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  • Ceux qui se retrouvent

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    Celui qui retrouve ses bonnes vieilles savates à côté du foyer qui attendait aussi qu'il relance le feu / Celle qui constate que leur fox a la superforme après les grande balades par les hauteurs qu'il a faites avec son gardien attitré - son frère P*** surnommé F***, lequel a aussi perdu deux kilos / Ceux qui ne feront pas de debriefing de leur voyage au motif que ce langage militaire leur disconvient / Celui qui est toujours ému par le silence pensif des objets qu'il a délaissés pour un voyage / Celle qui a cherché quelques souvenirs d'enfance en Bretagne sans être triste de n'en avoir perçu que quelques traces entres les haies et les baies de la côte très découpée vers Dinard / Ceux qui ont retrouvé le passage d'Hiroshima mon amour qui évoque Nevers où ils ont passé / Celui que son chien est content de retrouver vu qu'il lui file plus de biscuits que les autres / Celle qui te jure que vous avez passé sur la N 79 où les Portugais se sont crashés il y a un mois du côté de Moulins et maintenant tu vérifies sur Internet et constate qu'elle a raison nom de bleu - et dire que vous avez aussi passé par cette route de la mort / Celle qui va se retrouver bientôt à la case départ vu que dans dix jours ce sera destination Californie / Ceux qui reviennent riches de leurs yeux tranquilles comme disait le poète plus porté sur l'absinthe que les voyages aux îles / Celui qui retrouve par Internet l'ami allemand de son adolescence perdu de vue depuis quarante ans /Celle qui retrouve les lunettes que son père portait la veille de son AVC / Ceux qui s'étaient perdus de vue et se retrouvent sur la même page des avis mortuaires / Celui qui s'est toujours trouvé seul à la ferme sauf quand des touristes passaient pour lui demander où était le Château / Celle qui ne s'y retrouve pas en cherchant ce que la publicité de l'Agence appelle la Porte du Paradis / Ceux qui se sont revus dans la rue mais n'ont pas donné suite / Celui qui sait que Le Temps retrouvé à été écrit avant la suite de la Recherche / Celle qui retrouve son neveu Paulo dans un container mais en vie heureusement comme quoi y a un Dieu pour les camés / Ceux qui se retrouvent à la case placard / Celui qui dit à la Dame en noir qu'il la retrouvera plus tard ou peut-être même un peu après si cela lui sied / Celle qui se retrouve nue sans l'avoir cherché mais pas tout à fait par hasard /Ceux qui ne se retrouvent pas dans le brouillard faute de se chercher / Celui qui se retrouve sur la brèche où il fait une touche / Celle qui se perd en conjectures et se retrouve en espérance / Ceux qui se promettent de se retrouver au ciel en espérant qu'il y soit encore / Celui qui se retrouve gros-jean comme devant sur le siège de derrière / Celle qui va retrouver sa mère qu'on lui a dit aux abois sans soif / Ceux qui se les roulent dans le carré des officiers ronds / Celui qui considère son fils Rodgère comme un retour sur investissement / Celle qui recouvre ses esprits en faisant tourner la table du jardin appareillée à cet effet / Ceux qui sont sortis de leurs gonds sans prendre la porte / Celui qui revient à L'Île au Trésor sans se rappeler comment ça finit / Celle qui vit intensément son retour au quartier des Muguets en se réjouissant de retrouver demain sa mère grabataire pour lui souhaiter bonne continuation / Ceux qui savent qu'il y a une vie après la fin du voyage mais pas forcément celle qu'on croit, etc.

    Image JLK: le cheval bleu de Vendôme.

  • Notes à la volée


    Il est un moment, chez les écrivains « sur l’âge », où la littérature ne tend plus qu’à une sorte de conversation essentielle sur la vie, comme je me le disais déjà en lisant Ravelstein de Saul Bellow.

    Ce qui est réellement exprimé devrait gagner en consistance.

    Un jour il faudra que je décrive le phénomène de l’obsession, telle que je l’ai vécue à un moment donné ; et comment je m’en suis débarrassé, ou plus exactement: comment elle est devenue détail de l'ensemble.

    Ne plus parler de la chose à faire, mais la faire.

    Edmond Jaloux parle du caractère d’anormalité de Marcel Proust, à tous égards extraordinaire, en précisant cependant le type de complexion de l’écrivain, sans pareil au XXe siècle, puis il en détaille les aspects de l’œuvre, la fresque sociale et les insondables intuitions psychologiques, et ce qu’il préfère qui ressortit à la poésie et rapproche Proust de Shakespeare : « Il y a chez Proust une sorte de comédie féerique, qui se joue de volume en volume, et qui est traversée par les mêmes éclaircies de beauté, les mêmes poudroiements d’irréel qu’il y a dans Comme il vous plaira ou La Douzième nuit. Brusquement, dans son examen sarcastique et minutieux de la vie mondaine, Marcel Proust s’interrompt presque sans transition. C’est que quelque chose de la Nature vient d’intervenir, de lui apporter sa bouffée et sa couleur, ce qu’il est impossible de ne pas tout interrompre pour chanter ce monde avec autant de fraîcheur que Théocrite ou que Virgile. »

    Que l’amour est ma seule mesure et ma seule boussole : j’entends l’amour d’L.

    Evoquant la « contemplation du temps » à laquelle s’est livré Proust, Edmond Jaloux écrit « qu’on voit aussi à quel point nos sentiments sont, en quelque sorte, des mythes créés par nous-même pour nous aider à vivre, des heures de grâce accordée à notre insatiabilité affectueuse, mais des heures qui n’ont pas de lendemain, puisqu’il nous est parfois impossible de comprendre, quand le vertige que nous communique un être est terminé, de qui était fait ce vertige ».

    Tout faire pour échapper au magma des médias, même en y jouant son rôle.

    Se purger de ce que Milan Kundera appelle l’eau sale de la musique. Sauf que, moi, j’aime le rock, et voilà.

    Ces prétendus créateurs qu veulent être payés dès qu’ils font quoi que ce soit. A mes yeux : des faiseurs.

    Travailler n’est pas pour moi remplir le vide des heures mais donner du sens à chacune de ces heures et en tirer de la beauté, laquelle n’est qu’une intensification rayonnante de notre sentiment d’être au monde

    D’où viennent les frustrations ? D’où vient le ressentiment ? D’où viennent les pulsions meurtrières ? C’est à ces questions que répondent les romans de Patricia Highsmith.

    Je n’ai qu’à recopier ceci, de Calaferte, que j’ai vécu, ces dernières années, plus souvent qu’à mon tour: «En amitié, les déceptions nous sont plus tristes qu’amères. Il s’était établi un courant de confiance qu’on croyait inébranlable, puis intervient la fissure nous laissant comme démuni. Ce qu’on comprend difficilement, c’est qu’on puisse en ces régions de la sensibilité agir avec une complète désinvolture insouciante, comme on le voit fréquemment de la part de certains qui, pour nous séduire, ont usé de l’attrait de leurs qualités, tout à coup lâchant bride à l’indifférence froide qui, au fond, les mène». Je souligne cette expression si bien appropriée à certains de mes feus amis: «l’indifférence froide»…

    Je me dis souvent que je vis entouré de morts : mes chers disparus, mais aussi les amis perdus et pas mal de morts-vivants qui remuent alentour, qui me semblent à vrai dire moins vivants que les morts qui vivent en moi.

    Aux yeux de certains je fais figure d’extravagant incontrôlable, pour d’autres je suis celui qui a cédé au pouvoir médiatique, mais ma vérité est tout ailleurs je le sais, n’ayant jamais varié d’un iota, ne m’étant soumis à rien d’autre qu’à ce qui m’anime depuis mon adolescence, ou ce que je dirai : ma seconde naissance. Or ce qui reste sûr, à mes yeux, c’est que je ne me résignerai jamais, contrairement à tant de compagnons de route d’un temps qui se sont arrêtés en chemin ou que la vie a amortis – jamais ne consentirai ni ne m’alignerai pour l’essentiel.

     Gouache de JLK, d'après Czapski. Figures de Lucian Freud.

  • Eros Pictor

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    Du plaisir physique de la peinture

    Lorsque Josef Czapski m’a dit un jour qu’il bandait pour la couleur, avec une de ces élans juvéniles qui semblaient soulever tout à coup sa vieille carcasse de géant octogénaire repliée comme celle d’un grand oiseau en cage, dans la mansarde à plafond bas de l’Institut polonais, à Maisons-Laffitte, je l’ai pris comme un saillie, c’est le cas de dire, sans me douter alors (je ne peignais pas à cette époque) de ce que le rapport physique avec la peinture pouvait avoir effectivement de sensuel et d’excitant, notamment lorsqu’une forme émerge du chaos des couleurs, et surtout dans la pratique dionysiaque de celles-ci. De fait on n’imagine guère Monsieur Bonnard, debout devant sa toile en cravate, bandant pour la couleur, même si celle-ci est chez lui tous les jours à la fête. Mais Bonnard est un apollinien, comme Cézanne, même quand l'un caresse sa baigneuse à l'intime ou l'autre contemple ses baigneurs à la rivière.
    A l’opposé, qu’on imagine le plus souvent ivres et virtuellement à poil dans le bordel de leur atelier: Soutine et Bacon, dont les couleurs sont autant de décharges nous touchant «directement au système» nerveux, comme le notait justement Philippe Sollers à propos de Bacon. C’est alors le côté sauvage de la peinture, qui ne se résume souvent qu’à une touche ou à une échappée de liberté folle, comme chez Véronèse ou Delacroix la mèche rebelle dépassant sur le côté

    1ab429872c3095586c63f13426705ff0.jpgPeindre est un plaisir sans comparaison avec celui de l’écriture, mais ce n’est pas tant une affaire de bandaison que d’effusion dans le tourbillon des odeurs et des couleurs, de quoi surgit la forme. Paul Gadenne montre, dans Baleine, combien la forme créée est belle, émouvante et paradoxale, et d’autant plus belle, en opposant une partie encore intacte de la dépouille, ailerons et gouvernail, qu’elle nous apparaît au milieu du désordre de chairs retournant au chaos originel. J’avais vu cela en Grèce lorsque je lisais Kazantzakis, tombant soudain le long d’une plage de l’île d’Ios sur un chien ensablé, squelette à tête encore pelucheuse et aux yeux de verre éteint.
    Nietzsche a montré mieux que personne, je crois, cette oscillation entre dionysiaque et apollinien, qui ne se réduit pas au dualisme entre physique et spirituel, loin de là, mais renvoie au corps sans limites de certains Chinois et de tous ceux-là qui «bandent» pour Dieu - les femmes autant que les hommes, cela va de soi…
    a96a958ab40c73bed3145909f025f67c.jpg9d42e9e32e86b379be43684a03a8fa80.jpgPeintures: Thierry Vernet, Lucian Freud, Goya, Soutine.

  • Katyn pour mémoire

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    Plus de 60 ans après les faits, la Douma, la chambre basse du Parlement russe, a reconnu vendredi 26 novembre 2010,  la responsabilité directe de Staline dans le massacre de 22.000 officiers polonais, à Katyn. Une étape essentielle dans le chemin de la réconciliation russo-polonaise.

    Katyn. Crime et mensonge. Le crash de la mémoire blessée. Le film de Wajda sur DVD, avec un témoignage de Joseph Czapski et un entretien avec Wajda.

    On sort bouleversé de la projection de Katyn, dernier film du réalisateur polonais Andrzej Wajda, consacré au massacre de 25.000 officiers et  universitaires polonais sur ordre de Staline, en 1940.

    Rappel des faits après la récente tragédie de Smolensk.

    En mars 1940, 25.000 officiers et universitaires polonais, prisonniers de l'Armée rouge, ont été massacrés sur ordre de Staline à Katyn. Le crime a été dénié par les Soviétiques jusqu'en 1989, faussement attribué jusque-là aux nazis. De nombreux Russes continuent d'ailleurs d'entretenir le mythe, comme pas mal de communistes européens. Or Vladimir Poutine, après Boris Eltsine, s'apprêtait à rendre ces jours hommage à la mémoire des victimes de Katyn, avec les plus hautes autorités polonaises, anéanties par le crash du Tupolev. À la suite de cette nouvelle tragédie et pour rappeler que celle de Katyn fit l'objet du dernier film du grand réalisateur polonais Andrzjej Wajda, voici la lettre que notre ami Philip Seelen adressa, en avril 2009, à l'écrivain français Bertrand Redonnet installé aux marche sde la Pologne.

    Paris le 8 avril 2009

    Cher Bertrand,

    Krzysztof Pruszkowski, artiste photographe polonais vivant en France, un ami depuis plus de 25 ans, m’a invité à la projection de Katyn, le film du réalisateur Andrzej Wajda sorti le 1er avril à Paris, dans 3 petites salles, au milieu d’une grande indifférence, en catimini et sans campagne de promotion digne de ce nom. En Pologne, la date choisie pour la sortie du film, qui a attiré plus de 3 millions de spectateurs, était très symbolique. Ce fut le 17 septembre 2007, jour anniversaire de l’entrée des troupes de l’Armée Rouge dans l’Est de la Pologne, en 1939, en vertu des closes secrètes du Pacte Hitler - Staline.

    Wajda3.jpgJ’ai été profondément touché par ce film dur, sobre, sombre et tragique qui n’est pas une reconstitution historique made in Hollywood, mais la lecture cinématographique et dramatique par Wajda de l’histoire de ce crime, de ce mensonge et de cette souffrance qui ont ébranlé le peuple et la nation polonaises depuis bientôt 70 longues années. Je viens donc de passer de longues heures avec Krzysztof à discuter du film, de son accueil en France par la critique, la presse et la télévision. De ces discussions passionnées et de mes relectures de l’œuvre de Jozef Czapski est née la trame de cette première lettre consacrée à nos échanges sur l’histoire et la vie des Polonais telles que toi et moi nous les voyons et nous les ressentons.

    Katyn8.jpgL’ombre des charniers de Katyn est tombée pendant plus de 50 ans sur les morts et les vivants, sur la Pologne, sur la Russie mais aussi sur l’Occident et sur toute l’Europe issue du cataclysme de la guerre et du partage est-ouest de notre continent. Aujourd’hui, la tragédie de Katyn est passée définitivement dans l’histoire. Elle est enfin passée pour toujours du côté de la lumière, du côté de la vérité, du côté de l’écriture et de la lecture. Voilà l’actualité de Katyn.

    En effet, comment concevoir une Europe des peuples, des nations ou des régions si chacun garde pour lui le souvenir et la mémoire de ses souffrances, si chacun reproche en silence aux autres leur ignorance de ses souffrances ou si chacun s’emporte seul contre l’amnésie partielle d’une Histoire qui nous est pourtant commune à tous ?

    Comment construire une mémoire commune et partagée si de la Deuxième guerre mondiale nous ne retenons que l’extermination des juifs d’Europe par les Allemands et la terreur nazie ? Comment dialoguer entre Européens si des sujets comme l’agression de l’URSS sur la Pologne en 1939 restent tabous ou secondaires, sous prétexte que Staline s’est retrouvé dans le camp des vainqueurs en 1945 ? Le fait indéniable que les peuples de l’URSS ont payé un très lourd tribut en vies humaines pour la défaite du nazisme doit-il nous empêcher de connaître les vérités sur les errements assassins et impériaux de la politique stalinienne ?

    Katyn3.jpgKatyn est entré par ce film au panthéon du cinéma. Katyn appartient pour toujours à cette Elysée de notre mémoire contemporaine que représente aujourd’hui le septième art. Et dans le même temps, Katyn est aussi devenu un objet de consommation culturelle. Ma tante de Hollande, mon cousin de Seattle, ou ma concierge peuvent tous acheter le DVD de Katyn, le visionner sur leur écran plat et s’en faire un avis. Il y a peu encore la tragédie Katyn n’était accessible qu’aux Polonais et aux spécialistes de l’histoire de la deuxième guerre mondiale.

    Katyn n’est donc plus un événement contemporain, comme ne le sont plus ni le Goulag, ni Auschwitz, ni Guernica ou Oradour-sur-Glane. La génération responsable ou victime directe rescapée de ces événements est en voie de disparition. Elle n’est plus depuis longtemps aux commandes du monde dans lequel nous vivons. Notre génération n’est pour rien dans l’existence de ces événements tragiques de la première moitié du vingtième siècle. Wajda lui-même du haut de ses 82 ans est déjà et aussi le fils d’un supplicié de Katyn. Il est donc grand temps que nous, Européens, nous nous réappropriions toutes nos Histoires et que nous tentions de manière vivante et adulte d’en faire notre Histoire Commune.

    La sortie de Katyn au cinéma est, quant à elle, un événement contemporain qui nous concerne tous, quelles que soient nos origines et nos histoires sur ce continent. Katyn, ce n’est pas, ce n’est plus et d’ailleurs cela ne l’a jamais été, une affaire entre les seuls Polonais et les seuls Russes. Katyn appartient au patrimoine historique commun de tous les Européens.

    Bertrand, je vais essayer de te raconter ici ce que le film de Wajda ne raconte pas.

    LE CRIME

    Moscou. 5 mars 1940. Palais du Kremlin. Le Politburo du Parti Communiste de l’Union Soviétique, présidé par Staline, débat du sort des officiers polonais arrêtés et capturés dans la partie est de la Pologne agressée et envahie le 17 septembre 1939 par l’Armée Rouge. 250'000 militaires polonais sont faits prisonniers. Le Généralissime s’oppose à la libération de 26'000 officiers. Le Général Grigori Koulik, Commissaire adjoint à la Défense, qui commandait le front polonais a proposé de libérer tous les officiers. Le Maréchal Vorochilov, artisan des purges de 1938 et 1939 au sein de l’Armée Rouge qui firent plus de 40'000 victimes, parmi les officiers et le haut commandement soviétique, est lui aussi d’accord pour cette libération.

    Mais Lev Mekhlis, homme de confiance et ancien secrétaire particulier de Staline, s’y oppose. Ce Commissaire politique, rédacteur en chef de La Pravda (La Vérité), est l’organisateur de l’Holodomor, la funeste politique stalinienne de 1932 qui entraîna l’extermination par la faim des paysans ukrainiens opposés à la collectivisation des terres. Cette politique fit plus de 6 millions de victimes. Mekhlis maintient que les prisonniers polonais sont infestés d’ennemis de classe dont il faut se débarrasser à tout prix.

    Staline s’oppose à toute libération. Après enquête, les Polonais jugés gagnables à la cause bolchevique sont relâchés, sauf les 26'000 officiers suspects qui voient leur sort tranché par le Politburo du 5 mars 1940. Le Chef du NKWD Lavrentiy Béria établit dans son rapport que 14'700 officiers et policiers polonais ainsi que 11'000 propriétaires terriens « contre-révolutionnaires » sont des « espions et des saboteurs, des ennemis endurcis du système soviétique » et qu’ils doivent être jugés et éliminés. Staline fut le premier à signer le rapport, suivi de Vorochilov, Molotov, et Mikoyan. Interrogés par téléphone, Kalinine et Kaganovitch votèrent également « pour » la mort.

    Ce massacre programmé dépasse alors de loin, par son ampleur, les éliminations physiques de masse courantes du NKVD. La police secrète est pourtant une habituée du « degré suprême du châtiment », désigné alors par ce sigle terrible de « VMN » ou par l’acronyme « Vychka » mot de code pour signifier l’élimination simultanée de plusieurs victimes, « le gros ouvrage » comme dit Staline.

    C’est Vasili Mikhailovich Blokhine, major-général du NKWD, vétéran de l’armée tsariste, tchékiste de la première heure, recruté par Staline lui-même en 1921, qui est désigné par les chefs du Politburo de l’URSS pour mener à bien ces exécutions massives. Cet acolyte du Maître du Kremlin est à la tête du Commissariat rattaché au Département Administratif du Politburo, responsable de la prison de la Loubianka à Moscou et donc des mises à mort décidées par l’instance suprême. Le bourreau en chef des grandes purges staliniennes et sanglantes de 1936 va brouiller machiavéliquement les pistes pour tenter de maintenir à jamais un secret total sur les responsabilités russes de ce crime génocidaire.

    Blokhine va prouver qu’il est bien l’homme de la situation. Tout en planifiant l’ensemble de ces exécutions de masses, il va se mettre personnellement à l’ouvrage. Il se rend au camp d’Ostachkow où, à l’aide des tristement célèbres frères Vassili et Ivan Jigarev, exécuteurs féroces du NKWD. Il organise, en bon stakhanoviste de la mort, l’assassinat de 250 personnes par nuit, dans une baraque aux murs bien isolés. Vêtu d’un tablier de boucher et d’une casquette, armé d’un pistolet allemand Walther PPK utilisé par la police criminelle allemande, pour brouiller les pistes, il extermine à lui seul 7000 hommes en 28 nuits. Cet acte de bravoure assassine pourrait faire de ce vaillant communiste un des meurtriers de masse, à l’arme de poing, le plus prolifique de l’histoire humaine.

    LE MENSONGE

    Le 14 octobre 1992, ce sont les photocopies de cette décision du Politburo de l’URSS du 5 mars 1940, signée de la main de Staline et de ses acolytes, qu’un émissaire du Président de la Russie Boris Eltsine viendra, à Varsovie, remettre au Président Lech Walesa. C’est la preuve indiscutable de l’organisation de ces massacres par le gouvernement de l’URSS. Après 50 années de secret et d’intox sur les responsables de ces massacres, il s’agit enfin du premier document signé de la main de Staline, impliquant directement le Politburo de l’URSS et ordonnant au NKVD de procéder à des exécutions de masses, qui soit rendu public.

    Revenons à cette terrible époque. Dès le 10 février 1940, 140'000 polonais, propriétaires fonciers, paysans aisés, artisans et commerçants étaient arrêtés et déportés au Goulag. Enfin plus de 65'000 personnes, essentiellement des femmes et des enfants furent aussi arrachés à leur terre, leurs maisons, leurs parents, leurs amis. Entre septembre 1939 et juin 1941, les Soviétiques assassinèrent et déportèrent plus de 440'000 Polonais.

    Mais les pages de l’Histoire se tournent. Le 22 juin 1941 l’Allemagne envahit la Russie. Le 30 Juillet 1941 le traité soviéto-polonais, signé à Londres, proclame la caducité du Pacte Hitler-Staline de 1939 concernant le partage de la Pologne entre les nazis et les communistes. Les deux pays rétablissent les relations diplomatiques et s’engagent à coopérer dans la lutte contre l’Allemagne nazie. Il est prévu de constituer, sur le territoire de l’URSS, une armée polonaise soumise pour les questions opérationnelles au commandement soviétique. Une « amnistie » - terme étrange et même humiliant, s’agissant de civils et de militaires déportés - est étendue à « tous les citoyens polonais privés de liberté sur le territoire soviétique. »

    Août 1941 l’armée polonaise commença à se reconstituer en Russie. Manque à l’appel les 25'000 hommes des massacres de la Forêt de Katyn. Les Polonais les chercheront en vain pendant des mois dans l’immense prison des peuples que constitue alors l’URSS de Staline. Ils butent sans cesse et sans fin sur les silences et les fausses pistes savamment entretenues par tout un régime de terreur complice de ce crime et solidaire dans le maintien absolu, et à tout prix, de ce terrible secret d’Etat.

    Au printemps 1943, nouveau rebondissement de l’Histoire. L’occupant nazi découvre le charnier de Katyn, convoque sur place des spécialistes de douze pays et un représentant de la Croix Rouge Internationale qui tous prouvent, sans aucun doute, la culpabilité des Soviétiques dans ce massacre.

    Les Nazis orchestrent alors autour de ce crime une ignoble campagne de propagande antisémite dont ils ont le secret. Ils prétextent l’origine juive d’une partie des cadres du parti bolchevique et du NKWD pour mettre en garde les peuples d’Europe sur le sort semblable que leurs réserveraient les « Judéo-bolcheviques » s’ils arrivaient au pouvoir. « L’anéantissement des juifs pour ne pas être anéanti par eux », c’est le thème qui constitue le cœur de cette infecte propagande allemande sur Katyn.

    Les Soviétiques nient farouchement. En décembre 1943, ils réinvestissent les lieux de leur crime où ils mettent en scène leur mensonge d’Etat. Le 24 janvier 1944, une « Commission Spéciale » constituée exclusivement d’experts soviétiques rend ses conclusions : les prisonniers polonais détenus dès 1939 par l’Armée Rouge auraient été affectés à l’entretien des routes dans trois camps à l’ouest de Smolensk. En août 1941, surprises par l’avance rapide de la Wehrmacht, les autorités soviétiques n’auraient pas eu le temps de les évacuer. Les Allemands les auraient alors exécutés pendant l’automne 1941, juste après leur arrivée en ces lieux.

    Mais 18 mois plus tard, pressentant le retournement de la situation militaire, les SS auraient imaginé une « provocation » pour imputer à l’Union Soviétique la responsabilité de leur crime. Ils auraient exhumé les cadavres et les auraient dépouillés de tout document postérieur à avril 1940. Enfin ils auraient fait ensevelir une deuxième fois les corps. Cette opération aurait été, toujours selon les Russes, effectuée par un groupe de 500 prisonniers de guerre russes dont des témoignages fiables auraient été recueillis par la « Commission Spéciale ». Forts de leur «mensonge d’Etat », les Soviétiques organisèrent, film à l’appui, une campagne de désinformation et de propagande internationale accusant les Allemands de cette extermination de masse qui, durant des décennies et jusqu’à aujourd’hui encore, fut relayée par les communistes et les progressistes du monde entier.

    En mars 1959, 6 ans après la mort de Staline, 3 ans après les dénonciations de ses crimes par le Parti Soviétique lui-même, Chelepine, chef du KGB, adressa un rapport à Khrouchtchev. C’est ce même Khrouchtchev qui avait été en 1940 l’organisateur de la déportation au Goulag des 440'000 Polonais, habitants des territoires occupés en septembre 1939 par l’Armée Rouge. C’est ce même Khrouchtchev qui était devenu entre temps le chef du PC soviétique et le pourfendeur angélique des crimes de Staline.

    Avec le plus grand cynisme, Chelepine rappelait dans son rapport le détail du massacre des officiers polonais et se félicitait du succès de sa désinformation, estimant que désormais « les conclusions soviétiques s’étaient profondément enracinées dans l’opinion publique internationale. » En conséquence, il préconisait de détruire toutes les archives concernant l’affaire afin d’éviter « qu’un cas imprévisible puisse mener à la révélation de l’opération réalisée, avec toutes les conséquences désagréables pour notre Etat. » Khrouchtchev donna l’ordre de destruction, mais les archives du Politburo ne furent pas expurgées, personne ne pouvait douter un seul instant à cette époque que toute l’URSS disparaîtrait de la surface de la terre 30 ans plus tard et que les « ennemis du communisme » auraient alors accès à ces archives.

    Durant les années 1960 et 1970, l’URSS poursuivit son mensonge d’Etat, allant jusqu’à faire interdire l’érection en Angleterre d’un monument privé à la mémoire des victimes de Katyn. La complicité dans l’étouffement de la vérité autour des massacres de Katyn a été partagée, à des degrés divers, par l’ensemble des élites politiques, des historiens, des médias et des intellectuels européens. Dis-moi Bertrand, quand as-tu vu une seule fois en 40 ans un appel d’un comité pour la vérité sur Katyn appuyé par une liste de politiciens et d’intellectuels célèbres en Occident et faisant la une de nos quotidiens ?

    LA SOUFFRANCE

    Après 1945, les Russes prétendaient offrir aux Polonais une alliance pour plusieurs siècles entre leurs deux pays. Mais comment une telle alliance aurait-elle pu se bâtir sur une telle atrocité et sur un tel mensonge d’Etat? Le régime communiste né en Pologne de l’occupation soviétique de 1945 s’est toujours aligné sur le mensonge des Russes. Katyn était un mot interdit en Pologne. Ceux qui l’évoquaient pour dénoncer le mensonge russe se voyaient persécutés, privés de leurs droits à une vie normale, emprisonnés ou torturés. L’exil était alors leur seule planche de salut.

    Czapski.jpgNombreux furent les artistes, intellectuels, écrivains, scientifiques, opposants au régime communiste à continuer la lutte pour la vérité sur Katyn depuis leur terre d’exil. Jozef Czapski fut un des plus renommé de ces opposants. C’est lui qui fut désigné en été 1941, par le général Sikorski pour retrouver en Russie les 26'000 militaires disparus.

    Jozef Czapski, officier emprisonné au camp de Starobielsk, miraculeusement rescapé de la tuerie, avec 62 de ses camarades, dressera de mémoire la première liste des disparus, qui comporta rapidement plus de 4000 noms. Il consacrera le reste de sa vie à se battre pour imposer la vérité sur Katyn. Son combat commence en juillet 1941, lorsque fut annoncée la constitution de l’armée polonaise sur le territoire de l’URSS avec tous les citoyens polonais présents ou emprisonnés. Il ne s’est jamais arrêté de combattre jusqu’à sa mort en 1993 à 97 ans.

    Czapski vivant son exil en France, figure emblématique, référence morale de l’intelligentsia polonaise, peintre et écrivain, francophile passionné, auteur d’un journal personnel de plus de 250 volumes, témoignage lumineux sur le siècle des génocides entre européens et sur la résistance des Polonais aux affres des guerres, des révolutions et des massacres, Czapski nous a laissé une merveille sous la forme d’un petit ouvrage écrit à chaud en 1945 : « Souvenirs de Starobielsk ». Czapski y avoue sa souffrance personnelle, son impuissance et sa défaite. Envoyé à la recherche de ses compatriotes disparus en URSS, il doit faire un rapport négatif au Général Anders chargé par Sikorski de reconstituer une armée polonaise en Russie.

    Czapski est de ceux qui énoncent alors une série de faits crus qui détonnent dans l’ambiance générale de 1945. Il est de ceux qui risquent de nuire à la reconstruction de
    l’Europe organisée à leur guise par les vainqueurs, les Russes et les Américains, qui ont décidé ainsi du sort de la Pologne à Yalta, sans aucunement tenir compte des aspirations réelles de son peuple. Le monde choqué par les horreurs nazies n’est pas prêt à écouter les victimes d’autres horreurs. Parler d’autres crimes paraît alors déplacé.

    Dans Souvenirs de Starobielsk Czapski nous raconte comment, en 1939, lui l’officier polonais, en guerre contre l’Allemagne, a vécu l’attaque surprise de l’Armée Rouge dans le dos de son régiment. Il décrit le déroulement farouche des ultimes batailles contre l’envahisseur venu de l’Est par traîtrise. Il relate le long voyage des prisonniers vers les camps où ils seront détenus. Il évoque la vie quotidienne de ses compagnons d’infortune au camp de Starobielsk. Il nous retrace comment, progressivement, après mars 1940, il voit partir ses amis, le lieutenant Ralski, naturaliste et professeur à l’université de Poznan, le docteur Kempner médecin chef de l’hôpital de Varsovie, Stanislas Kuczinsky architecte qui fut le premier à partir pour une destination inconnue en automne 1939, comme tant d’autres. Le décompte funeste se déroule inexorablement, page par page. On s’attache ainsi à des dizaines de ces figures de prisonniers qui recevront bientôt une balle dans la nuque comme 25'000 autres figures avec qui Czapski passe leur dernier hiver, l’hiver très dur de 1939-1940.

    Czapski nous fait aussi le récit détaillé de sa libération et de sa longue et infructueuse recherche des prisonniers disparus dont on est sans nouvelles. Czapski, qui parle couramment russe, mentionne les portes closes, les réponses évasives, les mensonges, les silences gênés qu’il rencontre partout auprès des officiels soviétiques interrogés dans le cadre de son enquête. Il fait état de la réflexion, en fait le seul véritable aveu russe du crime, de Mierkulov, substitut de Beria chef du NKWD qui, interrogé en octobre 1940 sur la possibilité d’utiliser les détenus issus des camps de Kozielsk et Starobielsk comme cadres de la future armée polonaise, déclare : « Non, pas ceux-ci ! Nous avons commis à leur égard une grave faute ».

    Les Généraux Sikorski et Anders, l’Ambassadeur Kot et Czapski sont les héros de cette recherche sans espoir. Ils vont rencontrer Staline à trois reprises dans son bureau du Kremlin. Pour retrouver la trace de ses amis disparus Czapski va interroger des centaines de polonais et de russes libérés et de retour des camps du Goulag. Avec une obstination et un courage sans borne il s’impose même au général Nasiedkin, chef de tous les camps qu’il va jusqu’à débusquer dans son PC secret du GOULAG (Direction supérieure des Camps) à Orenbourg. Il dévoile ainsi au monde, 20 ans avant Soljénitsyne, l’existence de l’organisme chargé de centraliser l’administration des camps de la mort de l’archipel du Goulag, tout cela en vain. Il rencontrera même l’officier qui interrogea pour le NKWD, les officiers disparus, le Général Raichman. Mais ce fut toujours la loi du silence qui l’emporta.

    Czapski découvrit le fonctionnement véritablement maffieux des plus hautes instances qui gouvernaient l’URSS. L’omerta, pour protéger le secret d’état que représentait alors l’exécution des Polonais fonctionnait sans aucun raté. Staline le premier montrait l’exemple. Le signataire de l’ordre des exécutions mentait avec aplomb et bonne figure aux généraux Sikorski et Anders pourtant devenus ses alliés contre les Allemands. Staline manifestait un grand étonnement et même de l’indignation pour le « retard » que son administration mettait à libérer les 25'000 officiers recherchés. Il donnait des ordres par téléphone devant les Polonais et promis de punir les coupables qui avaient désobéi à ses ordres. Il disait en faire une affaire personnelle.

    Staline fit courir toutes sortes de bruits et de fausses informations pour égarer les Polonais. Alors découragé mais tenace, Czapski finit par rédiger un mémorandum qu’il adressa aux Russes et qui finissait ainsi : « La promesse formelle faite par Staline en personne, son ordre formel visant à élucider la question des prisonniers polonais, ne permettent-ils pas d’espérer qu’on pourrait nous indiquer le nom de l’endroit où se trouvent nos camarades ? Ou bien, s’ils ont péri, ne sommes-nous pas en droit de savoir quand et dans quelles circonstances cela a eu lieu ? »

    Pas de réponse du côté russe, mais une dernière intox, une ombre de dernier espoir habilement entretenue par les membres du NKWD qui sont affectés à l’Armée Anders : Les Polonais espéraient encore que leurs camarades disparus, déportés dans les îles arctiques lointaines, les rejoindraient en juillet ou en août, c’est-à-dire dans la seule période de l’année où la navigation est possible en ces mers. Le NKWD leur murmurait toujours en grand secret : « Surtout, ne dites rien. Vos camarades arriveront au mois de juillet et d’août ; prenez patience. » Mais les mois de juillet et d’août passèrent et personne ne vint.

    A Paris en Juillet 1987, à propos de la terreur et des mensonges staliniens, Czapski déclara : « Alors je suis revenu les mains vides et tout le temps encore je m’entêtais, je ne voulais pas croire, vous savez, tuer à froid des millions de gens qui eux-mêmes ne se sont pas battus contre la Russie me semblait, même en Russie, incroyable. En revenant, je suis naturellement allé tout de suite chez Anders pour lui faire le rapport de mes voyages de recherche et il m’a dit : « Mon cher, tu dois comprendre, moi je suis tout à fait sûr qu’ils ne vivent plus, qu’ils sont morts pour la patrie, qu’on les a tous égorgés. » Puis il y a eu cette découverte des charniers de Katyn. J’ai joué dès lors un rôle assez essentiel puisque j’avais voyagé partout et fait partout des rapports de mes contacts avec les grands du communisme - j’ai défendu tout simplement la thèse élémentaire que ce sont les Russes qui l’ont fait. »

    Cher Bertrand certes j’ai été long. Mais comment faire autrement quand il s’agit de décrire les méandres profonds de l’âme humaine ? La Terreur bolchevique est montée des entrailles de l’histoire et de la Russie. Elle édifia une dictature fondée sur l’extrême violence et le mensonge. Tout en s’accrochant aux symboles émotionnels de la révolution des pauvres contre les riches et par-dessus tout au drapeau rouge, elle put se présenter ainsi longtemps en championne de la cause du peuple et des ouvriers avant que toute cette tromperie sanglante ne s’écroule, juste après 70 ans d’une existence cruelle.

    Bertrand, je me pose souvent cette question idiote. Est-ce que des types dans notre genre, dans de telles circonstances, coupables d’individualisme et de manque d’enthousiasme pour le productivisme, amoureux de la liberté d’écrire, n’auraient-ils pas, eux aussi, fini au fond d’une fosse commune, les mains liées derrière le dos, une balle logée dans la nuque ?

    Toutes mes amitiés, Vieux Frère. Ton dévoué Philip Seelen.

    Andrzej Wajda. Katyn. DVD. Editions Montparnasse.

  • Czapski le veilleur

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    Contemplation et fulgurance: les deux moments de la peinture de Joseph Czapski, auteur de Terre inhumaine et grand témoin du XXe siècle. Après l'aperçu récent de Témoin du siècle, film de Andrzej Wolski (2015), un nouveau Musée Czapski s'ouvre ces jours à Cracovie. Nous y serons demain...

    Cela tient du miracle : à chaque fois c’est un émerveillement que de découvrir les œuvres nouvelles de Joseph Czapski. Alors que tant d’artistes au goût du jour se bornent à répéter tout ce qui a été dit dans les premières décennies de notre siècle par l’avant-garde, Joseph Czapski poursuit — à l’écart des modes mais non sans s’inscrire dans la double filiation de la « peinture-peinture » et de l'expressionnisme tragique (de Cézanne a Nicolas de Staël, ou de Van Gogh et Soutine à Louis Soutter) — son œuvre qu’orientent à la fois l’intelligence d’un homme de vaste culture et la sensibilité à vif d’un témoin de toutes les souffrances de notre temps. 

     

    Or, ce qui est particulièrement bouleversant chez le grand artiste polonais nonagénaire, qui touche à l’extrémité de ses forces physiques et que menace la cécité complète, c’est que ses dernières toiles parviennent à la synthèse des deux tendances qu’il s’est longtemps acharné à concilier, de la construction analytique et du saut dans le vide, de la lutte patiente avec la matière et du geste impulsif, de la contemplation et de la fulgurance. 

    Czapski33.jpgEn découvrant la série de natures mortes que Czapski a littéralement jetées sur la toile à la fin de l’an dernier, nous pensons à ce peintre taoïste qui, après avoir médité de longues années sans toucher un pinceau, réalisa son chef-d’œuvre en un tournemain ; ou encore à tous ces artistes se résumant soudain à la fine pointe de leur art, forts du savoir detoute une vie mais touchant finalement à l’essentiel en quelques traits et quelques touches de couleur. Devant le merveilleux « Mimosa », c’est le bonheur du Matisse le plus épuré que nous retrouvons sous la forme d’un poème visuel. 

     

    Czapski129.jpgAvec le «Vase blanc» évoquant une manière d’icône profane, on se rappelle la quête ascétique d’un Giacometti visant à restituer la mystérieuse essence des objets ou des visages. Plus incroyable encore d’audace elliptique, «Fruit jaune et vase blanc» pourrait être proposé, aux jeunes peintres d’aujourd’hui cherchant à renouer avec la représentation, comme un manifeste de liberté et d’équilibre. 

     

    Enfin, la «Grande nature morte aux vases » éclate comme un hymne à la joie dont la lumière irradie l’harmonie atteinte. 

     

    Le regard de Czapski, c’est évidemment l’œil d’un peintre, et qui pense en formes et en couleurs, en luttant à chaque instant contre le déjà vu. Mais si l’artiste a réagi dès ses jeunes années contre l’académisme de ses aînés (à commencer par le naturalisme « historique » régnant au début du siècle en Pologne) et s’est confronté par la suite à tous les problèmes picturaux de notre époque (de la couleur pour la couleur chère aux impressionnistes, aux images racontées de l’expressionnisme ou à l’abstraction désincarnée, constituant autant de solutions à intégrer puis à dépasser), son regard est aussi celui d’un homme que son destin a immergé dans la tragédie contemporaine et qui n’a cessé depuis lors d interroger la condition humaine, la solitude de l’individu et la déréliction de l’espèce.

    Czapski01.jpgLa peinture de Joseph Czapski, par ses visions, réveille et rafraîchit à tout coup notre propre regard sur le monde. Voyez cette grande toile datant de 1969 et intitulée « Le ventilateur » : dans un soubassement de grande ville, entre deux pans jaune sale encadrant, comme un rideau de théâtre, le fond noir suie d’une muraille nue, c’est le double événement d’un choc pictural, avec l’immense poussée rouge sang d’un tuyau de ventilateur, et d’une présence énigmatique que fait peser cet ouvrier à demi-caché dans sa coulée de noir Goya. 

     

    Ou c’est cette autre présence lancinante du «Jeune hommeau Louvre », perdu dans ses pensées comme le sont tous les personnages de Czapski et qui semble flotter dans une grisaille nimbée de jaune-orange et parcourue de grands traits noirs donnant sa formidable assise à la construction du tableau. Ou, enfin, c’est la monumentale « Vieille dame » dont la chair croulante paraît comme écrasée par l’atmosphère feutrée de quelque salle d’attente officielle, tandis que les chevrons obsédants du plancher tanguent follement sous ses pauvres jambes bandées. A l’opposé d’un misérabilisme de convention, Joseph Czapski nous révèle ainsi tout ce que nos yeux aux paupières trop lourdes ne voient plus, par habitude, ou esquivent, par lâcheté. 

    Czapski129.jpgLa vie est là, simple et terrible, nous dit et nous répète Czapski, et ce n’est qu’au prix d’une incessante quête de vérité que nous pourrons en déceler la profonde beauté.

     

     

    Témoin tragique

     

    Plus âgé que notre  siècle (il est né à Prague en 1896 de parents Polonais), Joseph Czapski, après ses écoles accomplies a Saint-Pétersbourg, où il assista aux débuts de la révolution bolchevique, entreprit des études à l’Académie des beaux- arts deCracovie. Chef de file du mouvement des kapistes, il passa quelques années àParis dans les années vingt, avant de retourner en Pologne pour y défendre saconception de la «peinture-peinture », fortement influencée par Bonnard et les fauves notamment. 

    Fait prisonnier par les Soviétiques au début de la Deuxième Guerre mondiale, il échappa par miracle au massacre de Katyn et fut chargé de retrouver en Union soviétique les 15 900 soldats polonais disparus. 

     

    Czapski27.jpgDans son livre intitulé Terre inhumaine, Joseph Czapski relate les détails de cette mission et l’épopée tragique de l’armée Anders, rassemblant militaires et civils, avec laquelle il traversa l’URSS, l’Irak et l’Egypte, jusqu’à la bataille du Monte Cassino oùles patriotes polonais devaient apprendre l’abandon de leur pays par les Alliés. En exil à Paris depuis 1945, Joseph Czapski fut l’un des animateursprincipaux de la revue Kultura, dont le rôle fut essentiel pour les Polonais. 

     

    Ajoutons qu’une monographie a été consacrée à Joseph Czapski par Muriel Werner-Gagnebin et que le peintre est lui-même l’auteur d’un remarquable recueil d’essais sur la peinture, paru en français sous le titre de« L’œil ». Tous les ouvrages cités ci-dessus sont disponibles aux EditionsL’Age d’Homme. 

    (Cet article a paru dans La Tribune-Le Matin du 20 avril1986).