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  • Une géniale rêverie réaliste

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    En lisant Trop de bonheur d'Alice Munro. Dix nouvelles modulant une inépuisable observation sur le monde tel qu'il est, avec un talent sans pareil.  

    Alice Munro avait passé le cap de ses 78 ans lorsqu'elle publia ce recueil de dix nouvelles plus étonnantes les unes que les autres, prouvant une fois de plus son exceptionnelle pénétration de la psychologie humaine et des avatars de la société en constante mutation sur fond de passions sempiternelles et de métamorphoses existentielles. Plus encore: ce recueil, peut-être son meilleur, illustre son inépuisable imagination narrative et l'originalité des projections formelles de celle-ci.

    Ce recueil s'ouvre sur une nouvelle nous confrontant à une folie meurtrière et s'achève avec une sorte de bref roman, merveilleux portrait de femme inspiré par la biographie d'une mathématicienne d'origine russe.

     

    1. Dimensions ****

    La figure du psychopathe est très présente dans la littérature contemporaine, et pas seulement sous l'égide du polar. Or les gens on beau parler de "fou criminel" à propos de Lloyd, le père de ses trois enfants: la narratrice voit surtout en lui un "accident de la nature" et continue de lui rendre visite dans l'institution où il est incarcéré.

    De ce triple infanticide évoqué en cinq lignes quant aux faits précis, la nouvelliste tire un récit d'une trentaine de pages modulant le point de vue de Doree, qui continue de rester attachée à celui qui est taxé de "monstre" par son entourage, sans lui céder en rien pour autant.

    Quant à la nouvelliste, elle semble scruter le double mystère de ces deux personnages, non sans se concentrer sur la survie de Doree et sa façon de "retourner" l'horreur, notamment à l'occasion d'un autre drame impliquant un enfant.

     

    2. Fiction ****

    Pierre Gripari, lui aussi grand nouvelliste, me déclara un jour qu'il ne suffit pas d'avoir quelque chose à dire: qu'il faut, aussi, avoir quelque chose à raconter.

    Or c'est ce qu'on devrait se rappeler en lisant les nouvelles d'Alice Munro, qui non seulement a beaucoup de choses à dire mais raconte souvent deux ou trois histoires en même temps.

    Mais que raconte-t-elle donc dans Fiction, et pourquoi ce titre ?

    Les titres des derniers recueils ressortissent souvent à l'abstraction, sans que la matière en soit plus cérébrale pour autant. En l'occurrence, Joyce, la prof de piano, devient sujet de fiction à son corps défendant se retrouvant aussi bien dans le roman d'une jeune femme qu'elle a connue enfant et à laquelle elle n'a guère prêté attention.

    Là encore, il est question de perception enfantine et de sentiments exacerbés restés secrets, ou simplement inaperçus. Mais on verra que le titre a lui aussi un double fond...

     

    3. Wenlock Edge ***

    Il s'établit souvent, dans les familles, des liens plus ou moins inattendus entre personnages apparemment peu faits pour communiquer, cousins disparates ou nièces et oncles devenant soudain complices on ne sait trop pourquoi.

    C'est précisément ce type de relation qui rapproche la narratrice, étudiante à London (Ontario) du cousin de sa mère Stevie Potts, qu'elle appelle "le Vieux Popotin" et qui semblée voué à l'état de célibataire.

    Rien de particulier ne se passe, pourtant, entre la jeune fille et cet aîné plus ou moins paternaliste, jusqu'à l'apparition de Nina, colocataire de la narratrice qui a déjà plusieurs vies derrière elle et va donner une couleur d'étrangeté au récit, aux confins du conte érotico-fantastique (pour ce qui concerne la narratrice) et de l'accident de parcours existentiel hautement improbable.

     

    4. Trous-profonds *****  

    Là, c'est carrément la merveille: une espèce d'élégie existentielle, pas loin du chef-d'oeuvre par sa limpidité narrative.

    Comme dans les récits de Fugitives, cette histoire d'un ado surdoué, accidenté en ses jeunes années, jamais vraiment reconnu par son père à l'ego envahissant, et qui disparaît pendant des années après avoir plaqué ses étude sans crier gare, reflète quelque chose de profond de notre époque, qu'on pourrait dire le désarroi des immatures de tous âges.

    Perdre un enfant, au sens propre, est sûrement l'une des pires épreuves que puissent affronter des parents. Mais le perdre "au figuré", comme on dirait banalement qu'on l'a "perdu de vue", relève également de l'horreur vécue, ici imposée à Sally par son fils Kent, longtemps disparu et qu'elle retrouve, par hasard, des décennies plus tard, transformé en espèce d'apôtre christique tout pareil aux "saints" marginaux qui rejettent le Système et prônent l'altruisme en égoïstes caractérisés. Au passage, on relèvera l'allusion au rejet apparent  de Marie par son Christ de fils lui lançant: "Femme, qu'ai-je à faire avec toi ?", parole moult fois interprétée et que Sally prend au premier degré, en femme d'aujourd'hui peu portée à croire que son propre fils va changer de l'eau en vin...

     

    5. Radicaux libres ****

    Alice Munro touche parfois au genre noir, comme dans cette nouvelle évoquant la rencontre "à suspense" d'une femme d'un certain âge qui a perdu récemment son conjoint et voit débarquer, dans sa maison isolée, un type qui lui révèle bientôt qu'il est en cavale après avoir lavé, dans le sang, ce  qu'il estimait une injustice.

    D'une intrigue relevant plus ou moins d'un standard, rappelant tel roman de James Ellroy ou tel autre du Simenon "américain", la nouvelliste tire un argument bien à elle, portant sur le sentiment de culpabilité ancré en chacun de nous.

    En l'occurrence, l'éventuelle victime du fuyard se défend en retournant la situation de façon bien inattendue puisqu'elle lui montre sa propre face d'ombre en racontant un meurtre qu'elle aurait commis - ou pu commettre. Et chacun le prendra pour lui en s'interrogeant sur ce qui, en telle ou telle occasion, l'a retenu de passer à l'acte.

     

    6. Visage ****  

    "Je suis convaincu que mon père ne m'a regardé, ne m'a dévisagé, ne m'a vu qu'une seule fois", affirme le protagoniste de ce récit déchirant dont la seule faute, aux yeux de son père, a été de naître avec ce qu'on appelle une "tache de vin" lui recouvrant la moitié du visage de sa teinte violette.

    Par delà la réaction du père, brillant conosaure social rejetant sa femme autant que son fils en digne représentant d'une société où les apparences comptent pour l'essentiel, c'est un autre thème, plus profond, qui retient ici l'attention de la nouvelliste, lié une nouvelle fois à la perception des choses par un enfant ou, plus précisément, par deux enfants.

    C'est en effet d'une histoire d'amour entre deux gosses qu'Alice Munro module le développement, jusqu'à une rupture d'autant plus douloureuse qu'elle repose sur un malentendu. Tout cela raconté, une fois de plus, sans le moindre pathos.

     

    7. Des femmes****

    Un homme mourant et quatre femmes qui lui tournent autour: telle est la situation vécue dans la grande maison de Mrs Crozier mère, veillant jalousement sur son fils chéri revenu indemne de la guerre où il a servi comme pilote de chasse, mais que la leucémie a rattrapé.

    Aux côtés de Mrs Crozier mère, la jeune épouse du malade, Sylvia, assume tant bien que mal son rôle tout en travaillant à l'université, justifiant alors la présence de la narratrice au chevet de Mr Crozier, à laquelle présence s'ajoute celle de l'envahissante Roxanne, masseuse de son état et portée à tout régenter.

    Cette histoire de rivalités féminines est racontée, comme souvent chez Alice Munro, avec le recul du temps, qui arrondit évidemment les angles les plus vifs des relations entre personnages. Mais cette distance - et c'est là un autre aspect du grand art de la nouvelliste -, loin d'édulcorer l'observation, l'aiguise au contraire comme il en va souvent de certains souvenirs revivifiés par la mémoire.

     

    8. Jeu d'enfant ****  

    Un terrible secret lie à jamais la narratrice et son amie d'enfance Charlene, qui ne se sont plus vues depuis des décennies. Le drame affreux, non moins qu'occulté d'un commun accord, est survenu lors d'une "colo" où toutes deux, inséparables, faisaient figure de jumelles, sans l'être en réalité en dépit d'un lien réellement fusionnel - mais tant de temps a passé depuis cette funeste année.

    Le temps, précisément, aurait dû effacer jusqu'au souvenir de l'événement, mais voici qu'à l'article de la mort Charlene parvient enfin à faire revenir Marlene.

    Le secret n'est dévoilé qu'au terme de la nouvelle, mais les quarante pages de celle-ci, consacrées à la vie que Marlene, la narratrice, a menée jusque-là, n'en sont que plus cruellement significatives de ce qu'on pourrait dire le mensonge d'une vie.

     

    Panoptivonwww.jpg9. Bois *****    

    Le lecteur qui ne sait pas ce qu'est une forêt en apprendra beaucoup, concrètement et poétiquement aussi, en lisant cette magnifique nouvelle où se manifestent, comme jamais, le sérieux et la compétence d'Alice Munro dans sa façon d'approcher et de décrire tous les milieux, toutes les activités humaines et toute sorte de mentalités.

    Roy, tapissier et restaurateur de meubles, s'occupe lui-même de la coupe du bois dont il a besoin, au dam de Léa, son épouse craignant qu'un accident ne lui arrive durant ses travaux solitaires. Cependant, de plus en plus maladive, elle-même a cessé de conduire et de dire quoi que ce soit à Roy quand il repart dans les bois.

    On pense à Jack London en lisant cette formidable évocation de la forêt que  Roy hante comme un monde dont il connaît le secret des essences, c'est le cas de dire, tout en s'opposant à certaines pratique nouvelles à caractère surtout commercial ou industriel. Enfin, le souffle narratif de la quasi octogénaire stupéfie bonnement...

     

    10. Trop de bonheur*****  

    Autre et dernière merveille: ce véritable concentré romanesque en cinquante pages, inspiré par le personnage réel de Sofia Kovalevskaïa, mathématicienne et romancière dont Alice Munro relate l'extraordinaire destinée en se fondant sur la biographihe  de Don H. Kennedy et son épouse Nina (Little Sparrow: a Portrait of Sophia Kovalevsy, Ohio University Press, 1983).

    Comme dans toutes ses nouvelles, le point de vue de la nouvelliste sur une vie compte autant, sinon plus, que le contenu de celle-ci, même si la trajectoire de Sofia, dont le nom a été donné à un cratère de la lune, relève de l'épopée personnelle vécue par "ce petit bout de femme", recoupant les épopées synchrones de la vie scientifique et des événements historico-politiques de l'époque, de Cannes à Stockholm en passant par Saint-Pétersbourg.

    Cela pour les événements extérieurs, alors que la nouvelliste fait revivre Sofia dans le frémissement passionné de sa vie personnelle, dont le lecteur partage si fort les émotions  que sa mort, apaisant ses derniers tourments physiques et mentaux, lui est un véritable arrachement.    

     

    Alice Munro. Trop de bonheur. Traduit de l'anglais (Canada) par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso. L'Olivier, 2013, 315 p.

  • Mémoire vive (103)

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    Simone Weil au lever du jour : « L’attention absolument sans mélange est prière. Toutes les fois qu’on fait vraiment attention on détruit du mal en soi ».

    Et ceci la nuit venant : «Solitude. En quoi donc en consiste le prix ? Le prix en consiste en la possibilité supérieure d’attention », 

     

    Ce vendredi 1er juillet. – C’est avec un étonnement joyeux, non moins que fier et reconnaissant, que j’ai trouvé ce soir, en lisant le chapitre de l’Eloge de la ferveur d’Adam Zagajewski consacré à Czapski, de très louangeuse lignes à propos de mon texte d’introduction à la rétrospective de 1992. Or cela m’avait échappé, mais cela tombe bien, car je suis en train de tisser une toile dont les fils relient Zagajewski et Antonio Rodriguez, Cees Nooteboom et William Cliff - tous poètes en lesquels je reconnais des accointances sensibles qu’on pourrait dire à la fois très physiques, ancrées dans la vie des sens et des émotions, ainsi que dans la vie des gens, mais à la fois métaphysiques par leurs résonances à travers le temps et le mystère de l’être.

     

    °°°

    Rilke (kuffer v1).jpgCe poème m’est venu à partir d’un sentiment éprouvé en Grèce, au musée d’Athènes (en 2001) et de la réflexion de Peter Sloterdijk sur les vers inspirés à Rilke par le fameux torse archaïque d’Apollon de Rodin, qui s’achève sur l’injonction combien inattendue, à cet endroit-là, de Tu dois changer ta vie !

     

     

    Au corps ignorant

     

    Sur un poème de Rainer Maria Rilke.

     

    L'athlète s'en est allé,

    mais je ne sais ce soir

    si ce que je déplore

    est sa disparition,

    le drapeau flamboyant

    de son corps exerçant

    son art géométrique,

    ou ses mains électriques

    écrivant des poèmes.

    Je ne sais pas, j'hésite ;

    réellement ce soir,

    la fatigue m'a pris

    dans ses bras féminins,

    mais ce grand torse à voir

    de marbre et remontant

    les chemins de l'oubli,

    via Rilke et Rodin,

    me rend ces beaux matins

    de nos corps élancés,

    leur grisante sueur

    et sur le stade inscrite,

    la lettre du poème.

     

    Ignorant de la peur,

    l'athlète ainsi demeure.

                     

    °°°

     

    « Car la poésie est l’essentiel », écrit Ramuz je ne sais plus où, et les vers du Petit village sont les seuls qu’il ait jamais écrits, mais la poésie est omniprésente dans les romans de Ramuz, autant qu’elle étincèle à chaque page de la Recherche de Proust que je suis en train de (re) lire de part en part. Donc la poésie: mais pas ce que je dirai la poésie poétique qui prend la pose, mélange d’affectation et de vanité ; moins encore celle qui déferle en bave bavarde sur les réseaux sociaux.

    Alors quoi ? Je ne sais pas. Je ne parle que pour moi, et chacun le fera à son goût, ou pas. Je parle de ce qui me parle, où je reconnais, en peu de mots, plus de sens et d’existence concentrés. À treize, quatorze ans, j’ai mémorisé des milliers de vers, tous oubliés aujourd’hui. Mais des formes, des rythmes, des images, des musiques m’en sont restés.

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    « La main d’un maître anime le clavecin des prés » me semble de la poésie comme je l’entends, et tout le vitrail des Illuminations de Rimbaud me revient avec ce seul alexandrin. Des poètes contemporains, beaucoup sont sûrement très éminents (les Jaccottet, Bonnefoy, Du Bouchet, etc.) mais ceux qui, sincèrement, me parlent vraiment en cela qu’ils expriment ce que Cendrars appelait le profond aujourd’hui, sont plus rares, en tout cas en langue française ; du fait de ma génération j’aurai apprécié les vers jazzy de Jacques Réda ou les fantaisies fraîches d’un Guy Goffette ou d’un Yves Leclair, ou plus encore les sourciers sauvages et princiers à la Franck Venaille ou à la William Cliff. Mais ce ne sont là que quelques repères d’un goût qui transcende la séparation des langues et me conduit tantôt vers Umberto Saba et Pavese autant que vers Dylan Thomas et Mahmmoud Darwich, entre autres…  

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    Dans un voisinage plus proche, j’ai mis des mois avant de lire vraiment le recueil qu’Antonio Rodriguez m’a envoyé en novembre dernier, mais tout aussitôt j’ai reconnu, dans le courant fluide et violent, dense et tendre, heurté, mélange de pensée et de sensualité, de Big Bang Europa, ce que plus que jamais j’attends de la poésie actuelle et que je trouve ces temps en lisant et relisant Le visage de l’œil du Batave Cees Nooteboom ou Mystique pour débutants du Polonais Adam Zagajewski, à savoir des éclats de présence dans le chaos et des morceaux du vitrail du monde bombardé à réassembler patiemment.

    °°°

    Malgré certaine dénégation de ma part (comme quoi je me sens plus jeune qu’à vingt ans), je me sens ces jours une fatigue toute physique qui accuse bel et bien l’âge de mes artères et de mes systèmes nerveux et respiratoire, autant que de mes articulations, et je vois qu’il en est de même pour ma bonne amie, cela ne manquant évidemment de nous situer, tous deux, sur ce qu’elle disait l’autre jour « le début de la fin », dont on espère du moins qu’elle ne sera pas pour demain…      

    Mais ai-je besoin, au demeurant, de me rappeler ainsi l'éventualité de notre disparition prochaine à tous deux ? Sûrement pas : j’y pense à vrai dire tous les jours, sans le moindre affolement pour autant. Mais c’est là : cela peut désormais arriver à tout moment et c’est devenu, pour mon travail, un horizon qui m’aide à mieux peser chaque mot, et pour notre vie un sujet de plus de reconnaissance…        

    °°°       

    La façon de Proust de finir ses phrases par etc. me plaît assez. On amorce une idée, on développe un raisonnement, on met à feu une fusée et celle-ci disparaît dans l’éther de la page blanche, etc.        

    °°°

     Ce vendredi 15 juillet. – Nous apprenons, tôt ce matin, la terrible nouvelle relative au massacre d’une huitantaine de civils innocents, hier soir sur la promenade des Anglais de Nice, par un énorme camion fou lancé à pleine vitesse avec, à son volant, un probable terroriste - ou peut-être même pas d’après les dernières nouvelles. Et qu’en dire ? On reste, comme on dit, sans voix. Du moins ai-je composé, d’une traite, ce poème en hommage aux innocents massacrés en cette belle soirée sur la Côte d’azur:

     

    La baraka 

    J'étais innocent présumé,

    ou peut-être pas, va savoir ?

    J'étais un enfant de trois ans,

    j'étais un vieil Anglais

    familier de la Promenade;

    nous, nous étions juste belles,

    juste faites pour le bonheur,

    et faut-il se méfier aussi

    des jeunes filles en fleur ?

    Et quelle peur auraient-ils eu

    ce soir au bar des retraités

    amateurs de karaoké ?

    Nous, nous ne faisions que passer.

    Ces trois-là étaient Japonais.

    Pas mal de gens, aussi,

    qui s'étaient dit CHARLIE

    en janvier de l'autre année,

    l'avaient oublié par la suite

    en se pointant au Bataclan...

     

    Mais à présent on se sentait

    tellement protégés:

    le ciel virant de l'orangé

    à l'indigo sur les palmiers;

    nous regardions la mer

    aux reflets étoilés;

    dans ses bras tu t'étais sentie

    délivrée des emmerdements;

    un autre maudissait la vie

    sans savoir pourquoi ni comment;

     

    plusieurs millions plantés

    devant l'écran de leur télé

    étaient à regarder comment

    le monde va ou ne va pas -

    on ne sait pas, ça dépendra

    peut-être de la baraka ?

     

    Voila ce que ce soir peut-être

    ou peut-être pas, va savoir

    ils se disaient tous dans le noir

    et comme flottant hors du temps:

    ah mais quel beau feu d'artifice

    ce serait ce soir à Nice...

    Lorsque a surgi le camion blanc.

     

    (Ce matin du 15 juillet 2016)

             

    °°°        

    Je suis vraiment impressionné, ces jours, et beaucoup plus qu’à ma première lecture, peut-être du fait que je suis immergé, parallèlement, dans la Recherche du temps perdu, par ma reprise du Proust contre la déchéance de Joseph Czapski, dont je ne me rappelais pas la densité et la justesse des observations, plus encore : la précision stupéfiante des souvenirs ainsi rapportés par le peintre à ces camarades prisonniers du camp de Griazowietz…          

    °°°         

    La suite de me poèmes m’étonne, par le seul fait de leur surgissement. Ils me viennent l’un après l’autre sans crier gare : comme ça ! Je ne m’y attendais pas du tout, mais réellement je sens qu’une nouvelle voie s’ouvre à moi, qui me relie à mon ancien fonds d’adolescent apprenant des centaines de vers par cœur, autant qu’au gymnasien qui a commencé, vers ses dix-huit ans, à écrire des proses poétiques « à la René Char », puis au quadragénaire composant un nouveau début de recueil entre 1986 et 1989, pour le laisser ensuite de côté, avant de les retrouver et, vivifié, d’en recevoir de nouveaux.

             Or le premier poème de La maison dans l’arbre sera :  

     

    Nouvelles de l’étranger

     

    Les poèmes nous viennent

    comme des visiteurs,

    aussitôt reconnus ;

    et notre porte ne saurait se fermer

    à ces messagers de nos propres lointains. 

                                                           (En forêt, 1986)

           

    °°°         

    De Léon Bloy qui m’étonne parfois : « Je ne comprends que ce que je devine ».

            

    Ce samedi 23 juillet. – L’on apprend, ce matin, qu’une nouvelle tuerie a eu lieu à Munich, ce qui à l'instant ne me fait ni chaud ni froid, ou disons : pas plus ni moins que les tueries d’Orlando ou de Charlie-Hebdo, du Ba-ta-clan ou de la promenade des Anglais, et cela dit sans aucun cynisme mais parce qu’il est difficile de ressentir vraiment quoi que ce soit, à part une horreur trop évidente, par rapport à ces événements plus ou moins proches, relativement à d’autres événements plus ou moins lointains comme les tueries d’Alep, etc.

    Ce qui est sûr, c’est que j’évite les commentaires larmoyants (ou pseudo-larmoyants) qui se multiplient sur les réseaux sociaux, de belles et bonnes âmes qui se consolent elle-mêmes plus qu’elles ne soulagent quiconque.

    Cependant, la vision du beau visage du vieux prêtre égorgé récemment en France ne cessant de me hanter, j’ai écrit ce matin ce poème « de circonstance » :

     

    Folie ordinaire

     

    Ta bouche est pleine de sang

    quand tu invoques ton dieu de haine:

    tu brandis le Coran,

    de l'Evangile te fais une arme;

    tu invoques le peuple

    et tes commissaires politiques

    et autres sicaires wahabbites

    l'écrasent au Tibet

    et le décapitent au Yémen;

    tu exiges en UNE de ton tabloïd

    l'image du vieux prêtre égorgé;

    tu as bondi sur le micro

    pour que le sang versé

    te fasse réélire...

    Tu incarnes le pouvoir démocratique

    de George W Ben Laden,

    chef de guerre chez Ali Burton,

    aux bons soins de la Swiss Bank

    du Panama sioniste

    tendance sunnite.

    Tu es n'importe qui.

    Tu es PERSONNE

    avec ton oeil unique.

    Tu as la gueule des prédateurs associés.

    Tu t'agenouilles en foule.

    Tu réclames plus de têtes.

    Les insectes nuisibles seront traités

    à Guantanamo comme à Oslo,

    Orlando et autres zones

    gazées par Monsanto.

    Mon tribunal de droit international privatisé

    vous jugera partout selon ma loi

    non négociable à Gaza

    ni dans les boîtes de gays

    ou les savanes d'improductifs affamés africains

    d’ailleurs tous contaminés par le péché.

     

    Vous ne comptez pour rien,

    peuples soumis,

    et le divin or noir me bénit.

    Je suis la meute et j'approuve.

    Je suis la force et je frappe du ciel.

    J'ai gravi les hauteurs béantes

    du communisme néo-libéral,

    tendance ouverte-au-dialogue.

     

    Je suis la folie de tous

    Et crève qui ne s'attroupe ! 

    °°°

    2813894572.jpgLes développements tâtonnants de l’imagination proustienne sont vraiment incomparables, comme je le constate ces jours à toutes les pages des Jeunes filles en fleurs, notamment à propos du décalage entre la voix du personnage Bergotte, à la table des Swann, et son écriture plus ou moins divinisée par le Narrateur. Or les variations du jugement de celui-ci, comme il en va de son appréciation de la Berma, évoluant selon ce qu’on lui en dit, me rappellent bien d’autres revirements typiques du caméléonisme de nos goûts, souvent influencés par des éléments extérieurs. Cela m’est arrivé bien souvent au même âge, mais quasiment plus depuis la trentaine où je suis devenu résolument personnel…

    °°°

    Coleridge à qui on ne la fait pas : « Dans tout homme, il y a l’âme d’un poète. Mais le plus souvent ce sont de bien mauvais poètes ».

    Ce dimanche 31 juillet. – Ma liste du jour sera consacrée à Ceux qui broient du noir, histoire d’évoquer la prolifération des séries criminelles et autres polars, et la nécessité d’en sortir pour couper à l’intoxication. Il y a à vrai dire pas mal de temps que je n’ai plus lu de romans policiers, en revanche j’ai fait une intense consommation de séries américaines et nordiques, dont certaines m’ont d’ailleurs captivé et « enrichi » autant que des romans ordinaires, mais qui n’échappent que rarement aux motifs répétitifs et autres stéréotypes de base, tant du point de vue des intrigues et des thèmes que sur le plan de la forme, etc.

  • Butor le grappilleur

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    En 2006, pour ses 80 ans, paraissait chez Gallimard un livre intitulé Seize lustres, illustrant la poétique de Michel Butor, qui vient de quitter sa maison À l’écart pour un dernier voyage. Flash-back et révérence au vieux trouvère...

    Le nom de Michel Butor appelle ordinairement, comme par automatisme pavlovien, l’immédiate mention scolaire du Nouveau Roman et de deux livres incontournables, de L’Emploi du temps et de La Modification, à quoi se réduit pour beaucoup une œuvre aussi prolifique (plus de 1000 titres en bibliographie) qu’inaperçue, à quelques îlots près dont une série de lectures fameuses, de Balzac à Rimbaud.

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    Or il y a à la fois du lecteur universel chez Michel Butor, du critique éclairant et du poète de la même espèce poreuse, à la parole toute directe en apparence, mais lestée de sens, aux divers sens du terme, et diffusant une musique faisant elle aussi sens et pour les cinq sens pourrait-on dire en redondant doucement.
    Une parfaite illustration, et peut-être la meilleure en ce moment précis où l’écrivain fête ses 80 ans, en est alors donnée par ce recueil récapitulatif de Seize lustres (seize lustres font juste 80 ans, selon la mesure romaine fixant les cinq ans de magistrature romaine ponctués chaque fois par un sacrifice) où, plus qu’une sage anthologie, l’on trouve le relevé poétique d’un parcours touchant à peu près tous les points de la circonférence terrestre (de Venise au Sahel ou des States au jardin de Bécassine) et dont le moyeu reste A l’écart, la maison du poète à Lucinges, non loin d’Annemasse et de Genève (Genève « où même la poussière est propre », tandis qu’à Annemasse « même le savon est sale »), à partir de laquelle se développe d'ailleurs un texte liminaire intitulé Ce qu’on voit depuis l’Ecart, qui ne dit pas autre chose : savoir qu’à l’Ecart on est au centre du monde, entre la plume du scribe et l’encrier des étoiles…


    Michel Butor est virtuellement entré en poésie en 1926, « quand mon papa et ma maman faisaient l’amour entre leurs draps », et c’est sur le déclencheur magique de La baguette du sourcier, datant de 1990 (l’époque où il dispensait ses cours à Genève) qu’il ouvre ce recueil avec l’évocation du geste de l’ange bouclant les portes du Jardin d’Eden d’une main, sur ordre du dieu jaloux, pour bénir de l’autre le couple en faisant « lever un pain à chaque goutte répandue »…


    La poésie de Michel Butor ne fait rien pour avoir l’air d’en être.
    Or voici ce qu’on lit, dans Passe et repasse:


    « Le fer du trafic ferroviaire
    écrase les plis des talus
    et celui des camions-citernes
    roussit les parkings d’autoroutes
    où les vacanciers font des tresses
    tentant de doubler les copains
    avant de s’enfiler aux peignes
    qui les délestent de leurs sous »…


    C’est une poésie qu’on pourrait dire, pour faire la nique aux mânes de Mallarmé, positivement journalistique, à cela près qu’elle est de la poésie et non du journalisme, disant par exemple encore ceci dans L’Arrière-automne :
    « Et l’on était suspendu aux nouvelles
    il y avait des menaces de guerre
    dans un autre continent il est vrai
    mais s’il y avait mondialisation
    c’était bien dans l’appesantissement
    de ces ailes ténébreuses partout
    Les arbres suffisamment à l’abri
    gardaient leur feuilles approfondissant
    leurs couleurs et l’on avait l’impression
    qu’elles disaient individuellement
    écoutez-moi contemplez-moi sauvez
    la formule que je vous ai trouvée »

    C’est cela même : comme l’arbre, le poète trouve des formules. Or je sens que, ce livre-là, je vais me le garder ces jours à portée de main, car il va de soi que Seize lustres ne parle pas que d’autoroutes et de mondialisation et que la poésie c’est tous les jours.

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    On se prend à vibrer et songer à tout moment à la lecture du deuxième des Seize lustres de Michel Butor, qui évoque des chutes d’anges à Venise en rapprochant les figures de la Bible et les choses vues lui apparaissant au fil de ses balades par les venelles, enfants et gondoliers, ouvriers sur leurs échafaudages (protégés de la chute par des filets) et autres Japonais égarés, à la sempiternelle recherche des Tintoret…
    Butor instamatic...
    Cette poésie de l’instant ne m’était pas vraiment apparue jusque-là, sauf dans Mobile, son grand voyage à travers les States, et dans Gyroscope aussi, à l’état déployé, mais ici, avec ce qu’une récapitulation autobiographique peut avoir de plus dense et de plus personnel, l’aspect tout à fait original et novateur, nettoyeur, de cette démarche m’apparaît mieux avec son ping-pong ludique de l’observation et de la réflexion, du chant et de l’hors-champ à la Godard, en moins intello phraseur, me séduit et me captive même.
    La méthode de Butor me rappelle l’Instamatic par son immédiateté compacte, non pas le polaroïd grisâtre mais le petit autofocus avant la lettre de la note immédiatement envisagée dans son utilisation prochaine.
    C’est le contraire du poète posant entre deux chandeliers en gilet coin-de-feu, sans jouer pour autant le maudit ou l’ensauvagé. C’est un honnête homme en salopette d’artisan à tout faire qui passe par là avec son stylo et sa bibliothèque ambulante, son bon naturel et sa ruse, son génie des lieux et son ambition toute modeste de lire et de dire le monde à n’en plus finir.

     

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    Michel Butor pour la route...
    Littérature en conversations automobiles
    Le père-grand à sourire juvénile, jolie salopette et débit à scrupuleuses saccades suspensives nous emmène en voyage. Première destination le Moyen Age en 58 minutes, ce qui fait en voiture un agréable déplacement matinal, histoire de prendre son breakfast dans une autre ville que la sienne.
    Ce décentrage initial est exactement ce que propose, dès sa première conversation avec Lucien Giraudo, Michel Butor amorçant sa Petite histoire de la littérature française en 6 CD.

    On peut évidemment écouter ceux-ci dans un fauteuil Chesterfield ou un hamac, mais l’idéal me paraît de doubler le voyage en partant avec son Butor sur la route. J’ai entendu « Maudit, maudit, maudit ! », l’extraordinaire passage de La légende de Saint Julien l’Hospitalier, où le grand cerf martyr à dix-huit andouillers dit son fait au chasseur giscardien, au coin d’un bois d’Alémanie profonde, le temps que j’avais pris pour parcourir la distance correspondant aux 4 premiers CD, de l’intro de Butor (Faut-il découper l’histoire littéraire ?) à sa lecture de Flaubert succédant juste au thème Réaction et révolution. Un peu plus tard, cent kilomètres plus à l’Est, Butor me lisait cet autre passage prodigieux qu’il a choisi, de Connaissance de l’Est de Claudel, évoquant un crépuscule chinois.


    Michel Butor lit admirablement. On dirait Michel Foucault dans sa cuisine blanche en juste un peu moins précieux: nette découpe mais fruitée, al dente comme Les Deux pigeons de La Fontaine.
    Et puis Michel Butor est intéressant. Pas exhaustif du tout, ni académique pour un pet: historique et transversal, dans l’immanence surtout à la française, mais ne discontinuant de raconter « sa » littérature qui recoupe évidemment « la » littérature, avec ses éclairages à lui. Par exemple, parlant de Balzac qu’il connaît comme sa poche ventrale, ou de Zola comme sa sacoche, il évoque le passage d’une société à l’autre ou la signification du grand magasin, après avoir expliqué le passage de l’alexandrin à la prose poétique via Châteaubriand.
    A qui s’adresse cette «petite histoire» ? A tout le monde, si tant est que tout le monde reste curieux d’un peu tout, mais il faut que ce tout le monde ait déjà son petit bagage, car le propos de Butor est principalement complémentaire.
    Lucien Giraudo, très discret, un peu trop même parfois, est le copilote du débonnaire God virtuel. Le conducteur de la voiture audiophone, parfois aussi, reste sur sa faim. Mais c’est la loi de la conversation non systématique quoique suivant son plan. On passe ainsi « autour » de Proust sans y entrer vraiment (sauf qu’on y entre quand même par une brève lecture), mais Proust est situé comme Apollinaire est situé (par rapport à la Grande Guerre et aux peintres) au tournant d’une nouvelle époque elle aussi située par rapport aux six ou sept siècles qui précèdent. Situer est très important. J'entends aujourd'hui, surtout, situer est hyper-important.
    Aux dernières nouvelles en effet, neuf étudiants américains sur dix ne savent plus qui est Hitler (Adolf), le dixième affirmant qu’il doit s’agir d’un marchand d’armes du XXe siècle. C’est dire que l’étudiant américain trouvera profit à écouter Michel Butor qui lui permettra de situer Corneille (avec lecture d’une séquence du Menteur) après Rabelais, ou Beckett à l’époque du premier hamburger Happy Meal.


    Ceci encore: Un DVD accompagne les 6 CD, où Michel Butor parle de ses livres-objets. Egalement importante : l’anthologie, sous forme de petit livre broché, qui complète le package avec une trentaine de textes constituant autant d’illustrations non convenues, du Testament de Villon ou Des Cannibales de Montaigne aux Adieux du vieillard de Diderot, ou d’un bout de La duchesse de Langeais à La tour Eiffel sidérale de Cendrars. L’ensemble, paru aux éditions CarnetsNord, coûte 72, 50 francs suisses. En euros, c’est donc un peu moins la ruine. L’essence de la Packard (le voyage doit se faire en Packard, comme la Recherche du temps perdu en 111 CD, pour 365 euros, se fera naturellement en Bentley volée) doit être comptée dans l’addition. Chère littérature…