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Dans le sillage de Nabokov, le nouvelliste et romancier fait merveille...
Son nouveau recueil de nouvelles, Un jeudi parfait, déploie la même étincelante originalité que les autres très insolites récits et romans de ce magicien de l’imaginaire et du verbe, primé vivant par les Immortels et loué par Alberto Manguel le grand lecteur-découvreur, qui écrit que « le monde de Fabrice Pataut est un monde de prodiges »…
Mea maxima culpa : je n’avais pas lu une ligne de Fabrice Pataut avant le 20 avril 2018 à la première heure du matin lorsque, revenu à l’hôtel parisien La Perle d’une soirée arrosée quoique sans excès anesthésiant, les bras chargés de douze livres que m’avait offerts l’éditeur Pierre-Guillaume de Roux, je commençai de lire Un dimanche parfait dont la première nouvelle, curieusement intitulée Coups de feu et pommes de terre,me saisit illico au collet dès sa première page pour ne pas me lâcher avant de s’achever; et rien d’étonnant à ce tilt-surprise initial pour autant que soit précisé que le début de ce dialogue entre un double meurtrier et une psychothérapeute nous apprend que le premier homicide (plus exactement gynocide) commis, de façon quelque peu involontaire, par le protagoniste, fut d’avoir révolvérisé sa mère à l’âge de trois ans dans un supermarché américain, avant que la sœur aînée du criminel, décidée à en établir l’innocence, dix ans plus tard, ne subisse le même sort au motif qu’un acte ne saurait s’édulcorer par une tierce volonté même bonne…
L’immédiate ironie de cet échange positif et même constructif, comme on dit, entre un meurtrier assumant ses actes et une professionnelle de l’écoute cherchant à en comprendre les motivations, n’a donc pas manqué de piquer ma curiosité au vif, au point que je profitai du confort moelleux des oreillers de La Perle (hôtel de la rue des Canettes dont chacune et chacun se rappelle qu’il fut acquis par la bienveillante Céleste Albaret, gouvernante de Marcel Proust, au lendemain de la mort de son adorable et despotique patron), pour lire les seize autres nouvelles du recueil avant le lever du jour sur les toits avoisinants entre lesquels s’aperçoit le double clocher de l’église de saint Sulpice.
Trois fenêtres ouvertes sur un dédale
La deuxième nouvelle du recueil Un jeudi parfait évoque la punition, de mort, d’un brave homme qui a eu le toupet de toucher, d’un doigt sacrilège, le veau d’or biblique fameux, et Fabrice Pataut rend bien l’ambiance fumigène du paganisme et les rigueurs incessamment révoltantes de l’observance des rites que les intégristes actuels perpétuent un peu partout, mais c’est surtout la troisième nouvelle - qui n’en est pas tout à fait une à l’aveu même de l’auteur -, intitulée Trois fenêtres, à laquelle il faut revenir pour commencer d’entrevoir les diverses lignes de fuite du grand Labyrinthe que constitue l’univers narratif de l’auteur.
Trois fenêtres pour distinguer «la différence entre les vies audacieuses et les vies manquées». La première donne sur un jardin en enfance, à Neuilly, avec la vision héraldique d’un dalmatien et le souvenir d’une protection féminine - cette fenêtre, ouverte sur l’inconnu, qu’on franchissait en douce plus volontiers qu’une porte. La troisième fait face à la forêt de buildings de New York, d’où le narrateur envoie des lettres à une amoureuse, donc avant le trop immédiat SMS.
Et la deuxième ? la plus décisive sans doute en termes de mue existentielle : une fenêtre en la parisienne île Saint-Louis où le studieux étudiant en philosophie reçoit une invite , avec contrat à signer, dans une faculté californienne aux maîtres prestigieux; bascule d’une vie aventureuse pour l’esprit et le jogging, mais vision aussi de la vie manquée, d’un ami tiraillé entre deux genres, ce Michel sensible, compère lycéen qui rendit l’âme (et le corps avec ) dans un train de nuit entre Salamanque et Paris, à l’âge de cueillir les roses…
Or, des fenêtres de cette nouvelle qui-n’en-est-pas-une , comme d’un cristal réfractant, mille rayons se projetteront en autant de lignes thématiques : sur le jeune héros aux multiples avatars et doubles mimétiques, les oscillations affectives et sensuelles, les filiations propres ou figurées, les trous noirs de la grande Histoire dans l’espace-temps de nos vies fugitives ou inversement, l’enfance intransigeante et les transits du cœur - autant de nouvelles à l’obscure clarté et de romans non moins énigmatiques évoquant souvent les détours au terrier d’Alice. Et Nabokov là-dedans ?
Tout un univers à reconquérir
Le lyrisme de Puccini, souvent snobé par les spécialistes, ne vaut-il pas en sensibilité complexe les projections complications admirables d’un Schönberg ? Je ne réponds, pour ma part, qu’en chantant par cœur des airs entiers de La Bohème ou de Tosca, tandis que « réciter » du Schönberg est au-dessus de mes forces, autant que résoudre les problèmes d’échec de VladimirNabokov.
Dans Un jeudi parfait, Fabrice Pataut évoque la prétendue opposition/rupture entre Puccini et Schönberg, comme on pourrait l’imaginer entre le roman classique (Balzac. etc,) , le Nouveau Roman et les narrations postmodernes auxquelles d’aucuns rattachent Nabokov.
Or un grand écrivain, comme un grand peintre (Cézanne contre les bôzarts), échappe à ces classifications en sortant par la «porte» de la fenêtre enfantine, et c’est là, dans la clairière de ce qu’on peut appeler la poésie, qu’un Fabrice Pataut rejoint le grand maître facétieux du Montreux-Palace sans chercher jamais à l’imiter, le citant pourrant «en creux» dans le grand roman Reconquêtes.
Parlons alors de Reconquêtes, non sans deux allusions à Aloysius et au chat qui parle, cousin du Tobernory de l’impayable Saki, puis au charmant William du roman Tennis, socquettes et abandon mangeant ses trop beaux habits dans une vertigineuse quête de soi
Il faudrait passer par la ligne « pensée » de Degas, et donc par l’intelligence de Valéry, pour évoquer, plus que raconter, les romans de Fabrice Pataut dont partent ou souvent aboutissent les nouvelles de Pataut Fabrice.
Aloysius(2001) est un diabolique roman minorquin, donc hispano-anglais, qui se situe temporellement à la fin de la guerre d’Espagne. Aloysius est un garçon charmant, surtout charmeur narcissique, mais c’est un faux révélateur, comme Lolita charmante et charmeuse est révélatrice en son charme toc. La lectrice et le lecteur brûlent d’y aller voir. Allez !
Ensuite il y a donc Tennis, socquettes et abandon (2003), deuxième roman : rien à voir avec le précédent, quoique. Comme du génial Feu pâle de Nabokov je dirais de ce roman que c’est une espèce de poème, ici à la jeunesse éperdue, du côté des enfances qui se rêvaient épiques et sont tombées sur l’os des micmacs adultes.
Sur quoi l’on passe (en 2011) à cette grande chose que représente Reconquêtes, extravagante évocation de l’Amérique dont l’hyperréalisme le dispute au rêve éveillé. Il y est question d’une digne dame américaine, dont le contour de la propriété correspond exactement à celui des Etas-Unis, et qui décide d’acheter l’Alaska (donc au nord du « jardin ») à un Russe exilé au prénom de Vladimir (suivez mon regard…) avec la collaboration de deux agents immobiliers amis de jeunesse, à la fois gémeaux et rivaux comme les deux jeunes prostitués de Valet de trèfle et les deux Aloysius (le vrai et le faux) du premier roman éponyme – vous suivez le discours du tour operator ?
On cherchera en vain la moindre allusion directe, dans les nouvelles et les romans de Fabrice Pataut, aux roman et aux nouvelles de Nabokov, même si la malice sardonique de Lolita ou l’innocence incestueuse des jeunes amants d’Ada ou l’ardeur trouvent des échos poétiques dans le roman En haut des marches (Seuil, 2007), évoquant le transit quasi transparent d’un transgenre, et dans maintes dérives sensuelles ou sexuelles.
À ce propos, je ne connais aucun auteur contemporain qui parle, comme Fabrice Pataut, de ce qu’on appelle le sexe ou de ce qu’on dit la politique, et là encore il me semble s’apparenter avec Vladimir Nabokov par sa profondeur mélancolique et sa pénétration de sentiments, sous couvert de constante invention littéraire.
La douce folie d’un sage
Chacune et chacun, en mal de curiosité documentaire, peut apprendre plus précisément qui est Fabrice Pataut «à la ville» en consultant la notice que Wikipedia lui consacre en toute transparence. Les lecteurs de nouvelles aussi folles que Kipling, sur laquelle s’ouvre le grand recueil intitulé Le cas Perenfeld, ou de romans aussi dingues que Tennis socquettes et abandon, ne manqueront pas de s’étonner du fait que cet écrivain si versé dans l’irrationnel fantaisiste et les fantômes, fantasmes et autre fantasmagories puisant au tréfonds du subconscient, à l’imagination frottée d’affectivité maladive et de poussées oniriques, soit à la fois un très digne chercheur cravaté, spécialiste reconnu dans les sphères académiques pour ses travaux sur la philosophie du langage et des mathématiques.
Or quoi de vraiment étonnant à cela si l’on y réfléchit à deux fois (réfléchissez toujours à deux fois avant de vous tirer une balle ou d’épouser votre directeur de thèse ou votre concierge kosovare ) en se rappelant qu’un Vladimir Nabokov fut à la fois l’interprète éclairé des errances de Nicolas Gogol, l’époux prévenant d’une Russe juive et le plus rigoureux lépidoptériste ?
De même Fabrice Pataut passe-t-il, après chasses et cueillettes un peu foldingues, comme en enfance, au travail minutieux du polissage des petits cailloux de Poucet et à l’établissement de minutieuses nomenclatures.
On ouvre Le Cas Perenfeld pour lire, à la page 329, une Table périodique des thèmes des quarante-cinq nouvelles réunies dans ce grand recueil, dont les titres (Amour, Cannibalisme, Echec, Exil, Frères, Mère et fils, Mode, Perte de temps, Paris, Prostitution, Rituels, Yiddishkeit, etc. ) renvoient à autant de titres de récits, dont l’origine de chacun est décrite en fin de volume…
Or cette espèce de folie littéraire, qui rappelle les inventaires de Perec ou de Cortazar, n’exclut pas ici une sorte de sagesse infuse, qui procède d’une tendresse diffuse, irradiant bonnement une lecture vécue comme une exploration…
Lecture difficile ? Pas plus que celle de Nabokov, mais sûrement exigeante. Rien de froidement cérébral, mais rien non plus de tout cuit ou de pré-mâché. Chaque mot compte, se savoure, interroge et parfois révèle. Ouvrez la fenêtre et c’est là : ce que vous voyez vous regarde !
Fabrice Pataut. Un Jeudi parfait. Nouvelles. Pierre-Guillaume de Roux, 2018.
Autres nouvelles de Fabrice Pataut : Trouvé dans une poche. Buchet-Chastel, 2005, prix de la Nouvelle de l’Académie française ; Le Cas Perenfeld, Pierre-Guillaume de Roux, 2014.
Romans : Aloysius, Buchet Chastel, 2001, réédité au Rocher en 2009 avec une préface d’Alberto Manguel ; Tennis, socquettes et abandon, Buchet-Chastel, 2003 ; En haut des marches, Seuil, 2007 ; Reconquêtes, Pierre-Guillaume de Roux, 2011 ; Valet de trèfle, Pierre-Guillaume de Roux, 2015.
René Girard. De la violence à la divinité. Grasset, 1487p.
Préface
- Le recueil contient les quatre premiers livres de RG.
- Mensonge romantique est un essai de littérature comparée.
- La violence et le sacré une approche des religions archaïques.
- Des choses cachées une enquête sur les sources du christianisme.
- Le Bouc émissaire une prolongation de cette enquête.
- Le thèmes qui relie ces livres est le rapport liant la violence et le religieux. - Dans la perspective de l’hypothèse mimétique.
- Mensonge romantique et vérité romanesque achoppe au désir mimétique.
- Il interroge cinq grands romanciers européens très différents les uns des autres mais qui traitent le désir mimétique de façon confluente : Cervantès, Flaubert, Stendhal, Dostoïevski et Proust.
- Plus tard, il appliquera la même approche à la tragédie grecque et à Shakespeare.
- Pour expliquer le désir mimétique, RG revient sur la scène emblématique de L’Enfer de Dante, impliquant Paolo et Francesca, les deux amants qui craquent en lisant le récit de Lancelot.
- Leur baiser est interprété comme un acte spontané par le lecteur romantique.
- Alors que Dante devine son caractère mimétique.
- RG pense que le désir mimétique est plus fort que le désir spontané.
- Le désir mimétique, ou triangulaire, ou médiatisé, fait référence à la notion de médiation fixée par Hegel.
- C’est plus qu’un besoin ordinaire : un fait essentiellement humain qui désigne un manque d’être, une insuffisance ontologique.
- Le manque peut-être compensé par une imitation, d’où l’importance du modèle.
- On commence par imiter un modèle, réel ou fictif.
- Pour moi : Bob Morane, Charles de Foucauld, Michel Strogoff, le héros de Vipère au poing, mon frère aîné… -
On imite, on singe, on cite, etc.
- Je l’ai fait énormément : citer…
- Il y a des objets de désir que nous pouvons partager, à commencer par les livres ou les modèles éloignés. On parlera de « médiation externe ».
- Et puis il y a les objets proches, qui suscitent une rivalité.
- Par excellence : la fiancée ou l’épouse qu’il est exclu de partager.
- La rivalité mimétique relève de la médiation interne.
- La rivalité mimétique ne peut être dépassée sans être nommée et exorcisée par la lucidité. L’ai expérimenté à maintes reprises.
- La rivalité mimétique est le plus souvent camouflée, ou déguisée.
- Elle se développe de manière exponentielle dans l’égalitarisme démocratique.
- Tocqueville l’a décrite dans la deuxième partie de La Démocratie en Amérique.
- La rivalité mimétique est à la base du ressentiment contemporain décrit par Nietzsche et Scheler, et du sentiment d’insuffisance et de non-reconnaissance éprouvé par tant de gens.
- La Violence et le sacré achoppe au mécanisme du bouc émissaire.
- Les experts contemporains limitent l’origine de la violence à l’agression. - Vue trop courte selon RG.
- La rivalité mimétique explique le phénomène de la violence de manière plus profonde, au niveau social maintenant.
- Question posée : comment les sociétés archaïques se protègent-elles des rivalités mimétiques ?
- Rend hommage aux travaux en anthropologue religieuse d’Eugenio Donato, qui l’ont aidé au départ.
- Il faut partir alors des mythes fondateurs.
- Qui se fondent en général sur une crise initiale violente : agression surnaturelle, perturbation cosmique, épidémie galopante, etc.
- L’origine d’Œdipe Roi est une peste.
- Le mythe doit désigner le coupable et le liquider.
- Tel est le bouc émissaire.
- L’expression vient du rite biblique de Yom Kippour.
- On sacrifie l’animal pour purifier Israël. - Les boucs émissaires sont divinisés à proportion de leur vertu purificatrice.
- Ce sont soit des anti-héros déclassés, soit des êtres brillantissimes, toujours autres cependant que la moyenne.
- Les infirmes, les fous, les étrangers inquiètent les foules autant que les privilégiés. - Mais la désignation du bouc émissaire conserve quelque chose de hasardeux. - Les sacrifices rituels formalisent donc la purification. - Mais il n’y a pas que les sacrifices : il y a aussi les interdits.
- Les jumeaux, ainsi, sont souvent frappés d’interdit et massacrés. - Les interdits ne se limitent pas qu’à la peur ou à la haine de la sexualité, mais aussi à la crainte de la rivalité mimétique. (p.19)
- Des choses cachées depuis la fondation du monde, ou la révélation destructive du mécanisme victimaire.
- Avec le christianisme, nous passons du savoir non écrit des mythes à celui que documentent les Evangiles.
- Caïphe dans l’Evangile de Jean : «Il vaut mieux qu’un seul homme meure et que le peuple ne périsse pas tout entier ».
- Le crucifixion relaie le lynchage archaïque.
- Le Romain Celse, et les Modernes, voient en la Crucifixion un mythe comme un autre. Ils ont tort selon RG.
- Whitehead partage cette analyse.
- Qu’il ne suffit pas d’écarter avec mépris. Mais qu’il faut dépasser par des preuves.
- Les mythes n’impliquent pas la conscience de l’injustice faite à la victime. - Tandis que les Evangiles la pointent à tout moment.
- L’originalité de la Bible, et plus encore des Evangiles, est de prendre parti contre la foule, pour la victime innocente.
- Ce que ne font jamais les mythes archaïques.
- Avec Jean-Baptiste, Jésus, bouc émissaire, devient « agneau de Dieu ».
- La Bible semble plus violent que les mythes, parce qu’elle rend explicite la violence, que les mythes occultent plutôt.
- Note que les quatre Evangiles coïncident sur le récit de la Passion, moment de la crise mimétique, et sur le reniement de saint Pierre, séquence également décisive.
- Cite cette parole des Psaumes à propos de Jésus : « La pierre rejetée par les bâtisseurs est devenue la pierre de faîte ».
Le bouc émissaire
- Ce quatrième livre poursuit et accomplit le travail d’élucidation des deux précédents. - RG le trouve le plus réussi de tous.
- Souligne le fait que les quatre livres ne forment qu’un seul ensemble théorique.
- Assume l’organisation d’un système, qui nous fait parfois contre son tour trop… systématique.
- Admet les défauts de ses livres mais en revendique l’originalité quant à l’approche de l’Essence du religieux ».
- Souligne le fait que l’hypothèse, et la théorie qui en découle, est réunie pour la première fois en un seul volume.
- Qu’on peut dire la Somme de René Girard.
- Cette préface date de 2007.
Mensonge romantique et vérité romanesque; Le désir triangulaire
- Amorce la réflexion sur Don Quichotte parlant, à Sancho, d’Amadis de Gaule.
- C’est Amadis qui inspire, à Quichotte, son désir chevaleresque.
- Quichotte évoque Homère à travers Ulysse, ou encore Enée à travers Virgile.
- Base de la médiation externe.
- Amadis sera toujours présent dans l’imitation de Don Quichotte, mais à distance.
- D’une façon analogue. Don Quichotte médiatise le désir de Sancho de posséder une « île ».
- Pour Quichotte, la médiation est écrite et à distance ; pour Sancho, elle est orale et proche, mais la distance sociale demeure.
- Le lecteur romantique oppose l’idéalisme de Quichotte et le réalisme de Sancho, à faux selon RG.
- Car tous deux empruntent leurs désirs à un tiers ce qui les rapproche en réalité.
- La fonction « séminale » de la littérature se retrouve chez Emma Bovary, grande lectrice de romans sentimentaux.
- Jules de Gaultier a bien analysé le phénomène.
- Chez Stendhal, Julien Sorel imite Napoléon, et Mathilde de La Mole imite les gens de sa famille. Le prince de Parme imite Louis XIV. Le jeune évêque d’Agde imite les vieux prélats.
- Le vaniteux selon Stendhal imite ceux qui sont « arrivés ».
- Cf. le Journal très éloquent aussi à cet égard.
- Tel est le désir triangulaire.
- C’est à cause de sa rivalité avec Valenod que M. de Rênal « achète » Julien.
- Du Quichotte, où domine la médiataion externe (Amadis est inatteignable), on passe à la médiation interne chez Stendhal (où les protagonistes sont proches et interactifs).
- Fait essentiel : la distance qui sépare le sujet désirant du médiateur. - Pour Don Quichotte, Amadis est inatteignable.
- Pour Emma, Paris reste lointain.
- Avec Stendhal, les rivaux sont en proximité immédiate.
- Le parallèle entre Don Quichotte est Madame Bovary est classique.
- Dans la médiation interne, la rivalité directe entre l’imitateur et le modèle est générateur de haine-amour.
- « Seul l’être qui nous empêche de satisfaire un désir qu’il nous a lui-même suggéré est vraiment objet de haine.
- Exactly what I observed several times.
- Le même phénomène est décrit dans L’Homme du ressentiment de Max Scheler.
- Dans la médiation interne, le sujet désirant s’auto-empoisonne.
- Ce que l’on sous-estime, c’est la fascination liée à la jalousie.
- Max Scheler ne voit pas assez le rôle du médiateur et des variations de distance.
- « Toutes les ombres se dissipent si l’on reconnaît un médiateur dans le rival abhorré », note RG.
- Scheler montre combien l’état d’âme romantique est pénétré de ressentiment et mobilise, selon les mots de Stendhal lui-même (dans Mémoires d’un touriste) « l’envie, la jalousie et la haine impuissante ».
- Un état d’esprit surmultiplié de nos jours, peut-on ajouter.
- Aujourd’hui, en effet, la médiation interne s’accroît à proportion de l’effacement progressif de toute différence entre les individus.
- On entre dans le vif du sujet de l’hypothèse mimétique. (p.45)
- Le lecteur romantique fait du Quichotte un modèle, alors que c’est le prototype de l’imitateur.
- Le romantisme occulte le médiateur.
- Tandis que le romanesque selon RG le révèle bel et bien.
- Stendhal désigne explicitement les « désirs de têtes ».
- L’analyse de Stendhal commence dès De l’amour.
- Il peint alors « la passion avant la vanité ».
- L’illustre par le processus de la cristallisation, encore insuffisant.
- La passion selon Stendhal est le contraire de la vanité.
- Fabrice puise l’essence de sa passion en lui-même.
- La vanité passe par le regard de l’autre et fabrique un leurre.
- La passion ressent le vrai.
- Le premier Stendhal reste romantique. Ne montre pas le médiateur.
- Puis il découvre « la force prodigieuse du désir imité ».
- C’est la vanité qui agite Julien Sorel quand Mathilde se dérobe.
- Chez le dernier Stendhal, il n’y a plus de « désir spontané ».
- L’élément féminin, qui a stimulé la vanité, favorise au-delà l’apaisement et la sérénité, comme dans l’épisode final de la tour Farnese.
- L’accomplissement esthétique marque le dépassement du trouble mimétique. - Très important : « c’est la volupté créatrice qui l’emporte sur le désir et sur l’angoisse ».
- Ce qu’on pourrait dire : la sublimation poétique.
- Passe alors à l’exemple de Proust.
- Lien évident entre la vanité stendhalienne et le désir proustien.
- Pied de nez à certaine critique moderne.
- Chez Proust, l’amour est subordonné à la jalousie, à savoir : à la présence du rival.
- « En amour, notre rival heureux, autant dire notre ennemi, est notre bienfaiteur ». On ne saurait mieux dire le masochisme voluptueux du cher Marcel !
- Le snob proustien est imitateur par excellence.
- Chez MP, les jeux de la jalousie et du snobisme sont constants.
- « Les lois proustiennes se confondent avec les lois du désir triangulaire ».
- Le temps retrouvé marquera le moment du dépassement.
- Le mimétisme proustien est plus « sombre », plus angoissé ou angoissant que celui de Stendhal, à cause de la plus intense implication de Marcel.
- Mais RG montre aussi le caractère évolutif du génie proustien.
- Ne se fie pas à la « théorie » romantique de Proust, mais à sa pratique romanesque.
- Prend l’exemple de la fascination de l’adolescent pour la Berma.
- Que relance le jugement de Norpois.
- Montre aussi que c’est par Bergotte que le désir de Proust flambe.
- MP subit la même suggestion, par Bergotte, que Don Quichotte par Amadis de Gaule. (p.58)
- Le désir proustien marque le triomphe de la suggestion sur l’impression.
- Le jardin intérieur de MP n’est jamais solitaire.
- Très important : « L’émotion esthétique n’est pas désir mais cessation de tout désir, retour au calme et à la paix ».
- Ainsi se prépare la sérénité finale du Temps retrouvé.
- Tout ça est admirablement senti et montré.
- Affirme ensuite que l’enfant chez Proust n’existe pas dans l’acception autonome du romantisme, selon lui mythique.
- « Le génie proustien efface les frontières qui nous paraissent gravées dans la nature humaine ».
- Chez MP, la médiation enfantine constitue un nouveau type de médiation externe.
- C’est le secret de sa « pureté », qui n’a rien à voir avec la pureté enfantine mythique, vraie foutaise.
- La liberté deu Narrateur n’est jamais troublée par les modèles tels que Bergotte ou Elstir.
- Tandis que le baiser de Maman scelle la dépendance de la médiation interne.
- Note ensuite que, chez Flaubert, la suggestion joue un rôle plus limité.
- Jean Santeuil, par contraste, est encore un livre romantique, sans génie. La vanité y règne encore à plein, et la jalousie, la haine mimétique.
- « Retrouver le temps, c’est abolir un peu de son orgueil. »
- « Le génie romanesque commence à l’écroulement des mensonges égotistes. »
- Lorsque Dostoïevski célèbre la « force terrible de l’humilité », c’est de la création romanesque selon RG qu’il parle. (p.64)
- Il y a là une suite d’intuitions formidablement éclairantes.
- La critique « symboliste » ou psychologisante croit au désir spontané.
- RG montre que la naissance de la passion proustienne coïncide avec celle de la haine.
- Mais c’est chez Dostoïevski que la fusion de la haine-amour culmine à vrai dire.
- « On s’insulte,on se crache au visage et, quelques instants plus tard, on est aux pieds de l’ennemi, on lui embrasse les genoux ».
- Chez Dostoïevski, la médiation interne est à son paroxysme. - Cela confine à l’aliénation pure dz fait de la proximité endogamique des couples modèle-imitateur, pères et fils ou frères.
- Dostoïevski marque en cela un sommet du roman européen.
- L’Adolescent en est une bonne illustration, avec la rivalité du père et du fils.
- Mais L’Eternel mari module des situations encore plus explicites, avec l’homosexualité larvée qui exacerbe le mimétisme. (p.69)
- L'éternel mari révple l'essence de la médiation interne, avec un glissement érotique de type homophile.
- Montre comment Denis de Rougemont a dégagé le mécanisme du désir triangulaiure dans L'Amour et l'Occident.
- Rapproche alors les extrêmes: Don Quichotte et L'Eternel mari, dont la fiiation est éclairée par le récit de Cervantès intitulé La curieuse impertinence.
- L'histoire d'un jeune marié qui fait tout pour que son meilleur ami séduise sa femme, jusqu'à y parvenir et s'en suicider...
- L'orgueil sexuel pousse à la trahison mimétique masochiste.
- RG constate que le vrai Don Juan n'est pas autonome, contrairement au préjugé romantique.
- Souligne le fait que Dostoïevski jugeait sans doute Quichotte en romantique à en croire ses notes.
- RG voit en Cervantès le père du roman moderne.
- "Il n'est pa sune idée du roman occidental qui ne soit présente en germe chez Cervantès". (p.75)
II. Les homme seront des dieux les uns pour les autres
- Les héros de romans aspirent à une métamorphose via la possession.
- Le désir d'imitation en est un masque.
- Etre l'Autre, ressembler voire se substituer àl'Autre exacerbe le jeu mimétique.
- Les héros ont piètre opinion d'eux-mêmes à la base: tels Marcel, Julien, Emma, l'homme du souterrain de Dostoïevski, etc.
- Ils veulent plus d'être: ils se jugent en un sens métaphysique ou ontologique.
- Le "Dieu est mort" retentit en arrière-fond.
- "À mesure que s'enflent les voix de l'orgueil. la conscience d'exister se fait plus amère et solitaire".
- "Le héros de roman est toujours l'enfant oublié par les bonnes fées au moment de son baptême". (p. 79)
(À suivre…)
Plus de trente ans après Les Petites fugues, film "culte" du cinéma suisse, le réalisateur Yves Yersin faisait un beau retour, en 2013, avec Tableau noir, chronique lumineuse d'une classe d'écoliers jurassiens. Le réalisateur vaudois vient de s'éteindre à l'âge de 78 ans.
1200 heures de tournage pour les 100 et quelques minutes de ce Tableau noir: le rapport arithmétique de ces deux chiffres ressemble au temps d'Yves Yersin. Dans un monde dominé par la précipitation, le Lausannois septuagénaire va son pas indépendant et régulier. Un peu moins de cinquante ans après son premier film. Le Panier à viande, réalisé en 1964 avec Jacqueline Veuve, la filmographie de l'artisan-artiste compte une trentaine de réalisations et autres reportages dont la visée ethnographique est primordiale. Après le sketch plein d'empathie d' Angèle, dans Quatre d'entre elles, Yves Yersin a passé à la fiction avec Les petites fugues, en complicité avec le scénariste Claude Muret. L'histoire du valet de campagne Pipe (l'inoubliable Michel Robin) qui s'achète un vélomoteur au lendemain de sa retraite et réalise divers rêves (dont un épique tour du Cervin en avion) devint un film "culte" du cinéma suisse, alliant verve épatante et témoignage "de mémoire".
Or Tableau noir, le nouveau film d'Yves Yersin tourné sur une durée d'un an dans une classe mêlant des enfants de six à douze ans, procède d'une même démarche. Un demi-siècle après Quand nous étions petits enfants d'Henry Brandt, également très présent au souvenir du public romand, le réalisateur vaudois a choisi lui aussi un endroit retiré des hauts jurassiens, avec l'école intercommunale de Derrière-Pertuis, en plein pâturage, au centre d'une région surnommée "la Montagne". Une ombre plane sur la fin du film, liée à la fermeture de l'école "multiclasse" et à la retraite anticipée de son formidable "régent". Mais l'essentiel de ce document "pour mémoire" respire la générosité et le bonheur de transmettre
- Comment vous est venue l'idée de Tableau noir ?
- Au terme de la scolarité de mon fils, je me suis posé des questions sur ce qu'il avait appris à l'école, dont il ne parlait guère. Ensuite un ami m'a parlé d'une école où il se faisait des choses extraordinaires, sur les crêtes du Jura. Il m'y a conduit et tout de suite j'ai été enthousiasmé par le travail de Gilbert Hirschi. J'ai vite décidé que je reviendrai en ces lieux pour y faire un film, en dépit de l'"affaire" qui allait nous compliquer la vie.
- Quels problèmes particuliers vous a posé ce film ?
- Humainement parlant, c'est justement cette "affaire" que nous avons dû affronter Durant l'été 2005, l'instituteur fut en butte à une sombre cabale que j'ai suivie de près.
- Que lui reprochait-on ?
- À côté d'accusations relevant de la pure calomnie, je crois qu'on lui reprochait essentiellement son exigence. Le conflit nous a amenés en justice, et j'aurais pu faire un autre film, affreux, sur le thème de "la rumeur". Mais je ne voulais pas gâcher mon sujet...
- Le film saisit par la proximité que vous entretenez avec les enfants. Comment y êtes-vous parvenu ?
- Nous avons d'abord passé un mois à l'apprendre. Ensuite, la technique s'est imposée: tout à l'épaule, à deux caméras travaillant en champ/contrechamp; et tout en gros-plans, tout à hauteur d'enfant. Une technique de prise de son sans perche ajoute à la proximité.
- Qu'avez-vous appris en tournant ce film ?
- Beaucoup de choses sur une façon de transmettre le savoir de manière vivante et "globale", incarnée par Gilbert Hirschi. Sa méthode consistant à mettre sans cesse en relation les disciplines variées, et son appel "multisensoriel" à tous les aspects de la perception, au geste et au toucher, à tout ce qui relie les mots et les choses, m'a donné une belle leçon de vie !
Un Tableau noir aux couleurs de la vie
C'est d'abord un magnifique hommage au très noble métier d'instituteur que Tableau noir, où les noms de Gilbert Hirschi et de sa collègue Débora Ferrari, "maîtresse d'appui", méritent la première mention à la craie blanche. La présence de ces deux enseignants "généralistes" irradie bonnement le nouveau film d'Yves Yersin, mais c'est à vrai dire à tous les enseignants, sans culte de l'exception, qu'est dédié ce film dont les premiers acteurs sont les enfants.
Chronique d'une année ponctuée par les saisons, les travaux et les fêtes de toute une communauté montagnarde également présente au long du film, Tableau noir échappe à toute exposition "scolaire" par le truchement d'un récit à la fois très libre et très cohérent, sans une minute d'ennui , que rythme un montage également déterminant. De l'arrivée des enfants en classe au premier bain commun en piscine où les grands aident les petits, de la leçon de choses à la montée à l'alpage, du crépage de chignon de deux chipies à la préparation du spectacle de Noël, en passant par les observations avec la potière ou le fromager, les chansons en allemand et la virée outre-Sarine, les séquences dansent comme les images d'un kaléidoscope aux belles couleurs, sans que les enfants ne soient jamais mis en vedette. Gilbert Hirschi a transmis son savoir d'instituteur "généraliste" pendant plus de quarante ans, avant d'être mis en retraite anticipée à l'âge de 62 ans. Ses adieux sont empreints de tristesse partagée, mais il est le premier à montrer aux gosses la route qui continue, et c'est sans peser sur les circonstances de la fermeture de l'école qu'Yves Yersin conclut ce document à grande valeur poétique.
Celui qui se sent tout minaret quand il voit une figue ou une moule / Celle qui sublime ses érections mentales / Ceux qui en font des colloques humides / Celui qui a fait du scrabble avec le docteur Lacan ce type qui gagnait à être connu / Celle qui se faisait passer pour Duras le bourreau des cœurs de camionneurs / Ceux qui font leur coming out en plein harem / Celui qui le fait trois fois en une et s’en vante au tea-room des veuves en recherche / Celle qui s’est fait un sosie de Paulo Coelho par ailleurs invité d’un clone de Laurent Ruquier / Ceux qui font dans le faux authentique genre Rembrandt en 3D / Celui qui répand des bruits de chiottes via Radio-couloir / Celle qui dit baise-moi au telévangéliste à pommettes fardées / Ceux qui ont vu passer Tariq Ramadan sur une lambretta empruntée à une bisexuelle mal vue des laïcs de droite / Celui qui propose à ses maîtresses ni de gauche ni de droite de mettre tout à plat / Celle qui en a là-dedans et dehors je te dis pas / Ceux qui ne savent pas où ils se sont rencontrés vu qu’il n’y étaient pas sans en en être sûrs / Celui qui dans les parties carrées ne cesse de tourner en rond / Celle qui dit toujours ça je n’avale pas en invoquant son droit à la différence et le respect des minorités sceptiques / Ceux qui ont vu le Seigneur au coin d’une colonne de Notre-Dame et en ont tiré la doctrine de la colonne à coins / Celui qui se dit pratiquant sans être croyant vu que ça ne mange pas de pain / Celle qui a fait le chemin de croix sur les genoux et le reste en apnée / Ceux qui en prennent leur parti sans laisser l’adresse, etc.
Contemplation et fulgurance
Joseph Czapski, peintre de la condition humaine.
Cela tient du miracle : chaque fois c’est un émerveillement que de découvrir les œuvres nouvelles de Joseph Czapski. Alors que tant d’artistes au goût du jour se bornent à répéter tout ce qui été dit dans les premières décennies de notre siècle par l’avant-garde, Joseph Czapski poursuit, à l’écart des modes mais non sans s’inscrire dans la double filiation de la peinture-peinture et de l'expressionnisme tragique (de Cézanne à Nicolas de Staël, Pierre Bonnard Van Gogh, Soutine ou Louis Soutter) son œuvre qu’orientent la fois l’intelligence d’un homme de vaste culture et la sensibilité à vif d’un témoin de toutes les souffrances de notre temps.
Or, ce qui est particulièrement bouleversant chez le grand artiste polonais, qui touche à l’extrémité de ses forces physiques et que menace la cécité complète, c’est que ses dernières toiles parviennent à la synthèse des deux tendances qu’il s’est longtemps acharné à concilier, de la construction analytique et du saut dans le vide, de la lutte patiente avec la matière et du geste impulsif, de la contemplation et de la fulgurance.
L’ultime pointe
En découvrant la série de natures mortes que Czapski a littéralement jetées sur la toile à la fin de l’an dernier, nous pensons à ce peintre taoïste qui, après avoir médité de longues années sans toucher un pinceau,réalisa son chef-d’œuvre en un tournemain, ou encore à tous ces artistes se résumant soudain à la fine pointe de leur art, forts du savoir de toute une vie mais touchant finalement l’essentiel en quelques traits et quelques touches de couleur.
Devant le merveilleux Mimosa, c’est le bonheur du Matisse le plus épuré que nous retrouvons sous la forme d’un poème visuel. Avec le Vase blanc évoquant une manière d’icône profane, on se rappelle la quête ascétique d’un Giacometti visant à restituer la mystérieuse essence des objets ou des visages. Plus incroyable encore d’audace elliptique, Fruit jaune et vase blanc pourrait être proposé, aux jeunes peintres d’aujourd’hui cherchant à renouer avec la représentation, comme un manifeste de liberté et d’équilibre.
Enfin, la Grande nature morte aux vases éclate comme un hymne la joie dont la lumière irradie l’harmonie atteinte.
Le regard de Czapski, c’est évidemment l’œil d’un peintre, et qui pense en formes et en couleurs, en luttant chaque instant contre le déjà-vu. Mais si l’artiste a réagi dès ses jeunes années contre l’académisme de ses aînés (à commencer par le naturalisme historique régnant au début du siècle en Pologne) et s’est confronté par la suite à tous les problèmes picturaux de notre époque (de la couleur pour la couleur chère aux impressionnistes, aux images racontées de l’expressionnisme ou à l’abstraction désincarnée, constituant autant de solutions intégrer puis dépasser), son regard est aussi celui d’un homme que son destin a immergé dans la tragédie contemporaine et qui n’a cessé depuis lors d’interroger la condition humaine, la solitude de l’individu et la déréliction de l’espèce.
Voir vrai
La peinture de Joseph Czapski, par ses visions, réveille et rafraîchit tout coup notre propre regard sur le monde. Voyez cette grande toile datant de 1969 et intitulée Le ventilateur dans un soubassement de grande ville, entre deux pans jaune sale encadrant, comme un rideau de théâtre, le fond noir suie d’une muraille nue : c’est le double événement d’un choc pictural, avec l’immense poussée rouge sang d’un tuyau de ventilateur, et d’une présence énigmatique que fait peser cet ouvrier demi-caché dans sa coulée de noir Goya.
Ou c’est cette autre présence lancinante du Jeune homme au Louvre, perdu dans ses pensées comme le sont tous les personnages de Czapski, et qui semble flotter dans une grisaille nimbée de jaune-orange et parcourue de grands traits noirs donnant sa formidable assise à la construction du tableau. Ou, enfin, c’est la monumentale Vieille dame dont la chair croulante paraît comme écrasée par l’atmosphère feutrée de quelque salle d’attente officielle, tandis que les chevrons obsédants du plan- cher tanguent follement sous ses pauvres jambes bandées. À l’opposé d’un misérabilisme de convention, Joseph Czapski nous révèle ainsi tout ce que nos yeux aux paupières trop lourdes ne voient plus, par habitude, ou esquivent, par lâcheté. La vie est là, simple et terrible, nous dit et nous répète Czapski, et ce n’est qu’au prix d’une incessante quête de vérité que nous pourrons en déceler la profonde beauté.
Témoin de notre siècle
Plus âgé que notre siècle (il est né Prague en 1896 de parents Polonais), Joseph Czapski, après ses écoles accomplies à Saint-Pétersbourg, où il assista aux débuts de la révolution bolchévique, entreprit des études à l’Académie des beaux- arts de Cracovie. Chef de file du mouvement des kapistes, il passa quelques années à Paris dans les années vingt, avant de retourner en Pologne pour défendre sa conception de la «peinture-peinture », fortement influencée par Bonnard et les fauves notamment. Fait prisonnier par les Soviétiques au début de la Deuxième Guerre mondiale, il échappa par miracle au massacre de Katyn et fut chargé de retrouver, en Union soviétique, les 15 900 soldats polonais disparus. Dans son livre intitulé Terre inhumaine, Joseph Czapski relate les détails de cettmission et l’épopée de l’ armée Anders, rassemblant militaires et civils, avec laquelle il traversa l’URSS, l’Irak et l’Egypte, jusqu’à la bataille du Monte Cassino où les patriotes polonais devaient apprendre l’abandon de leur pays par les Alliés.
En exil à Paris depuis 1945, Joseph Czapski fut l’un des animateurs principaux de la revue Kultura, dont le rôle fut essentiel pour les Polonais. Ajoutons qu’une monographie a été consacrée Joseph Czapski par Muriel Wer- ner-Gagnebin et que le peintre est lui-même l’auteur d’un remarquable recueil d’essais sur la peinture, paru en français sous le titre de L’œil ». Tous les ouvrages cités ci-dessus sont disponibles aux Editions L’Age d’Homme.
(Tribune - Le Matin, 2 avril 1986)
Ce dimanche 4 novembre 2018.– On me dira que c’est par hasard, mais pas du tout. Je suis couché, je tends le bras et je prends un livre qu’il y a là sur un tas et je lis : Saba. Le Canzoniere d’Umberto Saba. Toute la vie et la voix d’un poète dans un livre qu’il y avait là et qui m’attendait ; et revenant à Saba au moment où je reviens à Czapski revient, non pas à l’éternel retour mais au retour à un reflet passager de ce qu’on dit l’éternité, par la poésie et par l’art, et ce soir je fais cette petite copie de ce qu’on dit une nature morte, et si vive, de Czapski - aller vers l’Objet et retour…
Celui qui prétend qu’il a mis sa peau sur la table dans son roman à succès éventuel intitulé Mon corps mis à nu / Celle qui affirme qu’elle est devant la page blanche comme l’enfant en chemise de nuit devant le rhino féroce / Ceux qui vont en Malaisie par EasyJet comme Joseph Kessel à la chasse aux pygmées / Celui qui fronce les sourcils devant son miroir avant de lui lancer: à nous deux Superman / Celle qui a osé le rimmel noir à coulures vertes / Ceux qui se retrouvent au lounge des étonnants voyageurs subventionnés par Hermès / Celui qui raconte sa guerre d’Algérie aux scouts alsaciens impatients d’en découdre avec les bicots de la zone industrielle de Strasbourg et environs / Celle qui se donnerait à Nick Cave s’il le lui demandait le couteau sous la gorge avec son sourire inquiétant style Snake / Ceux qui caillassent par erreur la vitrine de la fleuriste voisine de la charcuterie du quartier sensible / Celui qui a mis la banlieue dans son récit de vie que vont s’arracher les filles qui ne savent que faire de leur argent de poche / Celle qui met carrément une claque à sa mère qui lui dit que le djihadiste de ses rêves sent mauvais de la bouche / Ceux qui se retrouvent dans la cave de la villa parentale Sweet Home pour fomenter un complot contre le capitalisme sauvage / Celui qui lit du Christine Angot pour défier sa mère prof de lettres qui ne jure que par Annie Ernaux / Celle qui découvre Venise du septième étage de la ville flottante MSC Preziosa mouillant dans la lagune et note dans son carnet électronique que la Sérénissime ne fait plus rêver / Ceux qui se font un selfie avec le mendiant de la Salute sans se douter qu’il crèche au Danieli / Celui qui a fait la steppe sur les traces de Sylvain Tesson auquel il a envoyé des images sur Facebook restées sans réponse - ce qui lui fait dire que ce prétendu baroudeur n’assume pas / Celle qui assume sa réputation de fille de feu du lycée André Maurois / Ceux qui ont remonté l’Orénoque au temps où il y avait encore des Indiennes qui s’y baignaient en pagne / Celui qui estime que voyager autour de sa chambre est une façon de manifester sa différence dans un monde uniformisé à outrance et perdant ses repères genre la croisière s’amuse / Celle qui recommande les îles Lofoten à sa coiffeuse Rita qui lui fait une coupe à la Björk / Ceux qui ne sont jamais arrivés aux Maldives hélas englouties entre-temps par la montée des eaux d’ailleurs annoncées même par les Verts libéraux, etc.