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  • Pour tout dire (23)

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    À propos de ce qu’on appelle poésie, qu’on pourrait dire une langue par delà les langues. Un poème traduit d’Adam Zagajewski et deux pages de La Repubblica sur le grand voyageur-romancier-poète néerlandais Cees Nooteboom. Ce que dit aussi Karl Ove Knausgaard à propos des spécialistes…


    Les grandes baies de notre studio suspendu restent ce soir ouvertes à la rumeur de la mer et au tournis des étoiles, tandis que je regarde ce poème du Polonais Adam Zagajewski. Je le cite dans sa traduction de Maya Wodecka et Michel Chandeigne :


    Seulement des enfants
    « C’étaient seulement des enfants qui jouaient dans le sable
    (ils étaient baignés par l’odeur enivrante
    des tilleuls en fleurs, ne l’oublie pas),
    seulement des enfants, mais pourtant
    et le diable et les dieux mineurs,
    et même les politiciens oubliés
    qui ont trahi toutes leurs promesses,
    étaient présents eux aussi et les regardaient
    avec un émerveillement sans bornes.
    Qui ne voudrait être un enfant - une toute dernière fois !


    Or lisant ce poème juste après avoir passé un moment avec le petit Melvil, fils d’Antoine Leiris qui raconte, dans un livre intitulé Vous n’aurez pas ma haine, comment, le 13 novembre de l’an dernier il perdit à la fois, dans la tuerie du Bataclan, l’amour de sa vie et la mère de son garçon, j’éprouve le sentiment, physique et métaphysique à la fois, de toucher aux deux extrémités de la vie et du mystère, comme lorsque nos petites filles sont nées en aiguisant du même coup la conscience de notre propre mort.

     

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    Le poème de Zagajewski est riche de tous les possibles, avec tilleuls en fleurs et diables ou dieux mineurs, mais ce qu’il dit échappe à l’analyse même s’il nous est intelligible, sur quoi le poète polonais remet ça en plus obscur dont je ne cite que le début :


    Parle plus bas


    « Parle plus bas : tu es plus vieux que celui
    que tu as si longtemps été ; tu es plus vieux
    que toi-même – et tu ignores toujours
    ce que sont l’absence, la poésie et l’or”…

    Entre treize et seize ans, j’ai mémorisé des milliers de vers dont je ne comprenais pas toujours le sens, mais que je mettais plus haut que moi et qui me faisaient lever les yeux vers ces astres obscurs, qu’ils fussent de Rimbaud ou de François Villon, de Laforgue ou de Reverdy. Or devant les Illuminations de Rimbaud, tout particulièrement, je restais interdit. Et telle est souvent la plus profonde poésie, comme une langue d’avant ou d’après toutes les langues, qui nous parle comme à des enfants comprenant sans comprendre.


    Karl Ove Knausgaard, dans quelques pages d’Un homme amoureux relevant du roman d’apprentissage, l’exprime avec un mélange de candeur et de juste pénétration, en osant dire que longtemps la poésie lui a été fermée, à croire qu’il ne la méritait pas, mais aussi que le discours sur la poésie, les gloses à n’en plus finir sur la poésie, les réunions et congrès de spécialistes ès poésie ne relèvent en somme que d'une logorrhée d’ambiance alors que la poésie reste ce diamant noir, à l’écart et indéchiffré.

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    Je lis ce soir Mystique pour débutants d’Adam Zagajewski et je trouve, en ouvrant par hasard La Repubblica, deux pages entières consacrées à un autre grand poète de ces temps confus, du nom de Cees Nooteboom, qui parle de ce qu’est pour lui la poésie dans la même Europe que Zagajewski et le même monde que le Japonais Bashô ou l’obscur Hölderlin défiant Knausgaard.

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    Un recueil en perspective cavalière a paru récemment de Cees Noteboom chez Actes Sud, intitulé Le visage de l’œil, formule obscure et parfaitement adaptée, en l’occurrence, aux visions à la fois contemplatives et transgressives d’un regard sur le monde dont la réalité ne cesse de nous interroger.


    Sur Internet, tandis que la mer semble courir là-bas après je ne sais qui ou quoi, je lis un article imbécile consacré à Karl Ove Knausgaard, réduit à un phénomène par une pécore à la coule qui n’en a pas lu une ligne mais a pillé tous les papiers sur le sujet réputé « culte ». Mais quelle importance ? La poésie fait son miel de tout, sauf de la poussière un peu crade de la jactance actuelle.


    D’un regard enfin je balaie les mots d’un Poème chinois de Zagajewski :


    « Je lisais un poème chinois
    écrit il y a un millier d’années.
    L’auteur y parlait de la pluie
    tombant toute une nuit
    sur le toit en bambous de la barque
    et de la sérénité qui enfin
    s’était emparée de son cœur ».


    Et cela finit comme ça et tout est bien, ce soir, tandis que la mer n’en finit pas de brasser ses écumes sous nos fenêtres ouvertes :


    «Seule la pureté est invisible,
    et la tombée du jour quand l’ombre et la lumière
    nous oublient un instant,
    occupés à battre les cartes du mystère »…

    Peinture: Fabienne Verdier

  • Comme un rêve éveillé / comme un sueño despierto

     
     
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    J’ai vu passer le lent cortège
    des âmes aux lèvres grises,
    j'étais avec elles et sans elles:
    je portais des valises
    pleines de mes diverses vies;
    je regardais le défilé
    des foules aux longs visages
    passant et bientôt dépassés
    par leurs ombres sans âge...
     
    He visto pasar el lento cortejo
    de almas de labios grises,
    estaba con ellas y sin ellas:
    llevaba maletas
    llenas de mis vidas diversas;
    miraba el desfile
    de una multitud de rostros largos
    pasando y en seguida superados
    por sus sombras sin edad...
     
    Immobile je me tenais
    aux mains déjà tenues
    des vivants qui ne l’étaient plus,
    que je reconnaissais
    sans parvenir à les nommer
    tant ils étaient les mêmes,
    tant ils étaient sous tant de masques,
    tant ils me fuyaient du regard...
     
    Inmóvil me aferraba
    a las manos ya tenues
    de los vivos,
    que reconocía
    sin llegar a poder nombrarlos
    de tanto que eran los mismos,
    de tantas máscaras como llevaban,
    de tanto cómo me rehuían la mirada...
     
    Ne nous oublie jamais,
    jeunesse à jamais fantasque,
    semblaient chanter en litanie
    affligée et très pure
    leurs voix comme sorties des murs
    de mon rêve éveillé -
    n’oublie jamais ta douce enfance,
    ta mortelle innocence...
     
    No nos olvides jamás,
    juventud siempre caprichosa,
    parecían cantar en una litanía
    afligida pero muy pura
    sus voces como salidas de los muros
    de mi sueño despierto -
    no olvides jamás tu dulce infancia,
    tu mortal inocencia...
     
     
    (Merci à Mario Martín Gijón pour sa si belle traduction de mes contrerimes)
    Peinture: Robert Indermaur.

  • Pour tout dire (22)

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    À propos du TOUT DIRE de la mer à la nuit. Des ombres errantes et du silence des poèmes interrogés par Karl Ove Knausgaard. Ce que (se) parler veut dire par-dessus les océans...


    De notre balcon en proue au-dessus des yuccas et des agaves, par dela lesquels serpente le sentier de sable où passent des ombres et des chats, la seule voix lente et récurrente que nous entendons est celle de la mer dont la noire surface étale bruisse et scintille sous la lune croissante.


    Je reçois un message, via Messenger, d'un ami qui me dit son soulagement de voir son père couper à l'amputation de son pied. Mon propre pied me fait mal quand je le pose dans le sable pourtant tendre, en attendant l'opération du 5 octobre prochain, nous sommes le 11 septembre et je me rappelle que ce matin-là, il y a 15 ans de ca, je sortais d'une interview avec Marina Vlady, à Paris, quand notre fille Julie m'a enjoint par téléphone de brancher la télé du petit studio de notre journal sous les toits, rue du Bac, pour y voir ce qu'il y avait à voir.

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    Ce matin le JDD parlait d'un vague espoir de paix en Syrie. Depuis le 11 septembre, et bien avant cela va sans dire, le serpent d'un colonialisme jamais interrompu ne cesse de mordre sa propre queue fulminante de haine terroriste, et là-bas, le long du chemin de sable où se flairent les ombres , flottent les oriflammes marqués au logo du Glamour, la boîte échangiste d'à côté où tout s'échange en effet dans les murmures frelatés, mais voici que notre fille Sophie par Messenger, de Californie, nous évoque ses méditations pacifiques entre tricot zen et salutation au jour du Seigneur qui vient tandis que le nôtre s'en est allé...


    Le langage de la mer est comme celui d'un poème fermé, que notre attention patiente ouvrira peut-être.


    Au détour de très belles pages consacrée à son oncle paysan-ouvrier perpétuant l'idéal communiste alors que plus personne n'y voit de quoi faire chanter les lendemains, Karl Ove Knausgaard, dans Un homme amoureux, raconte comment, par ce frère de sa mère par ailleurs poète, il en est venu lui-même à scruter les énigmes d'un Hölderlin, puis d'un Celan, pour en saisir le sens et peut-être le secret, inatteignables au premier regard.


    L'idée qu'un poème doive être mérité rompt complètement avec l'avidité en cours au Glamour mondial, où l'accès à tout est immédiat par le fric.
    Les ombres errantes se frôlent et parfois se touchent au bord de la nuit, mais nous n'entendons plus à l'instant que la voix de la mer, dont nos rêves seront bercés loin du bruit...

  • Pour tout dire (21)

     

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    À propos des monstres d’égocentrisme que sont parfois les écrivains et les artistes, à commencer par Rousseau. Comment l’autobiographie, chez Karl Ove Knausgaard, devient roman à part entière, et non autofiction. Des bas-fonds de Dostoïevski et des petits crabes de Tokyo.


    On ne la fait pas aux Anglais pragmatiques qui ont appris, en revenant du tour de l’empire, à se méfier de tous les peuples et de tous les frimeurs, quitte à passer parfois pour des rabat-joie ou des pieds-plats.
    C’est le cas de l’historien Paul Johnson, auteur d’une fameuse Histoire du monde moderne, politiquement assez incorrecte, et qui s’est intéressé, avec une jouissance parfois douteuse, aux vices privés et aux vertus publiques d’une douzaine de figures cultes de la pensée et de la littérature contemporaine, dans un ravageur tableau de groupe intitulé Le grand mensonge des intellectuels.

    J’y suis revenu en lisant l’autobiographie de Karl Ove Knausgaard, du simple fait que Jean-Jacques Rousseau incarne par excellence l’initiateur du genre en sa forme débarrassée de toute réserve ou pudeur (on est loin des Confessions d’Augustin), poussant parfois l’exhibitionnisme et l’auto-flagellation (de plus ou moins bonne foi) jusqu’à l’hystérie et au scandale, à côtés de quoi l’auteur d’Un homme amoureux paraît un enfant de chœur plein d’égards pour ses semblables.

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    S’il n’était un merveilleux prosateur, musicien de la langue et incomparable peintre-en-mots, comme le fut un Céline à sa façon, Rousseau ne mériterait, comme individu, que notre mépris. De fait, ce présumé « ami du genre humain » fut un gigolo de la première heure aux manières de rustaud, un opportuniste social prêt à trahir tous ceux qui l’aidèrent, ingrat et se flattant de l’être, se piquant d’éduquer l’humanité entière mais abandonnant tous ses enfants à l’assistance publique sans leur donner même de noms (le premier eut tout de même droit à un numéro), jouant les persécutés alors qu’il fut bien moins inquiété que d’autre tant il était malin.

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    Rousseau, à tout coup, se donne le beau rôle. Même quand il s’accuse de diverses turpitudes, et notamment en matière de sexe, où il innove un prétendu TOUT DIRE qui ne dit pas grand’chose, entre touche-pompon et panpan-cucul, il prend la pose et fait son cinéma, sans beaucoup d’égards pour la vérité (on le sait désormais par de multiples recoupements) mais avec des gesticulations romantiques qui en jettent.

     

    A contrario, alors qu’on a parlé de scandale à propos de Knausgaard qu’une partie de sa famille taxa de Judas, ce qui frappe est l’honnêteté manifeste de son récit où jamais il ne se pose en victime ni en personnage hors du commun, alors même que ce qui le distingue des autres, son combat, sa passion, voire sa folie littéraire, relèvent d’une espèce de devoir sacré.

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    C’est le soir à Stockholm, Karl Ove est censé rentrer à la maison, il est excédé après avoir passé une heure à « faire tourner les bébés » dans une espèce d’école de rythmique pour tout petits, il fulmine intérieurement après avoir ramené sa fille à la maison et déclaré à sa femme que « plus jamais », il va fumer une clope et voit la merveille de la ville dans laquelle il va se perdre un moment, il pense à son inadaptation à l’époque et à tout ce qu’il a vécu d’extraordinaire en écrivant un livre et après avoir rencontré Linda et vu naître Vanja, il marche dans les rues et se rappelle les heures qu’il a passées sur un banc ou dans un pub avec Dostoïevski qui le met mal à l’aise (il explique pourquoi), il se lance dans une réflexion nourrie par une pensée de Jünger sur le nouvel obscurantisme contemporain, il se rappelle tout à coup (merde !) qu’il a du retard et que sa femme l’attend pour leur soirée de fin de semaine, et voilà qu’il se souvient des premiers de spectacles théâtraux de Bergman qu’il vu avec Linda, laquelle voulait devenir comédienne et qui y a renoncé pour écrire un premier recueil de poèmes, et l’heure tourne, les digressions se multiplient mais pas un instant on en lâche le fil, et c’est la vie qui défile, des bas-fonds de Dostoïevski à cette petite scène énigmatique, vécue à Tôky par Linda alors qu’elle accompagnait une troupe de théâtre, quand un cuisinier japonais choqué par la muflerie des comédiens suédois, “répondit” en offrant, à l’adolescente, un sac rempli de petits crabes vivants...

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    Pierre Assouline a parlé des livres de Knausgaard comme d’une interminable « lettre à mézigue ». Or Un homme amoureux, pas plus que La mort d’un père, ne relève de la lettre, et moins encore « à mézigue ». Si le « je » de Knausgaard est plus direct que celui du Narrateur de Proust, le moins qu’on puisse dire est que l’auteur ne se cajole pas plus qu’il ne se flagelle ; à vrai dire ce qui importe est ailleurs : dans l’enchantement de ce qu’on pourrait dire, à l’opposé du mentir-vrai d’Aragon, une fiction-vérité ouvrant un véritable espace romanesque.

    On y est : comme on est avec le fils en pleurs (une vraie fontaine) dans La Mort d’un père, on est maintenant avec ce père-écrivain un peu emprunté, agacé par les nouveaux codes de comportement « adéquats » du père et de la mère responsables (comme la petite tarde à parler, il faudrait forcément lui trouver un orthophoniste, si possible suédois, et merde !), et parlant sans apprêts de ce qui, précisément, lui semble, dans la vie, dans notre vie, dans les livres et les objets, la lumière sur la ville ou la grâce d’un môme, un enchantement…

  • Pour tout dire (20)

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    À propos d'une certaine quête de pureté en milieu dégradé. De la fraîcheur vivifiante du nouveau livre de Blaise Hofmann, Monde animal, du battement de pied de Thomas Bernhard et des moments de transe créatrice évoqués par Karl Ove Knausgaard.

     

    Nous étions lancés hier sur l'autoroute du sud, en aval de Valence, un poids lourd orange nous serrait sur la droite pendant qu'un van noir n'en finissait pas d'essayer de nous dépasser par la gauche, et je revoyais mentalement le pied de Thomas Bernhard battre la mesure sous une table de terrasse, à Ibiza, tout en nous lisant le dernier recueil de textes rassemblés par Blaise Hofmann sous le titre de Monde animal, tous consacrés à l'observation de la vie plus ou moins sauvage d'animaux divers, du milan noir au blaireau en passant par le gypaète barbu, avec une splendide ouverture sur les crêtes du Jura enneigé qui fixe d'emblée l'ambivalence lancinante de notre rapport avec la nature, cadre présumé d'une pureté préservée et théâtre un peu tocard de nos fantasmes rousseauistes tissés de clichés plus ou moins New Age.
    À preuve immédiate: ces panneaux didactiquement corrects suggérant d'abord au randonneur de ne pas laisser errer ses chiens vu qu'on aborde une Zone sauvage,avant de forcer sur le coaching perso: "Portez votre attention sur l'air qui pénètre vos narines et en sort. Chaque fois que vous êtes distrait, recentrez-vous sur votre respiration"...

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    Quant à Blaise Hofmann, essayant de raconter son bout de haute route jurassienne en revenant parfois sur des épisodes passés (moments forts ou rencontres saillantes), il se "recentre" surtout sur le verbe dont il polit le cristal comme jamais dans ses textes précédents, avec autant de bonheur que d'ironique justesse.
    Même s'il a laissé l'air du Jura lui pénétrer les narines ( et en sortir...), il est conscient de n'avoir fait qu'y passer en touriste moins en phase avec la nature qu'un bûcheron ("Je suis orphelin de la terre, désenchanté, sans verticalité"), mais du moins son effort de saisie par l'écriture va-t-il plus loin que la seule jouissance du moment, comme lorsqu'il décrit son émerveillement à la découverte d'une rosalie des bois:"Qu'une seule fois dans l'histoire du monde, une petite larve à bourrelets ait pu devenir rosalie, n'est-ce pas la preuve de l'existence d'une autre vie, secrète et riche de tout ce qui n'est pas vu, pas entendu, pas su ? la vie sauvage est un surplus d'âme. le paysage s'ouvre comme un livre. Le paysage s'ouvre, on me jette dedans."
    Cette allusion à la "verticalité" m'a rappelé , sur l'autoroute traversant cet autre livre ouvert qu'est le paysage provençal , à la fois le pied de Thomas Bernhard et la même aspiration à une espèce de sacralité de l'écriture que revendique Knausgaard par opposition aux accroupissements de la vie réduite à l'utilitaire.
    Filmé sur la terrasse d'un café d'Ibiza, Thomas Bernhard parlait de ce que peut signifier la simple vision du ciel pour qui tend à une certaine pureté - et tout de suite on pense à Glenn Gould jouant du Bach -, tandis que la caméra s'attardait sur son pied battant la mesure de son discours.

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    C'est aussi à propos de rythmique que Karl Ove Knausgaard rejoint Thomas Bernhard et Blaise Hofmann dans leur recherche respective d'une sorte d'émotion épurée que l'auteur de Monde animal concentre soudain dans la célébration de l'œil du cygne: “Que se passe-t-il dans l’oeil du cygne ? L’organisation européenne pour la recherche nucléaire, l’Organisation mondiale de commerce, l’Organisation mondiale de la santé, et pas foutue de savoir ce qui se passe dans l’oeil d’un cygne.
    “Le cygne ne répond rien, il regarde de loin, il ne sait pas, il n’est pas du pays, il a été introduit, il est bien nourri et se plaît beaucoup ici.
    “L’oeil du cygne fair du bien.
    “Il répond à toutes vos questions inquiètes: je suis là parce que je suis là.
    “En réponse aux troubles hyperactifs, ou au vide existentiel, rien ne sert d’acheter un voilier de plaisance, un avion biplace, rien ne sert de faire du freeride, de l’ultratrail, de s’offrir un trek au Népal, un safari en Namibie, une croisière de plongée aux Philippines.
    “Se faire objecteur de croissance, et d’urgence, se concentrer sur l’oeil d’un cygne.
    “L’orgueil, c’est du vide. L’oeil du cygne, c’est du plein, le tout-à-fait réel, le tout-à-fait vivant, l’éternité d’une pause déjeuner, les pieds sur terre et les yeux dans la matière, prêt à plonger, le rejoindre et embrasser le monde...”
    Karl Ove Knausgaard, loin du cygne de Genève et des terrasses d'Ibiza, se trouve à genoux avec sa petite fille de quatorze mois dans un groupe de rythmique pour tout petits animé par une belle jeune femme à guitare qu'il sauterait volontiers alors qu'elle impose à tous de jolies rondes et de jolies figures ponctuées de gentilles paroles - bref le contraire de la vie sauvage avec quelque chose d'infernal dans la sollicitude douceâtre d'un rituel bisounours du plus pur bêta.
    Après l’évocation de cette séance qu’il ressent comme une sorte de régression, Knausgaard raconte son amour fou pour sa deuxième femme et son amour fou pour leur première petite fille, qui se sont transformés avec le temps en tendresse profonde, et aussi les véritables transes, sans équivalent, que lui ont valu certaine pages du livre qu’il vient de finir en 2008. Sa façon de descendre dans le tank, comme la vieille Alexandra de Sokourov, ou de pénétrer l’oeil du cygne de la rade genevoise...
    Le TOUT DIRE de la littérature est multiple, qui peut se résumer parfois par l'ellipse d'une trace d'oiseau dans la neige jurassienne (ainsi de la pureté d'un poème de Hölderlin dont le nom revient souvent chez Knausgaard), ou déferler dans les récits de Thomas Bernhard ou le maelström romanesque de Lobo Antunes.

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    Je me trouve à l'instant, pianotant ces lignes sur mon iPhone dans une espèce d'alvéole de grande ruche de béton blanc déployant son immense hémicycle face a la mer, en état de rêverie solitaire que rythment les basses répétitives de la disco d'à côté. Les dunes qui s'étendent sous nos baies ouvertes sont jonchées des corps entièrement nus d'adeptes du culte du corps et du soleil, et tout le monde il est gentil. Nous ne sommes pas vraiment “branchés libertins”, comme c'est devenu la tendance en ce lieu que nous fréquentons depuis trois vies de chiens ( plus de trente ans si nous comptons en vies de filles). Nous laissons volontiers l'air marin entrer dans nos narines, dont il ressortira aussi bien. Lady L à pris ses affaires de peinture et j'ai mes trente-trois livres coutumiers à lire ou écrire. Une volée d'hirondelles nous a salués ce matin et la maxi-mouette de l'an dernier nous est revenue avec son air de contrôler la situation. Bref l'été indien nous trouve toujours amoureux de la vie. On signale des ralentissements sur la rocade sud de Montpellier et pas mal d'attente aux portails nord et sud du Tunnel du Gothard, etc.

  • Pour tout dire (19)

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    À propos du combat littéraire de Karl Ove Knausgaard. De ce qui est réellement intéressant sous le verre grossissant de l'écrivain, entre loupe et longue-vue. Qu'une attention particulière est requise à la lecture d'Un homme amoureux.

     

    Les soins et devoirs élémentaires requis par un enfant en très bas âge sont-ils compatibles avec ce qu'un mâle ordinaire de l'espèce Sapiens considère comme son rôle ou sa dignité ? Un mec qui se respecte peut-il réellement pouponner sans arrière-pensée réticente ? Un père-à la-maison-qui-assume, même s'il fait le job aussi bien que sa compagne, vit-il vraiment la chose comme celle-ci ?

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    De telles questions se posent, même sans connotations polémiques dans un sens ou l'autre, à la lecture d'Un homme amoureux de Knausgaard, dont les 100 première pages s'attachent à l'auto-observation de l'auteur dans ses vacations de père engagé dans l'accompagnement quotidien de ses enfants, et plus précisément au cours de l'anniversaire convivial auquel est invitée sa fille Vanja, qui traîne d'abord les pieds pour y aller puis s'en réjouit à l'idée de porter ses chaussures dorées, puis se ravise, puis y va avec ses parents et sa petite sœur Heidi, puis veut rentrer, puis reste quand même sur l'insistance de son père, et le tire par la manche alors que le père fait semblant de s'intéresser aux conversations des autres parents dont il n'a que faire en réalité, etc.


    De quoi s'agit-il ? D'un reportage sur la vie d'un couple de jeunes parents norvégiens embarqués dans la co-animation d'un jardin d'enfants ? Bien plus que ça. Des états d'âme d'un écrivain norvégien installé avec sa seconde femme et ses enfants dans une grande ville suédoise ? Pas seulement non plus. Du scannage verbal de tranches de vie ordinaire auquel se greffent des considérations sur le sens de tout çà, entre autres notes très sensibles relevant des interactions affectives ? Sans doute, mais autre chose encore.
    Ce que décrit Knausgaard pourrait sembler d'un intérêt nul, alors que son autobiographie a passionné des centaines de milliers de gens? Par effet de conformisme grégaire, pour la story qu'il raconte ? Sûrement pas, vu qu'il n'y a aucune story dans ses livres et qu'il ne flatte ni ne caresse le lecteur dans le sens du poil. Alors quoi ? Alors je dirai: l'extrême attention à la vie, ressentie d'une manière qui engage aussitôt l'attention du lecteur à sa propre vie à lui.


    À la première page d'Un homme amoureux, Knausgaard écrit ceci alors qu'il vient d'achever un livre et qu'on est en principe en vacances avec les enfants à la maison: "je n'ai jamais compris l'intérêt des vacances et n'en ai jamais ressenti le besoin, au contraire, j'ai toujours eu envie de travailler plus"...

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    Et quel est ce travail ? Ce travail est l'œuvre en chantier sous le titre de Min camp, mon combat, en allemand hitlérien : Mein Kampf. Pour faire bon poids dans le genre provocateur, on pourrait inscrire au fronton fictif de son bureau la cynique formule des bourreaux nazis à l'entrée d'Auschwitz: Arbeit macht frei, le travail libère!
    Or cette provocation n'en est pas une. Hitler n'a pas le monopole d'un titre, et penser que le travail au sens noble, libère, est tout à fait légitime. La visée du combat d'Adolf d'Hitler était d'asservir, et celui de l'écrivain est de (se) libérer. Nuance !

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    Ce qu'on ressent en lisant Mein Kampf est un tremblement de ressentiment et de haine, tandis que le combat de Knausgaard est frémissant d'intensité et de vie. À un moment donné, le père se voit défaillir de tendresse en observant l'une de ses filles, comme si elle incarnait la vie même, mais juste après il pique une colère en trouvant sa femme devant la télé au lieu de se montrer aussi bonne mère qu'il se croit (ben voyons) bon père, et tous nous avons vécu ces intermittences du cœur et autres sautes d’humeur avec autant de vivacité.


    On comprendra mieux ce qu'est le combat de Karl Ove Knausgaard contre ce qu'il entrevoit d'affreux dans l'uniformité croissante et dégradante des gens et des pays et du monde globalisé, en lisant bien attentivement les pages 88 à 90 d'Un homme amoureux.
    Ceci par exemple : « La vie quotidienne, avec son lot de devoirs et d’habitude, je l’endurais. Mais elle ne me réjouissait pas, je n’y voyais aucun intérêt et elle ne me rendait pas heureux. Ce n’était pas le manque d’envie de laver par terre ou de changer les couches mais quelque chose de plus profond que j’avais toujours ressenti : l’impossibilité d’y voir une quelconque valeur doublée d’une profond aspiration à autre chose. Si bien que la vie que je menais n’était pas la mienne. J’essayais de la faire mienne, c’était mon combat, je le voulais vraiment, mais en vain, car mon envie d’autre chose vidait tout ce que je faisais de son contenu ».
    Ou ensuite : « Quel était le problème ? Était-ce le ton factice et surfait de la société que je ne supportais pas, ces pseudo-personnes, pseudo-endroits, pseudo-événements et pseudo-conflits qui nous faisaient vivre par procuration, et voir sans prendre part, cette distance que la vie moderne avait crée face à notre propre et inestimable présence au monde ? »
    Ou encore : « Ou bien y avait à la base de mon aversion cette égalité rampante qui rapetissait tout ? Il suffisait de traverser la Norvège d’aujourd’hui pour voir la même chose partout. Les mêmes routes, les mêmes maisons, les mêmes stations-service, les mêmes magasins (…) Et l’Europe est en passe de devenir un seul et même pays ».
    Après six cents pages de ses deux premiers volumes traduits, qui en font 1200 - sur trois et en attendant les trois suivants -,  le « roman » autobiographique de Karl Ove Knausgaard me semble s’inscrire à l’opposé d’une littérature d'évasion: toute d’invasion et d’immersion, mais jamais étouffante ni consolante non plus, jamais flatteuse ni factice, relevant d’une humble mais haute lutte que Friedrich Dürrenmatt situait « entre le cendrier et l’étoile »…

     

    Peinture: LK. Petite fille. Huile sur toile, 2010.

     

  • Une série suédoise «de rêve», ou le paradis des illusions…

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    Sous les dehors trompeurs d’une satire acide, la série suédoise « 30° en février », à voir sur ARTE est une fresque humaine très détaillée où le regard critique le plus vif n’exclut pas une exceptionnelle empathie. Et si les paumé(e)s qui rêvent d’une vie meilleure en Thaïlande étaient nos sœurs et frères humains ? Chiche…
    Prenez une brochette de bipèdes plus ou moins cabossés par la vie: Majlis la quasi sexa à long nez que fascinent les poissons de grand fond, tyrannisée par son mari Bengt, ancien pilote de ligne en chaise roulante, puant de méchanceté et ne pouvant se passer d’elle; Glenn le prolo plouc blond suant et mal dans sa couenne de bientôt quadra en surpoids, rêvant de se trouver une femme qui lui donne plein de kids pour lui faire oublier le drame de sa propre enfance; Kajsa la quinqua larguée à Stockholm par son jules avec deux filles, l’ado Joy et la petite Wilda, qui rachète un groupe de bungalows au nom prometteur de Happiness; et Chan son voisin et rival, beau macho thaï revenu d’un long séjour de Suède où il vendait des nouilles, mal reçu au retour par sa femme et son fils Pong auquel il a tant manqué que le garçon a sombré dans la dope…
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    Aux quatre adultes suédois mal barrés, flanqués du Thaï revenu de ses espérances nordiques, ajoutez une famille de «locaux» dont la fille, prénommée Dit, a elle aussi été abandonnée deux fois par ses compagnons avec son petit garçon, restant avec ses parents alors que son frère Kran se livre à la prostitution à Phuket en «ladyboy» exploitée par un maquereau…suédois.
    Et enfin, pour la pureté du regard qui éclaire toute la série, n’oubliez pas les enfants, entre sept (Wilda) et à peu près dix-sept ans (Joy et Pong), qui seront témoins autant qu’acteurs du désastre et des embellies des dix épisodes de la première saison de 30° en février…
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    Voilà pour le «casting» sur papier, dont l’incarnation en 3D me semble une réussite totale, à croire que les personnages ont été moulés sur les acteurs…
     
    Rêve exotique et tourisme sexuel, mais encore ?
    Il y a quelques années, le réalisateur autrichien Ulrich Seidl proposait, dans un triptyque intitulé Paradis, un aperçu, à sa terrible manière de réaliste «panique», des tribulations d’un groupe de femmes autrichiennes entre deux âges, débarquant au Kenya pour apaiser leurs frustrations affectives et sexuelles.
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    Relevant presque du documentaire social, le film sarcastiquement sous-intitulé Amour, comme pour accentuer l’absence totale d’amour qui y régnait, avait cependant quelque chose de touchant dans son approche très physique de la misère sexuelle aux pitoyables épisodes de non-rencontre, tel ce pauvre strip-tease d’un jeune Noir se tortillant devant trois «clientes» empêtrées dans leur gêne rigolarde. Bref, c’était affreux quoique plus vrai que nature…
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    Film d’auteur, Paradis modulait le regard et la patte d’un auteur remarquable et déjà remarqué par Import/Export et Amours bestiales, où il évoquait déjà des femmes et des hommes un peu perdus dans l’épaisseur glauque du réel et leur recours au sexe, aux animaux de compagnie ou au rêve kitsch, en tirant du moins une espèce de beauté de pas mal de laideur, comme le peintre réaliste Lucian Freud quand il magnifie le «quotidien».
    Surtout, Ulrich Seidl, devant ce que les critiques marxistes de sa génération appelaient «l’aliénation du monde capitaliste», marquait la différence entre ceux qui «dénoncent» ou «démontrent» et ceux qui montrent; et telle est aussi la position des auteurs de 30° en février, qui me semble rejoindre l’éthique artistique de Tchekhov estimant qu’un écrivain ou un artiste n’a pas besoin d’ajouter un sous-titre moral à un roman, un tableau ou un film, la représentation honnête de la réalité suffisant à l’appréciation critique de celle-ci.
    Comme on s’en doute, nos amis suédois ne font pas plus l’apologie du tourisme sexuel qu’ils ne se complaisent à célébrer les couchers de soleil à Phuket et environs, mais ce qu’ils montrent ne relève pas pour autant de la démonstration édifiante ni de la dénonciation politique, leur propos «moral» étant plutôt de saisir ce qu’il reste de bon et de brave chez chacune et chacun malgré les dégâts multiples de ce que Montaigne appelait l’«hommerie», etc.
     
    Au piège des sentiments
    Le moins qu’on puisse dire est que la série suédoise ne fait pas dans la dentelle des sentiments, avec des situations relationnelles frisant souvent l’atroce; et pourtant c’est bien par la tendresse, l’amour où on ne l’attendait pas et le «bon fond» des individus que ceux-ci échappent à la haine et à ses violences. S’il y a meurtre à un moment donné, c’est par accident, et s’il y a combines ou arrangements parfois sordides entre nantis et plus démunis, c’est que la relation, faussée à la base par le tourisme, où la dignité est bafouée par le pouvoir de l’argent, suscite le mensonge et la ruse, la dissimulation et le double jeu par nécessité de survie.
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    Or tout cela ne fait pas l’objet d’un « discours », mais est vécu par des gens qui, au fil de la série, évoluent. À cet égard, alors même que le «ressenti» des femmes constitue l’élément dominant de la narration, l’évolution de Glenn, le bidochon mal aimé, maladroit et traînant ses douloureux souvenirs d’enfance, qui rate même son suicide avant de tomber amoureux d’une femme qui n’en est pas tout à fait une, relève du miracle de tact, de la part des auteurs, sans parler du formidable acteur tenant ce rôle. De la même façon, c’est à fleur de sensibilité qu’évoluent les jeunes personnages, de Joy, l’adorable ado au redoutable regard porté sur les errances de sa mère, à Pong son boyfriend aussi pur et doux qu’elle et sa petite sœur, Wilda, elle aussi à vif du point de vue émotionnel.
    Aussi, l’empathie de la série est totale en ce qui concerne les personnages thaïlandais, pas plus idéalisés que les autres, le personnage de Kran, le garçon-fille, ayant la consistance d’une puissante figure romanesque quasi balzacienne dans son mélange de rouerie cynique et, finalement, d’amour sans calcul.
    Le feuilleton, entre détracteurs et «fans» à la Jaccottet…
    Bien entendu, vous qui ne jurez que par Marcel Proust et Marguerite Duras, vous ferez la moue et me taxerez de complaisance envers un produit de la sous-culture populaire, les séries télé relevant a vos yeux de l’industrie du divertissement juste bonne à formater des stéréotypes de feuilletons, et vous aurez à moitié raison.
    À moitié, car l’inventeur du roman à visée universelle, en la personne de Balzac, fut d’abord un fabriquant pléthorique de feuilletons, comme un Georges Simenon après lui, et que nombre d’auteurs contemporains, de Doris Lessing à Margaret Atwood, ou de Duras elle-même à Fellini, se sont intéressés aux «genres» dits inférieurs, alors même que des réalisateurs de haut vol commençaient à signer des séries télévisées de qualité croissante, à commencer par David Lynch avec Twin peaks. Enfin qu’on se rappelle qu’un Philippe Jaccottet, si exigeant et raffiné dans ses jugements, raffolait de Downtown abbey
    Pour l’autre moitié du jugement, l’on admettra que 30° en février ne fait pas vraiment le poids à côté du très feuilletonesque Splendeurs et misères des courtisanes de Balzac, et que sa première saison, finissant en happy end évidemment téléphoné, nous aurait amplement suffi.
    N’empêche : la «touche humaine» de la série suédoise, autant que ses qualités d’élaboration et sa sympathique «philosophie», la rattachent aux meilleures productions du genre. Or il n’est que d’y aller voir pour en juger, sur pièce…

  • Pour tout dire (18)

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    De la sincérité et de ses limites. De la trahison, de la jalousie et de la mesquinerie. Que le caractère sacré de l'amitié est aléatoire et non absolu. Que la publication de carnets intimes fait parfois problème. Un échange entre le cinéaste Richard Dindo et JLK.

     

     

    Kriegstetten, Hôtel Sternen, ce 22 janvier 2007. - je reçois ce message de Richard Dindo, à propos de L’Ambassade du papillon, qui me touche beaucoup par sa franchise: «Cher Jean-Louis, j’ai lu ces derniers jours avec grand intérêt, je dirais même avec passion, vos « Carnets », car comme vous savez, j’ai toujours été un fanatique de littérature autobiographique. Dites-moi tout de suite ce qu’est devenue la fille de votre éditeur, son destin m’a fendu le coeur. J’espère qu’elle est toujours vivante et qu’elle va de nouveau bien. J’ai constaté par ailleurs que nous avons été marqué par les mêmes écrivains, encore que certains dont vous parlez je ne les connais que de nom, dont Antunes, Onetti, Gadda et Cingria. J’aime beaucoup comment vous parlez de votre femme et de vos filles, de votre mère, frère et beau-frère et j’aime ce que vous dites sur l’écriture et la lecture. J’aime beaucoup aussi votre goût de l’amitié et de la conversation amicale et finalement votre générosité. Des choses qui me sont plutôt inconnues... 

     

    Je ne me suis toujours intéressé qu’aux femmes, les hommes m’ont toujours un peu ennuyé. Vous n’êtes pas loin finalement de penser pareil. Seule chose qui m’a un peu dérangé par moments: certaines citations sur votre premier roman, des louanges de vos amis, m’apparaissent un peu trop narcissiques. Je trouve aussi que vous allez un peu trop loin dans votre critique du caractère de Chessex. Une critique sans doute justifiée, mais à mon avis il ne fallait pas publier tous ces détails, je veux dire qu’il ne fallait pas aller au bout de cette critique. Ça devient trop humiliant pour l’autre, objectivement humiliant. Vous le mettez trop à nu à mon goût, ça m’a gêné. Chessex75.JPGN’oubliez pas que les artistes ne sont pas des gens comme les autres, leur grain de folie fait partie de leur génie, il ne faut pas les juger psychologiquement, ni moralement, ni même politiquement, sinon on ne s’en sort plus. Je trouve votre « Journal » incroyablement honnête et sincère, parfois presque un peu trop honnête. J’ai toujours l’impression qu’il faut savoir garder des secrets dans la vie et ne pas tout dire ce qu’on pense. 

     

    La grandeur est dans ce qu’on arrive à cacher, ce que les autres ne sauront jamais de nous, ce qu’on ne sait pas soi-même et ce qu’on ne veut peut-être même pas savoir et surtout dont on ne veut pas que les autres le sachent. La vraie dimension des gens et des choses restera toujours leur part cachée, laissée à l’imagination. L’intelligence ultime se trouve aux frontière du non-dit et de l’indicible, dans cette part non seulement maudite des choses, mais tout simplement absente qui se trouve toujours ailleurs et qui reste introuvable. On n’a pas toujours besoin de tout dire pour être honnête, à vrai dire je n’aime pas trop ce culte de l’honnêteté de chez nous, ce moralisme protestant dont je me méfie et que j’essaye d’exterminer dans mes films par la rigueur, la distance, la laconie, la réduction impitoyable à ce que je considère être l’essentiel. Ce qui n’exclut pas l’émotion, au contraire, émotion et analyse, à travers la beauté du langage, voilà ce qui m’intéresse. Mais tout cela vous le savez aussi bien que moi et vous le faites souvent comprendre d’une manière très belle et très touchante. Je sais bien qu’un « Journal » n’est pas un roman épuré, réduit à l’essentiel, mais des notes prises du jour au jour dans l’improvisation et le chaos du quotidien. 

     

    Genet.jpgDans l’ensemble je suis très en phase avec vous. Ayant remarqué que vous aimez beaucoup Jean Genet aussi, je vous enverrai prochainement mon film sur lui, qui s’appelle Genet à Chatila. Je vous souhaite une bonne semaine, bien à vous, Richard.»

     

    Cette lettre m’a beaucoup intéressé, plus que tous les compliments sur L’Ambassade du papillon. Ce que Dindo me dit sur notre part cachée, et de la pudeur qu’il faut préserver, est tout à fait vrai, mais je vais tâcher de lui dire mon sentiment à ce propos. 

    Voici d’ailleurs ce que je lui ai répondu: «Cher Richard, La petite fille est morte le 21 décembre 2000. J’en raconte la fin atroce dans mes carnets de cette année. Le petit garçon a retenu les parents en vie, qui se battent depuis contre le CHUV pour obtenir justice après deux erreurs médicales caractérisées. Les hiérarques de l’Administration se sont conduits comme des brutes, mais le procès civil est en train d’aboutir, qui ne ressuscitera pas l’enfant. Voilà. Pour le caractère extrême, à certains égards, de ces carnets, je vous donne entièrement raison, sans regretter rien. 

     

    J’ai été comme ça à ce moment-là, obsédé par certaines choses qui me paraissent aujourd’hui dérisoires, et ressentimental autant que je suis sentimental. Ils ont paru obscènes à certains, d’autres les ont trouvé pudiques. Je n’en sais rien. Sur Chessex, vous avez raison, mais moi aussi. J’ai raconté l’animal dans notre amitié et dans sa trahison. Il est comme ça et je trouvais intéressant de le montrer comme ça, sans le juger vraiment pour autant. 

     

    Par la suite, j’ai dit le pire bien de certains de ses livres, et du mal de ceux qui me paraissaient trichés. Je ne serai plus jamais ami avec lui, pas à cause de moi mais pour l’attitude qu’il a eue envers Bernard Campiche lors de la maladie de la petite fille. 

     

    A la sortie de L’Ambassade du papillon, il m’a traîné dans la boue en appelant à mon interdiction professionnelle. Je ne lui en veux pas. Lorsque j’ai dit ce que je pensais d’un de ses derniers livres, il m’a dit que j’étais son meilleur lecteur. Ainsi de suite. Je ne suis pas dupe. Honnête? Je ne sais pas. Vous l’êtes sûrement plus que moi, parce que vous avez plus lutté que moi et que vous êtes n’êtes pas un dépravé moralisant comme je l’ai été jusqu’à ma rencontre de celle qui a changé ma vie. 

     

    Pour le narcissisme, vous avez encore raison, comme ceux qui ont parlé d’un plaidoyer pro domo. Mais tout cela je le vis, comme l’amitié vertigineuse avec mon ami le Roumain, qui a failli finir dans le sang après avoir fait beaucoup souffrir ma douce. Pourtant je ne regrette rien de rien. J’essaie de ne plus faire de mal à ceux que j’aime et j’essaie de ne faire que ce que j’aime, donc les aléas de la vie sociale ne me touchent plus guère. 

     

    Ces derniers temps, j’ai été content de vous rencontrer. A l’instant je suis seul dans ma chambre du Sternen à Kriegstetten après avoir assisté à l’ouverture des Journées de Soleure. Je vous remercie de la parfaite franchise de votre mot et vous enverrai à mon retour Les passions partagées, qui a d’autres qualités et d’autres défauts. 

     

    Frisch3.jpgJe vais aller racheter le Journal de Frisch que je ne trouve plus et me réjouis de voir votre film. Je travaille actuellement au troisième recueil de mes carnets qui s’intitulera Le souffle de la vie »…

     

    C'était donc en 2007, entretemps j'avais publié le troisième recueil de mes carnets sous le titre de Riches Heures, à L'Age d'Homme, et Le souffle de la vie est devenu Chemins de traverse, paru chez Olivier Morattel en 2012. Je tutoie désormais Richard Dindo qui m'a longuement écrit à propos du cinquième volume de mes carnets, parus à L'Age d'Homme en 2014 sous le titre de L'échappée libre. Son dernier film. Homo Faber, est un magnifique hommage à Max Frisch et aux femmes...

     

  • Pour tout dire (16)

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    À propos des enfants et de leur intéressante tyrannie. De la porte ouverte ou fermée de l'écrivain. Du TOUT DIRE en matière d'enfance dans la plongée vertigineuse de Kotik Letaev, chef-d’oeuvre visionnaire d’Andrei Biély. De la façon de Karl Ove Knausgaard de “faire avec” la condition du père moderne-qui-assume...


    Une petite fille toute nue devant un miroir, à la piscine où elle se trouve avec sa mère, lance à celle-ci: « Maman, regarde comme j'ai un beau derrière ! ». La petite fille se prénomme Heidi et sa mère, Linda, est la deuxième femme de l'écrivain norvégien Karl Ove Knausgaard, qui note ce détail en juillet 2008 à la page 31 (réédition en Folio Denoël )du deuxième tome de son roman autobiographique intitulé Un homme amoureux.
    Une autre petite fille, au prénom de Sophie, ordonna certain jour à son père d'un air grave pour ne pas dire comminatoire : « Viens, maîtressier, maintenant nous allons faire de l'écrition».

    BookJLK17.JPGCe que plus tard je noterai dans mes carnets des années 1973 à 1992, parus sous le titre Les Passions partagées en 2004...

    Les mots des petits enfants sont aussi intéressants, pour un écrivain, que les premiers dessins de ses enfants, en tout cas jusqu'à six, sept ans. Dans Un homme amoureux, Knausgaard raconte que sa fille Vanja, l'aînée de Heidi, se fit reprendre un jour par sa maîtresse au prétexte qu'elle avait dessiné de l'herbe bleue alors que, dès le jardin d'enfants, l’on est supposé colorier l'herbe de son vert officiel, point barre.

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    Tout cela pourrait sembler insignifiant à un écrivain qui prend soin de fermer sa porte quand il travaille, ou alors qui en parlerait en pontifiant sur le génie enfantin que la société anéantit, etc. Mais on peut voir la chose autrement, et notamment à l’ère des écrivains se la jouant père moderne comme Knausgaard et moi-même en personne.

    Dostoïevski, qui a parlé merveilleusement des petits enfants, évoque un homme de lettres, dans Les gens de Stepanchikovo, qui a cloué une pancarte sur la porte de son bureau pour intimer du même coup le silence à son entourage: L'écrivain travaille.

    Or ce cuistre-là ignorait, comme beaucoup, ce qu'il y a à apprendre d'un enfant même tout petit, à l'opposé de ce que m'affirma un jour le génial satiriste Alexandre Zinoviev (logicien de renom mondial mondialement connu pour la satire antisoviétique Les Hauteurs béantes), comme quoi un enfant de moins de trois ans ne présente aucune espèce d’intérêt. 

    À la fin de l’année 1981, j'aurais pensé à peu près la même chose, à peine amusé par les enfants des autres et à des années-lumière d'imaginer que, moins de treize mois plus tard je découvrirais l'odeur du caca de petite fille et le miracle d’un premier sourire d’enfant, l'angoisse latente et les émerveillements autant que la tyrannie de cette présence, sans compter le non moins redoutable piège consistant à devenir parent d’enfant supposé rencontrer d’autres parents d’enfants au comité du jardin d’enfants autogéré, etc.

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    Karl Ove Knausgaard raconte tout ça en père moderne fou d’écriture, partagé entre les devoirs assumés du père-à-la-maison et l’envie de jeter par la fenêtre le baby et l’eau du bain de baby et même la mère du baby pour courir à son écritoire.


    Or s’il ne racontait ça qu’au titre de témoignage psycho-socio, cela ne m’intéresserait pas plus que de me rappeler, à supposer que je n’eusse été qu’un touriste de la paternité, le premier rot de Sophie ou le premier pet de Julie, la couleur de leurs petits pots ou leur façon de faire semblant de mourir avec le coup classique du faux croup. 

     

    Mais Knausgaard va beaucoup plus loin, et c’est pourquoi ce qu’il écrit m’a scotché dès les premières pages de La Mort d’un père, sur la terrasse d’un café préalpin où j’ai commencé de le lire dans la chaleur de cette fin d’été 2016, en sirotant une double Suze, découvrant en celui qu’on a, à plus ou moins juste titre, déclaré un « Proust norvégien », un de ces très rares écrivains contemporains pratiquant le TOUT DIRE à la fois intime et extime, familial et social, au fil d’un récit autobiographique tantôt temporellement linéaire, avec des effets de réel subits, et tantôt en dérives diachroniques multipliant les points de vue de la narration selon en fonction de la vision panoptique que j’essaie de pratiquer dans mon propre effort de constant décentrage existentiel et littéraire.


    Les écrivains qui ont évoqué leur enfance sont légion, et le genre compte autant de merveilles (la collection Haute enfance de Gallimard en est un des nombreux réceptacles) que de chroniques convenues ou carrément assommantes.
    Karl Ove Knausagaard parle assez peu de sa propre enfance dans La mort d’un père, contrairement à ce que laisse supposer la quatrième de couverture de la traduction française évoquent le « continent englouti » de ladite enfance, qui ne sera exploré que dans Jeune homme, troisième volet de son récit-fleuve. 

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    À propos de continent englouti, la plus extraordinaire approche de celui-ci se trouve plutôt, à ma connaissance, dans la plongée vertigineuse de Kotiv Letaev de l’écrivain russe Andrei Biély, sondant les eaux profondes de la mémoire d’un enfant (lui-même) dans les tout premiers mois de son existence terrestre, avec une précision et une puissance de restitution de visionnaire.

    Rarement on aura rendu l’émergence crépusculaire de la conscience enfantine avec autant d’acuité dans le notation des premières images vues par l’enfant (du monstre hirsute que représente une poule à la fantastique apparition du père se penchant sur le berceau, entre autres figures quasi mythiques) et de génie poétique dans leur restitution.

    biely1939nappelbaum.jpgOr Biély, au fait des observations de Jung et proche aussi de l’interprétation théosophique d’un Rudolf Steiner, impliquait sa propre capacité hypermnésique en recyclant ces premiers tâtons de la perception sensorielle et de l’effet sur l’enfant des premiers mots articulés, avec une capacité inégalée au TOUT DIRE… 

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    Kotik Letaev est un livre qu'on a l'impression de lire les paupières baissées et le regard tourné vers l'intérieur, lequel s'ouvrirait à l'Univers de la prime conscience.
    L'enfance de Kotik, à savoir l'auteur lui-même qui plonge son regard de voyant dans les turbulences de sa mémoire d'avant la troisième année, c'est d'abord le monde indifférencié que doivent percevoir les animalcules de la soupe originelle et toute la suite des créatures non consciente de leur sort, jusqu'aux iguanes accrochés à leurs promontoires, aux îles Galapagos, ruisselants d'eau de mer et faisant rouler les globes de leurs yeux comme de vieilles planètes.

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    En deça de toute identité, l'on se trouve soudain précipité dans l'espace et le temps, écorché vif, livré au soufle d'un verbe semblant d'avant la parole, avant toute limite établie, dans la polyphobnie chaotique d'AU COMMENCEMENT.
    Dans l'innocence d'un jour éternel, assis sur la pelouse d'une placide maison familiale, l'enfant barbouillé de terre déchire minutieusement les élytres d'un scarabée tandis qu'au-dessus de lui, tombée de ce ciel où ils lui ont dit que Lebondieu demeurait, tonne puissamment une voix, qui n'est peut-être que celle d'un fulminant orage d'été.


    Or le craquement sinistre de celui-ci me rappellera toujours, à moi l'enfant des climats alpins de l'ère historique, cette scène du premier massacre et le choc terrible des titans antédiluviens se dressant les uns contre les autres aux créneaux des monts de Savoie ou de l'Oberland maternel.


    Ptérodactyles, Iguanodons, Tyrannosaures. Dans la pénombre du bureau de mon grand-père, je coloriais leurs images aux crayons Prismalo. Ou bien, autre réminiscence confuse: cet après-midi de foehn à l'air de plomb liquide, où l'enfant avait cru qu'ils avaient résolu de le laisser périr de soif, seul dans son nid de Varicelles. Comme elles grouillaient alors au-dessus de l'oreiller rose sentant les larmes et la verveine, ces Varicelles aux trompes de sangsues et aux ailes de papier de soie, qui tournoyaient à chaque poussée de fièvre. Et comme il les avait maudits, alors, sans pouvoir dire quoi que ce fût, elle la mère aux mains gercées (une voix un peu plus haute et plus impatiente) et lui le père exhalant la matin l'eau de Cologne et le soir la fumée de ses Parisiennes. Et le tonnerre secoue la maison. Et l'enfant crie sans mot dire: « Au secours ! ». Et la mère: « Je n'en peux plus ! ». Et le visiteur à l'odeur inconnue et aux mains pommadées: - C'est la croissance, Madame.

    Au commencement était le chaos-sans-images-et-sans-heures. « En ce temps-là il n'y avait pas de moi - il y avait un corps chétif; et la conscience, en l'étreignant, se vivait elle-même dans un monde impénétrable et incommensurable. En moi se formaient des bouillonnements d'écume; la chaleur m'écumait; j'étais torturé, chauffé au rouge; le corps ébouillanté bouillonnait de conscience (os dans acide grésillent, pétillent et bouillonnent). Enfin écuma la première image et ma vie se mit à bouillonner d'images, écuma d'écume montant à moi ».


    b9b51432f79f8f3cffb59d6fcf6b075c.jpgCes images, ce sont les mythes, fleurs étranges remontant des grands fonds de l'inconscient de l'Espèce, les archétypes efflorescents de la pensée anthropomorphe, elle-même née de la pensée cosmique. Ou c'est la basse continue d'un long jour de Scarlatine. Une puissance amère et brûlante s'est emparée de l'enfant, lequel non seulement cuit dans le feu comme un pain de charbon, mais sait à présent que cette chose qui commence à se craqueler dans les flammes, c'est lui-même.
    JE SUIS MOI ! Et j'arrache mes draps, mais les Frissons, dont il est notoire que ce sont les sbires de la sorcière Scarlatine, continuent de me glacer de leur souffle brûlant.De temps à autre cependant, et quel apaisement ce sera par les années, les draps reviennent à l'enfant tout frais et parfumés, et la lumière vaporeuse filtrant de la fenêtre ouverte à travers les rideaux tirés, paraît chargée d'une vapeur de tisane et des premiers souffles printaniers.
    Puis ce sont les premières représentations. Là, les chambres de DEDANS où cohabitent enfants et mamans, dans un rempart odoriférant d'encaustique et de Baume du Tigre.Là-bas, l'univers plus mystérieux de DEHORS que rejoignent chaque matin les papas - l'univers des sensations, des images, des émotions et des mots en tas. Et ce tas est le monde...
    « Qu'est-ce que cela ? demande la mère en désignant une poule derrière les grillages du fond du jardin. Et l'enfant de répondre: « Une poule », et de préciser sous cape: « La poule ? Eh bien, c'est quelque chose de crêtelé-plumeté, ça caquète, ça crétèle, ça picore, ça s'ébouriffe; ça ne change pas au gré de mes états d'âme; la poule, c'est imperméable à tout; et qui plus est, c'est parfaitement distinct; incompréhensible; et pourtant combien précise, époustouflante, cette poule qui vaque à son existence picorante, ébouriffée. D'un côté, mon moi, et de l'autre une mouche. La mouche me tourmente ».

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    Quant au TOUT DIRE relatif aux enfants de Karl Ove Knausgaard, dans le 50 premières pages d’Un homme amoureux, il est tout autre, pour ainsi dire behaviouriste et concentré sur la micro-réalité de la vie quotidienne partagée entre bref séjour estival chez des amis (vite effrayés par la demande exacerbée de trois mômes), sautes d’humeur de la mère et du père à l’avenant, caprices et crises, après-midi au parc d’attractions qui oscille entre petits bonheurs (« Il nous fallut débourser quatre-vingt-dix couronnes pour qu’elles aient chacune leur petite souris ») et soudaines crispations, jardins d’enfants qu’on essaie et dont on change, ainsi de suite, en souriant plus ou moins jaune, chacune et chacun étant supposé « faire avec »…