UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Sabres de coton

     

    JuliaKristeva_photoSophieZhang1.jpg

    En 1990 paraissait un roman à clefs de Julia Kristeva, intitulé Les Samouraïs. Des guerriers de pacotille, selon le gâte-sauce JLK, qui n’a guère changé d’avis un quart de siècle plus tard…

     

    Au dernier défilé parisien du chic intello, Julia Kristeva — portant long — n'a pas craint de rompre avec sa ligne habituelle de théoricienne hyperferrée, pour esquisser un grand pas vers le peuple. Dans lesillage pailleté de l'homme de sa vie (dont nul n'ignore qu'il n'est autre que le sémillant Philippe Sollers), la voici passer, aussi bien, du discours sur le discours le plus sophistiqué à la forme romanesque la plus conventionnelle, que disons-nous, la plus bourgeoise qui soit! 

    Avec Les samouraïs, Julia Kristeva eût aimé brosser, à fresque, la saga des aventuriers de l'arche intellectuelle perdue de ce temps. N'y était- elle pas habilitée, pour avoir côtoyé ces gourous de la pensée contemporaine que furent Lacan et Barthes, Derrida et Foucault, Althusser et Lévi- Strauss, tous reconnaissables en ces pages en dépit de leurs pseudonymes.

    Des années soixante à nos jours, via Mai 68 et un voyage d'intellectuels parisiens en Chine populaire, l'évocation d'un cercle échangiste et de quelques désastres personnels, l'auteur s'est donc efforcé de ressaisir la dérive de toute une génération.

    Hélas, on est loin du compte, faute de chair et de substance aussi. 

    Car une chose est de disserter sur les «idéalités signifiantes» ou le «génotexte», et tout autre chose d'insuffler vie à une telle frise de personnages. Si la figure d'Olga, double évident de Julia Knsteva, ou celle d'Hervé Sinteuil (Sollers), des proches très BCBG de celui-ci ou encore d'Armand Bréhal (Barthes, touchante vieille fille dont le périple chinois ne manque pas de sel) ont un semblant de présence, on en devine la raison: c'est que Julia Kristeva s'intéresse prioritairement, dans ce livre, à sa très chère personne et à ceux qui l'entourent.

    7._I_le_de_Re_Philippe_Sollers_et_Julia_Kristeva.jpgAu reste, le couple à la fois volage et gentiment complice que forment Olga et Sinteuil dégage un indéniable charme, et cette fraîcheur insolente qui empreint la meilleure partie du livre. Enfin le lecteur sera tout remué de voir notre froide sémanalyste craquer positivement à l'idée de mettre au monde un bambichon producteur de phonèmes. 

     

    Signe des temps... 

    Là-dessus, les autres personnages du roman souffrent d'une inconsistance piteuse — des samouraïs aux sabres de coton- qui n'a d'égale que l'anémie de la chronique de ces vingt ans. Non sans candeur douteuse, Julia Kristeva ne craint pas, en outre, de réécrire l'Histoire à l'avantage de son clan. Voici par exemple le rôle qu'elle prête à Sollers en Mai 68: «Les contacts de Sinteuil avec la CGT laissaient prévoir le déclenchement d'un grand mouvement ouvrier.» Il y a de quoi se tordre de rire quand on sait l'audience infime qu'avait alors le poupin sophiste du côté de Billancourt…

    Ou bien voici le couple providentiel invité en Chine, en1974, et persuadé que les dirigeants ont besoin de lui pour se faire mieux comprendre du monde, «car un message qui n'est pas passé par Paris n'est pasencore un message, du moins je le pense - et eux aussi». On se trémousse d'hilarité devant tant de nombrilisme ingénu. 

    Reste que, tout de même, l'auteure nous intéresse à proportion de sa sincérité, même suffisante ou niaise. 

    À l'image de tant d'autres écervelés à cervelles hypertrophiées, Julia Kristeva, brillante intellectuelle s'imaginant pouvoir prendre le monde au filet d'un savoir trop arrogant, s'est fait elle-même rattraper par la vie. Mais peut-être ne le sait-elle pas encore, elle qui écrit que «Paris est une ville où personne d'intéressant ne pleure»? 

    Julia Kristeva, Les samouraïs. Editions Fayard, 460 p.


    (Ce texte a paru dans le quotidien 24 Heures en date du 29 mars 1990)

  • Héraut de la liberté

    images-5.jpeg

     

    Fin 1989 paraissait un remarquable recueil d’entretiens avec l’écrivain-président tchèque Vaclav Havel. Datant de 1986, ces entretiens jettent une lumière nouvelle, voire décalée sur les avatars d'une histoire à la fois personnelle et nationale. 25 ans plus tard, cette mise en abîme est plus troublante encore...  

    Le nom du dramaturge tchèque Vaclav Havel était déjà célèbre avant que les événements de la folle année 1989 ne le fassent entrer dans l'Histoire. Paradoxe: l'intéressé s'en serait bien passé! De fait, Havel n'a rien d'un homme de pouvoir. Bien plutôt, c'est un écrivain d'extrême sensibilité qui, pour défendre la dignité humaine et la liberté de s'exprimer, a été amené à faire œuvre civique. 

    images-3.jpegVoici quelques semaines, paraissaient deux livres: un recueil de ses Essais politiques, chez Calmann-Lévy, déjà présenté en ces colonnes; et un passionnant Interrogatoire à distance, où le lecteur découvrira l'exceptionnelle élévation d'esprit du nouveau président de la République tchécoslovaque, dont on espère que sa fonction ne piégera pas l'écrivain trop longtemps...

    «Je suis un homme très peu sûr de soi, déclare Vaclav Havel au journaliste pragois Karel Hvizdala, je suis presque névrosé, je panique,j'ai souvent peur — pour cela, il suffit que le téléphone se mette à sonner - je doute de moi, et, comme si j'étais masochiste, je ne cesse de me culpabiliser et de me maudire. En même temps, on me considère (parfois à raison) comme un homme sûr de lui et de ce qu'il fait, admirablement équilibré,judicieux, persévérant, pragmatique et défendant avec réalisme ses opinions.» 

    Puis, répondant à son interlocuteur qui l'interroge sur son avenir (l'entretien date de 1986), Havel ajoute ces mots, qui prennent aujourd'hui un relief tout particulier: «Je serai encore agacé par les espoirs, inopportuns ou absurdes, que d'autres mettront en moi, et par les rôlesdont je devrai m'acquitter en tant que leur représentant ou comme bon samaritain. Je me révolterai encore, en revendiquant mon droit au calme, et, pourtant, j'accomplirai mon devoir et j'en serai heureux...»

     

    Très éclairant

    52ec2618-29a8-11e1-a54d-991c2b10b58a.jpgPar la suite, Vaclav Havel fut de nouveau emprisonné de longs mois après avoir célébré le vingtième anniversaire de la mort de Jan Palach, puis son «droit au calme» a subi de suprêmes assauts, dès lors que la nation désignait l'écrivain pour «représentant» et «bon samaritain» providentiel.

    À présent, la lecture de cet Interrogatoire à distance contribue notablement à éclairer l'homme Havel, et à expliquer son rayonnement. Jusque-là, nous avions, certes, apprécié les qualités de son œuvre dramatique, qui se place au premier rang du théâtre européen, et son rôle dans la genèse et le développement du mouvement lié à laCharte 77 nous était également connu. 

    Mais voici que, plus substantiellement,Vaclav Havel s'explique sur ses origines (issu de là bourgeoisie cultivée pragoise, il a connu d'emblée la situation du marginal en tant que présumé «ennemi du peuple») et son apprentissage artistique, sur les tenants du Printemps de Prague et les aboutissants d'une résistance durement réprimée, sur ses relations avec Dubcek ou sa polémique avec Milan Kundera, entre autres considérations plus essentielles liées à la destinée humaine. 

    Unknown-2.jpegOù Havel se situe-t-il exactement, sur le plan politique? Son interlocuteur voudrait l'entendre prendre parti pour tel ou tel système,mais Havel se refuse aux simplifications, pour mieux aller au fond des choses. Ce qui l'intéresse, en effet, ce n'est pas tant un modèle social idéal ou un «truc» stratégique, que la crise fondamentale de l'homme contemporain, d'ailleurs illustrée par son théâtre. 

    Comment requalifier le sens de notre vie? Comment rendre aux activités humaines — à commencer par le travail — leur valeur gratifiante? 

    Les communistes prétendaient faire mieux que les capitalistes: ils ont fait pire. Cependant, la position de Vaclav Havel se situe par-delà l'alternative communisme- capitalisme ou gauche-droite. Sans doute n'a-t-il jamais été communiste, mais son exigence met en cause la course au profit de l'Occident autant que la mise sous tutelle de l'individu par l'Etat. Contre tous les «mégamécanismes», Vaclav Havel défend l'individu. Ne votons plus pour des partis, mais pour des hommes, conseille-t- il. 

    001b.jpgContre l'uniformisation et les privilèges abusifs, il en appelle à la responsabilité individuelle et au désintéressement. Belles paroles que tout ça? On pourrait le penser d'un politicien démagogue, mais pas de cet écrivain qui a payé le droit de penser autrement au prix fort: des années de prison et l'opprobre de ceux qui, finalement, l'ont élu sous la pression populaire. 

    Idéaliste, Havel ne l'est pas sans assise concrète. Inversement, son combat acharné est soutenu par une conviction d'ordre spirituel. «Je crois depuis toujours qu'il y a un mystère de la vie, dit-ilencore à Hvizdala, que les choses ont un sens, que l'Univers obéit à un ordre —qu'il n'est donc pas un simple amas de hasards improbables. Dans ma propre vie,j'aspire à quelque chose qui me dépasse, qui va au- delà de l'horizon de monexistence, et je pense que tout ce que je fais touche d'une façon ou d'uneautre à l'éternité.» 

    Puisse alors ce bon génie de la cité triompher, au pays de Kafka, des fonctionnaires sans visage. 

    Vaclav Havel, Interrogatoire à distance - Entretiens de Vaclav Havel avec Karel Hvizdala.Traduit du tchèque par Jan Rubes. Editions de L'Aube, collection Regardscroisés, 173 p.

     

    (Cet article a paru dans le quotidien 24 heures en date du 4 janvier 1990)

  • Contre les éteignoirs

    4449854.image.png

     

    En novembre 1989, Etienne Barilier sortait de sa réserve de garçon très posé d'apparence avec un pamphlet  visant la paroisse littéraire romande, intitulé Soyons médiocres ! 25 ans après,  ceux qui « freinent à la montée » sévissent toujours, mais c’est ailleurs que ça se passe désormais…

    C'est l'événement de la rentrée romande: Etienne Barilier publie trois livres coup sur coup: Une Atlantide, roman exceptionnel par sa substance et sa mise en forme; Un monde irréel, recueil de chroniques où s'exerce la lucidité pénétrante de l'écrivain devant son téléviseur; et Soyons médiocres!, pamphlet fustigeant l'autosatisfaction confinée et stérile du milieu littéraire romand. 

    Au regard de surface, il semble que tout «baigne» dans le Paysage littéraire romand. Nul besoin de monter à Paris pour trouver des éditeurs de qualité. Jamais ceux-ci n'ont tant publié. Au demeurant, la coédition nous vaut quelques gloires métropolitaines.On a même vu — pense te voir! — certains de nos auteurs chez Pivot. Et ne dit-on pas qu'on les potasse jusqu'à Saint- Pierre-et-Miquelon, voire Tokyo?

    Bref, de quoi pavoiser, aux yeux de certains. 

    Pour d'autres, dont Etienne Barilier, ce tableau idyllique est illusoire. En fait, le rayonnement de la littérature romande reste confiné. Considérés d'outre-Sarine ou de Paris, seuls quelques noms surnagent dans un brouet anonyme. 

    D'ailleurs, force est de constater l'insignifiance de nombreux livres publiés dans nos contrées, notamment ce dernier automne! Quant au climat régnant dans le giron intercantonal de nos lettres, il est bonnement asphyxiant. Or, ce qui est curieux, c'est que cette insignifiance et cette morosité sont entretenues par ceux-là mêmes qui, les premiers, devraient s'enthousiasmer pour la littérature.

    Au lieu de quoi le Milieu littéraire romand  n'a pas son pareil pour étouffer toute velléité d'ambition et d'ouverture au monde. Mot d'ordre de la paroisse enquestion: ne pas déranger l'ordonnance du Temple sacré! Bornez vos extases aux plaquettes les plus minces, en faisant comme si de rien n'était dès qu'un livre rompt avec l'évanescence de rigueur! Et gare à celui, auteur ou éditeur, qui en ferait trop!

    Morts vivants

    A noter, là-dessus, que l'état d'esprit fustigé par Barilier, dans Soyons médiocres! ne se borne pas au milieu littéraire. Plus d'un demi-siècle après Besoin de grandeur, Barilier relance la protestation de Ramuz contre cette «médiocrité honnête où on s'enferme à double tour sitôt qu'on y a eu accès, où on s'isole», dans une perspective, qui englobe nos choix à venir de citoyens suisses en Europe. 

    Cela qu'éclaire cette autre formule de Ramuz: «Ce n'est pas notre petitesse qui fait notre passivité, c'est au contraire notre passivité qui fait notre petitesse.»

    Etienne Barilier, pour sa part,  se montre d'emblée féroce: «Toute ressemblance avec les morts vivants qui nous, entourent est ici le fruit d'une intention délibérée.» 

    Pour autant, l'écrivain ne s'en prend pas à des individus, quoique s'amusant à brosser quelques portraits types de notables (et identifiables) éteignoirs. Le milieu littéraire romand n'existe pas, et pourtant Barilier l'a rencontré. C'est une ambiance plus qu'une société visible, un ensemble de réflexes oscillant entre la modestie frileuse («on est comme on est») et une prétention non moins pendable (écrire-en- Suisse-romande est un sacerdoce absolu). 

    Dans cet univers étriqué, tout défaut est acclimaté en vertu locale: «Ce qui est indéfini devient infini,le vague devient l'illimité, l'asexué, l'angélique; l'évanescent, l'immatériel; l'informe, le père de toute forme.» 

    Pour le milieu littéraire romand, Ramuz n'est pas un grand écrivain: c'est un Grand Arbre; un phénomène de la nature qui laisse muet. Bonne façon de ne jamais discuter ce qu'a dit Ramuz. 

    Plus significative encore: la façon dont le milieu littéraire romand  vénère à genoux l'arbuste Crisiroud, poète rare et souffrant qui n'écrivait que par spasmes sporadiques, sous l'effet d'une manière de Grâce. 

    Sans rabaisser Edmond-Henri Crisinel et Gustave Roud, qui du moins ont vécu le drame qu'on sait, Barilier vise ceux qui, très hypocritement, sussurent autour de leurs œuvres en sacralisant jusqu'à leur impuissance créatrice. Si l'écriture est Grâce, elle ne peut être que rarissime: bel alibi pour les stériles, qui manquent de tout élan créateur durable!

    Prêtres et vestales

    En sainte secte avérée, le milieu littéraire  compte ses personnages représentatifs. Sarment Rugueux, le lettré constipé, se ferait arracher la langue plutôt que de s'enthousiasmer pour un livre. Augré Demamémoire, en sa qualité de grise éminence critique, noie tout jugement personnel dans la sauce de sempiternelles comparaisons. Auguste Anguste, le prof de lettres qui vit «en littérature» comme le moine en religion, réserve ses trémolos respectueux aux auteurs momifiés. Ou voici le blême Oasis Dennui, poète vaguement frotté de mystique, dont chaque plaquette est célébrée à proportion inverse de son évanescence. Ou voilà Tourière Delâme, qui décide, avec d'aigres soupirs, de ce qui est admissible en le sanctuaire dont elle est la vestale, rebaptisé Centre de rumination des langueurs romandes par l'impertinent... 

    Du vent, de l'air!

    Sous les dehors incisifs et souvent hilarants du pamphlet, Etienne Barilier ne se livre pas pour autant à un règlement de comptes stérile. Tout au contraire, il en appelle à plus de générosité et plus d'ouverture sur le monde. Nos écrivains n'ont-ils plus rien à dire à la société qui les entoure? Ce qui est sûr, c'est que le milieu littéraire romand semble congeler d'avance tout débat, en se complaisant dans son cocon de formalisme. Loin de relancer les chamailleries entre clans et chapelles, Barilier plaide pour une écriture plus engagée, non du tout au sens borné des catéchismes politiques, mais à l'enseigne du «besoin de vivre», ici et maintenant, qui s'apparie au «besoin de grandeur» de Ramuz. 

    Au moment ou de grands vents nouveaux soufflent sur l'Europe, son interpellation nous paraît aussi nécessaire que stimulante. . 

    3466784.image.jpegEtienne Barilier. Soyons médiocres! Editions L’Âge d'Homme, 1989, 108 p.

     barilier.jpg

  • L'indomptable Berberova

     

    thumb_VDP13067.jpg

    Après un accès tardif à la célébrité, l'exilée russe Nina Berberova s'éteignait  à Philadelphie le 26 septembre 1993, à l'âge de 92 ans. Elle laisse une œuvre très intéressante, quoique inférieure au battage médiatique qu'elle suscita…

     

    En un temps où il suffisait, ou presque, de faire une bonne prestation sur le plateau d'Apostrophes pour être consacré grand écrivain, le nom de Nina Berberova s'auréola de gloire aux yeux du grand public ignorant le plus souvent ceux du grand poète Khodassiévitch (son amant), d'IvanBounine (premier Nobel russe de littérature), du génial Zamiatine ou de l'éclatante Marina Tsvetaeva, contemporains de la star d'un jour dont les talents surclassent assurément de beaucoup le sien.

    nina_berberova.jpgPersonnage fort intéressant, au demeurant, que Nina Berberova. Témoin précieux (mais parfois peu fiable) de toute une époque, et, plus précisément, des tribulations de l'émigration russe depuis les années vingt, elle laisse, notamment, une très volumineuse autobiographie à travers le siècle, de son enfance pétersbourgeoise à l'exil américain, en passant par ses années parisiennes, intitulée C'est moi qui souligne et publiée à l'enseigne d'Actes-Sud en 1990.

     

    Quant à en faire un grand écrivain comme s'y employa Hubert Nyssen, son éditeur en langue française, cela nous semble excessif. De fait, on ne saurait la placer à la même hauteur qu'un Andréi Biély ou qu'un Vladimir Nabokov, qu'elle a rencontrés et dont elle parle d'ailleurs avec feu, ni non plus sur le même rang de quelques autres qu'elle rabaisse trop facilement. 

     

    On s'y tromperait en effet à n'écouter qu'elle, tant Berberova s'y entend pour arranger son personnage et distribuer bons et mauvais points en fonction de critères souvent passionnels. Cela souligné, après tant de médiatiques pâmoisons relancées par un film tiré par Claude Miller  de L'accompagnatrice, restent du moins le témoignage substantiel et profus que nous venons de citer,et cet autre document de première main que constitue sa relation quotidienne de L'affaire Kravtchenko, honteux épisode de l'histoire intellectuelle française d'après-guerre. 

     

    A côté d'une biographie de la baronne Boudberg, romanesque agent double qui fut la maîtresse de Gorki, Nina Berberova laisse encore une série de très courts romans doux-acides qui évoquent, dans un climat expressionniste «à la Dostoïevski» qu'adoucit une certaine mélancolie «à la Tchékhov», les tribulations de personnages déracinés comme elle, en butte à la pauvreté et aux passions véhémentes ou malheureuses (Le roseau révolté), à la déréliction marginale (Le laquais et la putain), à la solitude exacerbée par l'envie (L'accompagnatrice) ou au poids du monde, qu'on ressent particulièrement dans l'émouvant De cape et de larmes

     

    «J'avais une secrète intuition qu'au-delà de la réalité et des événements il y avait l'image, la mélodie», remarque la narratrice de ce beau récit. «Comme si, dans les années les plus obscures, les plus bestiales de mon existence, la beauté et la poésie du monde m'avaient fait un clin d'oeil en passant comme un éclair.» 

     

    Peut-être est-ce ce «clin d'œil», précisément, qui a donné à Nina Berberova la force de surmonter, avec une énergie indomptable, les difficultés et les épreuves, dont on perçoit les échos d'autant plus touchants qu'ils sont dépouillés jusqu'à l'os, dans son Cahier noirrédigé entre 1939 et 1950 ?

     

    En février1941, à Paris, elle note ainsi: «A l'approche des époques de famine et de froid, les allumettes brûlent difficilement. Je l'avais déjà remarqué en 1920. C'est là le présage d'une grande misère.» 

     

    Et en décembre: «Si seulement je pouvais m'empêcher de trembler en regardant une carte de la Russie, mais je n'y arrive pas...»

    images-3.jpeg

    (Cet hommage a paru dans les colonnes de 24 Heures en date du 28 septembre 1993)

  • Au royaume de ce monde

    article-1191209-05143079000005DC-133_468x476.jpg

     

    Deuxième livre traduit en français du poète antillais Derek Walcott, couronné par le Nobel 1992, Heureux le voyageur est un périple à travers les lieux magiques ou souillés, les cultures et les siècles, en quête d’une émotion partout pareille. Flash-back en 1993.

     

    Ces messieurs les académiciens de Stockholm ont fait un beau cadeau aux lecteurs de langue française (notamment) en leur révélant soudain, l'an dernier, le nom et l'oeuvre du poète antillais Derek Walcott.

    Si invraisemblable que cela paraisse, l'œuvre de ce chantre admirable des Caraïbes, qu'il faut considérer en outre comme l'un des plus grands auteurs lyriques en langue anglaise, ne faisait, au moment où le Nobel la couronna, l'objet d'aucune traduction française. Coup de chance particulièrement bienvenu pour une maison d'édition alsacienne à peu près inconnue elle aussi, à l'enseigne de Circé: la consécration mondiale de Walcott coïncida pour ainsi dire avec la parution d'un premier recueil (superbement) traduit de l'anglais par Claire Malroux, intitulé Le royaume du fruit-étoile et présenté en version bilingue. 

    Or, un an plustard, c'est la même courageuse petite maison, par les soins de la même traductrice, qui publie Heureux le voyageur, paru en anglais à New York en 1982 sous le titre The fortunate Traveller

    Qu'il ait fallu attendre dix ans, et le Nobel surtout, pour que s'accomplisse la traduction d'un tel livre, dont les chants nous semblent fuser à mille coudées au-dessus de l'évanescente poésie française contemporaine, est évidemment significatif. Pour notre part en tout cas, nous ne voyons guère, parmi les poètes contemporains de l'Hexagone, un tel exemple de synthèse entre la perception sensuelle la plus immédiate et la plus «musicale» du monde (les images si plastique et si fraîches que Walcott trouve pour parler de la mer et de ses archipels, comme des lieux de partout, font songer à la fois à la tradition populaire et aux poètes de la Grèce antique ou de Rome, d'Homère à Virgile) et la réflexion la plus pénétrante sur l'homme par référence à l'Histoire et à son devenir parmi «les foyers de crise du globe».

    «La poésie est comme la sueur de la perfection», écrit Derek Walcott, «mais elle doit paraître aussi fraîche que les gouttes de pluie sur le front d'une statue». Ainsi pourrait-on relever, comme autant de perles de rosée, les images lustrales qui étincèlent de page en page, quand «l'asphalte a des reflets de chapeau de soie» ou qu'un pétrolier tire «l'horizon derrière lui d'une bave argentée de limace».

    Du Nord impérial en déclin au Sud ultramarin, et des States à la vieille Europe, le poète convoque les mythes contemporains et immémoriaux, évoque l'enfance candide sous les Tropiques d'une vieille Européenne alcoolo (la romancière Jean Rhys) ou la pureté résurrectionnelle du matin de Pâques, imagine un scénario de cinéma pour «L'homme qui aimait les îles» (avec James Coburn et son «sourire blanc»), dialogue avec Ovide, conclut enfin sur une allégorie ailée où «tous les peuples d'oiseaux» se liguent pour soulever ensemble «le filet immense des ombres de cette terre»... 

    Dédié au poète russe Joseph Brodsky, ce livre évoque les grandes filiations de T.S. Eliot et de Whitman, d'Auden ou parfois d'un Perse, d'un Cendrars. Mais les multiples fils d'or qui relient Walcott au Livre universel sont à la fois des fibres qui le rattachent à tout lecteur d'aujourd'hui, quelle que soit sa langue ou sa race, dans l'évidence mystérieuse du chant humain. 

    Derek Walcott, Heureux le voyageur. Traduit del'anglais par Claire Malroux. Editions Circé, 170 p.

    (Cet article a paru dans le quotidien 24 Heures en date du 29 novembre 1993)

     

  • Celles qui calment le jeu

    Dante4.jpg

     

    Celui qui s’apaise rien qu’en pensant à elle / Celle qui est naturellement bienveillante à quelques exceptions près liées au fait que telle ou tel ne lui revient pas ma foi c’est humain / Ceux qui pratiquent l’altruisme sélectif et contre remboursement / Celui qui a rencontré Laure et Béatrice et Dulcinée mais pas en même temps / Celle qui le fait encore même ne le faisant plus / Ceux que leur compassion conforte quelque part / Celui qui a renoncé à la femme-potiche au profit de la femme-fétiche / Celle qui se réjouit de faire les à-fonds annonçant la floraison des narcisses / Ceux qui se demandent ce que foutent les hirondelles quand le printemps se fait attendre /Celui qui aime bien le côté terre-à-terre des bonnes femmes y compris Mère Teresa ou la Vierge Marie les jours de lessive / Celle qui assume sa différence de ménagère au foyer et même à la maison / Ceux qui se souviennent (même s’ils n’y étaient pas) que Thérèse d’Avila bombardée sainte plus tard exigeait de ses novices qu’elles récurassent réfectoire et dortoirs par manière d’initiation mystique / Celui qui n’a qu’une femme dans sa vie mais devinez laquelle / Celle qui lévite sans lâcher la laisse de sa chienne Lassie connue pour sa fidélité à la télé / Ceux qui voient en la femme l’éternel retour du Big Bang / Celui qui prétend que Béatrice Dalle peut aussi te valoir le paradis via le purgatoire / Celle qui ne s’en laisse pas conter à la canasta quand Béa triche /  Ceux qui estiment qu’une joint venture spirituelle entre la notion bouddhiste de bienveillance et le vecteur d’altruisme modélisé par les neurosciences optimise un bilan top gagnant à finaliser avant le prochain sommet de Davos / Celui qui ne pense pas que Matthieu Ricard et son ami Alexandre Jollien soient prêts à un plan paintball/  Celui qui est bienveillant par dandysme moral / Celle qu’on appelle quand l'oncle Beppo remonte sur l’arbre à vociférer « Io voglio una donna ! » / Ceux qui ont en eux un Gandhi enfoui mais à présent faut creuser les amis / Celui qui aime son prochain comme lui-même et plus si affinités à la prochaine / Celle qui te soulage de tes soucis et de tes six sous / Celles qui sont tellement bonnes qu’on en mangerait,etc.

  • Günter Grass en Cassandre

    Unknown-3 2.jpeg

     

    Cette année-là, le grand écrivain allemand jouait plus que jamais  les empêcheurs de ronronner. L’Appel du crapaud, sa dernière fable romanesque faisait écho, sous forme satirique, aux retrouvailles germano-polonaises et autres bouleversements contemporains. Rencontre à Paris, en septembre 1992.

    Günter Grass a l'âge de la retraite, mais l'auteur du tonitruant Tambour n'est pas du genre à s'empantoufler. Jamais, à vrai dire, sauf au temps de ses pérégrinations politiques dans la foulée de Willy Brandt, il n'avait traité un thème aussi «à chaud» que dans son dernier roman, L'appel du crapaud, qui paraît aujourd'hui même. Au cœur de ce livre acide et tendre, noir et drôle, bouillonnant de lave historique en fusion: les retrouvailles germano-polonaises et ce qu'elles impliquent de tractations économiques et de drames humains. Né à Dantzig en 1927, jeté sur les routes de l'exil dans la double honte de la défaite et de l'infamie nazie, Grass a vécu dans sa chair la déchirure qu'il raconte. LA question de la réconciliation l'a hanté. Et son corollaire: par où commencer? Quant à LA réponse qu'il a imaginée, elle est digne de ce visionnaire. Ainsi l'Adam et l'Eve vieillissants de «L'appel du crapaud», la Polonaise Alexandra et l'Allemand Alexander, tous deux natifs de Gdansk/Dantzig, imaginent-ils, pour inaugurer la réconciliation, de fonder une Société germano-polonaise des cimetières visant au rapatriement des personnes déplacées en terre natale. Bel idéal, mais bientôt dévoyé. A grand renfort de marks écrabouilleurs et de joint-ventures obscènes, ce tourisme posthume (une espèce de Club Med du cimetière de concentration) connaît un développement fulgurant, qui tourne à la recolonisation larvée, au dam de ses fondateurs. Le lecteur appréciera la fable...

    Quant à Günter Grass, que nous avons interrogé lors de son bref séjour parisien, il nous a prouvé une fois de plus que rien de ce qui arrive dans le monde ne lui est décidément étranger. 

      — Comment percevez-vous climat actuel en Allemagne?

       Tout est maintenant perturbé par les séquelles de la réunification, dont le processus n'est qu'une suite de stupidités. Le Mur est certes abattu, mais un nouveau clivage, social, sépare l'Allemagne. De plus, le fédéralisme en a pris un coup: le pouvoir central de Bonn s'est renforcé, dont les mauvaises décisions sont d'autant plus fâcheuses. Et puis on constate à quel point, depuis les explosions racistes et xénophobes dans les nouveaux Länder, les néo-nazis ouest-allemands, qui paraissaient jusque-là sous contrôle, ont su profiter de la situation. Enfin, je déplore un autre phénomène, qui ne concerne pas que l'Allemagne mais aussi la France, et c'est la tentative de liquider le contre-pouvoir de gauche, avec la complicité autodestructrice de la gauche elle- même. Je crains qu'on ne le regrette avant longtemps, car les partis bourgeois ne sont pas en mesure de venir à bout de l'extrême droite, comme l'Histoire l'a déjà montré. Ce qui m'inquiète particulièrement, c'est que l'extrême droite ne draine plus seulement les vieux nostalgiques, comme naguère, mais attire désormais de jeunes intellectuels ou pseudo-intellectuels cyniques. Autre chose me désole: qu'un certain nombre de politiciens des partis bourgeois tentent d'utiliser le spectre de l'extrême droite de manière purement opportuniste. Par exemple, le ministre de la Défense actuel, qui est aussi secrétaire général de la CDU, a été le premier à monter en épingle le thème de l'asile dans sa campagne électorale, d'une manière tout émotionnelle. Celui qui veut attaquer l'extrémisme de droite, en Allemagne, devrait viser le sommet plutôt que la base: c'est là que se situent les responsables.

    — Quelle solution préconisez- vous en ce qui concerne les requérants d'asile?

    — Je suis totalement opposé à la modification de la loi, parce que celle-ci est un acquis estimable de la Constitution allemande. D'ailleurs, ladite modification ne changerait rien au problème. Je pense que l'Allemagne doit décider si elle est un pays d'accueil, oui ou non. Le seul problème est de fixer des quotas, comme cela se fait au Canada ou en Australie. Ce qu'il faut bien se dire, c'est que nous devrons apprendre, dans toute l'Europe, comment vivre avec les gens du tiers monde et les personnes déplacées de partout. Veut-on moins de réfugiés? Alors agissons sur place, en Inde, au Pakistan ou en Afrique noire, multiplions par dix notre aide ridicule au tiers monde, enfin travaillons dans la concertation et non comme l'Europe actuelle, qui traite ces problèmes; d'une manière différenciée et totalement chaotique.

        Qu'avez-vous pensé de l'attitude de l'Allemagne dans la genèse de la désintégration de la Yougoslavie?

         J'ai pensé qu'il était faux que l'Allemagne fasse le premier pas dans; la reconnaissance de la Slovénie et de la Croatie. Je crois que là aussi il devait y avoir concertation entre les pays européens, qui auraient dû reconnaître tous ensemble, par la suite, la Bosnie. La deuxième erreur fut que le ministre allemand des Affaires étrangères, M. Genscher, un homme certainement méritant, s'est comporté de manière irresponsable en se retirant au moment le plus difficile et en abandonnant son office à un débutant. Cela dit, le comportement des pays ouest-européens dans l'affaire yougoslave relève du scandale. Il prouve que l'Europe n'existe que sur le papier. L'Europe: n'a montré aucune cohérence dans sa politique extérieure, incapable ne fût-ce que de faire respecter un boycott... .      

          La politique a pris beaucoup de place dans votre vie. Que vous a-t-elle apporté en tant qu'écrivain?    

       Par le travail politique direct, ou mes déplacements liés à des campagnes électorales, j'ai appris à connaître les provinces allemandes. Je suis allé dans des régions où les écrivains mettent rarement le nez. Je me suis familiarisé avec des phénomènes sociaux et politiques qui se développent à la base. Pour un écrivain, il est aussi important d'entendre parler les gens. Dans «L'appel du crapaud», j'essaie d'ailleurs de rendre, à travers la langue des personnages, le choc des cultures et la nuance des mentalités. 

         Cette sensibilité aux événements contemporains est-elle répandue chez vos confrères?

         Je crois qu'une bonne partie de la littérature germanique est actuellement secouée par les changements de ces trois dernières années. C'est un processus encore imperceptible en Europe, même en France, où les écrivains ne semblent pas avoir réalisé que des bouleversements étaient survenus dans leur propre pays! L'un des signes de ce chambardement tient au fait que le centre de l'Europe s'est déplacé à l'Est, de Paris vers Prague. On a trop longtemps oublié qu'il existait un champ de culture, de Cracovie à Dresde ou de Prague à Budapest, d'une grande fécondité. On va le redécouvrir.Ce n'est pas un hasard si deux de mes personnages parlent un allemand à coucher dehors, mais à la fois enrichi, rendu plus plastique et plus sensuel, doucement violé par la langue polonaise. Ce métissage est prolongé, d'une autre façon, par le personnage de Chatter- jee, Bengali buveur de bière et grand amateur de Kipling qui entreprend de promouvoir l'usage du cyclo-pousse dans les villes de l'Est (solution économique) et de l'Ouest (solution écologique), et dont l'entreprise florissante investit les ex-chantiers Lénine chers à Solidarnosc. Ainsi deux utopies se rejoignent- elles, tandis que coasse mon sympathique crapaud de malheur...

    Günter Grass. L'appel du crapaud. Traduit de l'allemand par Jean Amsler, Editions du Seuil, 1992,252 pages.