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  • Mémoire vive (86)

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    Evoquant le tombe d’Homère qu’il retrouve, perdue dans les hauteurs del’île d’Ios si présente à mon souvenir, Christoph Ransmayr écrit ceci qui me rappelle la Grèce sous le ciel des Cyclades, telle exactement que nous l’avons connue en nos jeunes années : « À travers le bruissement du vent, j’entendais confusément les si nombreuses voix qui s’étaient élevées au fil des millénaires et jusqu’à aujourd’hui pour affirmer qu’un homme appelé Homère devait forcément être immortel du simple fait qu’il n’avait jamais existé. Nul homme, nul poète ou conteur ne pouvait avoir eu la force d’engendrer à lui seul une foule pareille de héros, de dieux, de guerriers, de créatures vouées à l’amour, au combat, au deuil, nul ne pouvait avoir eu la force de chanter la guerre de Troie et les errances d’Ulysse en usant pour ce faire de tonalités, de rythmes si divers, d’une langue aux nuances si infiniment variées, non, cela ne pouvait avoir été que l’œuvre de toute une théorie de poètes anonymes, d’aèdes qui s’étaient fondus peu à peu en une forme fantomatique baptisée Homère par les générations ultérieures. Dans cet ordre d’idée, un tombeau édifié il y a deux ou trois mille ans surl’île d’Ios ou sur quelque bande côtiètre de l’Asie mineure ou du monde des îles grecques ne pouvait être qu’un monument à la mémoire de conteurs disparus. »

    Or je viens de recycler ce que nous aurons ressenti, nous aussi, sur l’ile d’Ios, à la fin des années 60, dans mon roman en chantier où je prête ce souvenir à Léa, cependant transposé en Crète : 

    « En Crète, à l'époque, on peut se baigner nu dans les criques, en évitant les lieux visibles des villageoises en noir ou des pêcheurs et plus encore: de quelque pope passant là-haut, mais Léa et Théo n'en feront pas une affirmation de liberté pour autant et le nudisme collectif leur disconvient comme tout ce qui leur semble grégaire ou forcé.

    Cependant l'eau tôt le matin y est si pure que le premier bain se fait volontiers à poil, avant que la grande chaleur de midi ne les pousse à se replier dans une caverne fraîche sentant la pierre acide, et lire alors, à l'ombre claire, quelque bon livre en format de poche est un bonheur relevé par le goût des figues de barbarie qu'on a cueillies en passant dans le jardin de la vieille Maria.

    Un parfum à la tomate rappellera à Léa cette félicité ultramarine d'après l'époque des colonels, ou l'Italie des marchés, les couleurs de Bali ou la Souabe des gazons forestiers traversés par le jeune Danube, les petits lacs danois fleurant la fougère, les effluves floraux des jardins de Seebüll et tout ce qu'on peut dire lustral et vert ».

    °°°   

    images-13.jpegChaque récit de cet Atlas d’un homme inquiet commence par l’incipit m’évoquant la formule « J’étais là, telle chose m’advint », mais c’est ici un « je vis » auquel la traduction française donne le double sens de la vue et de la vie : « Je vis le séjour d’un dieu par 26° 28 ‘ de latitude sud et105° 21’ de longitude ouest : loin, très loin dans le Pacifique, une île rocheuse prise dans un tourbillon d’oiseaux de mer », « Je vis une silhouette lointaine devant une tour de guet délabrée de ce rempart de près de neuf mille kilomètres de long appelé Wànli Chang Chén – mur inconcevablement long  dans le pays de ses bâtisseurs, muraille de Chine dans le reste du monde », « Je vis une tombe ouverte à l’ombre d’un araucaria géant », « Je vis un serveur s’étaler de tout son long sur le parking d’un café de la ville côtière californienne de San Diego », « Je vis une chaîne de collines noires, rocheuses, sur laquelle déferlaient des dunes de sable », « Je vis un taureau de combat noir andalou par un radieux dimanche des Rameaux aux grandes arènes de Séville », « Je vis une jeune femme dans un couloir d’une éclatante propreté du service psychiatrique d’un établissmeent nommé Hôpital du Danube, un vaste complexe de bâtiments situé à la lisière est de Vienne », et ainsi à septante reprises et en septante lieux de la planète et des temps alternés de la splendeur naturelle et de la guerre des hommes, de la forêt pluviale et d’un chemin de croix, sur une place de village autrichien où un vieil homme qui fait semblant de dormir ne fait pas semblant de mourir, et  c’est le monde magnfié malgré le Laos défolié par les bombardiers, c’est l’humanité partout accrochée à la vie : « Je vis une chèvre noire au bord d’un court detennis envahi par les roseaux », « Je vis un gilet de sauvetage rougeau bord d’un champ d’épaves flottant dans l’océan indien », « Je vis un homme nu à travers mes jumelles de derrière un fourré de buissons-ardents poussiérieux où je me tenais caché »,  « Je vis une femme éplorée dans la sacristie de l’église paroissiale de Roitham, un village des préalpes autrichiennes d’où l’on avait vue sur des massifs portant des noms tels que monts d’Enfer et monts Morts », « Je vis une étroite passerelle de bois qui menait dans les marais de la mangrove sur la côte est de Sumatra », «Je vis une fillette avec une canne à pêche en bambou au bord de la rivière Bagmati, à Pashupatinath,le secteur des temples de Katmandou », « Je vis des îles de pierres plates émergeant de l’eau lisse du lac Kunming au nord-ouest de Pékin », et chaque fois c’est l’amource d’une nouvelle histoire inouïe...

     

    1941565_10206467175545032_552232758446146429_o.jpgMais où se trouve-t-on donc ? Dans un film de Werner Herzog ou dans un recueil de nouvelles de Dino Buzzati ? Dans un roman de Joseph Conrad ou dans un récit de pêche de Francisco Coloane ? À vrai dire nulle référence, nulle influence, nulle comparaison sont de mise, ou au contraire : des tas de comparaisons et de correspondances, quantité d’images en appelant d’autres et d’histoires nous en rappelant des nôtres,  se tissent et se tressent dans ce grand livre hyper-réel et magique à la fois, accomplissant le projet d’une géo-poétique traversant le temps et les âmes, évoquant les beautés et les calamités naturelles avec autant de précision et de lyrisme qu’il module pudeur et tendresse dans l’approche des humains de partout, pleurs et colère sur les ruines et par les décombres des champs de guerre, jusqu’à l’arrivée sur le toit du monde : « Je vis trois moines en train de marmonner dans unegrotte surplombant un lac de montagne aux rives enneigées, à quatre millemètres d’altitude, dans l’ouest de l’Himalaya », etc.  

    °°°     

    Il y a, dans l’Atlas d’un homme inquiet, une qualité de rêverie sans pareille aujourd’hui, et qui va tout à fait dans le sens de ce que je recherche avec mon roman, par des chemins évidemment différents. Plus que Sebald, Ransmayr a le sens de la narration et du mythe, avec une porosité dans la perception et une poésie expressive sans limite. Ransmayr est plus poète et plus philosophe, mais aussi plus reporter et plus mondialement documenté que Sebald, Thomas Bernhard ou Peter Handke. De ce club germanique, plus particulièrement ,il me semble l’auteur le  plus complet.  

    °°°

    À l’éveil me viennent des idées claires et nettes, qui sont comme des messages d’extrême lucidité à noter (même mentalement) aussitôt. Ainsi m’arrive, ce matin , la pensée selon laquelle je ne supporte pas la malhonnêteté, à commencer par la malhonnêteté intellectuelle. 

    Je ne sais trop à quoi cela tient, mais c’est comme ça. Cela me revient à propos de mon litige avec quelqu’un, que j’ai bousculé récemment à cause de ce qui me paraît, chez lui, de la complaisance opportuniste. Quitte à lui paraître un vieil emmerdeur, dangereux en outre par sa façon de tout balancer dans ses carnets publiés, je m’en tiens à ma position que j’estime relevant de l’honnêteté. 

    Ceci dit je ne veux pas jouer au plus pur, je me sais parfois blessant et je ferai un peu plus attention, désomais, dans l’implication ad personam des gens ; mais si le quelqu’un en question me rejette pour quelques mots un peu vifs à son égard, après tant de bons et loyaux services de ma part,  tant pis pour lui.   

    °°°

    L’époque est à la prolifération du bavaradge et de l’indiscrétion, qui incite à la plus attentive protection de la sphère privée et de l’intimité. Ceci n’excluant pas qu’on s’expose, sur les réseaux sociaux et autres blogs, avec autant de franchise, quand elle s’impose, que de réserves’il le faut.  

    °°°

    Proust2.jpgMarcel Proust dans Le temps retrouvé : « Les êtres les plus bêtes, par leurs gestes,leurs propos, leurs sentiments involontairement exprimés, manifestent des lois qu’ils ne perçoivent pas, mais que l’artiste surprend en eux. À cause de ce genre d’observations, le vulgaire croit l’écrivain méchant, et il le croit à tort car dans le ridicule l’écrivain voit une belle généralité, il ne l’impute pas plus à grief à la personne observée que le chirurgien ne la mésestimerait d’être affectée d’un trouble assez fréquent de la circulation. Aussi se moque-t-il moins que personne des ridicules. Malheureusement il est plus malheureux qu’il est méchant : quand il s’agit de ses propres passions, tout en en connaissant aussi bien la généralité, il s’affranchit moins aisément des souffrances personnelles qu’elles causent ».

     

    °°° 

    D’un autre point de vue il y a, chez l’écrivain le plus ardent, une méchanceté particulière comparable à celle du plus ardent chrétien.

     

    Unknown-3 2.jpegÀ La Désirade, ce lundi 13 avril. – Chose tout à fait inattendue : la rédaction de 24 heures me téléphone pour me demander de rendre hommage à GünterGrass qui vient de défunter alors même que je me demandais l’autre jour quand il avait quitté ce bas monde. 

     

    Cela m’ennuyait un peu d’avoir à travailler par ce beau soleil, mais j’ai accepté en me disant que cela me permettrait de faire le point sur cet auteur, et d’autant plus que j’avais exhumé, il y a deux semaines de ça, l’entretien que nous avons eu en 1991 à Paris à propos du roman que l’écrivain venait de publier, L’Appel du crapaud, évoquant la réunification des deux Allemagnes. J’ai donc passé la fin de la matinée à rafraîchir ma documentation, et j’ai livré mes papiers avant six heures, comme promis.  

    Ma consoeur Florence,  visiblement satisfaite de mon travail, a cru me réjouir en m’annonçant que cette page serait reprise par La Tribune de Genève, ce qui ne me vaudra évidemment pas un dinar de plus alors que ce journal, qui a repris tant de mes textes quand ça l’arrangeait, n’a pas consacré une seule ligne à L’échappée libre, excusable évidemment du fait qu’il ne dispose plus d’un seul chroniqueur littéraire digne de ce nom dans ses rangs. 

    Voilà où nous en sommes d’ailleurs en Suisse romande, où le moindre livre était accueilli, il y a trente ou quarante ans, par une quinzaine de recensions, bonnes ou moins bonnes mais régulières et attentives, alors que de nos jours la vraie critique littéraire, qui ne soit pas à la remorque de la mode ou de la pub, se réduit à peau de chagrin, entre un hebdo encore un peu substantiel et quelques passables émissions de radio, mais quasiment rien à la télé sauf pour des événements, et de moins en moins de chroniques personnelles et fiables, pratiquant de bonne foi l’éloge ou le décri, alors que, fleurons fanés d’une grisaille traditionnelle en nos contrées où l’on affecte de défendre la seule Vraie Littérature selon les codes de la paroisse académique locale, les bas-bleus du Temps n’en finissent plus de manier l’éteignoir en bonne tradition calviniste mortifère - la mère supérieure de cette chapelle se faisant un pieux devoir de boycotter tous mes livres depuis quinze ans...

    Or notre pays est créatif à de multiples égards, et notre littérature survit en dépit d’une relève sporadique – le jeune cinéma est autrement entreprenant -, et les librairies ne désemplissent pas plus que les théâtres ou les salles de concert. Mais l’incuriosité, la paresse et le manque de générosité des supposés professionnels, sans parler des jalousies tétanisantes du milieu littéraire,  aboutissent à cette incompétence satisfaite et cette clinquante médiocrité réduisant le livre à un produit supposé « cartonner ». 

    °°° 

    Cavallo.jpgDans son Contre Venise, Régis Debray pose à l’homme de goût pour nous assener qu’aimer Venise est faire preuve, précisément, de mauvais goût. Ce qu’il prouve surtout, c’est qu’il n’a rien vu, rien senti, rien flairé, rien écouté, rien aimé de Venise et de sVénitiens. Sa détestation de Venise n’est pas plus intéressante, en tout cas, que la fascination conditionnée des touristes qu’il conchie comme s’ils étaient tous des veaux. En outre dire qu’on est « plutôt Naples » que Venise relève d’une autre forme de jobardise à la française, qui veut qu’on soit« plutôt Montaigne » que Pascal, ou le contraire, plutôt « Rousseau que Voltaire », en attendant que tous, comme un seul, se disent CHARLIE…

    En ce que me concerne, je ne me reconnais ni Charlie ni Venise plus que Sienne ou Séville, même si j’ai passé en novembre dernier dix jours parfaits en la Sérénissime et malgré l'absence de celle avec qui voyager a été un bonheur de Buicourt en pays de Bray à Camperduin le long des polders, ou de Rome à Carvoeiro. 

    Bien entendu, Régis Debray a raison de décrier les masques factices d’un mythe et les postures de commande liées à une espèce de show permanent, mais il y a de la vie à Venise et le génie diffus mais persistant d’un lieu à nul autre pareil, fût-ce à l’écart du Rialto et de la place Saint-Marc, il y a Venise et les Vénitiens, mais aussi nos frères humains en visite et dont l’émerveillement n’est pas que d’imitation servile - et vivement qu’on se fasse le voyage de Venise à Rimini et d’Urbino à Amalfi via Roma et Napoli…

     

    °°°

    Reprenant hier Bouvard et Pécuchet, je m’esclaffe en retombant sur certaines pages réellement hilarantes, qui me font penser que suis vraiment tombé pile en comparant MichelOnfray à ces deux jobards. De fait, la façon du « philosophe » de sepâmer devant tel végétal manifestant la volonté de puissance de la nature , ou tel mystère lié à la migration desanguillles, est tout à fait comparable à l’élan des compères découvrant les merveilles du potager et s’exclamant : «Tiens des carottes ! Ah, deschoux ! » 

    °°°

    J’ai décidé ces jours de ne plus procéder, sur Facebook, à aucune notification personnelle. Que les gens viennent si ça leur chante, sinon tant pis : je vais cesser de les héler…

    J'ai l'air de faire des manières, mais il y a longtemps que je m'interroge sur les mécanismes de la relation virtuelle, tenant un blog depuis dix ans après avoir pratiqué les forumslittéraires de Hotmail. En ce qui concerne Facebook, que je croyais d'abord réservé aux ados, et que François Bon m'avait recommandé, j'y ai trouvé un assez formidable lieu d'expression et d'échanges, avec des gens de toute sorte dont certains sont devenus de vrais amis - quand il ne l'étaient déjà auparavant. Cela étant, et notamment en laissant mon profil absolument ouvert à tous, j'ai de plus en plus conscience du côté superficiel, à coups de clics et de like, de ce forum aux allures fréquentes de fous-y-tout et n'importe quoi, qui dilue complètement toute attention vraie et tout échange réel. 

    Dans le même méli-mélo, les notifications deviennent, me semble-t-il, des appels du pied de plus en plus mécaniques voire intrusifs. En fait, on ne devrait signaler un texte qu' à deux ou trois personnes supposées y trouver un réel intérêt, mais celles-là sont le plus souvent attentives, alors à quoi bon? 

    Bref, je ne voudrais pas en faire un plat, même s'il y a un roman à écrire sur cette nouvelle forme de communication et ses formidables malentendus, mais je pense que cela mérite réflexion...

     

    °°° 

    101321268_o.jpgÀ La Désirade, ce vendredi 24 avril. – Les dernières nouvelles du monde sont affreuses, l’Europe du nord se comporte en parvenue d’une hypocrisie abjecte, feignant de s’alarmer de ce qui se passe sur les côtes italiennes ou grecques non sans continuer de faire la leçon aux Européens du sud sans manifester la moindre solidarité réelle; et qui sait ce que nous préparent les populistes suisses, jouant sur le même égoïsme et le repli frileux ?  

    Mais quel bonheur , en ces journées de printemps, de retrouver nos jeunes gens ! Avant-hier c’était notre belle blonde de retour de Thaïlande où elle s’est octroyée dix jours de béatitude avec son jules en prépa de thèse humanitaire à Bangkok, et voici notre jolie noiraude revenant à son tour avec son barbudo de leur voyage de noces au Costa Rica, où ils se sont délassés sous le regard plus ou moins allumé des paresseux. 

     

    Et faut-il en avoir honte ? Que non pas : juste reconnaissance. Gracias a la vida.

     

    Il fait ces jours, à La Désirade, un temps de redoux printanier et de relance florale intense, sur fond d’immensités bleutées ; hier, le temps d’un instant, le passage d’un aigle en vol rasant m’a valu une pointe d’angoisse alors que le sieur Snoopy vaguait un peu dans l’alpage voisin, mais non : fausse alerte, le rapace n’aura pas emporté notre petit chasseur qui, lui n’épargnerait pas le moindre mulot...

    °°°         

    Désirade777.jpgLes beaux jours s’y prêtant et me bonne amie se trouvant aux States auprès de sa famille américaine, je dépoussière nos bibliothèques sans cesser de penser au trésor anéanti de Lambert Schlechter, dont les images de l’antre à bouquins soudain ravagé par les flammes et l’eau m’ont réellement bouleversé, sans même penser à la valeur particulières des ouvrages qu’a rassemblés ce fou de livres collectionneur et bibliophile. 

     

    Un effroi plus élémentaire, à vrai dire physique, m’a saisi, que ne peuvent concevoir ceux qui n’ont pas ressenti cette étrange contiguïté d’une bibliothèque et d’un corps, qui échappe à toute évaluation chiffrée. 

     

    Or cela pèse-t-il ? Nos chers bouquins pèsent-ils du moindre poids au moment où des centaines, des milliers de migrants sans défense se noient ou périssent brûlés dans des barcasses affrêtées par des mafieux sans scrupules au bénéfice de réseaux protégés par les plus hautes instances ? Et le bonheur de nos enfants, ou le nôtre, n’ont-ils pas quelque chose d’indécent par rapport à l’effondrement et à la dévastation des pays dont le calamiteux BHL se plaint de ne plus les trouver « si jolis » ?

             

    Par manière de solidarité, quelque peu dérisoire et sans penser du tout à dorloter ma bonne conscience, je ferai l’envoi ces prochains jours de quelques livres bien choisis à Lambert, pour lui rendre le printemps moins lourd. Tiens, voilà le volume de La Pléiade consacré aux philosophes taoïstes, qu’il mérite bien plus que moi après ses mémorables Lettres à Chen Fou. Coïncidence : ce dernier livre a paru à l’Escampette où avait été publié mon anthologie des écrits de Charles-Albert Cingria, dont le stock est parti en fumée il y a quelques années. Or il m’en reste deux exemplaires : j’en envoie donc un au poète sinistré…




  • Camus ressuscité

     

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    On découvrait avec émerveillement, en 1994,  le roman inachevé d'Albert Camus. Bien tardive, chichement introduite et cependant réjouissante: la publication du Premier homme révélait le premier jet, souvent magnifique, de ce qui devait constituer «l'éducation sentimentale» du grand écrivain.

    Lorsque nous avons appris que les Editions Gallimard allaient publier, trente-quatre ans après, qu'on en eut retrouvé le manuscrit dans la sacoche de l'écrivain, le texte du roman inachevé sur lequel AlbertCamus travaillait quand la mort le faucha, nous imaginions un brouillon dont l'intérêt mineur justifiait en somme qu'on en ait différé la publication. 

    le-premier-homme.jpgOr, Le premier homme est beaucoup plus qu'une vague esquisse: c'est un premier jet représentant déjà quelque 250 pages imprimées, organiquement structurées et contenant d'admirables évocations des années d'enfance de l'écrivain, d'une saveur et d'une truculence le disputant à de superbes envolées lyriques ou sensuelles, et des confessions intimes d'une poignante qualité d'émotion. 

     

    En 1960, Albert Camus entamait sa quarante-septième année. Mondialement consacré par le Nobel (qu'il n'avait brigué d'aucune manière, soit dit en passant), il n'en confia pas moins à l'époque, à un ami, que son «œuvre véritable restait à faire». Au premier rang de ses préoccupations du moment, parallèlement aux événements d'Algérie et à la tournée des Possédés (laquelle l'amena à Lausanne en octobre 1959), figurait la composition de ce Premier homme qu'il appelait lui- même son «éducation sentimentale» et où il comptait mêler leroman de son propre apprentissage à la saga algérienne.

     

    «Recherche d'un père»

    Très autobiographique dans la partie qui nous reste, le roman esquissé contient deux parties (sur les trois qu'annoncent certains plans), respectivement intitulées Recherche d'un père et Le fils. 

    Dans la première partie, quarante ans après la mort de son père au champ d'honneur, Jacques Cormery se rend en pèlerinage sur sa tombe et décide soudain d'en savoir  plus sur ce jeune homme qui l'a engendré un an avant de tomber (à moins de trente ans) dans les premiers mois de la Grande Guerre, loin de Mondovi où il gérait un petit domaine.

    Là-dessus, plus que son père, c'est sa propre enfance que Jacques retrouve à Alger auprès de sa mère et de son oncle Ernest: tout un monde marqué par la pauvreté et le statut particulier des Algériens français sans mémoire collective, à la fois en porte-à-faux et nourris à deux sources.

    Se déploient alors, sur l'arrière-fond dramatique d'un présent où se multiplient les attentats, les chapitres de la superbe première partie relevant d'une sorte d'Amarcord nord-africain. Y apparaissent les figures de la mère tout humble et silencieuse, à «l'amour muet» de laquelle Camus rend le plus bel hommage, et de la grand-mère despotique («La grand-mère, tyran, mais elle servait debout à la table», note l'auteur sur un feuillet annexe); le très pittoresque oncle Ernest sourd et ne sachant que cent mots mais emmenant son neveu sur son dos à la nage ou dans ses épiques parties de chasse; le très fraternel Monsieur Bernard, instituteur aidant ses garçons pauvres les plus zélés à décrocher des bourses d'études; ou enfin, plus flou, le père mythique qui n'a légué à son fils que l'horreur de la peine capitale après qu'il eut assisté à l'exécution d'un criminel. 

    Si la première partie se déroule au fil de longs retours amont, la suivante reprend le cours naturel du temps, dès le départ de Jacques au lycée, premier pont-levis jeté de la «forteresse de la la pauvreté» sur l'«autre monde». Brassant la «poésie profonde de l'école» et les premiers émois amoureux de l'adolescent, la prise de conscience de son état de fils d'émigrés «obscur à soi-même» et l'avidité existentielle de ce «révolté contre l'état mortel du monde» baignant avec volupté dans «l'adorable vie», fou de football et de lecture aussi, ces chapitres réunis sous le titre Le fils s'interrompent soudain sur un paragraphe auquel la mort de Camus donne un relief particulièrement émouvant, Jacques y étant comparé à «une lame solitaire et toujours vibrante destinée à être brisée d'un coup»... 

    Quoique le texte nous frustre parfois par ses lacunes et son arrêt final, il nous laisse imaginer, par son élan et ses beautés, le grand livre dont la mort de l'écrivain nous a privés. La découverte de ces pages comme jaillies des grands fonds psychiques en amples coulées (on a évoqué Faulkner à leur propos, mais c'est plutôt les vertigineuses plongées dans la mémoire d'un Thomas Wolfe qu'elles rappellent) et en évocations merveilleusement vivantes, nous tient lieu de vivifiante consolation... 

    Albert Camus, Le premier homme. Gallimard. Cahiers Albert Camus No 7, 331 pages.

     

     

    quote-ceux-que-j-aime-rien-ni-moi-meme-ni-surtout-pas-eux-memes-ne-fera-jamais-que-je-cesse-de-les-albert-camus-194314.jpgEntre tergiversations et lacunes

    Après lecture du Premier homme, la première question qui se pose est de savoir pourquoi un texte d'un tel intérêt — et non seulement pour les férus camusiens — ne se trouve révélé au public que trente-quatre ansaprès la disparition de l'écrivain? Découvert dans la sacoche qu'Albert Camus tenait près de lui dans la Facel-Vega de Michel Gallimard au moment de sa mort accidentelle, le 4 janvier 1960, le texte s'est trouvé, depuis lors, aux mains de la veuve du défunt, puis de son héritière. 

     

    À l'origine, cependant, la décision de ne pas publier ce document fut prise conjointement par RobertGallimard et Roger Grenier, proches amis de Camus, qui craignaient que l'arrière-plan algérien de l'ouvrage n'exacerbe les passions de l'époque. Or, même tenant compte de la violente polémique visant Camus dans les années 60, les connotations politiques du Premier homme paraissent bien ténues et ne justifient guère trente ans de placard! Par ailleurs, la lisibilité des 144 pages manuscrites, parfois chargées d'ajouts et de mots raturés, aurait constitué l'autre obstacle à cette publication. Ces explications, obtenues chezGallimard, laissent pourtant perplexe. 

     

    Enfin, si l'on sait gré à Catherine Gallimard d'avoirconsacré deux ans à établir le texte disponible aujourd'hui, l'on regrette que celui-ci ne soit ni préfacé ni mis en perspective d'aucune façon. Faute de notes explicatives, le lecteur non initié ne comprendra pas bien la raison de la publication, en fin de volume, de la merveilleuse lettre de Louis Germain à son «gentil petit bonhomme» gratifié du Nobel, alors qu'il eût été facile depréciser le lien entre ce personnage clé des débuts de Camus dans la vie et le Monsieur Bernard du Premier homme.

    De même, les initiales J.G., figurant en tête d'unchapitre, et désignant Jean Grenier, autre mentor de Camus, ne sont guère mieuxexplicitées. Dommage pour la mémoire de Camus et cette apparence de coup éditorial...


    (Ce texte a paru en date du 12 avril 1994 dans le quotidien 24 Heures)

  • Un témoignage d'humanité

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    Tandis que son dernier roman, Le trajet d'une rivière, se trouvait plébiscité par les lecteurs, Anne Cuneo évoquait, au tournant de 1994, sa position d'écrivain dans notre pays. Elle est décédée le 25 février 2015.

    La Suisse demeure, en dépit de certaines tensions, un carrefour-échangeur de cultures et, fût-il à revivifier, un foyer de fédéralisme. Or il est des auteurs, dans ce pays, qui incarnent particulièrement ce brassage et cette recomposition. Ainsi d'Anne Cuneo, aussi bien connue des téléspectateurs romands pour la correspondance qu'elle assure à Zurich que par ses lecteurs des deux rives dela Sarine et par les amateurs de théâtre ou de cinéma qui ont vu ses pièces ou ses films.

    Et de fait, à côté de récits autobiographiques marqués par son origine italienne et le besoin impérieux d'accorder le métier de vivre et le métier d'écrire («Gravé au diamant», «Mortelle maladie»,«Portrait de l'auteur en femme ordinaire») ou la cruelle épreuve du cancer(«Une cuillerée de bleu»), Anne Cuneo n'a cessé de pratiquer le décentrage. 

    De migrations en dérives tous azimuts (à Paris avec «Passage des panoramas», à Cuba dans «Hôtel Vénus», à Londres pour «Station Victoria», en Tchécoslovaquie dans «Prague aux doigts de feu»), l'auteur atteint, avec «Le trajet d'unerivière», une sorte de plénitude rayonnante où le destin d'un beau personnage cristallise ce qu'on peut déclarer un idéal européen, sans démagogie opportune.

    Est-ce à dire que, de Marx dont la militante de gauche se réclamait en ses écrits de jeunesse, aux musiciens du siècle de Shakespeare dont Francis Tregian, son héros, se fit le collectionneur-copiste éclairé, le trajet d'Anne Cuneo l'ait conduite loin des contingences terrestres? Bien au contraire: c'est sans doute dans ce dernier livre qu'Anne Cuneo nous paraît infuser le plus de vie à sespersonnages et à ses idéaux. 

    —  Ecrire en Suisse revêt-il pour vous un sens particulier?  

    images-12.jpeg—  Je ne ferai pas le plaisir aux chauvins d'affirmer que je ne puis écrire qu'en Suisse... et sans doute aurais-je écrit autre chose si j'avais vécu à Milan,Londres ou Paris. Mais, par rapport à Paris, justement, j'aimerais dire qu'écrire en Suisse aujourd'hui, avec les éditeurs que nous avons et les auteurs qui se manifestent, est plus stimulant que ce ne le serait à Paris, où la littérature me semble accuser un terrible appauvrissement. Bien entendu, comme tout le monde, j'ai apporté mes premiers manuscrits à Paris, où j'ai été reçue avec une morgue incroyable. Dès mon premier livre, qui a été mieux vendu par Rencontre qu'il ne l'aurait été par un éditeur parisien, je me suis rendu compte que je serais mieux défendue en Suisse romande qu'à Paris, et d'autant plus qu'à l'époque commençaient de s'affirmer des éditeurs qui allaient fonder la réalité de la littérature romande. Ce que je regrette évidemment, c'est que les livres publiés en Suisse française ont de la peine à passer la frontière, tandis que ceux de nos confrères alémaniques font naturellement leur chemin en Allemagne. Ce qui conduit au paradoxe que je suis connue en Allemagne, par mes livres traduits, alors qu'en France je suis une parfaite inconnue. 

     — Votre origine italienne marque-t-elle encore votre relation avec laSuisse? Et comment avez-vous vécu le multilinguisme?

      — A vrai dire, je ne ressens aucune distance: je suis immergée dans la réalité qui m'entoure. Cependant, une distance subsiste, liée au fait d'un passé distinct. Si j'ai entendu, dans mon adolescence, les mêmes phrases qu'ont dû subir tous les immigrés italiens sur«les Spaghettis», dont on se demandait s'ils avaient une salle de bains, j'ai le souvenir de m'être parfaitement intégrée. A l'université, à Lausanne, le sentiment de différence terrible que je ressentais était lié au fait que je n'avais pas d'argent. J'étais contrainte de demander à mes camarades de prendre des doubles des cours du début de la journée parce que moi, de dix heures dusoir à deux heures du matin, j'allais répondre au 111 ou relever des télex. Quant à la langue, j'en ai résolu le problème avant d'écrire sérieusement. A la demi-licence, le professeur Gilbert Guisan m'a fait remarquer qu'en dépit d'une certaine maladresse de mon expression il ne s'était jamais aperçu que j'étais de langue étrangère, concluant que c'était très positif. Du coup, cela m'a donné des ailes: je crois bien que j'ai commencé d'écrire des poèmes dès le lendemain!

    – Et vos rapports avec la Suisse alémanique ?

     — Je crois qu'il y a en Suisse alémanique une attente beaucoup plus grande à l'égard des écrivains que ce n'est le cas en Suisse romande, et je présume que l'action d'un Max Frisch y est pour beaucoup. Un exemple personnel: le 20 décembre dernier, la radio alémanique me téléphone pour me demander un texte dans le cadre d'une action en faveur des Bosniaques, suite à la plainte des écrivains de Sarajevo accusant les Européens de les oublier. J'ai donc donné un poème qui a été diffusé sur les ondes et repris, ensuite, par les plus grands journaux. Depuis lors, tout le monde m'en parle, et jusqu'à des gens qui ignorent complètement mes livres. Or c'est cela même que le public, ici, attend des écrivains. Ceux-ci s'expriment très régulièrement dans les médias et participent au débat public. Un Hugo Loetscher ou un Franz Hohler sont sollicités à tout bout de champ et très écoutés.

    — Il y a vingt ans de cela, vous envisagiez le rôle de l'écrivain comme celui d'un témoin. Qu'en est-il aujourd'hui? 

    —   Si le témoignage a changé de forme, le fond demeure. Je crois que je n'ai jamais traité qu'un seul thème, découlant de la même vision de la dignité humaine: la tolérance humaniste. Mon éducation italienne est décisive en ce sens. Mon enfance a baigné dans une atmosphère marquée par l'esprit de résistance manifesté par mon père contre le fascisme. Ce n'était pas un engagement abstrait mais une question

    de survie — au sens aussi de la survie de l'esprit. Les nazis avaient brûlé les livre?: mon père était totalement imprégné par l'horreur de ce péché mortel. Et les poètes qu'on nous faisait lire à l'école, les livres de Levi, Vïttorini ou Zurlini qui dénonçaient l'imbécillité de la guerre, l'opéra où l'on m'emmenait parce qu'il parlait d'une histoire de Lombards à la première croisade, qui visait évidemment les nazis, tout cela ne pouvait que façonner l'idée que j'allais me faire du sens de l'art.

    —  La Suisse a-t-elle, selon vous, un rôle particulier à jouer à l'heure qu'il est? 

    —  Cela me semble tout à fait évident, mais alors il s'agit de retrouver ce qui fait sa particularité, qui paraît complètement échapper aux nationalistes les plus ardents. Ceux qui se complaisent dans le fameux «Y en a point comme nous», avec cette naïveté supplémentaire de croire que ce pays est à l'abri de tout, ne prennent pas suffisamment au sérieux l'idée que la Suisse peut être en effet un modèle. L'Europe sera possible dans la mesure où la Suisse a été capable de faire cohabiter un Appenzellois et un Zurichois ou un Genevois. Or ce n'est pas dans le repli frileux, mais dans l'exercice du fédéralisme et de la fraternité que ce modèle peut se trouver revitalisé. □

    Anne Cuneo: Le trajet d'une rivière, Bernard Campiche éditeur, 599 pages.

     

    Dixit Anne Cuneo:  « En Suisse, il y a un endroit où j'ai besoin de me ressourcer: c'est, à Lausanne,le bord du lac entre Ouchy et Pully. C'est le lieu que j'aime. C'est le lieu qui m'a faite. Cet attachement est lié à mon arrivée en Suisse et à un premier coup de foudre ».

  • Ceux qui ne disent pas tout

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    Celui qui s’est juré de casser le morceau mais plus tard vu qu’il est décalé / Celle qui en sait plus que ce qu’elle ignore exprès/ Ceux qui ne veulent pas en entendre parler sauf contre remboursement / Celui qui parle à demi-mot quoique voyant double / Celle qui en rajoute toujours pour qu’on ne lui en demande pas plus / Ceux qui ne diront tout que devant une salade d’avocats / Celui qui en dit plus long entre les lignes qu’en large /Celle qui se demande ce que cache tout ce qui se montre / Ceux qui cultivent l’aporie en serre tiède / Celui qui a un cheveu sur la langue de bœuf aux câpres et ça c’est la barbe / Celle qui se demande où tu vas chercher tes listes alors qu’elle a un double de la clef de la cave à brouillard / Ceux qui se vexent de ne pas être sur cette liste alors qu’il suffit d’un petit chèque et c’est réglé / Celui qui dirait bien tout s’il en savait le quart / Celle qui a tout dit au matou m’as-tu-vu / Ceux qui prétendent que Philippe Muray en a trop dit comme il a trop fumé aussi et c’est de ça qu’il est mort vous savez / Celui qui applique le charity business à sa pratique des installations lucratives en milieu humide dont il rétrocède le 10% des bénefs au commerce bio/ Celle qui a fait fortune dans l’Arte povera genre brindilles authentiques et galets d’origine  / Ceux qui se disent aussi humbles que les peuples opprimés sinon plus / Celui qui se demande si à tout prendre Naomi Klein n’est pas lesbienne / Celle qui a fait toute une théorie sur l’  « imposture contemplative et délectative » de l’art bourgeois genre Rembrandt et autres / Ceux qui aiment les petites plaquettes des petits poètes publiés par de petits éditeurs à grand prix / Celui qui estime souhaitable qu’un ministère spécial soit institué pour la défense des poètes maudits en quête d’emploi protégé / Celle qui prend un air important pour dire qu’il est important de défendre la poésie en tant qu’actant social révélateur de fractures / Ceux qui pensent avoir tout dit en rappelant que la Culture impacte l’idée d’une idée gratuite qui gagne / Celui qui se dit en quête d’une friche industrielle où sa compagne de vie chorégraphe pourrait développer leur recherche commune / Celle qui dans son groupe de libraires indépendantes défend After d’Anna Todd au titre de libérateur d’énergie égalitaires avec supplément sensuel sous contrôle / Ceux qui affirment que nous vivons dans une époque formidable sans préciser laquelle / Celui qui optimise le concept de désarroi social en tant que moteur expressif des ateliers d’écriture en banlieue / Celle qui ne va plus à la messe vu que le Groupe Expression de la paroisse s’explose à la même heure / Ceux qui vous prennent ouvertement pour des cons et le disent et vous prient de ne pas vous en formaliser question de fair-play, etc.    

  • Un clown pascalien

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    En mars 1994, Eugène Ionesco tirait sa dernière révérence sur la piste du Magic Circus   de la vie. On le rattachait au «théâtre de l'absurde», mais le grand dramaturge-moraliste défiait, à vrai dire, toute classification.

    C’est un anticonformiste déguisé en académicien, un monument clignant de l'œil, un vieux gamin cousu d'angoisse métaphysique, un jongleur de mots des bords de l'abîme, un rêveur apparemment délirant mais dont le «nonsense» ne visait qu'à démanteler la mécanique des discours creux et à mettre en évidence l'insondable étrangeté de l'existence, qui vient de disparaître en la personne d'Eugène Ionesco, mort hier à Paris à l'âge de 82 ans.

    Figure majeure du théâtre de l'après- guerre, Ionesco, né en1912 à Slatina de père roumain et de mère française émigrés à Paris, avait faits es études supérieures en Roumanie mais revint s'installer en France dès 1938.Ses premières pièces, La cantatrice chauve et La leçon, furent respectivement crées à Paris en 1950 et 1951, et lui valurent d'emblée la réprobation des bien-pensants. «Je ne crois pas que M. Ionesco ait quelquechose à dire, écrivait alors un Jean-Jacques Gautier, ponte de la critique parisienne. Je crois que M. Ionesco est un plaisantin, un mystificateur donc un fumiste.» 

    C'était ne pas voir, sous l'apparente loufoquerie des dialogues, la mise en jeu grinçante de la dégradation des rapports entre les êtres. Inspirée à l'auteur par la lecture des réparties de la méthode de langue Assimil, La cantatrice chauve, antipièce dans laquelle il n'est pas plus trace de diva qu'il n'y a de Godot dans la pièce de Beckett, met en scène deux couples, un capitaine de pompiers et une bonne dont la logique des propos dérive progressivement dans la folie, sans pour autant que le jeu ne sombre dans la gratuité.C'est que ce fol entretien, comme celui de La leçon, renvoie le spectateur à une sorte de vision hallucinée de tout ce qui se dit «dans le vide» à l'enseigne des «relations sociales» et autres «profonds échanges». 

    Confiées à la sauvegarde exclusive de Nicolas Bataille, ces deux pièces n'ont cessé de figurer, depuis 1955, à l'affiche du Théâtre de laHuchette pour le plaisir inoxydable de l'étudiant et du touriste de partout. 

    images-2.jpegDans les pièces suivantes — Jacques ou la soumission en 1950, Victimes du devoir en 1952, Amédée ou comment s'en débarrasser en 1953 — les thèmes de la prolifération des objets et de la pétrification de l'être vivant, de la culpabilité imaginaire, de la vaine agitation, de l'abrutissement imbécile, de l'ennui, de l'angoisse devant le temps qui passe ou le vide qui se creuse, de la fuite dans la violence conjugale ou guerrière, allaient conduire l'auteur des paradoxes «absurdistes» à une forme de théâtre plus «métaphysique». 

    Dans l'intervalle cependant, en 1960, Rhinocéros marque la charge la plus directe de l'auteur contre toute forme de massification totalitaire.

     

    eugene ionesco-2087664.pngEn porte-à-faux

    D'abord apparenté à l'avant-garde, aux côtés d'Adamov et de Beckett, Ionesco fut brocardé par la droite avant de susciter la réprobation croissante de la gauche. C'est que plus son oeuvre se développait, depuis Les chaises (1951), poignant dialogue d'un vieux couple confronté à la solitude et à la fin du monde, jusqu'à Macbett (1972) ou Ce formidable bordel(1973), plus elle devait se trouveren porte-à-faux par rapport à un certain théâtre engagé de l'époque, nourri de Brecht mal digéré. 

     

    En réponse à ses premiers détracteurs, Ionesco répliqua par une savoureuse moliérade intitulée L'impromptu de l'Alma (1955), où des docteurs en théâtrologie de tous bords, et tous nommés Bartholomeus, lui font gravement la leçon...

    Poète et moraliste, Ionesco disait rêver ses pièces auxquelles il ne prêtait un sens éventuel qu'après coup. Etranger à toute idéologie, il règne sur un monde dont les masques burlesques dissimulent un fonds tragique. Dans Tueur sans gages (1957), c'est à une incarnation du Mal gratuit assez terrifiante qu'il confronte le spectateur. Avec Jeux de massacre (1970), la même poignante interrogation sur le Mal et la mort se poursuit. Mais c'est probablement avec «Le roi se meurt»(1962), évoquant l'inéluctable arrachement de tout homme à ce bas monde, qu'Ionesco a touché au sommet de son inspiration et de son art théâtral. 

    L'homme sans masque

    Entré dans la prestigieuse Pléiade de son vivant (fait unique pour un homme de théâtre), Ionesco l'iconoclaste d'avant 68 fut taxé de «trahison» quand il passa l'habit vert... rejoint plus tard par son contempteur Jean-Jacques Gautier. Quand il s'en prit, dans les années 80, à la «dictature» des metteurs en scène coupables selon lui de tout réduire à la sophistication formelle ou aux chichis intellectualistes, puis quand il multiplia les assauts contre le communisme, d'aucuns conclurent au gâtisme définitif. 

    Or c'était faire trop peu de cas de l'indépendance d'esprit qu'aura toujours manifesté cet humaniste non aligné, qui n'a cessé parallèlement de poursuivre, en marge de son œuvre théâtrale, une réflexion à la fois émouvante et tonique, mordante et chaleureuse, au fil des pages de son Journal en miettes ou, plus récemment, de La quête intermittente d'où nous tirons ces quelques lignes: «C'est donc si mal que ça, si grave que ça de mourir? Oh, vous tous, vous tous, vous qui riez, gesticulez, vous n'en avez pas pour bien longtemps, non plus, vous non plus. Rajeunir à l'Eternité. Rajeunir dans l'Eternité. Rodi, ma petite fille, ma femme, je t'aime»... 

     

    Sur lui-même :  «Je suis comme un coureur de fond, arrivé,essoufflé au bout de sa course.» (1933)

     

    «Je souffre de vivre. Vouloir tant vivre, c'est une névrose;je m'accroche à ma névrose, je me suis habitué, j'aime ma névrose.» 

     

    Sur la condition humaine : «On naît pour mourir, on meurt pour être.» ( 1993) 

     

    «Il y a l'angoisse qui est notre condition fondamentale etqui vient du fait que la vie n'est pas faite pour l'homme qui, de sa naissanceà sa mort, oscille entre la peur de vivre et la peur de mourir.» 

     

    «Deux choses sont inacceptables: d'être né et ensuite demourir.»

     

     

    «Ce n'est pas une certaine société qui me paraît dérisoire.C'est l'homme.» 

     

    Sur son œuvre :«Je ris toujours de la pesanteur philosophique dont on charge mon théâtre. On parle à son propos de théâtre de l 'absurde. Il est surtout une image denon-sens, du dérisoire. Irréalité du réel, illusion évanescente: c'est ce que j'essaie de dire.» 

     

    Sur les messages :«Tout ce que j'ai à dire, c'est que je n'ai rien à dire. Mais je voudrais bien dire quelque chose. Aspirer à prononcer des paroles et des mots, c'est peut-être déjà une manière de prière, de résistance au vide.»

  • Ceux qui n'y peuvent rien

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    Celui que les dernières nouvelles de Lampedusa laissent sans voix / Celle qui ne sait comment leur venir en aide / Ceux qui n’ont même pas les moyens de moyenner / Celui qui cherche à repérer l'île de Lampedusa par Google Earth / Celle qui rédige un mandat de cent francs sans savoir à qui l’adresser / Ceux qui répètent que si l’on en sauve cent il en vient mille derrière / Celui qui affirme que Nostradamus l’avait prédit / Celle qui prétend que les pays d’où viennent ces individus n’ont qu’à « gérer le dossier » / Ceux qui affirment que le Capital prédateur est le seul responsable de tout ça / Celui qui optera plutôt pour la Baltique à l’été prochain / Celle qui trouve que les médias du canton pourraient quand même se montrer moins négatifs / Ceux qui ne vont pas se «serrer la ceinture » pour autant / Celui qui voit là une des séquelles du complot américano-sioniste / Celle qui parle du « retour du refoulé » à son psy d’origine syrienne / Ceux qui préfèrent lire After en attendant de se faire d’autres aftères / Celui qui évoque Frantz Fanon et ses Damnés de la terre hélas oubliés à l’heure qu’il est / Celle qui parle de se rendre à Lampedusa juste « pour voir »  / Ceux qui se demandent ce qu’on va faire de « tous ces basanés » entre Obwald et Nidwald / Celui qui affirme que ça ferait moins de vagues si ces bateaux coulaient avec des seniors suisses / Celle qui estime qu’il faut accueillir ces miséreux mais les tenir à l’œil / Ceux qui demandent « mais que fait l’Europe ?» après avoir refusé d’y entrer / Celui qui à la page 444 de la première saison d’After constate avec soulagement que Tessa enfile une capote sur le hardon de Hardin /Celle qui trouve qu’on devrait distribuer After aux populations africaines afin de les encourager à se protéger / Ceux qui ne connaissent le nom de Lampedusa que par le Guépard de Visconti / Celui qui se fait des couilles en or en trafiquant ces galeux / Celle qui refait sa garde-robe avec les gains de son amant Pedro passeur à risques / Ceux qui en font un problème de conscience à chaque fois qu’ils passent à la télé / Celui qui écrit un poème sur les migrants et un autre sur sa chatte Loana / Celle qui prie le Seigneur afin qu’Il permette à ces malheureux de marcher à leur tour sur les eaux / Ceux qui se taisent pour éviter d’en rajouter,etc.

  • René Char sans charre...

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    En 1992, le mordant François Crouzet ferraillait Contre René Char et son obscurité parfois ronflante, tandis qu Henri Bellaunay composait une Petite anthologie imaginaire de la poésie française. Rappel avec un clin d’œil…

    La poésie doit-elle être incompréhensible pour être prise au sérieux? C'est ce que se figurent moult cuistres et force snobs, convaincus de toucher aux profondeurs abyssales dès lors que le sens d'une formule leur échappe. Et la même idée inepte est cautionnée par les thuriféraires inconditionnels de René Char, pontife de l'Hexagone poétique entré vivant dans la prestigieuse Pléiade (en 1985) et dont la disparition (en février 1988) fut pleurée à grands sanglots unanimes. 

    Camus-poeta-Rene-Char_LRZIMA20131115_0129_3.jpgPour Albert Camus son ami, René Char incarnait «le plus grand événement dans la poésie française depuis Rimbaud», et les lecteurs les plus doctes, de Georges Blin à Jean Starobinski ou de Jean-Pierre Richard à Jean Roudaut, manièrent semblablement l'encensoir. À l'opposé, seuls quelques-uns se risquèrent à égratigner le monument national: Etiemble jadis, et le grand Ungaretti («Char est charmant quoique ses poèmes font parfois l'effet de couilles empaillées ou de fatras de liège»), et plus récemment Jacques Henric: «Char: passé politique impeccable, grand résistant, volontaire exilé du délétère Paris, carrure paysanne promenant ses souliers écolos sur des chemins fleurant bon le romarin et la crotte de brebis, et surtout, surtout, l'auteur d'une œuvre suffisamment absconse, alambiquée, pour permettre aux interprètes des textes sacrés de plancher toute une vie, avec des frissons d'horreur sacrée sur la moindre éjaculation poétique du Maître.»

    7416396.jpgQui aime bien…

    Dans la foulée, François Crouzet vient de publier un pamphlet salubre et parfois injuste, mais qui va bien plus loin qu'une méchante descente en flammes. 

    De fait, c'est par amour de la poésie partagée, de la musique des mots et des émotions que l'auteur fulmine. «La poésie, écrit justement François Crouzet, c'est ce qui donne cœur à vivre. C'est ce qui sourd et monte et bat aux lèvres des hommes qui aiment, qui rêvent, qui se souviennent, qui espèrent, qui meurent.» Citant Jacques Réda, le pamphlétaire rappelle que le poème est «chance de joie». Et de déplorer que telle joie, et toute musique, soient absentes des proses poétiques de René Char, qui substitue au chant «une insupportable prétention au message métaphysique».

    images-10.jpegOr le fait est que bien des formules de Char relèvent d'un galimatias hermétique que nous revisitons avec consternation après nous en être grisé entre 16 et 20 ans.

    Lisons par exemple ceci: «Le poète fonde sa parole à partir de quelque embrun, d'un refus vivifiant ou d'un état omnidirectionnel aussitôt -digité.»

    Ou cela: «L'homme criblé de lésions par les infiltrations considéra son désespoir et le trouva inférieur. Autour de lui les règnes n'arrêtaient pas de s'ennoblir comme la délicate construction gicle du solstice de la charrette saute au cœur sans portée.»

    Ou bien encore: «Parois de ma durée, je renonce à l'assistance de ma largeur vénielle.»

    Et François Crouzet de recenser les Niagaras d'adverbes pesants et les Zambèzes de génitifs à hurler, les invocations pompeuses et les apostrophes boursouflées de rhétorique: «0 toi la monotone absente!», «0 ma diaphane digitale!», «ô ma martelée!», «0 serpent marginal!». Et de conclure: «Que d'ô, que d'ô!»

    Une fois encore, cependant, le plus intéressant de ce pamphlet n'est pas dans sa partie assassine, mais dans la défense qu'il esquisse de la «secrète poursuite de musique» qui apparie telle admirable épitaphe d'une petite fille égyptienne morte il y a quatre mille ans («J'étais petite et pourtant j'ai dû m'endormir/ L'eau coule près de moi et pourtant j'ai soif/J'ai quitté ma maison sans avoir apaisé ma faim / C'est dur le noir très noir pour une petite enfant») et les vers de Musset ou d'Aragon.

    Les plus beaux vers

    Tout pareillement, l'on revient à la source inaltérable du bois sacré de notre langue en découvrant les merveilleux pastiches de la Petite anthologie imaginaire de la poésie française, signés Henrti Bellaunay, complétés par une «anthologie fluette», en quelque vingt pages, des plus beaux vers (authentiques ceux-là) de Villon à Charles Cros ou de Rutebeuf à Paul Eluard.

    Fabuleuse leçon de lecture au deuxième degré, où la grâce imitative le dispute à la malice voire à la rosserie, l'anthologie imaginaire d'Henri Bellaunay (probable pseudo lui-même) est le plus bel hommage qu'on puisse faire à la poésie vraie, qui vivifie tout un chacun.

    Car il n'est point besoin de dictionnaire pour comprendre «le temps léger s'enfuit sans m'en apercevoir» (Desportes) ou trouver beau «Cheveux bleus pavillon de ténèbres tendues» (Baudelaire), ni de glose pour sentir «Je meurs des oiseaux gris volant à tire d'aile» (d'Aubigné), et jusqu'à l'obscure «Rose pareille au parricide» (Eluard), tant que musique se poursuive...

    François Crouzet,  Contre René Char, Les Belles Lettres, coll. Iconoclastes (255 p.).

    Henri Bellaunay, Petite anthologie imaginaire de la poésie française, Editions Bernard de Fallois (191 p.).

     

  • Ralentir: chef-d'oeuvre

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    RANSMAYR Christoph. Atlas d’un homme inquiet. Traduit del’allemand par Bernard Kreiss. Albin Michel, 458p.

     

    Au bout du monde

    -     Que les histoires se racontent.

    -     Sur un bateau à destination de Rapa Nui, l'île de Pâques.

    -     Navigation mouvementée. Le Pacifique pas dut tout calme.

    -     Tout de suite l’univers physique est très présent.

    -     Un homme « effroyablement maigre » parle au Voyageur.

    -     Evoque le peuple de Rapa Nui, qui a peuplé les îles de milliers de statues de pierre.

    -     Les habitants étaient sûrs d’être seuls au monde et ne se rappellent pas leur origine.

    -     Parle un mélange d’anglais, d’espagnol et d’une langue inconnue. L’île est assimilée, à sa découverte, au séjour d’un dieu.

    -     Lequel,Tout Puissant, se nomme Maké-Maké…

    -     Son père est anglais et sa mère Rapa Nui.

    -     Manger lui est très pénible.

    -     Les statues s’appellent moaïs.

    -     Des figures tutélaires d’un culte oublié, qui sont devenues symboles de puissance.

    -     L’hommetrès maigre estime que la faim a été le destin de ce peuple.

    -     Dontles habitants ont épuisé les richesses naturelles et ont fini par s’entre-dévorer. Avant d’être exploités par les Péruviens dans des mines de guano.

    -     La quête de la faim est assimilée, dit-il, à une quête du corps astral. Texto.

    -     Le Voyageur se concentre ensuite sur la présence des sternes fuligineuses, dont l’homme très maigre dit que ce sont des oiseaux sacrés.

    -     Ils portent des nomes étonnants : le puffin de la nativité, le fou masqué ou le pétrel de castro.

    -     La présence des oiseaux sera récurrente dans ce livre.

    -     Le Voyageur-poète y apparaît comme un témoin sensible. « J’étais là, telle chose m’advint ».

    -     Mélange de récit de voyage et d’évocation poétique mais sans fioritures.

     

    -web_Christoph_Ransmayr__c__Johannes_Cizek.jpg     Chant de territoire. 

    -     Le Voyageur sretrouve sur la muraille de Chine enneigée.

    -     Où il avise la silhouette d’un type s’approchant.

    -     Un Mr Fox anglais, ornithologue, qui a vécu avec Hong Kong avec sa femme chinoise et répertorie des chants de territoire des merles.

    -     Classe les chants en fonction des sections de la muraille, chaque territoire ayant sa modulation.

    -     Le chant d’une grive marque l’au revoir des deux hommes. 

    -     Une atmosphère étrange et belle se dégage de cette rencontre. La merveille est partout, très ordinaire en somme et prodigue en histoires. 

     

    -     Herzfeld

    -     Chaquerécit commence par « Je vis »…

    -     « Je vis une tombe ouverte à l’ombre d’un araucaria géant »…

    -     Cette fois on est dans l’état fédéral brésilien de Minas Gerais.

    -     On enterre le Senhor Herzfeld.

    -     Dont le Voyageur a fait la connaissance deux jours plus tôt.

    -     Le fils d’un fabricant d’aiguilles à coudre du Brandebourg, exilé à la montée du nazisme.

    -     Herzfeld a commencé à lui raconter sa vie.

    -     Puis est mort la nuit suivante.

    -     L’évocationde la mise en bière du Senhor Herzfeld, et son enterrement, forment le reste de l’histoire.

     

    -     Cueilleurs d’étoiles 

    -       Le récit commence par la chute d’un serveur et de son plateau chargé de bouteilles sur une terrasse  jouxtant un café des hauts de San Diego.

    -     Le serveur se retrouve par terre alors que tous alentour scrutent le ciel.

    -     Il a buté sur le câble d’alimentation d’un télescope électronique.

    -     Tous scrutent la Comète. 

    -     Dontle passage coïncide, ce soir-là, avec une éclipse de lune.

    -     Et le serveur, aidé de quelques clients, ramasse les éclats de verre qui sont comme des débris d’étoiles.

    -     Ce pourrait être kitsch, mais non.

    -      

    -     Le pont céleste.

    -     On voit des cônes de pierre noire sur lesquels déferlent des dunes.

    -     Le Voyageur se trouve quelque part au Maroc, dans un lieu dominé par des tumulus mortuaires d’une civilisation disparue.

    -     Là encore, le lien entre un lieu fortement chargé, et le passage des humains, est exprimé avec un mélange de précision et de poésie très singulier.

     

    -     Mort à Séville.

    -     Le dimanche des Rameaux, dans les arènes de Séville, se déroule un dernier combat entre un cavalier porteur de lance et un taureau. 

    -     La suite des figures est marquée par l’hésitation du taureau et  la blessure du cheval, puis du public jaillit la demande de  grâce, d’une voix unique.

    -     L’affrontement est évoqué avec une sorte de solennité, sans un trait de jugement de la part du Voyageur.

    -     C’est très plastique et assez terrifiant.

    -     Et cela finit comme ça doit finir.

    -     Sans que rien n’en soit dit.

     

    -     Fantômes. 

    -     On passe ensuite en Islande, où le Voyageur croit voir des fantômes.

    -     Se trouve là en compagnie d’un photographe, familier des légendes islandaises, nourries par les proscrits relégués dans cet arrière-pays.

    -     Lui raconte celle, saisissante, du bandit à qui le bourreau a coupé une jambe pour l’empêcher de se sauver, et qui a appris a courir en faisant « la roue ». Une roue humaine qui terrifie les passants quand elle leur fonce dessus…

    -     Où il est question de la peur du noir et des « diables de poussière ».

       

    -     Extinction d’une ville.

    -     Le Voyageur se retrouve au sud de Sparte. 

    -     Il a été jeté de sa moto par il ne sait quoi.

    -     Puis remarque, dans la nuit, que les lumières de la ville de Kalamata sont éteintes.

    -     Ensuite il rejoint un café en terrasse où il découvre, à la télé, qu’un séisme vient d’avoir lieu dans la région.

    -     Qui a provoqué se chute et l’extinction de la ville.

    -     Cela encore raconté sans le moindre pathos. J’étais là, telle chose m’advint. 

    -     Mais rien non plus de froidement objectif là-dedans.

     

    -     À la lisière des terres sauvages.

    -     Dansun asile psy autrichien, une jeune femme s’apprête à faire du feu avec du papier et des copeaux invisibles.

    -     On voit la scène, très développée ensuite.

    -     Sousle regard d’une gardienne dans une cage de verre.

    -     La jeune femme entend une voix qui lui dit : « Tu ne doit pas te tuer »…

    -      

    -     Tentative d’envol.

    -     Au sud de la Nouvelle Zélande,en terre maorie, le Voyageur observe un jeune albatros royal en train d’essayer de s’envoler.

    -     L’occasion d’une longue et épique digression sur la vie des albatros, telle que la lui évoque un ancien chauffeur d’autocar devenu ornithologue après la mort accidentelle de sa femme. 

    -     Formidablerécit ponctué de nouvelles diverses en provenance du monde des humains.

     

    -     Le Paon.

    -     À New Delhi, son chauffeur de taxi lui évoque l’imminente pendaison du meurtrier d’Indira Gandhi.

    -     Une certaine psychose règne, liée à l’attentat qui a provoqué le massacre de milliers de sikhs.

    -     Atmosphère de pogrom.

    -     Le Voyageur veut se rendre au Rajasthan et à Jaïpur.

    -     « Et c’est alors que je vis le paon ».

    -     Uneapparition qui rappelle celle du paon de Fellini, dans Amarcord

        L’attentat.

    -     LeVoyageur se retrouve à Katmandou, dont les frondaisons des arbres sur leboulevard central, sont occupées par des milliers de renards volants.

    -     Plusieurs membres de la famille royale viennent d’être tués, et le nouveau roi se trouve probablement dans la limousine d’un convoi.

    -     Au moment de l’attentat auquel assiste le Voyageur, une nuée de renards volants obscurcit le ciel. 

    -      Où le Voyageur croit voir un écho significatifaux événements en cours.

     

    -     Attaque aérienne.

    -     On se trouve maintenant sur les hautes terres boliviennes.

    -     Où le Voyageur chemine avec des amis, un biologiste bavarois et sa compagne italienne.

    -     Quand surgissent des chasseurs qui volent en rase-motte au-dessus d’eux, la jeune femme leur lance en espagnol : No pasaran.

    -     Il faut préciser qu’un nouveau dictateur s’est installé en Bolivie. 

    -     Maisle pilote a vu le geste de défi de la jeune femme et fait demi-tour et canarde le trio.

    -     Senon è vero… io ci credo purtoppo.

     

    -     Plage sauvage.

    -     Un vieux type au crâne rasé, sur une plage brésilienne, semble rendre un culte privé à une femme dont il tient la photographie près de lui.

    -     Et soudain son parasol s’envole.

    -     Le Voyageur va pour l’aider, mais un jeune homme sort de la forêt et secourt lev ieux.

    -     Sur quoi le voyageur lance « Amen ! Amen ! » à l’océan.

    -     Toutcela toujours étrange et vibrant de présence.

    -      

    -     Homme au bord de larivière

    -     Un type repose en maillot de bain au bord de la Traun, rivière de haute-Autriche.

    -     Quelques enfants veillent sur son demi-sommeil, claquant des mains pour tuer les taons qui lui tournent autour.

    -     Les taons morts sont recueillis dans des sachets de feuilles.

    -     Lorsque le type se réveille, il compte les taons et distribue des piécettes à ses gardiens du sommeil.

    -     Etrange et belle scène d’été.

    -      

    -     Le souverain des héros.

    -     Au sommet de l’île d’Ios, dans les Cyclades, le Voyageur découvre les stèles blanches du tombeau d’Homère (pp.92-97) et médite à propos de ce monument au « plus grand poète de l’humanité ».

    -     Il y voit un monument « à la mémoire d’un chœur de conteurs disparus », tout en évoquant merveilleusement ce lieu que je me rappelle comme de ce jour-là après la baignade… 

     

    -     Un chemin de croix.

    -     Sur la route de Santa Fe, à bord d’une Cadillac bordeaux qu’il a louée, le Voyageur croise une procession entourant un porteur de croix, dont les pèlerins le chassent bientôt à coups de pierres.

    -     Peu après il rencontre un deputy sheriff qui lui explique que ces penitentes procèdent parfois à de véritables crucifixions, parfois même fatales au crucifié volontaire, mais absolument illégales… 

     

    -     D’outre-tombe.

    -     À Mexico, le Voyageur observe une petite accordéoniste jouant sur le trottoir dans un entourage de squelettes et de têtes de mort et de cercueils en chocolat marquant la fête du Jour des Morts.

    -     Le Voyageur se rappelle alors une jeune Indienne sur une fresque, visiblement destinée à un sacrifice rituel à l’ancienne cruelle façon. (p.104)

    -     Chacun de ces récits se constitue en unité, cristallisé par le regard du Voyageur et plus encore par son art de l’évocation, à la fois réaliste et magique. 

    -     On pense à Werner Herzog, en moins morbide, ou à W.G. Sebald, en plus profond. Ransmayr procède du romantisme allemand,mais il manifeste une extraordinaire porosité à tous les aspects du monde actuel, y compris politiques dans certains récits.  Ceci pour le premier quart du livre...

     

     (À suivre) 

     

  • Simenon en filature

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    En août 1992 paraissait la monumentale biographie de l’écrivain, signée Pierre Assouline. Parcours d’une vie et d’une œuvre à valeur d’enquête passionnante.    

    Georges Simenon n'aimait pas qu'on le taxe de phénomène. Cependant il fut le premier à tout faire pour imposer cette image en jouant, notamment en ses années folles, sur la plus extravagante publicité. Les Lausannois se rappellent l'humble vieux monsieur cheminant, au bras de sa compagne Teresa, le long des quais d'Ouchy. Mais précédant cette image apaisée, les écoliers dont nous fûmes se souviennent du bourgeois cossu venant cueillir ses gosses en Rolls à la sortie du collège de Béthusy. La bâtisse fantomatique d'Epalinges perpétue en outre, avec son étrangeté morbide, la mémoire d'une destinée exceptionnelle. A la fin de sa vie, Simenon n'aspirait qu'à l'effacement d'un homme «comme les autres», et le meilleur de son œuvre tend à révéler «l'homme nu» sous les masques et les fards de la comédie sociale. 

     

    Or à celle-ci, le romancier se prêta frénétiquement. Et phénomène il fut sans doute, lui qui, par exemple, durant la seule année 1938, publia 13 romans, et non du tout de son répertoire «folâtre»... De surcroît, après avoir cessé d'écrire des romans, comme il l'annonça dans ce journal par l'entremise de notre confrère Henri-CharlesTauxe, en février 1973, Georges Simenon continua de faire du roman avec sa propre vie, que ce fût dans ses Dictées ou dans ses Mémoires intimes après la mort tragique de sa fille. Lorsqu'il claironnait à son ami Fellini, dans un entretien célébrissime datant de 1977, qu'il avait couché avec quelque 10 000 femmes dans sa vie depuis l'âge de 13 ans et demi, Simenon ne faisait enfin qu'ajouter une affabulation de plus à une légende sans cesse réarrangée par son imagination de romancier. Ceci dit, Georges Simenon n'était certes pas qu'un monstre de foire, et ceux qui réduisaient son génie d'écrivain à une sorte de curiosité de la nature, méritaient sans doute son indignation. Pétri de contradictions, et pataugeant volontiers dans l'auto-justification, il ne pouvait, à vrai dire, établir son propre portrait sans en gauchir les traits. 

    Simenon7.jpgJusque-là cependant, nul de ses (rares) biographes n'avait vraiment débrouillé l'écheveau de sa vie et de son oeuvre, faute d'accéder à toutes les sources et faute aussi de méthode ou de moyens. Mieux armé que ses prédécesseurs, Pierre Assouline (qui a déjà cinq biographies de premier ordre à son actif, dont celle de Gaston Gallimard) a non seulement obtenu, du vivant de l'écrivain, le libre accès aux archives personnelles considérables de celui-ci, et le droit de «tout lire» et «tout dire»: il a fait œuvre vivante et chaleureuse mais sans complaisance. 

    Mêlant l'enquête sur le terrain et l'interview des témoins directs, l'étude génétique des écrits de Simenon et le décryptage du courrier inédit et d'une immense documentation journalistique, Assouline a recomposé en quatre parties localisées (Belgique, France, Amérique et Suisse) marquées par quatre femmes (la mère, les deux épouses successives, puis la dernière compagne), un récit tout à fait captivant, franc quoique sans voyeurisme, et qui éclaire quelques zones demeurées obscures, voire tabou.

    Simenon12.jpgTension et frénésie 

    Dès l'évocation des années liégeoises de Simenon — qui s'ouvre sur la scène très simenonienne de l'enfant de chœur de 8 ans courant servir la messe dans le matin nocturne plein d'odeurs de chocolat et de genièvre, de laitages et de poisson — Piere Assouline marque fortement les tensions antinomiques qui vont déterminer toute une vie. D'un côté, c'est le père aimé, pudique et trop discret, dont la mort blesse cruellement son fils Georges, et qui restera jusqu'à la fin «l'astre de sa nostalgie». De l'autre,c'est le conflit avec la mère, «femme angoissée, hypersensible et hypernerveuse, hantée par le spectre de la pauvreté», qui ne sera jamais résolu, comme en témoigne la terrible Lettre à ma mère.

    Simenon5.jpgConnues des lecteurs de Simenon, ces relations s'enrichissent, dans un chapitre ultérieur, par la levée d'un tabou de famille lié à la figure du frère cadet, qui bascula dans le fascisme pendant la guerre et se sauva de la peine de mort en s'engageant dans la Légion étrangère. Autre tabou enfreint par Assouline à propos de la carrière journalistique de Simenon: la série de dix-sept articles sur le «Péril juif» qu'il écrivit dans les colonnes de la Gazette de Liège à l'âge de 18 ans (!), probablement sous influence. Dans le même journal en effet, un articulet anonyme de l'époque n'hésitait pas à réclamer «l'élimination physique de cette race maudite». Or c'est avec beaucoup de discernement et d'objectivité que le biographe examine le fondement des articles de Simenon et s'attache ensuite à repérer, dans ses romans ultérieurs, les traces de ses préjugés antisémites. 

    De la même façon, Pierre Assouline rétablit la vérité peu glorieuse sur l'attitude opportuniste de Simenon pendant l'Occupation, quitte à battre en brèche la version enjolivée des mémoires de l'écrivain. 

    Simenon2.jpgSans juger 

    Cela étant, le biographe applique à la lettre la devise de Simenon, qui est de: «Comprendre et ne pas juger.». Sans doute y a- t-il,chez Simenon, bien des aspects déplaisants, à commencer par le monstrueux égoïsme dont pâtiront ses proches. Or comment sa prodigieuse fécondité pourrait-elle s'accommoder d'un partage altruiste? Par ailleurs, sa boulimie sexuelle (il lui arrive de courir trois fois au bordel le même jour, quand il en a les moyens...) et la manière dont il trompe ses épouses a de quoi choquer es bonnes âmes. Mais comment ne pas entrevoir les gouffres que cela signifie et comment ne pas ressentir, aussi, de la compassion pour cet homme provoquant lui-même son malheur? 

    Ainsi de l'issue tragique de sa mésentente avec sa deuxième femme, qui pousse sa fille Marie-Jo au suicide et qui fait dire au biographe que «cet homme qui aura toute sa vie recherché l'amour que sa mère lui refusait, aura finalement été envahi et débordé par celui que sa fille lui témoignait». Habitant alors à un jet de pierre de l'horrible bunker d'Epalinges, aurons-nous jamais imaginé quelles épouvantables scènes s'ydéroulaient! 

     

    Grand romancier et petit homme, alors? La formule serait beaucoup trop sommaire. Bien plutôt: mélange inextricable de grandeur et de sordide chez ce personnage protéiforme capable du pire arrivisme et de la plus touchante modestie, tantôt bluffeur insensé et tantôt fils de son père, tantôt fuyant les gens de lettres et tantôt s'inquiétant de leurs jugements, tantôt lucide jusqu'à l'effroi et tantôt se jouant la comédie, violent et fraternel, sans cesse déchiré par un conflit d'origine, et ne trouvant qu'à la fin de sa vie un semblant de sérénité, Simenon l'humain et le trop humain. 

    Pierre Assouline, Simenon. Editions Julliard, 753 pages.

    (Cet article a paru le 3 septembre 1992 dans le quotidien 24 Heures)

  • Un homme d'enfance

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    Sous la plume de Christian Bobin, l'un des plus fins prosateurs français du moment, le Poverello d'Assise revivait en 1992 dans une belle célébration de la vie et de l'amour, sous la lumière du Très-Bas...

     

    Il y a un drôle de petit livre charmant, dans la Bible,connu sous le titre de Livre de Tobie et dans lequel on lit cette phrase énigmatique: «L'enfant partit avec l'ange et le chien suivit derrière.» 

    Vous nelisez pas la Bible? Cela fait trop vieux jeu, pensez-vous? Et vous n'avez «rien à cirer» de saint François d'Assise non plus? Mais quel bougre de sac à préjugés vous faites mon pauvre vous! Ne savez- vous donc pas que la Bible est «un livre insensé, égaré dans son sens, aussi perdu dans ses pages que le vent sur les parkings des supermarchés, dans les cheveux des femmes, dans les yeux des enfants»? 

    Du moins est-ce ce qu'affirme Christian Bobin. 

    Quant à ce pouilleux, ce galeux de François d'Assise, dont vous croyez qu'il ne concerne que les enfants de chœur et les vieilles dames, le même Bobin voit en lui l'incarnation de «l'aujourd'hui amoureux de l'amour», aussi sûr qu'il l'identifie dans la figure du chien suivant l'enfant et l'ange de Tobie, et qu'il appelle conséquemment Chien François d'Assise... 

    Vous croyez qu'il se moque? Nullement. Et lorsque vous lirez les pages que Christian Bobin consacre aux mères («les mères tiennent l'Eternel qui tient le monde et les hommes»), aux enfants et aux petits ânes, aux oiseaux et aux lépreux, à l'amour et aux pauvres, vous constaterez que rarement on a parlé si bien dans l'esprit franciscain, le pied léger et l'âme à la fontaine. 

    L'évocation de la vie de saint François d'Assise, dont on sait d'ailleurs fort peu de chose, se déploie en scènes épurées, rehaussées de belles enluminures, avec juste ce qu'il faut de notations pour arrimer le récit à sa base médiévale. La mère provençale, le père négociant, la douce Claire qui l'accompagnera sont les seules figures qui entourent le Poverello, lui-même réduit à une sorte de pure présence célébrante. 

    C'est que Le Très-Bas constitue, d'abord et avant tout, une grande invocation de joie. «Nous croyons au sexe, à l'économie, à la culture et à la mort», dit l'homme de raison de notre siècle qui est «un homme accumulé, entassé, construit.» 

    Tandis que le poète cherche, à la lumière du Poverello, cet «homme d'enfance» qui est «un homme enlevé de soi, renaissant dans toute renaissance de tout...» 

    C_Le-Tres-Bas_5276.jpegChristian Bobin: Le Très-Bas, Gallimard, coll. L'un et l'autre, 132 pages. Réédité en poche Folio.

  • Le paradis ou je te tue !

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    En  automne 1992 paraissait Hygiène de l'assassin, premier roman d'Amélie Nothomb. Première impression : d’étonnement, puis d’engouement…

     

    Au premier regard ça n'a l'air de rien: en tout cas pas dece qu'il est convenu d'appeler de la bonne littérature. Tout au plus dira- t-on que ça fonctionne bien, selon l'affreuse expression. Aussitôt on est captivé par l'histoire. Mais de quoi s'agit-il? 

     

    D'un vieil écrivain nobélisé, donc mondialement connu, qui vient d'apprendre qu'il n'en a plus que pour quelque temps à vivre, frappé qu'il est par un rarissime et non moins inguérissable cancer des cartilages. Du coup, lui qui fuyait le monde jusque-là se décide à recevoir une poignée de journalistes triés sur le volet par son secrétaire. 

     

    Alors se succèdent quatre entretiens cristallisant les poncifs du genre, et qui se soldent par autant d'éjections.C'est que le vieil écrivain n'est pas du genre commode. Monstre d'obésité réduit à se déplacer en chaise roulante, il se fait une fête de vitupérer la banalité, l'inconsistance, voire la muflerie des questions que lui posent ses interlocuteurs. 

     

    Unknown-5.jpegJouant du paradoxe, il stigmatise notre époque qu'il déclare l'ère de la mauvaise foi, vomit les hommes, et plus encore les femmes. Déclaré «merveilleusement abject» après trois premiers rounds, le génie malgracieux réserve, à son quatrième interlocuteur, une superbe envolée où il s'affaire à distinguer les attributs fondamentaux du véritable écrivain. 

     

    Ce qui fait que Céline ou que Patricia Highsmith soient de vrais écrivains à ses yeux? C'est que tous deux ont de la couille (l'énergie fondamentale), de la bitte (capacité créatrice), de la lèvre (sensualité vitale), de l'oreille (pour la musique) et de la main (parce que écrire sans jouir est un péché). 

     

    Sur quoi le ronchon magnifique gratifie encore son intervieweur d'un scoop en lui révélant qu'il est vierge, pour le sacquer ensuite aussi sèchement que les autres. 

     

    Et c'est alors, seulement, que tout commence. Après les horreurs qu'il a proférées sur les femmes, le vieil écrivain ne peut que mal recevoir celle qui se pointe enfin, journaliste elle aussi mais d'une autre pâte que ses confrères. Ainsi ne s'en laisse-t-elle pas conter. Insultée dès son apparition, elle exige illico des excuses sous peine d'abandonner le vieillard à son ennuyeuse solitude. Et de se révéler, ensuite,la lectrice la plus pénétrante des livres du romancier, dont elle est persuadée que la misanthropie cache un secret. 

     

    Au fil d'une conversation qui relève du combat des cerveaux (mais sans rien à vrai dire de cérébral), l'on apprend à quel paradis d'enfance le personnage a refusé de s'arracher, sacrifiant d'abord la petite compagne de ses jeux innocents et pervers au moyen d'un assassinat purificateur, puis se retirant lui- même dans sa chrysalide de graisse et de mots. 

     

    Tout cela pourrait sombrer dans l'invraisemblable, voire le grotesque. Or Amélie Nothomb parvient, avec une maturité étonnante (elle n'a que 25 ans!), à nous faire croire à la folle utopie de son personnage, et à nous le faire aimer. Mais le plus surprenant, peut-être, dans Hygiène de l'assassin, tient à sa forme quasiment réduite à un dialogue à la Compton-Burnett, qui paraît tout facile et de lecture et d'écriture, comme cousu à la diable. 

     

    Cependant ne nous y trompons pas! Cette apparente légèreté relève d'une maîtrise déjà saisissante, et les multiples résonances de ce livre insolent et profond, drôle et pathétique nous paraissent signaler un talent hors du commun. 

     

    10029_1032958.jpegAmélie Nothomb: Hygiène de l'assassin, Albin Michel, 200 pages.


    (Cet article a paru dans le quotidien 24 Heures en date du 17 septembre 1992).

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  • Brisées de Jean Vuilleumier

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    Dans La rémanence, paru en 1992, Jean Vuilleumier s'attachait à lire entre les lignes de quelques vie. Une confrontation avec l'érosion de l'existence et son improbable signification.

     

    Les romans de Jean Vuilleumier évoquent admirablement une certaine Suisse engoncée, paisible jusqu'à l'anesthésie et dont les apparences si policées camouflent autant d'abîmes discrets que de désastres estompés. 

    Avec une sorte d'attention hallucinée au décor dans lequel évoluent ses personnages, le romancier genevois suggère leur météo psychique en se bornant au filtrage extrêmement subtil de leur perception physique. A croire que, dans les romans de Vuilleumier, la difficulté de vivre diffuse à l'état gazeux ou se perçoit sous d'autres formes matérielles, tandis qu'inversement la matière organique, les végétaux, les objets sont porteurs de sensations déterminées, voire de sentiments. Or l'expression de l'écrivain ne cesse de se faire mieux appropriée à son projet. 

    D'où cette écriture à la fois minutieuse à l'extrême et comme ombrée de mystère, limpide et sourdement astringente, musicale et lancinante, dont la chimie secrète agit finalement à la manière d'un révélateur. 

     

    Bilan d'une vie

    Après le beau récit de L'effacement paru l'an dernier et qui s'achevait sur une mort «en sourdine», c'est une autre disparition qui marque le bilan de La rémanence

    Bruno vient de mourirdu cancer. A son enterrement se retrouvent son ami de jeunesse Romain Fergusson et Nathalie, qui fut successivement l'amante de celui-ci et l'épouse du défunt. Dans les allées du cimetière, pendant l'office funèbre, puis dans la foule des «parents et amis» conviés aux agapes de l'adieu et où il retrouve son ancienne maîtresse, Romain ne cesse d'entremêler ses pensées présentes et les réflexions retrouvées dans le journal qu'il tient depuis une trentaine d'années. 

    Le récit s'ordonne d'ailleurs, comme rythmé par une respiration pensive, en fonction de cette alternance sans heurts, et néanmoins révélatrice, du récit direct et des pages du journal, qui fait apparaître l'unité intérieure du protagoniste. 

    Vieil adolescent demeuré, avec ce quelque chose d'orphelin qui lie entre eux tous les personnages de Vuilleumier, Romain est ramené, par la mort de cet ami auquel il s'identifie, à une source dont il perçoit le tressaillement «au plus intime de son ordinaire léthargie». Si le contentement de rester en vie suscite en lui une «pulsion bestiale», c'est avec le sentiment irrémédiable que tout s'amenuise et que tout s'érode qu'il établit ses constats de contemplatif doux-amer. Lui qui pensait, en sa vingtaine d'étudiant boursier séjournant dans un port de la Hanse (où précisément il rencontra Nathalie), que les jeux, alors, étaient déjà faits, paraît avoir toujours vécu un peu à l'écart, jamais aussi à son aise que dans quelque tendre retraite fœtale. Au regard de cet embusqué solitaire, les menées un peu compliquées de l'amour, autant que toute entreprise humaine, paraissent bien dérisoires. Du moins le sentiment de l'inexorable et la souffrance de chacun — l'agonie de Bruno, puis le suicide de Nathalie — ressaisissent- ils sa compassion tandis que revivent doucement, en lui, les images de leur jeunesse commune. 

    Tissé de résonances qui renvoient le lecteur aux romans précédents de l'auteur (on y entrevoit ainsi tel personnage déjà rencontré), La rémanence illustre à la fois les malentendus qui entachent notre rapport avec le passé, et le caractère aléatoire de toute mise sur l'avenir. Or, pas plus que les autres livres de Jean Vuilleumier, ce dernier roman ne débouche sur le vide ou le nihilisme, aiguisant au contraire notre perception du présent profond, puis stimulant notre aspiration à un temps intérieur plus authentiquement habité.

    Jean Vuilleumier La rémanence, L'Age d'Homme, 1992.


    41P8Z7HbnuL._UY250_.jpg(Cet article a paru dans le quotidien 24 Heures en date du 3 novembre 1992).