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Sauvé des ténèbres

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Fin 1994 paraissait la traduction d’Un matin de Virginie de William Styron. Les résonances personnelles de la guerre, les relations entre Noirs et Blancs et la mort de la mère constituaient les thèmes de ce beau livre. Retour sur une rencontre mémorable à Paris. William Styron est décédé en 2006.


Guéri de la terrible dépression dont il a détaillé les atteintes dans Face aux ténèbres (Gallimard, 1990), William Styron nous revient avec trois récits à caractère autobiographique dont les épisodes, tantôt poignants et tantôt cocasses, s'inscrivent sur fond de crise économique (rappelons que l'auteur est né en 1925) et de guerre.


Relevant de la musique de chambre en regard des symphonies romanesques qui ont établi la célébrité mondiale de l'écrivain, telles La Proie des Flammes et Le Choix de Sophie (réunis dans la collection Biblos, Gallimard 1993), ce recueil en est d'autant plus attachant, avec des moments d'une intense poésie et un nouvel éclairage très personnel sur le jeune Styron.


— Ces récits sont présentés comme autobiographiques. Cependant le protagoniste y apparaît sous un autre nom que le vôtre. Pourquoi cela?


— Aucune de ces histoires n'est purement autobiographique. Disons qu'il s'y trouve un tiers d'événements réellement advenus et deux tiers inventés, qui ne sont pas moins «vrais» pour autant. S'il est exact que j'ai été dans les marines, je ne me suis jamais trouvé sur un bateau au large de la côte japonaise, et l'officier qui raconte son histoire detravesti russe est un symbole du «macho» guerrier. Ma mère est effectivementmorte à la veille de la Seconde Guerre mondiale, elle a étudié la musique à Vienne et rencontré Gustav Mahler, mais les péripéties de cette matinée emblématique sont imaginaires. Quant au personnage du père, autodidacte cultivé, socialiste et antifasciste, il ressemble bel et bien au mien.


— A-t-il eu la même réaction violente contre Dieu face aux souffrances de votre mère?


— Non, cet épisode est inventé, bien que mon père fût un sceptique, comme je le suis moi aussi. Cela étant, je puis dire que j'ai éprouvé personnellement cette sorte de révolte à la manière de Job, contre un Dieu sans miséricorde, lorsque je me suis trouvé au fond de la dépression, dont la souffrance est particulièrement atroce.

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— Avez-vous éprouvé le sentiment, à l'armée, d'être un zéro?


— Sans doute, mais ce que j'ai tenté d'exprimer fait surtout référence à la machine de guerre, par rapport à laquelle les états d'âme des jeunes gens ne pèsent rien. L'approche du danger donne en effet une nouvelle profondeur à la vie, et l'on ne sent pas du tout, alors, un zéro...


— Que pensez-vous des guerres actuelles? On a parlé récemment de «guerre propre»...


— Même si toute guerre me semble mauvaise, je crois que la dernière guerre «propre» que les hommes aient livrée était la Seconde Guerre mondiale. Pour ma part, je n'ai eu aucune hésitation à propos de la justification de cette guerre contre le fascisme à l'état pur des Allemands et des Japonais. En Corée, j'ai eu plus demal à distinguer le bien du mal. Quant au Vietnam, c'est nous qui étions du côté du mal. Plus on va, d'ailleurs, on le voit dans les Balkans, et plus la ligne de démarcation entre bien et mal paraît difficile à discerner.


— Que représente l'enfance à vos yeux?


— Pour beaucoup de gens, c'est l'âge d'une sorte d'idyllique innocence qu'on ne peut retrouver, mais qui diffuse toujours une précieuse douceur. Nous savons pourtant que l'enfance n'est pas qu'innocence,et que les ombres du mal y rôdent aussi. Pour un écrivain, au demeurant, c'est un terreau d'une grand richesse.


— Les relations assez fraternelles qu'entretiennent le vieux Noir et la famille blanche, dans Shadroch, sont-elles typiques des années de la grande dépression?

— Il va de soi que je ne cherche pas à idéaliser les relations entre Blancs et Noirs. Mais je voulais montrer que, dans certaines circonstances, subsiste un certain sens humain fondamental et une forme de solidarité. Celle-ci se manifestait notamment entre gens plongés dans la même pauvreté, même si les Blancs miséreux sont souvent les plus racistes. Ce que je voulais aussi montrer, dans cette histoire, c'est que même après l'abolition de l'esclavage a subsisté une autre forme d'asservissement, jusqu'à aujourd'hui d'ailleurs.


— Que pensez-vous de la résurgence actuelle des fondamentalismes, tant au Etats-Unis que dans les pays islamistes?


— Je pense que c'est un des phénomènes les plus dangereux qui se manifestent à l'heure actuelle. La démocratie, aux Etats-Unis, limite encore l'extension du mal, mais certains des leaders du fondamentalisme chrétien américain ont la même mentalité que les ayatollahs, et je suis sûr qu'ils seraient prêts à tuer s'ils en avaient le pouvoir. Il faut rester très vigilant, même si la défaite récente d'un Oliver North, entre autres signes, pondère notre inquiétude.


— Pensez-vous, à propos de l'affaire Rushdie, qu'un écrivain puisse tout dire?


— Je pense que l'écrivain a le droit d'écrire ce que bon lui semble. Evidemment, c'est le point de vue d'un écrivain travaillant en régime démocratique, mais philosophiquement, et par principe, je défends le droit de tout dire, jusqu'au blasphème.

 

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— Qu'estimez-vous le thème essentiel de votre œuvre?


— Tous mes romans expriment le conflit opposant notre besoin fondamental de liberté et de dignité aux puissances de l'oppression, quelles qu'elles soient. En exergue au Choix de Sophie, j'ai citéces mots du Lazare de Malraux qui résument en somme ce que je crois avoir accompli, sans projet préalable d'ailleurs: «Je cherche, écrit Malraux, la région cruciale de l'âme, où le mal absolu s'oppose à la fraternité.»


— S'il vous était donné de vous réincarner sous quelque forme animale, laquelle choisiriez-vous?


— J'aimerais renaître sous la forme d'un de ces grands oiseaux de mer qui me faisaient rêver lorsque j'étais jeune...


La lancinante musique de vivre


Une vie ne devient destin que dans une perspective globale où les joies et les souffrances de l'individu se lestent de sens valable pour chacun. Ainsi passe-t-on, en littérature, de l'anecdote datée et localisée au mythe durable à rayonnement universel.
C'est dans cette optique que les trois récits en crescendo d'Un Matin en Virginie dépassent le banal souvenir de jeunesse pour toucher au symbole poétique de haute volée.
Le drame de la guerre et l'humour de la vie se combinent dans Z comme Zéro, où le lieutenant de 20 ans Paul Amhurst, au large d'Okinawa, en 1945, se trouve partagé entre son orgueil belliqueux de marine drillé («c'est une guerre formidable», se répète-t-il selon la méthode Coué), et sa nostalgie du pays et des chères chamailleries de ses parents.
Dans Shadrach, nous retrouvons le même personnage à 10 ans, dans son village natal du Sud profond, où il assiste au retour d'un vieux nègre décidé àse faire enterrer dans le jardin de ses anciens maîtres, au milieu des siens. Dans une lumière faulknérienne, ce récit évoque merveilleusement ce moment purifiant où les races et les âges se dissolvent dans une sorte de communion amicale.
Enfin, ce sont les parfums épicés de l'adolescence, mais aussi le premier arrachement que William Styron condense dans Un Matin de Virginie, poignante remémoration de l'agonie de la mère dont les adieux en musique se fondent dans l'innocente et pittoresque rumeur d'une épicerie de province, tandis que, par-delà les océans, se prépare une autre tragédie...


William Styron. Un Matin de Virginie, traduit de l'anglais par Maurice Rimbaud. Editions Gallimard, coll. Du Monde Entier, 167 p.


(Cet entretien a paru dans le quotidien 24 Heures en date du 26 novembre 1994)

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