubles sourds, qui que ce soit dans les immeubles aveugles avant qu’on ouvre les yeux pour constater qu’on est encore là…

    De la destruction. – Ce qui les intéresse est essentiellement cela : que tout s’effondre, à vrai dire ils se délectent de cet affaissement général et de cet abaissement particulier, ils l’avaient bien dit, ils se réjouissent de cet écroulement de tout alors qu’ils restent sur le bord qu’ils disent le bon bord - ils restent là purs et blancs, répétant que les enfants il suffit d’en refaire, ils l’avaient prédit : ils avaient raison vont-ils répétant, souriants, les apôtres gris…

    De la question. – Nos lettres sont restées sans réponses et vous restez muet, vous restez sourd, ou nous en concluons que vous n’avez rien reçu, vos assesseurs nous font comprendre que vous n’avez pas que ça à faire et nous conseillent de nous adresser aux guichets des services concernés, n’importe: nous sommes encore des tas de crétins à frapper à votre porte, ce matin, et nous savons que vous lorgnez par le judas, mais sans doute sommes-nous indignes de votre regard et même de votre silence, et nous restons-là tout pantelants, mendiants de Dieu sait quoi…

    Image: Philip Seelen