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  • Pour tout dire (30)

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    À propos de la prochaine glaciation, d’un roman en chantier de Karl Ove Knausgaard évoquant le prophète Ezéchiel, des fringues de Madame Swann et des cornflakes de Lambert Schlechter. Où l’on voit que tout communique plus ou moins quand par amour on s’efforce de « faire chier la mort », etc.


    Le « Proust norvégien » peut toujours gratter : jamais il ne fera parler les étoffes comme le divin Marcel qui jamais, soit dit en passant, ne parle de Dieu, alors que Lambert Schlechter y revient à tout moment à sa façon entre l’annotation de deux paperoles style : « d’ici trois quatre milliards d’années le soleil va devenir encore plus chaud, mais je sais que je ne serai plus là, ça me rassure, je note sur un Zettelchen :patates persil cornflakes lait, ferai mes achats, puis lirai, encore, Sloterdijk, du musst dein Leben ändern », etc.

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    « Tu dois changer ta vie », se répètent tous les jours ces « fourmis papivores », selon l’expression de Zorba le Grec raillant son ami le scribe sirotant son verre de sauge, et même Henning Mankell se le sera seriné une année avant sa mort, tout en écrivant son Sable mouvant qui m’a touché bien plus que le Mars de Fritz Zorn à l’époque où celui-ci venait de succomber à son crabe, car Mankell reste impatient de changer sa vie même s’il sait que la prochaine glaciation en Suède, vers l’an 3333, limite notre devenir - comme Peter Sloterdijk il fait tous les matins son fitness gymno-poétique de mec attaché à travailler son immunité joyeuse, comme Lambert Schlechter il dit à la femme qu’il aime, « tu existes donc je suis, j’aime la vie où nous sommes, la mort c’est pour un autre jour », et v’là que me reviennent les mots de notre ami Thierry Vernet dans ses carnets : « La mort, ma mort, je veux la faire chier un max à attendre devant ma porte, à piétiner le paillasson. Mais quand il sera manifeste que le temps sera venu de la faire entrer, je lui offrirai le thé et la recevrai cordialement ». C’est la version soft de notre ami Thierry, avec laquelle contraste la version hard de Lambert Schlechter, qui publie un recueil de poèmes sous le titre d’Enculer la camarde

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    La mort d’un père, premier tome du cycle autobiographique de Karl Ove Knausgaard, s’ouvre sur trois pages évoquant la mort physique du cœur humain avec l’objectivité froide d’un légiste ou d’un employé des pompes funèbres comme on en trouve dans l’épatante série Six feet under. Mais cet aspect strictement physiologique ne nous apprend rien sur le père de Karl Ove, pas plus que les débats à n’en plus finir « autour de Jésus » ne nous instruisent vraiment sur la nature du présumé Sauveur.

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    Pendant que sa femme attend leur premier enfant, l’écrivain Knausgaard travaille comme un damné sur un roman maintes fois recommencé et dans lequel il sera question du prophète Ezéchiel et des deux frangins mythique Caïn et Abel en version scandinave. Il est très peu question de Dieu dans l’autobiographie de l’écrivain norvégien, extrêmement attentif en revanche à tout ce qui relève de ce qu’on appelle la transcendance, et sa façon de parler des gens, de son père (par défaut et dépit) et de son frère Yngve, puis de sa future seconde femme Linda et de leur petite fille aussi adorable que despotique, avec une attention bonnement religieuse qui s’accentue au fil des 1000 premières pages de son autobiographie (j’en suis à la page 512 d’Un homme amoureux), en attendant le retour à son enfance dans le troisième tome intitulé Jeune homme.

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    Dans la foulée, alors que la phrase de Knausgaard se distingue absolument des extravagants chichis de la prose proustienne, l’on pourrait dire tout de même que l’attention de l’auteur norvégien aux objets et aux gestes rituels de la vie quotidienne procède de la même ferveur amoureuse qui, à un moment donné, amène le Narrateur à faire « parler » les toilettes de Madame Swann, comme lorsqu’il souligne qu’ « on dirait qu’il y avait soudain de la décision dans le velours bleu, une humeur facile dans le taffetas blanc, et qu’une sorte de réserve suprême et pleine de distinction dans la façon d’avancer le bras avait, pour devenir visible, revêtu l’apparence, brillante du sourire des grabds sacrifices, du crêpe de Chine noir »…

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    Le romancier israélien Amos Oz reprend la balle du jeune homme au vol, pour en faire une sorte de grand pataud hirsute à barbe noire fleurie de talc de bébé, qui renonce momentanément à ses recherches sur la figure de Jésus dans la tradition juive, s’engageant comme lecteur du soir chez un très vieil érudit du nom de Gershom Wald auprès duquel il rencontre la « maîtresse » de celui-ci (au sens dominant et non amoureux), la belle Atalia qui le traite aussitôt comme un ado prolongé.
    Au cours d’une de leurs premières soirées de discussion, le vieux Gershom vitupère les pamphlets anti-chrétiens que lui cite le jeune Shmuel, notamment La polémique de Nestor le prêtre, remontant au Moyen Âge, en affirmant que, « pour argumenter avec Jésus-Christ (…) il convient de prendre de la hauteur et non de se vautrer dans la fange ». À propos, alors, de l’amour universel qu’on suppose au cœur du message de Jésus, Gershom s’interroge non sans bousculer les petites objections du jeune homme : « Pouvons-nous nous aimer les uns les autres sans exception ? Jésus a-t-il aimé tout le monde sans exception ? Y compris les changeurs aux portes du Temple quand, aveuglé par la fureur, il renversa leurs tables ? Ou lorsqu’il déclara, « Je ne suis pas venu apportera paix sur la terre, mais le glaive » ? Aurait-il pu oublier, en cet instant, le précepte de l’amour universel ou de tendre l’autre joue ? Et le jour où il incita ses apôtres à être comme des serpents et doux comme des colombes ? Et surtout lorsque, selon saint Luc, il ordonna : «Amenez-mois mes ennemis, ceux qui ne voulaient pas que je règne sur eux, et qu’on les égorge en ma présence ». Où était donc alors passé le commandement d’aimer aussi – et surtout – ses adversaires ? Au fond, qui aime tout le monde n’aime personne. Voilà comment on peut discuter avec Jésus le Nazaréen, pas en proférant des insultes ».
    Alors le jeune Shmuel d’objecter : « Les Juifs qui ont composé ces textes polémiques l’ont certainement fait sous l’influence des biimades et des persécutions des Chrétiens »…

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    Sur quoi l’intraitable béquillard y va de sa fulmination voltairienne qui plairait sans doute à notre compère Lambert Schlechter : « Le judaïsme, le christianisme – et n’oublions pas l’islam – dégoulinent de bons sentiments, de charité et de compassion, tant qu’on ne par le pas de menottes, de barreaux, de pouvoir, de chambres de torture ou d’échafauds. Ces religions, en particulier celle nées au cours des siècles derniers et qui continuent à séduire les croyants, étaient censées nous apporter le salut, mais elles se sont empressées de verser notre sang. Personnellement, je ne crois pas en la rédemption du monde. En aucune façon. Non parce que je considère qu’il est parfait. En aucun cas. Il est retors, sinistre et rempli de souffrances, mais qui veut le sauver versera des torrents de sang. Buvons notre thé et oublions ces horreurs. Le jour où les religions et les révolutions disparaîtront – toutes sans exception – il y aura moins de guerres sur la planète, croyez-moi. L’homme est par nature constitué comme un bois tordu, a dit Emmanuel Kant. Inutile de le redresser au risque de se noyer dans le sang. Vous entendez comme il pleut dehors ? Il est presque l’heure des informations ».
    Après avoir lu cette forte page de Judas, hier soir, j’ai passé une heure à dépouiller une quinzaine de magazines français de droite et de gauche (Marianne et le Figaro Magazine) que nous a filés notre vieux voisin promenant tous les matins, en pagne vert, son petit yorkshire.

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    Or ce que dit le personnage d’Amos Oz se vérifie à toutes les pages de la paperasse médiatique, entre abrutissement de grand luxe et séquelles sans nombre du chaos migratoire et des guerres entretenues au nom du Dieu multiface, meurtres en série sur les autoroutes ou nouvelle secte relançant la folie pseudo-religieuse à l’enseigne de Falun Gong, d’autant plus populaire que ses membres se voient brimés par le pouvoir chinois - et le serpent de se mordre la queue, etc.


    Amos Oz. Judas. Traduit de l’hébreu par Sylvie Cohen. Gallimard, coll. Du monde entier, 347p.
    Lambert Schlechter. Inévitables bifurcations. Les doigts dans la prose, 161p.
    Karl Ove Knausgaard. Un homme amoureux. Folio Denoël, 727p.

  • Le coupable idéal n'a pas dit son dernier mot...

     
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    À propos de la terrible affaire Légeret, qui rebondit aujourd'hui au grand jour, avec un Accusateur devenant accusé virtuel...
    Cinq ans après la parution du petit petit livre consternant et révoltant, intitulé Un assassin imaginaire (Editions Mon village, 2016) dans lequel le journaliste d'investigation Jacques Secretan revenait sur ce qui est, selon lui, la plus douloureuse et scandaleuse erreur judiciaire survenue en terre romande en ce début du XXIe siècle, l'Affaire rebondit à la UNE du quotidien vaudois 24 Heures... À la bonne heure !
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    L'affaire Légeret désigne un présumé triple meurtre, instruit à charge contre un seul suspect et jugée par deux fois sur la base d'un scénario hypothétique, sans preuves matérielles crédibles et après l'éviction d'un témoin à décharge essentiel.
    Un Simenon, un Zola ou une Patricia Highsmith trouveraient, dans cette très sombre "affaire Légeret", la trame d'un roman noir entrecroisant les thèmes de la rapacité financière, du racisme larvé et du machiavélisme d'un probable manipulateur pointé par l'auteur, à cela s'ajoutant les bévues d'une justice de classe protégeant les nantis et s'acharnant sur un bouc émissaire probable.
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    Or, verrouillée par les convictions intimes d'un procureur échafaudant son scénario accusateur sur des enquêtes bâclées et des témoignages écartés (qui auraient pu disculper le coupable idéal) ou pris en compte (jusqu'aux rêves de l'épouse du frère accusateur, grand bénéficiaire financier de l'affaire après avoir été déshérité par sa mère), avec l'appui de juges refusant la présomption d'innocence à l'accusé, cette horrible affaire, qui devrait faire l'objet d'une révision, produit sur le lecteur un effet de réel accablant sans que Jacques Secretan ne sorte de son rôle de scrupuleux enquêteur...
     
    Images: Jacques Secrétan, le procureur général Eric Cottier.

  • Pour tout dire (29)

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    À propos de l'homme de théâtre portugais Domingo Semedo retrouvé en rêve, et des femmes dans le Journal intime d'Amiel. Du portrait hypersensible de Linda Knausgaard dans Un homme amoureux et d'un accouchement épique. Lorsque l'enfant paraît et comment le père résiste à la mère pour finir son roman.

     

    14358759_10210579160182078_2656369548380352518_n.jpgLes rêves nous envoient d'étranges messages, dont les associations d'idées ou d'images évoquent parfois le magma des romans en gestation. La nuit dernière ainsi, où plutôt à l'aube de ce dimanche, je me suis retrouvé dans le même train que l'homme de théâtre portugais Domingo Semedo, mort depuis des années après avoir été plus ou moins soupçonné par certains d’avoir foutu intentionnellement le feu à son théâtre, ce que je n'ai jamais cru, mais plus incroyable encore m'a paru, dans le rêve, le fait qu'après m'avoir ignoré quelque temps (je croyais qu'il me faisait la gueule), et m'ayant ensuite gratifié d'un sourire lumineux en me reconnaissant, il engagea bientôt la conversation sur les portraits de femmes dans le Journal intime d'Amiel dont il me rappela que le vieux Tolstoï le lisait comme une Bible, sur quoi je renchéris à propos des remarquables paysages évoqués par l'immense randonneur qu'était aussi Amiel alors qu'on se le figure toujours casanier et nombriliste.

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    Domingo Semedo était une figure de la vie théâtrale lausannoise, dans les années 70 à 80, je crois me souvenir qu'il avait eu maille à partir avec la police politique de Salazar, et c'était, en marge du théâtre institutionnel, un découvreur et un défenseur de textes originaux, au même titre qu'un Philippe Mentha quoique plus modestement et avec plus d'ombrages caractériels à l'égard des critiques, et notamment des miennes dans les colonnes de la Gazette de Lausanne.
    Ces souvenirs me reviennent comme liés, subconsciemment, à ma lecture, hier soir, de pages frisant le fantastique quotidien, dans Un homme amoureux, où Knausgaard raconte l'accouchement homérique de Linda, dont les longues douleurs sont palliées au gaz hilarant et qui aboutit à un pic d'émotion bouleversant tout pareil à celui que nous avons vécu à la naissance de notre premier enfant; et dans la foulée je me rappelle soudain que j'ai été surpris et non moins ravi, un jour, de parler de cette émotion avec Jacques Gardel, ancien camarade de la Jeunesse progressiste lausannoise devenu lui aussi un homme de théâtre en vue, plus radical que Semedo, dans la lignée de Grotowski, et que j'ai retrouvé sur Facebook.

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    Avec Jacques, donc, dont j'ai parfois vertement critiqué certaines mises en scène, et souvent reconnu aussi l'originalité et le courage des entreprises (l'inoubliable Echomort en je ne sais plus laquelle des années 70), nous étions tombés d'accord, tout bohèmes que nous fussions, sur l'inimaginable changement, dans nos vies , qu'avait représente l'apparition d'un enfant.
    Certains lettreux inattentifs, et autres journalistes culturels se croyant à la page, réduisent les 16.000 pages du Journal d'Amiel aux ruminations introspectives d'un prof genevois velléitaire qui marquait d'une croix navrée chaque « rechute » dans la délectation morose de la manuélisation solitaire.

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    Or ce cliché de la « noix creuse » est aussi injustement réducteur que les images, bien plus idiotes encore, qu'on a diffusées dans les médias à propos de Karl Ove Knausgard, tantôt taxé de « Proust norvégien » et tantôt de rocker du laptop ou de serial violeur des secrets de famille.
    Henri-Frédéric Amiel fut un observateur sans pareil de la micro-société genevoise qu'il fréquentait, un témoin remarquable de la vie intellectuelle européenne et ses vues prémonitoires sur l'avenir collectiviste de la Russie ne sont pas d'un mol branleur de cabinet. Surtout, et là ca préfigure les amours fantasmatico-masochistes de Proust, c'est un portraitiste de femmes carabiné, cherchant la perle rare et passant en revue une centaine de fiancées potentielles avant d'en choisir une seule et de se trouver toutes les raisons de ne pas se déclarer.


    maria_og_karl_ove_raps_1_foto-_fanny_zaabi_behrer.jpgL'auteur d'Un homme amoureux est, par comparaison avec ces deux champions de l'amour imaginaire et de la valse-hésitation, un garçon beaucoup plus aimant en réalité, à la fois très doux quoique teigneux par instinct de conservation, et qui pleure quand il n'en peut plus. Au fil des pages d’Un homme amoureux se dessine, en outre, un magnifique portrait de Linda, femme douce et forte autant que Karl Ove est intense et fragile - laquelle fragilité ne l’empêchera pas, sous la pression de son éditeur et pour en finir avec son roman en chantier, d’envoyer paître Linda et la petite le temps de mener à bien son propre accouchement littéraire, après lequel seulement il fera son devoir de père moderne...
    Les larmes de Karl Ove dans La mort d'un père, dont on ne saura que plus tard pourquoi il le détestait tant, et les larmes de désespoir soudain qui lui viennent quand Linda conclut que leur union est impossible, n'ont rien d'une rage de mec narcissique ou sentimental: leur source est plus profonde, voire mystérieuse.
    Amiel, lui, chiale à tout moment sur lui-même, et ça me fait marrer comme quand il se croit essentiellement un poète (ses bouts rimés sont hélas d'une platitude totale) et qu’il se dit que son journal ne vaut rien du point de vue littéraire.
    Je parle en connaissance de cause puisque j'ai survécu quelque temps, à raison de cinq francs la page, de la dactylographie des pages manuscrites du Journal en voie de publication à L'Age d'Homme, à laquelle je consacrai des heures dans une petite mansarde parisienne de la rue de la Félicité, à l'été 1974, quelques mois après la publication de mon premier livre.

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    Où Karl Ove Knausgaard rejoint cependant Amiel et Proust, c’est dans son aperçu superbement détaillé de la micro-société artistico-littéraire qu’il fréquente à Stockholm, qui n’a rien à voir évidemment ni avec les milieux académico-bourgeois du diariste genevois, ni non plus avec le quartier du faubourg Saint Germain, mais la précision, la minutie du regard et l’aptitude à théâtraliser le quotidien découlent de la même attention extrême, avec parfois plus d’intensité et de cœur que chez ses aînés.
    Ainsi, par exemple, de l'évocation de la naissance de Vanja, qui recoupe, image par image, celle que j'ai faite dans mes carnets des Passions partagées, à cela près que notre enfant ne vint pas en dix heures mais dans le temps raccourci d'une césarienne.

    Cela étant, l’apparition relève du même miracle absolument banal et sans pareil : 

    « Voulez-vous recueillir l’enfant ? demanda la sage-femme en s’adressant à moi.
    - Oui.
    - Venez. Mettez-vous là.
    - Je fis le tour du tabouret et me postai devant Linda qui me regarda sans me voir.
    - Allez, encore une fois, poussez. Vous y êtes, poussez !
    J’avais les yeux pleins de larmes. L’enfant sortit d’elle tel un petit phoque et mes mains le reçurent.
    - Ooooh, m’écriai-je, ooooh.
    Le petit corps, gluant et chaud, faillit me glisser des mains mais la jeune stagiaire était là pour m’aider.
    - Il est sorti ? Il est sorti ? demanda Linda.
    - Oui, dis-je enlevant le petit corps vers elle et elle le posa sur son sein et je sanglotai de joie et Linda me regarda pour la première fois depuis des heures et me sourit.
    - Et c’est quoi ? demandai-je.
    - Une fille, Karl Ove, c’est une fille,
    - Elle avait de longs cheveux noirs collés sur la tête. Sa peau était grisâtre et comme couverte de cire. Elle poussa un cri, jamais je n’avais entendu un son pareil, c’était ma fille qu’on entendait et j’étais au centre du monde. Ca ne m’était jamais arrivé mais cette fois j’y étais, j’étais au centre du monde. Autour de nous, le silence régnait, la nuit régnait, mais là où nous étions, la sage-femme, la stagiaire, Linda, moi et le tout petit enfant, c’était la lumière. »
    De fait, telle est la lumière...

  • Pour tout dire (28)

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    À propos des éclats au niveau du couple et autres formes de cinéma. Amos Oz à l'Hyper U et La nuit des conteurs selon Peter Handke. Avec un salamalec à Jacques Chessex, via Lambert Schlechter, et un clin d’œil à l’Origine du monde…


    Je me suis presque emporté contre Lady L., hier en milieu de journée à l'Hyper U de la région d'Agde, mais c'était du cinéma. Je lui ai fait un phone d'impatience alors qu'elle me faisait attendre depuis plus de 30 heures (mes minutes dans les grandes surfaces se multiplient en heures), mais en même temps je souriais sous cape et je n'étais plus du tout énervé quand elle m'a rejoint une dizaine d'heures plus tard avec son chariot rempli de bonnes choses dont trois sortes de Cantal.

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    Le cinéma aux séquences explosives que raconte Karl Ove Knausgaard dans les pages d'Un homme amoureux consacrées à la période précédant l'arrivée de la petite Vanja, premier enfant du couple, dépend surtout des soudains éclats de Linda que tout inquiète-exaspère-angoisse, à commencer par le retard de livraison d'un landau ou par le manque de réaction de Karl Ove et de sa mère après un bref saignement qu'elle croit déjà mortel pour l'enfant ! Lady L. et moi, depuis trente-quatre ans, évitons ce genre de cinéma, après quelques éclats qui ne se sont répétés que sept fois durant trois décennies. Pour sa part, loin de se donner le beau rôle, Karl Ove décrit magnifiquement les états d'alerte fragile vécus par Linda à ce moment-là : « Un amour infini et une inquiétude infinie qui se battaient sans cesse pour la première place ».
    Tout cela peut paraître d'une banalité complète, et pourtant non: jamais on n'a raconté ça comme ça, à ma connaissance, même si la littérature et le cinéma, notamment suédois, sont pleins de chuchotements criseux et d'éclats. À un moment donné de la même période, lors d'une soirée entre amis tournant au concours de sincérité autocritique où chacune et chacun se déclare la ou le pire des ratés, le prénommé Geir, ami et confident de Karl Ove, raille ce qu'écrit celui-ci en ces termes tout à fait exagérés - mais c'est le jeu: « Il a fait carrière en racontant à quel point il est nul. Des histoire plus tragiques les une que les autres. Rien que de la honte et du repentir du début à la fin ». Et tout le monde de rire...
    J'ai aussi ri sous cape, hier, en voyant l'effet produit sur Lady L. par mon phone d'impatience, tant elle est toujours soucieuse de bien faire, et j'ai souri dès que, assis dans une espèce de coque en plastique blanc qu'il y avait là, j'ai commencé de lire le dernier roman d'Amos Oz que je venais d'acheter, intitulé Judas et s'ouvrant sur le portrait assez tordant d'un étudiant socialiste hyperactif et gauche au possible, à Jérusalem à la fin des années 50, qui renonce soudain à poursuivre un travail de maîtrise consacré à la place du rabbi-prophète Jésus dans la société et la tradition juives, etc.

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    Retrouver Amos Oz, que j'apprécie autant pour ses livres que pour l'aura de sa personne (je l'ai rencontré deux fois et j'ai aimé sa façon amicale et très scrupuleuse, genre instituteur de kibboutz du début des années 50, de répondre à mes questions dont il appréciait visiblement lui-même qu'elles fussent soigneusement préparées) et le retrouver dans le même hall d'entrée de l'Hyper U où se tenait, pendant des années le champion cycliste Raymond Poulidor au stand de vente de ses mémoires, m'a finalement fait me réjouir des heures d'attente durant lesquelles j'ai craint que Lady L. ait peut-être été victime d'un coup de sang ou d'un coup de froid, d’un enlèvement ou d’un soudain coup de foudre avec quelque beau magasinier, etc.

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    Amos Oz a le sens du comique autant que du tragique, de même que son confrère norvégien plus jeune que lui de deux générations. Dans ses romans, que ce soit par le recours à la poésie dans Seule la mer, ou par la chronique plus vaste du genre de sa mémorable Histoire d’amour et de ténèbres, Amos Oz excelle autant dans le TOUT DIRE intimiste que dans ses modulations historiques, sociales ou politiques, avec une attention vive aux détails en matière de mœurs ou d'idiosyncrasie, et ces composantes se retrouvent, entre fjords et discussions très arrosées d'aquavit, dans Un homme amoureux de Knausgaard dont là scène chorale des amis soudain pris au jeu des aveux réciproques est rapprochée par l'un d'eux de l'homérique Nuit des conteurs de Peter Handke où tout le monde se déboutonne, etc.

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    L'intérêt du TOUT DIRE, en littérature, se distingue évidemment du déballage foutraque par le choix ultra-précis (fut-il ultra-instinctif) et l’agencement des thèmes et des figures, des séquences et de leur théâtralisation dialoguée, laquelle est admirablement maîtrisée par Knausgaard.


    De la même façon, les fugues savamment tressées des Inévitables bifurcations de Lambert Schlechter , qui pourraient sembler d'un loufoque coq-à-l'âne à un lecteur peu attentif ou rétif au baroquisme byzantino-chinoisant de notre lutin germano-latin, découlent-elles d'une quête poétique et musicale organiquement rigoureuse, si l'on peut dire.

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    Et voilà qu'hier soir je tombe, pur hasard de plus (!) ou coïncidence, comme celles qui nourrissent le journal intime de mon ami cinéaste Richard Dindo, précisément intitulé Journal des coïncidences et comptant plus de 10.000 pages rédigées en français, voilà donc que je tombe, à la page 113 des Inévitables bifurcations de l’ami Lambert, sur le nom de Jacques Chessex auquel l'autre soir j'écrivais une lettre occulte destinée à être lue le 25 septembre prochain à 300 mètres de sa tombe, en présence de Pierre Béguin, dernier lauréat du prix littéraire Édouard-Rod fondé par Maître Jacques en 1996 et dont je fus le premier bénéficiaire pour mon recueil de récits intitulé Par les temps qui courent que le même Chessex préfaça pour sa réédition française a l'enseigne du Passeur...


    Écrire à un auteur défunté ne me semble pas plus étrange que lire ses livres post mortem, mais je ne souscris pas pour autant à la vision de Lambert Schlechter, citant Chessex et Pouchkine qui assimilent tous deux le visage de Dieu au sexe de la femme, ou vice versa.

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    Il m'est bien arrivé de trouver un reflet de lumière « divine » sur le visage de certains êtres aimés ou admirés, mais l'érotisation du visage de Dieu m'est aussi étrangère que la divinisation du sexe féminin ou masculin (un Alain Daniélou voyait dans le phallus le doigt de Dieu ou quelque chose comme ça, n'est-ce pas), et les délires sur la métaphysique du sexe d'un Julius Evola ou d'un Vassily Rozanov m'intéressent moins que les cabrioles de l'otarie ou que les ruines de châteaux de sable des enfants de l'été passé, poil au nez...

  • Pour tout dire (27)

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    A propos du TOUT DIRE de Lambert Schlechter qui relance à sa façon la folle jase de Joyce. Des bifurcations amoureuses de Knausgaard, et de Van Gogh le chaînon manquant de l'art du XXe siècle. De la tyrannie exercée par la littérature et la création artistique…


    Une colonne de fourmis traversait ce matin l'étroite allée sablonneuse que j'emprunte tous les matins pour aller chercher du pain chez la Tropézienne, et cela m'a fait penser aux jeunes garçons recrutés de force par la secte islamiste de Boko Haram dont j'ai appris l'autre soir, en commençant de lire Inévitables bifurcations de Lambert Schlechter, qu'ils sont gavés de dattes imprégnées de tramadol, ce narcotique administré aux chevaux pour les calmer ; et je pensai du même coup aux étudiants massacrés par les fanatiques de Boko Haram proclamant leurs intentions sur une vidéo: « Les enseignants qui enseignent la western éducation nous les tuerons - nous les tuerons devant leurs étudiants et nous dirons aux étudiants d'étudier le Coran ».

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    Or Lambert ayant pris note de cet avertissement enchaîne sur le bruit que font les limaces (krrsh-krrsh) quand elles s'attaquent à une feuille de salade séchée, et je me suis rappelé ce matin que Lady L. m'avait demandé de prendre le Courrier international avec le pain, et je me suis dit qu'en somme le murmure de fourmi luxembourgeoise de Lambert relançait le vieux rêve des modernes de TOUT DIRE comme dans Finnegans Wake de Joyce ou Guignol's band de Céline, ou Paradiso de Lezama Lima où Éden, Éden, Éden de Pierre Guyotat, et Lambert de psalmodier: « et il s'éleva toujours plus haut dans les arcanes du solfège, s’éleva jusqu’à ce que l’air se fît rare et que les vibrations sonores se trouvassent compromises, et c’est dans ces circonstances qu’il réussit à produire, à la limite de l’audible, cette fameuse septième diminuée agrémentée d’une courtoise dissonance postschumanienne, la langue italienne d’habitude si colorée, volubile & scintillante, soudain s’épaissit, s’opacifie quand il s’agit de dire mutande, et il n’y a plus ni soie ni satin, mais rêche toile de sac de patates », etc.

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    J'ai rencontré Lambert au salon du livre de Balma où nous avait invités Marc Trillard, nous avons sympathisé après une lecture publique, il m'a offert un de ses livres et je lui ai rendu la pareille, puis nous avons continué d'échanger nos immortels chefs-d’oeuvre par la poste, et, après que sa bibliothèque a brûlé au grand émoi de ses amis, y compris sur Facebook ou un bel élan de solidarité s’est remarqué, je lui ai envoyé un volume de la Pléiade consacré aux philosophe taoïstes qu'il méritait bien plus que moi pour ses Lettres à Chen Fu et autres proseries, entre autres chinoiseries à sa façon de vieux scribe au coeur vert dont voici le dernier livre (4e volume du Murmure du monde) sur ma table face à la mer, ou avant-hier à Knysna au bord de l'océan indien, ou sur un strapontin du théâtre stellaire en compagnie virtuelle de Pascal Quignard, ou encore à Yaoundé ou à Lillehammer en Norvège à un festival littéraire - ou n'importe où puisqu'il va partout…

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    Vincent van Gogh n'est jamais allé ni en Afrique ni aux Indes, mais il est allé très profond dans la colère et la misère et tout au bout de sa nuit de prétendu fou en quête de Dieu sait quoi (même si souvent le Dieu des hommes lui a semblé un escroc, il sentait ce qui lui manquait et en cherchait la couleur) et trouvant finalement le peu de temps et la force de brosser trois cents toiles avant de se prendre une balle en plein ventre et d'en crever comme un chien.


    Aujourd'hui l'on peut se payer un string à tournesols Van Gogh ou des tongs ou un parapluie à corbeaux noirs et des étuis à lunettes ou des chaussettes marques Vincent. Mais qui fut réellement cet insortable pochetron qu'une dame a dit le plus hideux personnage qu'elle eût jamais de ses yeux vus ? Rien en tout cas d'un trop joli Dutronc de cinéma, du moins est-ce ce qu’on se dit en lisant Van Gogh – l’étincellement de Freédéric Pajak.

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    Cette bio combinant texte et dessins, retravaillée par Pajak à partir d'une dizaine de sources, est un modèle d’objectivité subjective, et plus encore d'empathie sans emphase par ses raccourcis et sa compacité vibrante. Van Gogh à douté de lui presque autant que ceux qui ne voyaient en lui qu'un taré, se traitant lui-même souvent de raté sans cesser pour autant de tendre à la réalisation de ce qu'il sentait sa mission. Le missionnaire en lui n'a pas fait de vieux os, si sincère qu'il eût été dans le Borinage ou en peignant ses mangeurs de pommes de terre, et le théoricien s'est pris les pieds dans ses arguties en cherchant à en remontrer à Gauguin qui fut plus tard l'un des premiers défenseurs de son génie mal coiffé, mais Vincent est allé au bout des couleurs de sa nuit. Pajak dit magnifiquement la singularité de Van Gogh, qui peint « mal », voire « sale », n'atteindra jamais la pureté apollinienne d'un Cézanne (qui ne voit chez lui qu'une « peinture de fou ») et préfigure l'expressionnisme bien plus qu'il ne se rattache à l'impressionnisme, hors de toute école.

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    Pajak voit en lui un chaînon manquant de l'histoire de la peinture qu'on voit souvent comme une suite linéaire aboutissant forcément à l'abstraction et au minimalisme, alors qu'il y a Van Gogh et Soutine, ou le non moins génial Louis Soutter, inclassable lui aussi. « Personne, hormis son frère, n’a jamais cru sérieusement en sa peinture », écrit Pajak. « Néanmoins, il n’est pas seulement entré avec fracas dans l’histoire de l’art : il s’est immiscé dans l’Histoire tout court. Il s’y est imposé comme un symbole de l’homme libre, détaché de la société. Ce n’est pas par compassion que l’on s’émeut de son destin : on y devine une exigence existentielle qui serait comme le but caché de chacun, sa part de lumière recouverte par le simulacre des conventions, à commencer par la représentation de soi-même. Pourquoi donc les foules se pressent-elles devant ses toiles, clouées au mur comme autant d’échecs ? Vincent est un héros, leur héros d’en bas. »

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    Si Vincent prend beaucoup sur lui, non sans engueuler tout le monde, Karl Ove Knausgaard n'est pas moins tourmenté par la culpabilité, quand son amoureuse lui reproche de ne pas être assez présent, tout en subissant lui-même la tyrannie de sa passion d'écrivain.
    Il est de bon ton, et rassurant pour le bourgeois, de dauber sur le despotisme de l'écrivain ou de l'artiste, en oubliant ce à quoi un créateur authentique se soumet pour atteindre son idéal. À cet égard, les pages détaillant, dans Un homme amoureux, les terribles tensions opposant Linda, défendant ses positions de femme et de future mère, et Karl Ove, obsédé par le besoin d'écrire, marquent un poignant contraste avec celles qui exaltent la passion amoureuse. Rien pour autant du récit d'une chute dans la médiocrité , mais un aperçu très nuancé de la relation de couple compliquée par le Diktat de la création - que Linda comprend d'autant mieux qu'elle aussi est artiste et écrivain.

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    Dans l'essai intitulé Mensonge romantique et vérité romanesque, René Girard a montré, magistralement , comment l'art ou la littérature, dans leur état supérieur de fusion, résolvent les conflits personnels ou sociaux « par le haut », à l'enseigne de ce qu'on peut dire l'amour mais en dépassant le cadre conventionnel, psychologique ou sentimental de celui-ci, plus donc que l'amour fou: ce qu'on pourrait dire l'amour sage, sans concession au raplapla...

  • Les mots suffiront-Ils jamais à nous rendre « capables du ciel » ?

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    Unknown-16.jpegDans un petit roman à consistance verbale de diamant, la détresse d’un ado, l’égarement affectif et mental d’une mère et la probable lâcheté d’un père fondent un drame existentiel et son exorcisme poétique, d’une intensité rare...
    Rien de plus facile, en termes de plan marketing, que de résumer en deux trois mots ce petit livre de rien du tout, à peine plus de cent pages, quasiment pas d’action, pas de sexe ni d’abus sexuel, pas l’ombre d’un grand thème humanitaire ou climatique, à peine une esquisse de conflit socio-familial à résonances persos comme on en trouve, mais autrement développés, dans les super vendeurs du moment genre Marc Angot ou Christine Lévy, bref si le dernier livre de ce Damien Murith dépasse les 300 exemplaires avant Noël, coco, tu me fais signe.
    De fait, à peine de quoi faire une mince série à la télé romande, déjà si piètre en la matière, avec l’histoire de Léo, coincé au treizième étage d’une sinistre tour avec son chat qu’il aime et sa mère dont les bras ne s’ouvrent plus depuis que le père s’est tiré - ce Léo ado qui se rappelle son père comme de son « île au trésor » et qui ne semble avoir hérité de lui que la passion du basket. Cela en terme de valeurs «bankables», pour en finir avec le vocabulaire des commerciaux au (dé)goût du jour, vu que la qualité rare et l’originalité certaine du dernier roman de Damien Murith, comme de ses précédents écrits aux variations sur le même thème de la douleur ordinaire, réside tout ailleurs...
     
    Quand l’«indicible douleur» se dit pourtant…
     
    Vivre la douleur, physique ou morale, est une chose, et la dire en est une autre. Dire vraiment l’extrême douleur physique relève probablement de l’indicible, même si c’est sous la plume du plus débonnaire(apparemment) des auteurs français, à savoir Alphonse Daudet, qu’on en trouve une version à glacer le sang et à transir l’âme, sous le titre de La Doulou. Et quant à l’expression de la douleur morale, elle suit l’histoire de l’humanité comme son ombre, pour se diluer aujourd’hui dans un magma doloriste constituant parfois un vrai fonds de commerce.
    La douleur enfantine en particulier: valeur sûre, surtout depuis le XIXe siècle, inspirant autant d’œuvres connues (avec Dickens, Dostoïevski, Anatole France, Jules Renard, Bernanos ou Henri Calet, notamment) que d’écrits moins illustres dans toutes les littératures du vaste monde. C’est ainsi qu’en lisant Dans l’attente d’un autre ciel de Damien Murith j’ai parfois pensé au poète japonais Ishigawa Takuboku (1886-1912), auteur de centaines de brefs tankas (minuscules cristaux poétiques genre haï-ku), aux résonances émotionnelles parfois déchirantes.
    Or comment juger, littérairement parlant, de ce qu’on pourrait dire les «écrits de la douleur». Que « pèse » la souffrance d’Aline, la jeune fille malheureuse de Ramuz, à côté des écrits de Primo Levi ou de Jean Améry «sur» la Shoah ? Et comment lire, comment parler ensuite du «roman» de Damien Murith dont l’auteur souligne qu’il ne s’agit pas d’une autobiographie ? Comment expliquer que «ça» ait l’air si vrai alors que l’auteur ne l’a pas «vécu». Eh bien tel est, mes sœurs et frères, le mystère de l’incarnation poétique, qui peut faire d’un banal « récit de vie » un poème touché par la grâce…
     
    Du « vécu » à l’écriture, la lecture retrace un chemin…
    Nul besoin, me semble-t-il, de se demander en lisant Dans l’attente d’un autre ciel, si ce qui est écrit là a été vécu, vu que nous vivons l’émotion que font passer les mots, qui évoquent et suggèrent autant et plus qu’ils ne disent. La première page pour l’illustrer : « Une tour grise de béton, et à l’intérieur, derrière une porte du treizième étage, un enfer invisible ». Pas un mot de plus. La deuxième : « Sols, murs, plafonds jaunâtres, ici l’air a les mains sales de poussière, de pisse de chat, de vaisselle souillée et de poubelles qui s’entassent, toute inspiration se heurte à une puanteur immonde, si présente qu’elle altère sur la langue jusqu’au gout du sucre ». Quatrième page : « L’avenir des hommes se lit sur le visage des mères. Les jours de Léo déjà se blessent aux tranchants des pleurs, s’égarent dans la grisaille d’un regard vide de lendemain. Et la cinquième : « Personne n’a le droit d’entrer dans la cuisine. Personne ne doit voir tout ce qui grouille, tout ce qui déborde et dégouline. La mère, gardienne du chaos, a verrouillé la porte, a caché la clé ».
    Ensuite plein de détails du même genre, les uns plombés de réel sordide et les autres plus lumineux, avec le contrepoint d’une voix prodiguant à Léo ses conseils en matière de basket, puis l’évocation d’une voyage que la mère raconte, comme une embellie, et enfin le regard en perspective cavalière, des années après, de Léo sur ces galères, mais les « blancs » qu’il y a entre les petites séquence sont à remplir par la lectrice ou le lecteur, fonction de leur propre vécu ou de leur imagination et de leur empathie.
    Un crachat qui glisse le long du miroir de l’ascenseur, les potes qui demandent à Léo «pourquoi on ne peut pas entrer chez toi ?», le chat qui risque de tomber du treizième que Léo voit du terrain de basket et se rappelle que la mère le déteste parce qu’il pisse partout et menace de le foutre en bas, un sourire de la mère qui s’esquisse le temps d’une chanson de Bob Dylan, la présence du père liée à « des années dans les arbres », et ce quatrain sans rimes de la page 26 :
    «Le père avait dit : « Je m’en vais ».
    Le père avait dit: « Je ne t’aime plus ».
    Il l’avait dit sous les glycines, le dos
    tourné, comme on se mouche»,
    et tout est dit, ou disons que les mots concentrés, lestés d’un max de sentiment et de non-dit qu’on devine, expriment ce qu’on croit inexprimable, enfin c’est comme ça je crois que la lecture agrandit ce livre ou, plus exactement, reconnaît sa vraie dimension dans le « ciel » de la résilience.
    C’est le grand compositeur roumain Georges Enesco qui disait, si j’ai bonne mémoire, que la musique de Bach lui avait fait croire que l’homme était parfois «capable du ciel». Et c’est peut-être cela, aussi, qu’on peut attendre de ce qu’on appelle la poésie, avec ou sans rimes et sans trop savoir de quel «ciel» il s’agit… …
    Damien Murith. Dans l’attente d’un autre ciel. Editions d’En bas, 2021, 117p.

  • Pour tout dire (26)

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    De l'enchantement découlant de l'amour et du délire qui en résulte chez certains purs écrivains et artistes. Où trois beaux livres le modulent, signés Karl Ove Knausgaard, Frédéric Pajak et Lambert Schlechter.


    Quand on lit de beaux livres on en veut encore plus : rien que des beaux livres, me disais-je hier soir, sur fond de mer roulant et croulant ses hautes vagues furieuses, en passant d'un beau livre à deux autres beaux livres sans rapport entre eux que d'être des livres d'amour, chacun à sa façon.


    De fait, une inconcevable coïncidence m'a fait lire en même temps, je devrais dire vivre en même temps les pages de trois livres me rappelant les moments de folie amoureuse que j'ai connus, où l'intensité de ce que nous vivons nous fait ensuite chercher à la retrouver sous de multiples formes.


    L'amour fou peut n'être qu'un fantasme frelaté ou de seconde main, vécu par procuration en référence à Roméo et Juliette en téléfilm ou, quelques étages plus bas, dans la parodie d'Aragon et son Elsa ou de Nabilla et de n'importe quel nul.
    L'amour vrai irradiant en beauté fracasse les clichés, se lacère le visage ou se tranche une oreille quand il est empêché.


    Un pur hasard (mais le hasard existe-t-il) m'a donc fait lire hier soir trois douzaines de pages sans rapport évident entre elles (mais qu'est-ce qui est évident ?) dans ces trois beaux livres que sont Un homme amoureux de Karl Ove Knausgaard, le cinquième tome du Manifeste incertain de Frédéric Pajak consacré à Van Gogh et Bifurcations de Lambert Schlechter, lequel pratique l'art des mises en rapport et des associations d'idées et d'images avec la même sûreté subconsciente qu'on trouve chez Proust et Knausgaard.

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    Je me suis immergé dans ces pages semblablement splendides peu après avoir pris connaissance, par curiosité perfidement jouissive, des commentaires plus ou moins imbéciles mais globalement négatifs touchant, sur le site internet touristico-critique de TripAdvisor, au déclin manifeste du hideux hôtel de prétendu luxe (*****) d'à côté , à l'enseigne du Jardin d'Eden (sic) et dont les clients paient plus de 300 euros la nuit et doivent nettoyer leur saleté eux-mêmes vu que le personnel est toujours défoncé ou baise à journée faite sur les tas de draps sales, etc.
    Knausgaard et Pajak ont l'art de brasser tous les aspects de la réalité, jusqu'aux plus hideux, pour en tirer de la beauté, et l'ami Lambert Schlechter n'est pas en reste, qui mêle parfois les plus sinistres News du moment et l'évocation lumineuses d'un premier séjour en Toscane avec sa bonne amie.

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    Je cite au hasard (!) ces pages où il évoque la merveille que c’était cette année-là avec sa bien-aimée de vingt ans et des poussières dorées, “parfois pendant deux jours il n’y avait pas d’eau, on faisait une réserve dans la baignoire, nous aimions cheminer dans les ruelles étroites de la ville, mais autrement je ne me souviens de presque rien, il faisait chaud, le matin je la regardais dormir, elle était nue, je ne sais plus du tout comment nous étions amoureux, je me souviens que cinq ans auparavant j’avais vécu six semaines à Pérouse dans une privation absolue de féminité, et que je m’étais juré: un jour tu reviendras ici avec une femme, on ira s’asseoir sur l’escalier du Duomo, comme font les couples, dans la fraîcheur du soir regarder la Fontana maggiore t le Palazzo des priori, il ne s’est jamais rien passé dans ma vie, il n’y a aucune biographie à écrire, seulement quelques centaines, quelque milliers de minuscules biographies, Ombrie mon amour, winzige Zettelcben, à ranger au fond d’un tiroir, parmi d’autres bibelots muets et inutiles”...
    Surtout, ce qui apparie ces trois "poètes" est leur façon apparemment toute naturelle - mais quel travail là-dessous - de restituer l'enchantement de la création à tous les sens du terme. Il y a de l'enfant et de l'ado prolongé chez Karl Ove autant que chez Frédéric, ce vrai fada de Vincent et le non moins foldingue Lambert en la "chymie " alchimique de son écriture.

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    Au chapitre de la beauté, les pages d'Un homme amoureux consacrées à l'éclosion progressive, et soudain éruptive et féerique de son amour pour Linda, la femme qui deviendra sa deuxième épouse après l'avoir éconduit quelques années plus tôt lors d'un colloque de jeunes écrivains, au point de le faire se taillader la face de désespoir - ces pages rappelleront à tous ceux qui ont été amoureux combien le monde ressemble alors à un vitrail tiré de l'ombre par le soleil pleins feux.
    Nous sommes sur le balcon de notre studio en proue sur la Grande Bleue, et Lady L. me raconte l'histoire des clochards, dans un cimetière jouxtant une cathédrale plus ou moins désaffectée du sud de l’Angleterre, qui indiquent à un type qui les interroge le lieu de sépulture du sieur Everest, lequel a donné son nom de cartographe à la plus haute montagne du monde. L'anecdote est tirée du best-seller Little Dribbling de Bill Bryson, le fameux promeneur américain se livrant en Angleterre à la même randonnée frottée d'humour qui a fait le succès de Peter Mayle en Provence. Ma bonne amie à une casaque blanche genre princesse afghane et nous savourons ses dernières confitures.


    L'ami Lambert affirme qu'il n'a pas de biographie tout en se gardant des milliers de biographèmes sous le coude. Moi aussi je m'en garde des milliers pour la route, et par exemple ce que nous avons vécu entre Orvieto, où nous avons vu se lever les morts de Signorelli, à Volterra où nous sommes descendus de voiture juste pour voir le soleil violet s'enfoncer dans la mer jaune, ou l'inverse, mais Vincent s'est arrêté en Arles où les petits crapauds lui jetaient des cailloux alors que tous le traitaient de fada hollandais.

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    Ce que fut l'amour pour Vincent, à part quelque pauvres femmes et sa syphilis au troisième stade ?
    "Ce pauvre Hollandais était tout ardent, tout enthousiaste " dira Gauguin au quatrième stade de l'exaspération tant ce Vincent déraillait, mais le même Gauguin reconnaîtra auprès de Théo, frangin providentiel lui envoyant plusieurs peintures de tournesols: "Ca... c'est... LA fleur !"

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    Frèdéric Pajak est aussi un remarquable collectionneur de biographèmes, qui n'hésite pas à s'impliquer dans le récit qu'il fait de la vie de merde de Vincent. Ainsi, quand il parle du rapport de celui-ci avec la peinture et les couleurs, c'est en peintre qu'il s'exprime.


    J'ai copié hier soir, pur amusement enfantin, un beau dessin à la plume de Pajak représentant deux pêcheurs. L'original est tout noir et blanc, superbe, et ma (pâle) copie est en couleurs. J'ai demandé à Lady L quelle image était sa préférée. Elle n'a pas voulu me répondre. Et dire qu'elles prétendent qu'elles vous aiment !

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    Karl Ove Knausgaard. Un homme amoureux. Folio Denoël, 727p.
    Frédéric Pajak, Van Gogh - l’étincellement.Noir sur blanc, 253p.
    Lambert Schlechter. Inévitables bifurcations. Les doigts dans la prose, 161p.

  • Pour tout dire (25)

     

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    À propos d'un fou de Dieu prénommé Vincent, raconté dans le nouveau livre illustré de Frédéric Pajak modulant son propre TOUT DIRE. De la difficulté de trouver son jaune et son noir personnels, telle que l’affronte Karl Ove Knaugaard en ses livres. Qu'écrire ou peindre peut rendre "capable du ciel" , etc.


    Est-il impensable d'affirmer que Van Gogh, aujourd'hui, eût pu virer terroriste ?Cela demande certes un effort d'imagination en matière de translation culturelle et psychologique, autant que le fait que Vincent n'ait vendu qu'une toile (La vigne rouge) de son vivant, mais qui peut jurer que ce fanatique au caractère de sanglier, oscillant entre la haine de son père ( pasteur borné mais à bon fond comme on dit) et son effort d'être un plus pur chrétien que lui n'en ait pas fait une espèce de Breivik batave ?
    C'est une des questions qu'on se pose en lisant le cinquième tome du Manifeste incertain de Frédéric Pajak, intitulé Van Gogh : l'étincellement.

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    Il a plu très violemment cette nuit sur le bord de mer où nous nous trouvons,au point qu'à un moment donné j'ai pensé: pluie militaire et ensuite: pluie noire; et j'ai souri en me rappelant les tentes canadiennes à doubles toiles de nos jeunes années quand il "roillait" et qu'il fallait juste éviter de faire des gouttières; et c'est à cela aussi que je pense à l'instant en notant ceci sur mon iPhone à dotation provisoire de 4 gigas: que ce que nous cherchons en somme dans la religion, l'art ou la littérature - Karl Ove Knausgaard en est un parfait exemple - est un lieu d'immunité genre chambre à l'abri ou bateau dans l'arbre - j'exclus pour ma part le bunker.
    Pajak l'écrit noir sur blanc: "Vincent nous touche au plus profond. Il fait appel à la part intacte de notre âme. Il vient nous fouiller dans nos entrailles, nous surprendre dans notre nudité".


    L'art hors du commun de Frédéric Pajak, qui relève à sa façon d'une quête contrapuntique du TOUT DIRE, fait alterner un texte de parfaite limpidité et des dessins à la plume d'une beauté parfois saisissante (à preuve l'image des deux garçons dont l'un est debout sur une chaise de jardin comme posée sur l'eau, à la page 21), pour décrire ici , avec une sensibilité et une intelligence du détail significatif sans faille, le chemin de croix d'un croyant-athée-raté-saint homme-caractériel apparemment psychopathe et brave garçon normal et génial en vérité, en quête de son destin personnel que scellera le dessin avant la tardive apothéose des couleurs.

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    On rapproche parfois la peinture de Van Gogh, autant que les dessins de Louis Soutter (que Josef Czapski appelait un Van Gogh Suisse) de l'art brut, mais c'est aussi mal vu pour l'un que pour l'autre.
    D'abord parce que Van Gogh était un parfait connaisseur de l'art avant de maîtriser le dessin, de même que Soutter connaissait les finesses de la musique et de la littérature; ensuite du fait que ces deux génies hirsutes ont toujours résisté au Gros Animal de la société, comme un Adolf Wölffli (authentique artiste brut celui-là) ou Robert Walser.
    Pajak raconte le long apprentissage de Van Gogh, qui passe par les bordels et les mines infanticides du Borinage, les humiliations amoureuses ou socio-familiales, le sectarisme et l'auto-flagellation, la mesquinerie (y compris la sienne) et l'incroyable compassion christique (insupportable à son père qui n'y voit qu'un cinéma déplacé), la gésine et le délire dépensier, la chaude-pisse et l'extraordinaire fidélité d'un frère le sponsorisant d'une main et l'accablant de reproches de l'autre, enfin quoi: la vie.


    Au tout début de son parcours biographique, Pajak cite une page de son journal perso, daté (le 9 février 2016) et situé aux Saintes-Maries-de-la-mer. C'est pour lui, sur un ton vif à la Houellebecq, l'occasion de pointer le désastre architectural et plus généralement urbanistique de la France actuelle, qu'on pourrait dire l'Europe ou l'Occident puisque Karl Ove Knausgaard fait le même constat.

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    Or j'écris ces lignes au balcon d'un studio surplombant une plantation de yuccas et autre fusains, à cinquante mètre de la mer qui, malgré la pollution, n'a pas changé depuis les temps lointains d'Homère ou moins lointains de Shakespeare ou Rembrandt.

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    Notre studio en proue sur la mer fait partie d'un assez splendide amphithéâtre architectural à quatre niveaux, juste ouvert sur la mer. Lorsque nous nous y sommes pointés il y a un peu plus de trente ans, le lieu, avec ses jardins et ses piscines occupant le centre de l'hémicycle augmenté, respirait un certain équilibre en accord avec l'idéal naturiste à l'ancienne, style Hermann Hesse au Monte Verita. Sur quoi la classe moyenne s'est enrichie et "libérée" quant aux mœurs, aboutissant notamment à un phénomène abondamment documenté par les écrivains contemporains un peu sérieux mais pas forcément bégueules, d'Alice Munro (très attentive à la libération sexuelle et au crash des mariages dès les années 50, aux bifurcations existentielles et aux femmes qui s'en vont...) à Michel Houellebecq qui fut le premier, dans Les Particules élémentaires, à décrire l'apparition en masse des échangistes partousards dans le cercle moralement plutôt corseté (!) des naturistes de Cap d'Agde.

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    Or voici, sous nos fenêtres latérales, cette horreur architecturale que nous appelons "le boulon", en lieu et place de l'espace vert et des anciennes piscines pleines de mômes joyeux, sous la forme d'un bunker cycloïde refermé sur la branloire collective de son jacuzzi, strictement réservé aux couples échangistes et où les enfants ne sont donc point les bienvenus...
    Quel rapport avec Van Gogh ? Karl Ove Knausgaard ou Frédéric Pajak le verraient très bien tant ils sont attentif à ce qui distingue la qualité humaine ou artistique du toc, le simulacre de liberté de la vraie indépendance personnelle, etc.


    Une toile de Van Gogh se vend aujourd'hui plus de deux ou vingt millions de dollars. Quel rapport avec Vincent ? Au kiosque d'à coté se vend le troisième tome de La pucelle du cap d'Agde, probable sitcom de cul à clefs ou pas. Quel rapport avec la littérature ? Depuis l'arrivée des échangiste évidemment (?) bienvenus pour leur fric, les autoproclamés libertins s'enfilent à vue sur les dunes, au milieu de voyeuses et voyeurs hébétés qui applaudissent chaque perfo. Quel rapport avec l'amour et la vraie liberté ?
    Lady L et moi nous accommodons plus ou moins de tout ça, vu qu'on peut regarder ailleurs, quitte à défier le baron de Coubertin en ne participant point à la cacade collectiviste.

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    Lors de notre dernier grand tour de ce printemps, de Bruges à Cabourg en passant par Arnhem, nous nous sommes arrêtés à la Fondation Kröller-Müller comptant une soixantaine de toiles de Van Gogh. Il y avait là, au milieu des forêts et des landes, des centaines de pèlerins plus ou moins passionnés de peinture (quelle police esthético-intellectuelle pourrait en juger ?) et soudain c’était là: cette présence sans pareille en son feu noir et jaune, rouge et vert, de couleurs à se flinguer.


    Ah, les couleurs et les douleurs de Van Gogh. Rien qu'à les évoquer, à l'instant, voilà que l'orage tonne au-dessus de la mer. Les dieux du tonnerre cherchent la porte du Glamour pour s'y défoncer ! Aux abris les cabris ! À demain d’autres douleurs et couleurs !

  • Aujourd’hui l’avenir, ou le présent de René Langel comme il a passé…

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    Pour Claude
     
    Ce serait une espèce de dialogue, genre dialogue schizo. Je précise que je suis né, sous le signe des Gémeaux, le 14 juin 1947, le même jour que Che Guevara et Donald Trump, mais y a pas de rapport…
    Donc ce serait un dialogue entre moi l’un et moi l’autre, qu’on aurait amorcé le jeudi 14 octobre 2021, juste après l’arrivée du journal.
    Parce que c’est de ça qu’on va parler : le journal. René et le journal. Ou comme tout ira en doublé : René et Claude au journal. Et voilà le dialogue imaginé :
     
    - Moi l’autre : - T’as appris la nouvelle ?
    - Moi l’un : - Ben oui, quoi, comme toi…
    - Et ça t’a fait quoi ?
    - Ben comme toi, ça m’a fait un choc de voir l’immense photo en pied de page de 24 Heures, René en couleurs avec ce titre, Le Montreux-Jazz perd son troisième père. Et à Lady L. aussi, j’ai vu que ça lui faisait le même choc – je précise que Lady L. c’est Lucienne, dite aussi la bonne amie.
    - Elle l’aimait bien aussi, René, Lady L. ?
    - Et comment ! Même sans se voir beaucoup elle les aimait bien les deux. Et tout à l’heure, elle me dit encore que René c’était le genre qu’elle appréciait, un peu à l’ancienne, de l’homme galant.
    - Toujours bien sapé, tu te souviens ? Jamais débraillé, ça c’est René…
    - Mouais. Lady L. prétend d’ailleurs que c’est Claude qui l’habillait. Les couleurs qu’il portait, du bleu clair, du crème, même du rose, ça c’est pas un mec qui choisit. C’était Claude. Et là, sur la photo en UNE, c’est pareil: même à la maison en col ouvert sur le pull rose, les pantalons blancs: la classe !
    - Donc le journal, le choc, et ensuite le papier de Boris qui rend surtout hommage au co-fondateur…
    - Ouais, et là tu me connais, je bondis. Presque rien sur le journaliste et tout ce qu’on a vécu avec lui à vingt ans et des poussières… La fin des années 60 à La Tribune, l’équipe de la Tribune-Dimanche dans les années 70, la série S.O.S. survie, les éditos de René et leur titre qui en dit long : Aujourd’hui l’avenir.
    - Mais Boris est né trop tard pour savoir tout ça…
    - Exactement, et c’est pour ça qu’il faudrait ajouter ce que René a apporté au journal. Et à nous les jeunes, dans la foulée…
    - Tu ferais quelque chose de perso ?
    - Et pourquoi pas ? Note qu’on est toujours resté discret, avec René, comme avec Claude d’ailleurs, sur le côté personnel et la vie privée...
    - Donc tu parlerais du début de notre rencontre ?
    - Même avant. En mai 68, pour un détail qui compte, tu verras comment. Donc en mai 68, nous sommes un groupe de jeunes étudiants progressistes, dont trois en médecine, qui débarquons à la Sorbonne de nuit, en petit cortège de 2 CV, avec du plasma sanguin pour les camarades blessés. Ça fait un peu folklore mais c’est vrai. Et là, pendant toute une nuit, on entend les discours dans les amphithéâtres. Tous les groupes, les sous-groupes, les factions, les scissions, tout ça. Tu connais les Français : ça parle. C’est ce que disait déjà le vieux Ramuz avec son Samuel Belet, quand il est à Paris avec les Communards : ça parle ! Et donc le lendemain on se regarde, avec l’ami Reynald qui a les pieds sur terre en tant que futur chirurgien, et là on se dit et on chante comme Dalida : paroles, paroles, paroles.
    - Quel rapport avec René ?
    - Justement ça : que pour lui, ce genre de parole, paroles, ça passe pas…
    - Tu veux dire, la politique ?
    - Non, je veux dire plutôt : l’idéologie. Religieuse ou politique. Tu te vois demander à René : et avec Dieu, t’en es où René Langel ? Et en mai 68, t’étais où ? Ou bien dans la langage de l’époque : mais ce Langel, il est de gauche ou de droite ? Etc.
    - Ce qui veut pas dire qu’il est hors-sol ni rétif aux idées…
    - Absolument pas. Disons qu’il a plutôt l’esprit scientifique, mais faudrait pas lui dire que le journalisme ou la littérature sont des sciences, ça non. Je dirais plutôt qu’avec René, tout de suite, les idées s’incarnent.
    - Tout de suite, c’est quand ?
    - Disons que c’est le début 69, vu que fin 68 on s’est rencontré avec Richard (Garzarolli) sur les alpages militaires, dans la même compagnie de canonniers de montagne. Richard étant déjà un peu connu comme écrivain, et secondant Langel à la culturelle de la Tribune, c’est lui qui fait le lien après qu’il a vu qu’on était aussi fou de livres que lui…
    - Et avec René, on fait tout de suite ami-ami ?
    - Pas vraiment. René n’est pas du genre copain tape-dans-le-dos, mais l’âge ne compte pas, d’ailleurs on se tutoie bientôt, mais jamais il ne se la joue mentor même s’il l’est quand même un peu, et tout de suite il te fait confiance, s’intéresse à ce qui t’intéresse, autant qu’il t’intéresse à ce qui l’intéresse, lui, à savoir : le monde réel et plus précisément l’état du monde, l’environnement, les premières alertes du Club de Rome, ce qu’on commence à dire de la pollution et du saccage de la planète qui vaut autant pour les pays communistes que pour les capitalistes…
    - Tout ça qui donnera S.O.S. survie, la série de la Tribune-Dimanche…
    - Exactement. S.O.S. survie… On n’en a pas fait un tiré à part, mais ça mériterait peut-être. Je ne sais plus combien de mois la série a duré, mais les grands sujets, les beaux entretiens (avec Jean Dorst sur la pollution, Gaston Bouthoul sur la démographie fauteuse de guerre, Paul-Emile Victor sur le recul des glaces, Leprince-Ringuet sur je ne sais plus quoi, le vulcanologue Haroun Tazieff, l’africaniste Georges Balandier, des enquêtes sur la malbouffe et, chaque semaine la chronique de René intitulée Aujourd’hui l’avenir - tout ça c’est du René même s’il nous laisse développer, et ça se prolonge tellement que l’éditeur, donc Marc Lamunière, nous fait savoir à un moment donné qu’il en a par-dessus la tête de ce catastrophisme - mais René tient bon, comme il a tenu bon en défenseur de Freddy Buache quand Lamunière lui a demandé pour la énième fois de se débarrasser du timonier cryptogauchiste de la Cinémathèque…
    - Donc René est plutôt du genre franc-tireur…
    - Oui et non. Par rapport au reste de la rédaction, sûrement. L’équipe de la culturelle, puis celle du magazine Tribune-Dimanche, c’est un peu l’État dans l’État. Je te rappelle qu’avant 68, René a fait un appel d’offre à de jeunes collaborateurs et ce sera Garza à plein temps, mais aussi les pigistes Daniel Jeannet pour le théâtre, Françoise Jaunin pour les beaux-arts en binôme avec Jacques Monnier et les chroniqueurs plus âgés comme Henri Jaton plutôt vieille école en musique classique, Pierre Grandjean pour le jazz, Freddy Buache pour le cinéma, Antoine Livio pour l’opéra et la danse, les autres correspondants de Paris et j’en oublie.
    - En somme René est à la fois pilote et aiguilleur, et la Tribune dimanche correspond bien à sa vista, enfin Claude a sa bonne place féminine, mais sans idéologie féministe trop marquée, tu confirmes ?
    - Je confirme, en précisant que c’est Livio qui nous a dit comme ça que Claude était notre Colette…
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    - C’est ça, l’intelligence du cœur en personne, avec la même gouaille française et la même curiosité en éveil que celle de René. Tout ça remontant aux années 70, disons jusqu’en 74 pour ce qui nous concerne…
    - Et ensuite ?
    - Ensuite il y aura la vie, les trajectoires variées, quelques retrouvailles à travers les années, les Langel en Arabie ou Dieu sait où, René qui dirige la Feuille d’Avis de Vevey, ensuite René compagnon de route de Franz Weber, un anniversaire où nous découvrons, avec Lady L., que René joue du saxo, et un jour la surprise du chef en 2004: que René et Marc, membres conjoints du jury du prix Paul Budry, récompensent Les Passions partagées, un livre dont le titre dit ce qu’il veut dire, signé JLK l’ancien pigiste à cheveux longs…
    - C’est ça, et tu peux ajouter que les passions se sont déjà partagées avec les livres de René, bien avant celui de M. Lamunière paru ce printemps juste avant sa disparition - donc on a lu, en 2001, Le Jazz orphelin de l’Afrique de René qui revisite les sources européennes du jazz à sa façon originale, et ensuite Franz Weber l’homme aux victoires impossibles, en 2004, où il parle d’écologie vécue et pas seulement en paroles. Jusqu’en 2016 où il a, quoi, 92 ans et nous envoie le manuscrit de son premier roman. Tu te le rappelles ?
    - Bien sûr que je me le rappelle, même que j’ai gardé le fichier sur mon cloud. Tu vois ça : René dans le nuage. Et là encore le titre est tout un programme : Allô ? Ici l’au-delà…
    - Tu résumes en deux mots ?
    - Cela se passe à Zurich en 1943, et en même temps c’est aujourd’hui. Là, c’est le René passionné par la théorie de la relativité, qui fait une espèce de saut quantique d’une époque à l’autre. En deux mots je me souviens que la question que pose le roman est celle du temps et que ça renvoie à notre façon actuelle de l’effacer quand on juge hier comme si c’était aujourd’hui et qu’on fait des procès à des individus qui vivaient selon les codes de leur époque - le roman parle de tout ça et de notre façon d’habiter le temps aux multiples dimensions. C’est comme ça aussi qu’il s’intéresse aux médecines traditionnelles et pas qu’à la médecine à prétention scientifique exclusive.
    - Donc c’était en 2016 et nous cherchons à publier le roman, mais sans succès. On se dit alors qu’un jeune auteur de nonante ans n’est plus très tendance, le temps passe et je ne sais pas aujourd’hui ce qu’il en est du projet. J’espère que l’avenir nous le dira. Allô René, ici la terre, tu nous entends ?
    - Sûrement qu’il nous entend. Mais pour le moment on en restera là… tous bien tristes et tous bien reconnaissants.
    - Voilà : t’as trouvé le mot: reconnaissance, et pour conclure, on se fendra d’une double dédicace : à Claude et René. Merci à tous deux, gracias a la vida, merci la vie…
     
    (À la Maison bleue, ce 19 octobre 2021)
     
    Dialogue lu aux proches et amis de René Langel, réunis autour de Claude en l'après-midi du 19 octobre 2021 à la Maison communale de Boussens)

  • Pour tout dire (24)

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    À propos de ce que sous- entend l'effort de TOUT DIRE, dans Un homme amoureux de Karl Ove Knausgaard, en éclairant les interzones de la vie trop souvent jugées non intéressantes, où se dévoile (parfois) notre vraie personne, etc.

      


    À en croire son compère Geir, qui est revenu un peu changé de l'expérience qu'il a vécue à Bagdad en tant que bouclier humain, Karl Ove Knausgaard est le genre d'écrivain qui sait émouvoir aux larmes avec un texte d'une vingtaine de pages évoquant un personnage qui va aux toilettes...

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    La remarque de Geir se trouve à la page 159 d'Un homme amoureux où il est longuement question des retrouvailles, à Stockholm, des deux amis originaires de deux îles norvégiennes voisines, qui ne se sont plus vus depuis des années et que rapproche soudain la décision de Karl Ove de quitter sa femme Tonje après des années de cohabitation puis de mariage, pour s'établir dans la capitale suédoise que son ami lui décrit comme belle et froide, pleine de gens très disciplinés et très supérieurs (croient-ils) aux rustauds norvégiens, ce que le nouvel arrivant entend sans le prendre au mot vu qu'il se méfie des généralités et que son problème du moment est ailleurs.

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    Quel problème ? Celui de vivre, de survivre sans être sûr de vouloir vraiment vivre sans Tonje que son départ subit a fait pleurer autant que lui, et le voici bousculé par Geir qui veut lui présenter Stockholm et des gens qui pourraient lui dégoter un appartement - Geir qui lui parle de son dernier roman (ou plutôt son premier, Hors du monde, non traduit en français) en le félicitant de s'être tant exposé avec cette histoire de prof amoureux d'une élève de treize ans dont il croit que c'est "du vécu" alors que Karl Ove a tout inventé, ou du moins en était persuadé jusque-là - en réalité la fille avait seize ans et lui dix-huit, et d'ailleurs l'important du roman lui semble tout ailleurs mais à vrai dire il buvait beaucoup à cette époque etc.
    Ce que dit Geir à propos du personnage qui va aux toilettes n'est évidemment qu'une façon de parler, comme lorsque Tchékhov se targuait d'écrire une nouvelle à partir d'un cendrier.
    Geir lui-même a écrit un livre sur l'univers de la boxe, dont Karle Ove envie la solide observation, alors même qu'il préférerait lui-même écrire des essais au lieu de traîner sur des projets de roman, mais chacun son job et celui du lecteur est alors de faufiler son propre chemin , donc je me rappelle Stockholm cette année-là, avec ce prétendu ami qui me rabaissait sans arrêt, la splendeur glacée de cette prétendue Venise du nord sans une terrasse où se poser ni un vieux bistrot comme à Amsterdam ou au Dorsoduro- et putain ce que cette crise existentielle du paumé m'a rappelé telle ou telle année, et tous ces personnages, ces intellos prétentieux et ces poétesse péteuses, et nos discussions de vieux ados à n'en plus finir et tutti quanti...

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    On est du côté de Tchékhov, oui, et parfois des lumières des nouvelles les plus épurées de Charles Bukowski, mais avec une théâtralité tout à fait originale, qui inscrit chaque scène dans son espace-temps comme protégé par une sorte d'immunité - tel, oui, me semble ce très attachant Homme amoureux...

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