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  • Philippe Sollers ou le Lego de l'Ego

    Sollers08.jpg Approximations dédiées à René Girard.

    Philippe Sollers est le plus fantastiquement snob des écrivains français vivants. C'est aussi le plus français des auteurs éminents de notre langue. C'est enfin le plus injustement méprisé des pipoles littéraires se la jouant maudits. Ces constats ne sont pas des jugements à connotation morale ou de visée persifleuse. Ce sont des approximations toutes personnelles nourries par la libre lecture des ouvrages inégalement appréciés de Philippe Sollers, et particulièrement de la monumentale tétralogie que constituent La Guerre du goût, Eloge de l'infini, Discours parfait et Fugues. Or un premier malentendu doit être dissipé à propos de ce considérable recueil de textes relevant apparemment de la critique littéraire, qui racontent à vrai dire autre chose, un peu comme John Coltrane raconte autre chose quand il reprend à sa façon un standard de Jazz tel que Summertime. Dans la foulée, on pourrait d'ailleurs dire qu'il y a du Coltrane non camé, et donc plus froid, ou du Picasso verbal (étant entendu que Coltrane est le Picasso du jazz allumé) dans les meilleures pages de Sollers. Sollers09.jpgEn tout cas je m'inscris en faux contre l'idée, de plus en plus répandue, que Sollers serait meilleur critique littéraire qu'écrivain ou romancier. Sollers n'est romancier à mes yeux qu'au titre d'auteur de ce qu'ont peut appeler des romans-de-Sollers, sous-genre intéressant mais sans grand rapport avec le grand roman tel que l'entend un René Girard, entre autres comparatistes. N'empêche que Philippe Sollers n'en est pas moins écrivain et tout le temps, jusque dans ses dialogues avec ses jeunes compères Haenel et Meyronnis de la revue Ligne de risque, bien présents dans ces Fugues. Sollers est écrivain même quand il bluffe au Guignol médiatique, annonçant que son prochain ouvrage représentera un véritable tsunami éditorial. Il l'est aussi quand il drague Cecilia Bartoli sur un vaporetto de Venise ou baise le biseau de la blanche babouche du pape Jean Polski. Son autofiction multiforme et pléthorique étant une sorte de Lego d'enfant gâté monté en graine, tout lui fait sens, jusque dans les contresens de son caprice, ainsi qu'on l'a constaté dans Un vrai roman, dont la construction relève essentiellement de l'égomane plaidoyer pro domo. La part de fantaisie enfantine de Philippe Joyaux, alias Sollers, est celle qui me rend le grand jardin de son oeuvre tout de même fréquentable. Ensuite, on peut dire tout ce qu'on veut du ponte à mille palinodies: cela me semble toujours secondaire. Le docte Régis Debray, fronçant sourcils et moustaches et se réclamant de son expérience "sur le terrain", peut dégommer son ami-ennemi dans ses Modernes catacombes en concluant qu'en somme Philippe Sollers ne laisse aucune oeuvre. C'est parler alors d'un Sollers de surface en lui reprochant de manquer d'ailes après les avoir virtuellement arrachées, et d'ailleurs tout le recueil de l'auteur, qui a parfois été plus généreux, fleure la Schadenfreude de toute une France intellectuelle morose qui n'en a qu'à la lugubre formule d'Après nous le déluge, lors même qu'on multiplie les salamalecs complaisants aux vieux birbes de la gauche-qui-pense, de Jean Daniel à Daniel Jean. L'embêtant, avec ces fossoyeurs plus ou moins cacochymes invoquant la Grande Ombre de Chateaubriand, c'est qu'ils ne lisent plus vraiment, ce qui s'appelle lire. Or il vaut la peine de lire vraiment Fugues, où l'on retrouve à la fois le génie indéniable et le délire non moins formidable de l'auteur, par exemple, de Lautréamont au laser. Ce texte hallucinant, constituant à mes yeux le sommet de la jobardise intellectuelle française du XXe siècle finissant, résulte d'un entretien entre le Maître et ses disciples (Haenel et Meyronnis) qu'on imagine groupés sur un piton rocheux tout entouré de nuées méphitiques, chuchotant sous leurs capuches de vieux ados "élus", très haut au-dessus des monts et des vaux où rampent veaux humains et autres dévots des deux sexes. Ces trente pages (pp. 34-62) de pur délire, amorcées par huit questions graves des compères, à partir desquelles le Prophète y va de ses vaticinations, s'inscrivent dans le contexte choral des quelque 50 approches et autres commentaires accompagnant la réédition groupée en 2009, dans La Pléiade, des fameux Chants de Maldoror et des (moins fameuses au double sens du terme) Poésies, où voisinent les noms de Léon Bloy et de Rémy de Gourmont, de Valéry Larbaud et d'Albert Camus, d'André Breton et de Louis Aragon, de Le Clézio et de Sollers, entre autres. Pour me rafraîchir la mémoire, j'ai pris la peine de relire les Chants, dont le génial tumulte fantastico-romantique me fait juste sourire de tendresse, aujourd'hui, en me rappelant ma candide jeunesse ne demandant qu'à s'exalter en montrant le poing au ciel avant de commander un nouveau café bien noir. J'ai relu aussi les Poésies, quarante pages de considérations qu'on dirait d'un étudiant vieilli avant l'âge - l'auteur avait moins de vingt ans -, jouant le savantissime dans une suite de saillies crânes et de platitudes dont on comprendra qu'Albert Camus n'y ait vu que l'envers banal et conformiste d'une révolte qui ne l'est, somme toute, pas moins. Conformiste Lautréamont ? L'affirmation fait figure aujourd'hui de blasphème, puisque tout bourgeois ou petit-bourgeois frotté de culture se trouve sommé de penser désormais que Rimbaud ou Ducasse sont par excellence des "révolutionnaires", point barre. C'est d'ailleurs ce que ressasse et martèle Philippe Sollers pour qui ces deux très jeunes poètes brièvement illuminés sont plus que des poètes: de grands philosophes, et plus que de grands philosophes: d'insondables métaphysiciens, dont les visions "radicales" relancent la poésie philosophique des présocratiques, Héraclite ou Empédocle, pas moins. Le problème avec les Poésies, qu'on pourrait dire le traité théorique de l'antimatière poétique et philosophique dont les Chants sont tissés (ce que Giuseppe Ungaretti a bien vu), ce n'est pas qu'elles soient farces (ce qu'elles sont indéniablement) mais qu'elles justifient finalement tout et son contraire, le "canard du doute" au goût de vermouth et le doute du doute et plus encore le doute jeté sur le fait de douter du dilemme entre douter et ne pas douter du doute, relevant en somme de la future 'pataphysique. Mais cela ne gêne pas Philippe Sollers qui y voit, comme personne avant lui, le complément parfait et indissociable des Chants et leur fondement métaphysique non seulement manichéen et gnostique mais sourdement relié à la pensée ultramontaine du comte Joseph de Maistre - vous suivez au fond de la Toile ? Ce qu'il y a de fantastique chez Lautréamont, maintes fois relevé, est son ton et ses ruptures de ton. On retrouve ces contrastes en passant des Chants aux Poésies, comme on les retrouve dans les sauts "métaphysiques" de Philippe Sollers abordant la question de la sexualité et, plus précisément, de l'éventuelle homosexualité (c'est Camus qui pose la question) du cher Isidore. Or voici ce que propose Philippe Sollers sur le ton de la confidence révolutionnaire non moins que radicale évidemment: "La vérité endormie, la voilà. À chacun de se réveiller. Ce que je vous dis ici a beau être clair, cela n'en provoque pas moins d'énormes résistances (sic), spontanées, viscérales, et, pour tout dire, humaines. La métaphysique est attaquée de plein fouet par Lautréamont. Il montre qu'elle est une vaste histoire d'homosexualité. Cela apparaît aves évidence quand elle atteint l'âge de son renversement et de sa perversion, et ne peut se dire pleinement que dans la langue française (re-sic) qui est celle de la plus grande lucidité sexuelle. Un philosophe comme Alain Badiou peut faire de la retape pour l'amour à partir de Platon, cela ne sera jamais rien d'autre qu'une prêcherie à l'usage des gogos". Littell3.jpgOr peu avant de faire la peau à Badiou, après avoir qualifié la préface de Le Clézio aux Oeuvres de Lautréamont, datant de 1973, de "désastreuse", sans le moindre argument - moi je l'aime bien, cette préface culturellement décentrée et assez camusienne -, Sollers avait réglé son compte à Jonathan Littell et à ses Bienveillantes, dont le fracassant succès ne pouvait qu'être suspect. Pourquoi cela ? Parce que, selon Sollers, la clef de voûte de cette immense fresque serait la propension de Max Aue, le narrateur, à jouir par le cul. Confondant par ailleurs la névrose du protagoniste du roman et la visée de Jonathan Littell lui-même, Sollers en vient donc à affirmer que Les Bienveillantes seraient "la défense et l'illustration de l'anus exterminateur", dûment approuvées et célébrées par les zombis des médias et du public somnambule, sans compter les jurés des prix littéraires. À quelles vues profondes n'accède-t-on-pas en grimpant sur le piton de l'anachorète ! Le Secret divulgué par le Maître à ses disciples, comme quoi lui seul, Sollers, a capté le message d'Isidore Ducasse, dont Valéry Larbaud se demande s'il n'a pas écrit ses Poésies pour calmer un peu son papa après les Chants, histoire d'en recevoir sa petite pension - ce Secret doit être considéré, je crois, comme pièce intégrante du Lego construit par Sollers avec l'approbation posthume donc occulte des poète et philosophe allemands Hölderlin et Heidegger (double H aspiré, ça compte), des philosophe et poète-serial killer chinois Confucius et Mao, en l'ère nouvelle de l'an 120 et des poussières du calendrier selon Saint Nietzsche, dont L'Antéchrist scelle la mort du christianisme logiquement célébrée par Sollers le catho donnant la papatte à Benoît XVI en ces mêmes Fugues ! Un aussi fantastique snobisme que celui de Philippe Sollers ne saurait requérir que d'aussi fantasmatiques adoubements faisant fi et fion du principe de non-contradiction ! Dosto.jpgJe relis depuis quelque temps Les Frères Karamazov de Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski, qui n'avait pas de la France des Lumières (et notamment de celle de Diderot) la plus haute estime, et sans doute verrait-il aujourd'hui, dans les sophismes et les brillantes entourloupes rhétoriques d'un Sollers, de la frime. Or je me disais, en lisant le chapitre intitulé Les Gamins, prodigieuse plongée au coeur du coeur de ce qu'on peut dire le coeur humain, que je pourrais donner toute l'oeuvre dudit Sollers pour ces seules pages. Et pourtant non: je trouve bien que l'oeuvre d'un Sollers existe, et pas seulement comme repoussoir. Seulement je me demande, par delà l'opposition de la présumée froideur française et de la non moins hypothétique chaleur slave, où se trouve ce qu'on pourrait dire le noyau de l'oeuvre de Sollers. Lorsque je lis Dostoïevski ou Proust, Camus ou Faulkner, Conrad ou Flannery O'Connor, je perçois immédiatement ce "noyau" touchant au coeur de ce qu'on peut dire l'humain. Mais s'agissant de Philipe Sollers, je m'interroge. Je ne dis pas que cette oeuvre qui se veut sans aveu, et de laquelle ne se dégage jamais la moindre émotion profonde, soit absolument sans "noyau", mais je la sens comme flottant à cet égard, ludion charmeur ou fuyant, je ne sais... SollersNabe.jpgIl y a du jeune homme éternel chez Sollers, comme chez Marc-Edouard Nabe son ennemi désormais juré, autant que chez un Dantec ennemi de Nabe ou chez un Houellebecq honni des tous. Si je compare ces vieux jeunes gens à un Dostoïevski, je me dis que tous restent quelque part des fils révoltés alors que lui est devenu "père" d'un jour à l'autre, au moment (souligne Léon Chestov) d'échapper à l'exécution capitale. Lautréamont n'en finit pas d'invoquer et de défier la Mort, comme tant de romantiques avant et après lui, sans rien "payer". Or il faut "payer", Céline l'avait bien vu, et Proust "paie" avec Le Temps retrouvé. Girard7.jpgCela qui m'amène à René Girard, dont la pensée me semble la plus belle ouverture aux réconciliations non précipitées. René Girard est le grand analyste de la posture romantique dont un Ducasse, autant que les possédés de la Russie pré-révolutionnaire, sont les parangons. Fait significatif: le mot révolutionnaire revient sans cesse, depuis ses débuts à la revue Tel Quel, sous la plume de Philippe Sollers, typique fils de bourgeois ressentimental se la jouant aujourd'hui anar de droite après avoir déclaré un jour, sur la Muraille de Chine (le témoignage est de Julia Kristeva dans Les Samouraïs) que le Président Mao ne pouvait gouverner sans la caution de la France intellectuelle. Dans Fugues toujours, Philippe Sollers affirme que la seule révolution digne de ce nom a été la française. Merci pour les millions de morts russes et chinois. Mais encore, dans un chapitre non moins gonflé intitulé Destin du français, le même "révolutionnaire" nous balance comme ça que la langue française non seulement est la plus lucide en matière de sexualité mais "le grand problème de l'Europe" dont Paris sera forcément la capitale. Sollers25.jpgLe fantastique snobisme de Philipe Sollers renvoie aux grands exemples de la littérature évoqués par René Girard, de Julien Sorel au Narrateur de Proust. Hélas, le drame de Sollers est qu'il n'est pas vraiment romancier. L'espace du roman, la temporalité autonome du roman et l'autonomie des personnages ne peuvent aboutir au dépassement du mimétisme et des rivalités destructrices. Le problème du mimétisme (dont le snobisme est un aspect), de le "montée aux extrêmes" des rivaux, des feux de l'envie cristallisés par tout le théâtre de Shakespeare, fondent les observations de René Girard dont l'essentiel se retrouve dans Mensonge romantique et vérité romanesque, livre majeur qui devrait figurer en tête de liste des lectures de tout prof de lettres ou de tout amateur de littérature. Quant à moi, je ne vois aucun des romans-de-Sollers toucher à ce que René Girard appelle la vérité romanesque. Ce sont des espèces de chroniques casanoviennes souvent passionnantes (Femmes, Passion fixe, Les voyageurs du temps ou L'éclaircie, entre autres) mais ce ne sont pas de vrais romans dont les personnages auraient chacun raison. C'est Henry James qui disait que, dans un grand roman, tous les personnages ont raison. Dans les romans-de-Sollers, dont les femmes sont toute plus ou moins aux genoux ou sur les genoux du romancier-auteur, seul celui-ci a raison, commande et conclut. Cela ruine-t-il son mérite d'écrivain ? Nullement. Philippe Joyaux, alias Sollers, n'aura jamais fini, en somme, de poser au roi du monde dans le salon de Maman. C'est là qu'il construit occultement son Lego. Le jeune auteur surdoué d' Une certaine solitude, salué par les fées bourgeoise et révolutionnaire qu'étaient alors Mauriac et Aragon (j'avais déjà tout juste sur toute la ligne, se félicitera-t-il), croit avoir traversé le miroir en se juchant sur les ailes des poètes et des philosophes qu'il appelle les "Voyageurs du temps", tels Homère et Saint-Simon, Rimbaud et Lautréamont, Heidegger et Nietzsche. L'art de la citation et la passion de la formulation lui serviront de sésame au fil de son parcours ouvert de loin en loin à mille éclaircies, et voici Fugues se poursuivant à travers le labyrinthe de l'immense Lego construit à sa seule gloire d'enfant pourri-gâté dont l'Ego, fantastiquement surdimensionné, se délie au plaisir des mots...

     

    Philippe Sollers. Fugues. Gallimard, 1114p.

  • Le Niagara du chiqué

     

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    En février 1983, un certain JLK parlait en ces termes amènes de Femmes, le best-seller de Philippe Sollers…

     

    Quand bien même elle constitue un assommant pensum, la lecture de Femmes, le dernier livre de Philippe Sollers, qui fait ces jours quelques vagues dans le gobelet d’eau plate du parisianisme littéraire, a du moins l’intérêt d'étaler sous nos yeux un « digest » symptomatique des petites obsessions et des immenses prétention sd’une certaine « élite » intellectuelle, dont la vaine sophistication de l’expressionne cache plus du tout, en l’occurrence, la fondamentale frivolité, pour ne pas dire la chiennerie, la pourriture suressentielle.

    Coq en pâte de la littérature pseudo-révolutionnaire, Philippe Sollers assume sans discontinuer, bien qu’avec force palinodies, sa vocation profonde de fils à maman conchiant le giron natal en trissotant et fricotant « dans les velours ambigus et les violettes fanées de l’inutilité rêveuse », pour reprendre une image du salubre Dominique de Roux, lequel déculotta en son temps l’écrivain touchant à la trentaine. 

    A l’époque, l’auteur de l’illisible Nombres (1966), qui était entré en littérature avec la talentueuse bluette bourgeoise d'Une curieuse solitude, (1958) s’échinait déjà puissamment en sorte de ramener l'écriture à sa pure matérialité, au broum-broum ou au scrouitch-scrouitch d’une musique verbale toute « concrète ». Sollers fumait alors la cigarette et se prenait pour une manière de nouveau Dante sorti de la cuisse gauche du Joyce de Finnnegans Wake. Parallèlement, le pilier de la revue Tel Quel tâtait un peu du maoïsme. Puis il se mit à fumer la pipe et, comme la mode y venait, loucha vers Dieu, dont il s’entretint en compagnie du bouillant Maurice Clavel, avant que de publier l’illisible Paradis (1982).

    Sous-Céline de bidet

    En son dernier avatar, Philippe Sollers arbore un joli porte-cigarettes, se prend pour Céline en accumulant les points de suspension afin de faire passer ses inimaginables bouts de phrases et, par la voix d’un journaliste américain, pose au prophète annonciateur d’ères nouvelles, au mystique d’alcôve. 

    L’idée « géniale » qui sous-tend le courant de ce Niagara du chiqué d’un peu moins de six cents pages, c’est que « le monde appartient aux femmes, c’est-à- dire à la mort ». 

    Or, pour se libérer de la femme-mère, donc de l’ignoble femme- vie ou femme-famille, il ne reste à l’homme non encore enjupé que la vraie, l’authentique femme-baise, le trou cosmique de la grande Fusion. 

    Dans la foulée, notre prophète se voudrait également chroniqueur. D’où le déballage de ragots et autres vidures de bidets touchant aux figures en vue du parisianisme intellocrate (la mort de Barthes, le meurtre d’Althusser ou l’enlèvement de Jean-Edern Hallier), avec un mépris des individus dont l’impression répugnante qu’il donne est accentuée par la véritable dévotion que l’auteur manifeste envers lui-même.

    Philippe Sollers. Femmes. Gallimard, 1983.

    (Cet article a paru dans le quotidien La Tribune-Le Matin en date du 14 février 1983.)

     

  • Le sang de Sarajevo

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    Mitraillé sur une route de la capitale bosniaque, Jean Hatzfeld, reporter de Libération a échappé à la mort qui a fauché nombre de ses confrères et amis. En 1994, il exorcisa son traumatisme dans un livre poignant et véridique, sans trace de haine. Rencontre.

    S’il il y avait une «prime à l'humain» pour récompenser les journalistes, Jean Hatzfeld la mériterait à l'évidence. A l'opposé des rouleurs de mécaniques et autres frimeurs, ce quadra en baskets incarne l'honneur de la profession. Les lecteurs de Lïbé se rappellent, entre autres, ses reportages sur le monde rural ou la condition des homos, sa façon sensible de parler du sport ou de raconter les faits divers. 

    images-1.jpegS'il n'a rien du Rambo médiatique, ce fou de foot doublé d'un Fangio de la guimbarde allie la débrouillardise à la passion des relations humaines. D'où la qualité particulière, aussi, de ses reportages en territoires dangereux, du Liban à la Roumanie et de la guerre du Golfe aux fronts d'ex-Yougoslavie, où il a débarqué en juillet 1991 et couvert les deux conflits successifs de Croatie et de Bosnie. 

    Lui qui avoue n'avoir jamais parlé des blessés pendant «sa» guerre, parce qu'il craignait ce sort plus que tout autre, a finalement été grièvement atteint au lendemain de la visite de Mitterrand à Sarajevo, probablement par des tireurs bosniaques, ceux- là même qui, probablement aussi, l'ont relevé et chargé dans une bétaillère, lui accordant un salut in extremis. De l'humiliation et des tortures de sa blessure (une jambe quasiment arrachée),Jean Hatzfeld s'est finalement sorti. 

    De surcroît, comme pour réintégrer sa pleine intégrité, il a tiré de son traumatisme un livre qui se démarque absolument des récits de guerre ordinaires ou des reportages emphatiques style «j'y étais», pour mieux nous immerger dans «l'air de la guerre». Sans une analyse ni un chiffre à l'appui, l'auteur de ce beau livre fraternel, parfois même bouleversant, nous fait mieux comprendre les composantes essentielles du conflit en Yougoslavie dépecée. 

    6660494.jpg—  Que représente, pour vous, cette guerre maintes fois dite «absurde»? 

        

    —  En fait, il y a deux conflits bien distincts.Lorsque je suis arrivé en Yougoslavie au début de l'été 1991, après la pantalonnade en Slovénie, tout le monde jouait déjà à la guerre, mais je pensais que des négociations régleraient l'affaire après le premier clash. Puis la guerre s'est propagée comme un incendie. Au commencement, j'étais plutôt proserbe. Je savais que les Croates avaient de lourdes responsabilités, n'ayant cessé de harceler la minorité serbe pendant les années qui venaient des'écouler. Puis j'ai constaté la disproportion énorme des forces. L'autre sentiment que j'avais, c'est que la propagande serbe montait en épingle le contentieux historique de la Seconde Guerre mondiale, visant à exacerber les rancunes. Or, je ne voyais rien, sur le terrain, de la haine entre communautés qu'on observe par exemple au Moyen-Orient entre Palestiniens et Israéliens. Beaucoup de gens, en Occident, ont embrayé sur ce thème en affirmant que les belligérants n'avaient pu faire le deuil de la dernière guerre et ne cohabitaient que sous contrainte alors que tant d'entre eux étaient mariés.Vous imaginez un seul Palestinien marié à une Israélienne? Pour ma part, je suis convaincu que le plan initial des Serbes était de réunir les terresséparées de la grande Serbie, et que la propagande a suivi avec tous ses phénomènes d'autosuggestion. Sur quoi la guerre a duré parce que personne n'a empêché les Serbes d'avancer, qui en ont sans doute été les premiers surpris. Cela précisé, si tes Croates ont des responsabilités indéniables dans ce premierconflit, il en est tout autrement des Bosniaques musulmans, qui n'ont jamais maltraité les Serbes. 

     

    — Comment expliquez-vous la sauvagerie particulière decette guerre? 

     

    — On a parfois incriminé la cruauté des populations Balkaniques:c'est une fable! Si la peur est effectivement devenue 1e moteur de cette guerre, c'est à cause du plan d'homogénéisation des territoires, qui suppose des transferts de population colossaux. Conquérir une terre et soumettre sa population est relativement facile. Mais arracher des gens à leurs maisons est une autre affaire. A cela s'ajoute la difficulté de séparer des populations étroitement imbriquées. Il a donc fallu de la sauvagerie pour engendrer la peur et la fuite. D'où la terreur et les viols. Ceux-ci ont été rendus possibles, en outre, par la dégradation des mœurs au sein de l'ancienne armée fédérale, dont la hiérarchie a été remplacée par des cadres dénués de toute culture militaireclassique. 

     

    —  Les Serbes invoquent le danger d'islamisation de la Bosnie. Qu'en pensez-vous? 

     

    —  Ce qui m'a frappé en fréquentant tes Bosniaques, c'est leur laïcité, par opposition au catholicisme souvent marqué des Croates.Les jeunes, en particulier, sont complètement occidentalisés, et il n'y a aucun mouvement d'opinion massif comparable à ce qui se passe en Iran ou dans les pays arabes. S'il est vrai qu'Alija Izetbegovic a signé des textes qui prônent l'islamisation, ce n'est pas ce thème qui lui a valu d'être élu. Cela dit, on connaît l'effet des persécutions, et j'ai appris récemment qu'on observait à Sarajevo, parmi les réfugiés musulmans débarqués des zones rurales, une certaine radicalisation du discours islamique. 

     

    —  Vous sentez-vous d'un camp plus que de l'autre? 

     

    —  Je suis avec les gens. Dans une guerre civile comme celle-ci, vous pouvez passer sans cesse d'une zone à l'autre. J'ai donc vu des tas de choses pas admissibles dans les trois camps, mais il ne faut pas raconter d'histoires: les responsabilités ne se départagent pas à égalité. Quoi qu'il en soit, je crains que rien ne soit résolu pour le moment, et que la paix ne soit pas pour demain...

     

    —  Vous dites vous être attaché à cette guerre. Terrible, non?

     

    —  Au risque de paraître provocateur, je dirai même que je m'y suis trouvé bien, peut-être parce que je l'ai suivie dès le début? Mais je m'explique: il n'y a rien là d'un goût morbide. J'ai de bonnes raisons de détester la guerre, car j'y ai perdu des confrères et des amis, sans parler des milliers d'innocents sacrifiés. Cependant, j'aime être «à laguerre». Les rapports entre les gens y sont plus vrais et plus forts qu'en aucune autre circonstance. Si je retourne à Sarajevo, et c'est prévu pour bientôt, ce ne sera  pas pour participer au cirque médiatique, mais pour faire mon métier et y retrouver tes gens. 

     

    Jean Hatzfeld, L'air de la guerre. Editions de l'Olivier, 344 p.


    (Cet entretien a paru le 6 avril 1994 dans le quotidien 24 Heures)

  • Carissimo Maestro !

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    En 1983, Liliana Betti, sa « secrétaire » plus fellinienne que nature, racontait le Maestro...

     

    Federico Fellini est à la fois un artiste incomparable et un mythe vivant dont la vitalité monstrueuse, les caprices munificents, les mensonges enfantins, le charme, les obsessions, la rouerie et le cabotinage de haut vol ont alimenté toute une légende aux belles enluminures de cirque, avec le concours de son entourage. 

     

    Or, de cette constellation d’images et de fables plus ou moins fondées, au portrait de Fellini en vérité, serpente un sentier cahotique et tout en détours que les passionnés de son univers poétique suivront avec enthousiasme. Pour les y conduire, un « cicerone » au féminin : Liliana Betti, laquelle est habilitée à pareille fonction par quelque quinze ans de fréquentation quotidienne du Maestro aux titres divers de « secrétaire » (mais sans agenda), « chauffeur » (quoique Fellini ne lui cède jamais le volant) ou encore d'« assistante » — son rôle étant alors littéralement d’assister à ce qui se passe sur le plateau. Tout cela n’étant probablement rien à côté de la complicité magnétique qui unit cette jeune dame plus fellinienne que nature, et le génial auteur de  8 1/2, des Vitelloni , d' Amarcord  ou deRépétition d’orchestre …

    FELLINI E BETTI 2.jpgParce qu’il « a mis tout son être et sa propre vie en images», l’on pourrait être tenté d’affirmer que Fellini « au fond n’existe pas dutout ». Telle est du moins la conclusion, fortement empreinte de malice, àlaquelle Liliana Betti en arrive après un long voyage au pays du plus fascinantdes montreurs d’images du cinéma contemporain, quand bien même tout ce qu’ellenous dit à son propos n’évoque pas précisément l’existence d’un ectoplasme. Etpourtant s’il y a boutade, celle- ci n’est pas gratuite. 

     

    Parce qu’il est vrai que la vie de Fellini, telle qu’elle apparaît, donne l’impression d’une sorte de gargantuesque digestion où tout n’est absorbé qu’en fonction de sa transmutation poétique. Prenons l’exemple du téléphone, auquel la « secrétaire » très irrégulièrement salariée du maestro consacre un chapitre entier. Du matin à l’aube suivante, Fellini téléphone. Non du tout pour régler d’urgentes affaires, mais pour drainer toute l’énergie vitale du monde auquel il est ainsi relié, comme l’araignée à tous les points sensibles de sa toile par son fil. 

     

    « Fellini, gentil de nature, pourrait tuer pour un jeton de téléphone», nous apprend Liliana Betti. « Fellini téléphone à chaque instant : en pensant, en lisant, en mangeant et, probablement, en faisant l’amour et en dormant. » Mais aussi et surtout : « Fellini se téléphone. » 

     

    Vampire par générosité

    Fellini33.JPGIl y a du vampire chez Fellini, cela ne fait pas un pli. L’on nous dira que c’est le fait de tous les grands créateurs, plus égocentriques les uns que les autres. Mais à cela, Fellini surajoute une sorte d’exubérance féerique qui touche au merveilleux. Lorsque sa « secrétaire » lui raconte un jour quelque bourde pour se tirer d’une mauvaise situation découlant de sa négligence (un bureau qu’elle aurait dû louer pour un prochain film), loin de se fâcher, Fellini la pousse à vivre son mensonge jusqu’au bout, nonpour la mettre en faute, mais uniquement pour voir comment se développera cette intéressante fiction... 

    Et de la même façon, toutes les bizarreries de la vie, les situations impossibles, ce qu’il y a de mystérieux, d’étrange, de paranormal ou de fabuleux dans le tout- venant de la réalité, se trouve happé, englouti et longuement ruminé par Fellini. 

    Cela pourrait n’être que du pittoresque tenant à un caractère farfelu. Mais, à vrai dire, les extravagances de Fellini et celles qu’il suscite (son courrier quotidien, dont l’auteur nous livre quelques échantillons inénarrables), tout le désordre apparent de sa vie aboutit à un enouvelle harmonie que le cinéaste, sur le plateau, semble reconstituer avec uneconscience fulgurante. Ainsi, cet homme aux dehors fantasques, qui a l’air de fuir constamment toute solitude, ce névrosé dont la visite d’un hôpital psychiatrique, en compagnie de Liliana Betti, révèle soudain l’extrême vulnérabilité, ce « tombeur » présumé qu’une seule femme rassure par sa présence (Giulietta/Masina, il va sans dire), ce désinvolte et ce comédien donnant aux gens l’impression d’une perpétuelle absence, cet esprit peu rationnel et fuyant toute confrontation intellectuelle trop serrée, apparaît-il subitement, dans la mise en place de chaque élément de ses films, comme un mosaïste qui aurait vu en rêve la place de chaque petite pierre à faire scintiller, et dont les ordres tomberaient alors, dans le plus grand désordre (le film se construisant partous les bouts à la fois), pour un résultat dont nous savons la mystérieuse perfection. Ainsi de la « splendide négligence formelle d’Amarcord », selon l’expression de l’auteur de ce portrait de Fellini, qui nous apparaît comme unchef-d’œuvre...

     

    Dieu le Père et son «gang » 

    Dans un de ses essais, l’écrivain américain Gore Vidal disait à peu près que Fellini lui faisait l’effet d’un peintre cherchant à reproduire le plafond de la Sixtine sur des balles de celluloïd. Or, lisant le témoignage de Liliana Betti, nous voyons effectivement ce grand maître comme une façon de démiurge en son cercle magique.

    Le voici par exemple assistant, à Cinecittà, à la procession d’incroyables personnages dont seront sortis la Saraghina de 8 1/ 2 , la matrone au derrière lunaire incarnant la buraliste d’Amarcord ou le mage Bishma de Juliette des esprits

    « La précision, l’intuition de Fellini identifiant les personnes qui défilent devant lui sont stupéfiantes. D’un regard bref, pénétrant, presque violateur, il réussit à découvrir en chacune d’elles leur vocation la plus vraie, secrète ou passée, souvent trahie, presque jamais reconnue. » 

    Ou le voilà, au milieu de son « gang », tel Dieu le Père reprenant à zéro son aventureuse entreprise de la Genèse, à l’instant de commander aux éléments dans son mégaphone : « Du brouillard ici ! Du brouillard là ! Mais non, assez de brouillard ! En avant la mer ! 

     

    Unknown.jpeg Liliana Betti. «Fellini — un portrait ». Editions Albin Michel, 1983.

    (Cet article a paru le 6 août 1983 dans La Tribune-Dimanche)

     

  • Le bijou de la petite dame

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    En 1993, Beatrix Beck faisait merveille dans la miniature ciselée. Avec Une lilliputienne,son nouveau roman, l'auteur du fameux Léon Morin prêtre et de tant d'autres récits admirables de cristalline concentration, continuait de nous enchanter. Mémorable rencontre, avec un auteur d'exception. Beatrix Beck est décédée en novembre 2008. 

     

    C'est une petite bonne dame qui vous arrive en trottinant, l'air à la fois timide et résolu d'une souris des champs (d'ordinaire elle vit avec ses chats dans un village normand), et dont le quidam qui la croise rue des Saints-Pères ignore sans doute qu'elle compte au nombre des meilleurs écrivains de langue française. 

     

    Et qui dirait, à entendre parler Beatrix Beck tout modestement de son dernier livre,que l'auteur d'Une lilliputienne, merveilleux récit des tribulations d'une naine harmonieuse dans le redoutable monde qui est le nôtre, a derrière elle un passé rude de souffrance et de lutte, puis d'une œuvre littéraire marquée par l'économie elliptique d'un style et la ressaisie vitale de chaque nouveau livre, une vingtaine en tout du cycle de Barny (Prix Goncourt 1952 pour Léon Morin prêtre) aux nouvelles de Vulgaires vies et de «Recensement», en passant par la gracieuse Grâce, notamment.

    AVT_Beatrix-Beck_1600.jpegFille d'un écrivain belge injustement méconnu (le polémiste et poète Christian Beck) qu'elle perdit à l'âge de 2 ans, veuve d'un juif russe communiste tué à la guerre en 1940, elle-même engagée et exposée à la déportation, Beatrix Beck, avec un enfant à charge, a connu la situation de l'ouvrière, de la domestique de campagne puis de la chômeuse, dont on retrouve des traces dans son dernier livre. 

    À ce propos, elle insiste d'ailleurs sur l'ancrage réaliste d'Une lilliputienne, dont les allures de conte tendre et cruel magnifiquement ciselé ne doivent pas nous tromper. 

    «Bien des lecteurs et des critiques se figurent que ce livre est symbolique. En réalité, son origine est liée à une scène à laquelle j'ai assisté il y a des années, dans la rue, où une toute petite personne, qui avait la taille d'un enfant de 3 ans, a suscité la réaction double, et combien significative, d'une femme qu'il y avait là. D'abord ce fut «mignonne comme tout!» puis, quand la mère et la fille s'en furent allées: «Si c'est pas malheureux!» Ainsi me suis-je demandé ce que pouvait être la vie, au jour le jour, d'un tel être. De la même façon, je vous ferai remarquer qu'elle atteint le point culminant de sa vie lors d'une manifestation politique.» 

    S'il y a du «monstre» chez la lilliputienne Lia Déminadour (Beatrix Beck nous rappelle dans la foulée que les Anciens voyaient dans les monstres des êtres qui nous relient aux dieux), à la fois par son incapacité à vivre pleinement sa vie de femme (tout rapport sexuel lui est impossible) et son amoralisme zazinesque (il y a du Queneau chez Beck), la singularité profonde de ce livre tient à l'émotion qui en émane, sans trace de pitié conventionnelle pour la handicapée avérée. C'est que, loin d'en appeler à la commisération banale, Beatrix Beck se risque à confronter son personnage avec la vie réelle: le sexe, le travail, les relations ordinaires et tutti quanti. Lia paraît innocente comme un petit animal, voire perverse, àl'image d'une nymphette de Balthus, et pourtant elle s'enflamme et en bave à part entière...

    «Lia est voleuse et menteuse, mais c'est lié à son état. J'ai voulu écrire un roman picaresque. Quand j'étais enfant, j'ai lu les aventures de Lazarillo de Tormès que j'ai beaucoup aimées parce qu'il n'y a pas, là-dedans, d'hypocrisie ni de moralisme. On n'élève pas le débat, voilà! Il s'agit de manger, de vivre, de survivre, un point c'est tout.» 

    Cela étant, Lia Déminadour inspire l'amour avec intensité. D'une jeune peintre d'abord, qui la traite en «dame enfant», faisant avec elle le «presque amour» et qui l'appelle «mon genre humain». Puis d'un ouvrier d'usine fabriquant des machines à en fabriquer d'autres, dont le «sourire de pomme de terre» émeut évangéliquement Lia, conformément à la prédiction selon laquelle les derniers seront les premiers... 

    «C'est vrai que c'est une histoire d'amour. Cela me rappelle ce mot de je ne sais quel poète allemand qui disait que l'amour de la femme qu'on aime est un abrégé de l'univers, et que l'univers est une extension de la femme qu'on aime.» 

    Enfin Beatrix Beck de souligner une fois encore, avec une espèce de pudeur frottée d'honnêteté sourcilleuse, qu'elle n'aime pas qu'on «élève le débat», rappelant cette exigence qui est la sienne d'écrire des livres où chaque mot correspondrait à la chose désignée.

    «Ce que j'aime chez Lia, c'est en somme qu'elle ne se ment pas à elle-même.» 

    Telle Beatrix Beck... 

    Beatrix Beck. Une lilliputienne. Editions Grasset, 153 pages

     

  • Dans la main du géant

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    Une lecture de La Divine Comédie (32)

    Chant XXXI. Le puits des géants. Nemrod et Antée, qui dépose les voyageurs au fonds du puits. Samedi saint, 9 avril 1300 entre 3 et 4 heures de l’après-midi.

    Dans une espèce de brouillard fantastique qui n’est ni du jour ni de la nuit, la descente infernale se poursuit pour Dante et Virgile, qui entendent tout à coup le son d’un cor puissant, « si fort qu’il eût couvert le tonnerre même », aussitôt comparé au fameux olifant de Roland à Roncevaux, et qu’un géant tient en bouche avant d’accueillir les compères au bord du puits où la moitié de son corps disparaît.

    Et tout alentour, que de tours ! 

    Plus précisément : autant de géants évoquant les tours de quelque cité médiévale (une allusion en passant est d’ailleurs faite à Montericcione, non loin de Sienne, mais aujourd’hui San Gimignano ferait meilleure image), et c’est du joueur de cor qu’il va s’agir d’abord, en lequel on identifie le très illustre Nemrod, dont les premiers mots adressés aux voyageurs laissent ceux-ci baba tant ils relèvent du volapück à bribes arabo-hébraïques de consonance :« Raphèl mai amecche zabi almi »…

    Rien de gratuit en cela pour autant, car ce géant-là, Nemrod donc de son nom, tout fort qu’il soit au cor, est désormais condamné à baragouiner: « Raphèl mai amecche zabi almi »…

    Nemrod en effet, fils de Cham et donc petit-fils de Noé, mais également roi de Babylone et maître chasseur, est surtout l’initiateur du démentiel projet de la Tour de Babel, figure par excellence de l’humaine vanité défiant le divin orgueil. 

    Pour avoir voulu toucher le ciel au pilote monoglotte, Nemrod a fâché celui-ci et préparé la fortune future des écoles de langues. Bref, on achoppe ici à l’un des plus grands mythes erratiques (à ne pas confondre avec les mythes errants) associés aux fondements du langage et des idiomes variés, espéranto compris, que l’humour de Dante résume en une formule dont aucun dantologue ni aucun imam talmudéen ne percera jamais le sens : Raphèl mai amècche zabi almi.  Macché !

    Or passons vite sur le costaud suivant, genre bodybuilder  d’enfer, au nom d’Ephialte et au passé de fort à bras abusant des stéroïdes au point de devenir à lui seul une arme de destruction massive, désormais enchaîné pour lui apprendre à rouler les mécaniques, pour atteindre un autre géant au nom plus familier et prestigieux d’Antée, fils de Neptune et de notre mère la Terre, donc un peu notre demi-frère en plus baraqué et qui va prendre les choses en main au figuré et au propre puisque c’est au creux de sa paume, « tout doucement », que les deux poètes vont descendre dans l’abîme qui dévore Lucifer et Judas…

    Dante. La Divine Comédie. L'Enfer. Version bilingue, traduite et présentée par Jacqueline Risset. GF / Flammarion.

     

    Peinture: William Blake.

  • Grass le géant, le génie, le gêneur

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    C’est un immense écrivain et un artiste non moins talentueux qui s’est éteint hier à Lübeck en la personne de Günter Grass, à l’âge de 87 ans. Visionnaire de génie, il fut aussi un polémiste redoutable et souvent honni dans son pays. Le Prix Nobel de littérature avait consacré son œuvre en 1999.

    La vie et l’oeuvre de Günter Grass, comme celles d’un Garcia Marquez, son exact contemporain, sont indissociables des tragédies qui ont marqué le XXe siècle. C’est particulièrement évident pour Grass, né à Dantzig le 16 octobre 1927, de parents épiciers mêlant leurs origines germaniques et polonaises. Enrôlé dans les jeunesses hitlériennes, le jeune Günter fut intégré de force, à 17 ans, dans une division de Waffen-SS sous l’uniforme desquels, sans avoir tiré une balle, il sera fait prisonnier par les Américains et libéré en 1946. Affirmant n'avoir eu connaissance des horreurs perpétrées par le nazisme qu’à la faveur des révélations du procès de Nuremberg, le jeune homme, également éprouvé par la découverte de drames familiaux (sa mère et sa sœur ayant  été violées par des soldats de l’Armée rouge), tentera de se reconstruire avec ce qu’il dira plus tard « le poidsde la honte ». 

    Après des études d’arts plastiques, Günter Grass  aborda l’écriture avec un premier roman dont la publication, en 1959, lui valut une immédiate célébrité, bientôt mondiale. Considéré comme son chef-d’oeuvre, LeTambour fera l'objet d'une adaptation cinématographique,vingt ans plus tard, par Volker Schlöndorff. Nouveau triomphe mondial :  Palme d'or à Cannes et Oscar du meilleur film étranger à Hollywood.

    Une œuvre profuse

    Si Le Tambour, comme Cent ans de solitude dans l’œuvre deGarcia Marquez, ou La visite de laavieille dame de Friedrich Dürrenmatt, représente le noyau rabelaisien de l’œuvre de Günter Grass, celle-ci connaîtra de multiples autres percées dans les genres les plus divers. 

    Paraboles évoquant la monstruosité de l’Histoire, Le chat et la souris (1961) raconte les tribulations du jeune Mahke, orphelin enrôlé dans les Jeunesse hitlériennes et chef de meute d’une bande de Dantzig, alors que Les années de chien (1965) évoquent une lignée canine dont Prinz, l’un des descendants, est offert à un certain Adolf. À chaque fois, les thèmes de la culpabilité, de la banalisation du mal et de la responsabilité collective réapparaissent sur fond de chaos où survivent des êtres  marginaux, souvent déclassée ou vaincus. 

    Du Turbot, inspiré par une fable médiévale et raillant la prétendue suprématie  des mâles, à La Ratte, marquant le retour d’Oscar le nain à l’ère du nucléaire,  le conteur truculent se fait à la fois moraliste. 

    Mais l’oeuvre de Günter Grass est aussi une vaste chronique, souvent polémique, des année de l’après-guerre allemand, où son expérience de militant de gauche, compagnon de route de Willy Brandt (comme le raconte son Journal de l’escargot) ou, plus récemment, de pacifiste proche des altermondialistes, nourrit un constant débat contradictoire, de la guerre au Vietnam aux temps actuels marquée par la réunification, l’Allemagne d’Angela Merkel ou le sionisme d’Israël, notamment. Enfin un brassage à caractère de plus en plus autobiographique caractérise, toujours à contre-courant, le très controversé et assez brouillon Toute une histoire (1997),  le panoramique et passionnant Mon siècle (1999) ou la poignante remémoration de  Pelures d’oignon (2007), où le vieux lutteur n’en finit pas de ferrailler comme un jeune fou refusant de grandir…

     

    Un Tambour à réveiller les morts

    Plang, pling, pleng, rapatapleng : mais ça va bientôt cesser ce ramdam ? Plus de cinquante ans que ça dure ! Plus de cinquante ans que ce gnome nous tanne la peau de ses baguettes ! Pas moyen de dormir avec ça !

    On était en 1959, on avait fait le ménage en Allemagne, on avait recouvert les ruines d’une belle nappe de propreté, et voici que l’énergumène se pointe avec son Blechtrommel, comme ça se prononce, à nous fixer de ses yeux de  faïence bleue. Et voilà que, vingt ans après, le morveux saute du papier et remet ça sur l’écran : plang, pling, pleng, rapatapleng. 

    Or voici que  le temps passe et que Grass trépasse, mais Oscar n’en démord pas, qui nous fixe avec les yeux de David Bennent. Refus de grandir, et pas demain qu’on vous laissera dormir !

    Et depuis lors, Oscar n’aura pas grandi, ni Günter à ce qu’il semble avec son tapage tous azimuts  à tout casser. 

    Or est-il retombé en enfance en continuant de tout critiquer, de l’Allemagne réunifiée à la politique d’Israël ? Et ses aveux tardifs, et la honte qu’il disait éprouver de ses jeunes années : n’était-ce pas sénilité ? Preuve que tout ce qu’il avait ressassé n’était que battage de tambour ?

    Tous comme un seul alors : haro sur l’enfant demeuré, les Vertueux ont réclamé le silence. Qu’il rende donc son Nobel, hochet pas mérité ! Et qu’il nous fiche enfin la paix. Qu’il nous laisse pioncer du sommeil du Juste.

    Mais rien à faire, quitte à réveiller les morts, Oscar et David, et Günter, et Volker remettent ça : plang, pling, pleng, rapatapleng !

    (Cet article est à paraître dans l'édition de 24 Heures du 14 avril)