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  • Lecture du monde

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    À propos de l'Atlas d'un homme inquiet de Christoph Ransmayr. LE grand livre de ce printemps. Premières notes au vol... 

     

    Evoquant la  tombe d’Homère qu’il retrouve, perdue dans les hauteurs de l’île d’Ios si présente à mon souvenir, Christoph Ransmayr écrit ceci qui m’évoque toute la Grèce de tous les temps  sous le ciel des Cyclades : DSC_0691.JPG« À travers le bruissement du vent, j’entendais confusément les si nombreuses voix qui s’étaient élevées au fil des millénaires et jusqu’à aujourd’hui pour affirmer qu’un homme appelé Homère devait forcément être immortel du simple fait qu’il n’avait jamais existé. Nul homme, nul poète ou conteur ne pouvait avoir eu la force d’engendrer à lui seul une foule pareille de héros, de dieux, de guerriers, de créatures vouées à l’amour, au combat, au deuil, nul ne pouvait avoir eu la force de chanter la guerre de Troie et les errances d’Ulysse en usant pour ce faire de tonalités, de rythmes si divers, d’une langue aux nuances si infiniment variées, non, cela ne pouvait avoir été que l’œuvre de toute une théorie de poète anonymes, d’aèdes qui s’étaient fondus peu à peu en une forme fantomatique baptisée Homère par les générations ultérieures. Dans cet ordre d’idée, un tombeau édifié il y a deux ou trois mille ans sur l’île d’Ios ou sur quelque bande côtiètre de l’Asie mineure ou du monde des îles grecques ne pouvait être qu’un monument à la mémoire de conteurs disparus. »

    °°°   

    Chaque récit de cet Atlas d’un homme inquiet commence par l’incipit m’évoquant la formule fameuse:« J’étais là, telle chosem’advint », mais c’est ici un « je vis » auquel la traduction française donne le double sens de la vue et de la vie : « Je vis le séjour d’un dieu par 26° 28 ‘ de latitude sud et 105° 21’ de longitude ouest : loin, très loin dans le Pacifique, une île rocheuse prise dans un tourbillon d’oiseaux de mer », « Je vis une silhouette lointaine devant une tour de guet délabrée de ce rempart de près de neuf mille kilomètres de long appelé Wànli Chang Chén – mur inconcevablement long  dans le pays de ses bâtisseurs, muraille de Chine dans le reste du monde », « Je vis une tombe ouverte à l’ombre d’un araucaria géant », « Je vis un serveur s’étaler de toutson long sur le parking d’un café de la ville côtière californienne de San Diego », « Je vis une chaîne de collines noires, rocheuses, sur laquelle déferlaient des dunes de sable », « Je vis un taureau de combat noir andalou par un radieux dimanche des Rameaux aux grandes arènes deSéville », « Je vis une jeune femme dans un couloir d’une éclatante propreté du service psychiatrique d’un établissmeent nommé Hôpital du Danube, un vaste complexe de bâtiments situé à la lisière est de Vienne », et ainsi à septante reprises et en septante lieux de la planète et des temps alternés de la splendeur naturelle et de la guerre des hommes, de la forêt pluviale et d’un chemin de croix, sur une place de village autrichien où un vieil homme qui fait semblant de dormir ne fait pas semblant de mourir, et  c’est le monde magnifié malgré le Laos défolié par les bombardiers, c’est l’humanité partout accrochée à la vie : « Je vis une chèvre noire au bord d’un court de tennis envahi par les roseaux », « Je vis un gilet de sauvetage rouge aubord d’un champ d’épaves flottant dans l’océan indien », « Je vis un homme nu à travers mes jumelles de derrière un fourré de buissons-ardents poussiéreux où jeme tenais caché »,  « Je vis une femme éplorée dans la sacristie de l’église paroissiale de Roitham, un village des Préalpes autrichiennes d’où l’on avait vue sur des massifs portant des noms tels que monts d’Enfer et monts Morts »,  « Je vis une étroite passerelle de bois qui menait dans les marais de la mangrove sur la côte est de Sumatra », «Je vis une fillette avec une canne à pêche en bambou au bord de la rivière Bagmati, à Pashupatinath, le secteur des temples de Katmandou », « Je vis des îles de pierres plates émergeant del’eau lisse du lac Kunming au nord-ouest de Pékin », et chaque fois c’est l’amorce d’une nouvelle histoire inouïe…  

    °°°

    Mais où se trouve-t-on donc ? Dans un film de Werner Herzog ou dans un recueil de nouvelles de Dino Buzzati ? Dans un roman de Joseph Conrad ou dans un récit de Terre de Feu  de Francisco Coloane ? À vrai dire nulle référence, nulle influence, nulle comparaison, ou des tas de comparaisons et de relances, quantité d’images en appelant d’autres et d’histoires nous en rappelant d’autres  se tissent et se tressent dans ce grand livre hyper-réel et magique à la fois, accomplissant comme aucun autre le projet d’une géopoétique traversant les temps et les âmes, évoquant les beautés et les calamités naturelles avec autant de précision et de lyrisme qu’il module pudeur et tendresse dans l’approche des humains de partout, pleurs et colère sur les ruines et par les décombres des champs de guerre, jusqu’à l’arrivée sur le toit du monde : « Je vis trois moines en train de marmonner dans une grotte surplombant un lac de montagne aux rives enneigées, à quatre mille mètres d’altitude, dans l’ouest de l’Himalaya."

     

    Unknown-3.jpegChristoph Ransmayr. Atlas d'un homme inquiet. Traduit de l'allemand par Bernard Kreiss. Albin Michel, 457p.

     

  • Cabu en Chine

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    Après la Russie et le Japon, Cabu avait sillonné villes et campagnes chinoises avec le journaliste Pierre-Antoine Donnet. Résultat: un passionnant reportage dessiné! Souvenir d’une bonne rencontre, 15 ans avant l’infâme attentat du 7 janvier dernier…

     

    Qu'elle fascine ou qu'elle effraie, la Chine est aujourd'hui le pôle de toutes les curiosités, qu'encourage évidemment sa politique d'ouverture et d'accueil. Après de terribles années, notamment marquées par l'atroce famine de 1958 à 1960 (qui tua quelque 30 millions de personnes) et par les dix années de terreur et de turpitudes de la Révolution culturelle (de 1966 à la mort de Mao), les réformes progressives ordonnées sous le règne de Deng Xiaoping ont permis un extraordinaire essor concrétisé, entre 1979 et 1999, par un taux de croissance moyen de 9,8% par an.

     

    «A l'échelle d'un pays de 1,2 milliard d'habitants, commente Pierre-Antoine Donnet, correspondant de l'AFP à Pékin pendant sept ans, il s'agit d'une dynamique d'une force énorme, unique au monde, que bien peu d'observateurs avaient prévu.» 

     

    Comme on le sait aussi, ce vent de libéralisme ne va pas sans énormes nuisances (construction chaotique, corruption à grande échelle, pollution monstrueuse), et la démocratisation politique n'en est qu'à ses balbutiements dans le dernier pays à maintenir un goulag où croupissent encore de 5 à 10 millions de prisonniers. 

     

    Toutes choses connues dans les grandes lignes mais qui valaient d'être racontées par le détail, comme s'y emploie Cabu dans un passionnant reportage dessiné, réalisé au fil de quatre voyages récents (de 1997 à 1999) avec la complicité précieuse (il parle à la fois japonais et chinois!) de Pierre-Antoine Donnet. 

     

    «Ce qui m'a attiré en Chine, m’explique Cabu, ce sont les gens. Avant même les paysages, parfois magnifiques, les gens m'ont attaché à la Chine et m'y ont fait revenir. J'ai trouvé les Chinois plus drôles et plus chaleureux que les Japonais, et la Chine bien moins triste que la Russie. A chaque fois que je me mettais à dessiner, dans la rue ou n'importe où, je me voyais entouré de Chinois hilares. Pour un dessinateur, le spectacle de la rue est d'ailleurs formidable: un enchevêtrement digne d'un maître à la Dubout! Puis m'a frappé la bonhomie de ce peuple. A Paris par exemple, les encombrements de vélos provoqueraient des empoignades, alors qu'il n'en est rien à Pékin. Aussi, j'ai été sensible au début de démocratisation qui s'opère dans les quartiers, avec des associations qui s'organisent et se défendent, où les femmes jouent souvent un rôle moteur.» 

     

    Le regard d'un reporter

    Si Cabu se défend de voyager «sur note de frais» pour son éditeur ou un journal («ce sont mes vacances, et j'y suis allé avec mon épouse,comme un touriste ordinaire»), il n'en ramène pas moins une matière de forte densité journalistique, alimentée autant par ses contacts sur place que par ses observations et les connaissances de Pierre-Antoine Donnet. 

     

    Tandis que celui-ci expose, posément, les données de la réalité chinoise contemporaine, Cabu «fixe» d'innombrables scènes à la fois vivantes et hautement symboliques, touchant à l'urbanisation à outrance ou au gavage du fils unique (une institution), au chômage (plus de 100 millions de sans-emploi) ou au statut comparé des SDF de Canton (derrière des grilles) ou de Hongkong (à la rue), à la valse matinale ou aux bourses de quartier. 

     

    Nullement bornés à l'anecdote, les dessins de Cabu, accompagnés de brèves notes informatives ou caustiques,valent maintes explications circonstanciées.«Avant de me pointer en Chine, j'avais pris des contacts avec des gens qui puissent m'informer, tel ce Chinois de culture française qui a participé à l'implantation des 71 succursales de Carrefour. Sur place, nous avons rencontré des journalistes et l'institution obligatoire du guide est elle aussi appréciable, qui donne la vision chinoise. L'un d'entre eux était un ancien garde rouge, et sa langue n'a pas tardé à se délier...»

     

    L'argent en cartes

    Jamais attiré lui-même par le maoïsme («je suis bel et bien un soixante-huitard, mais écolo de la première heure»), Cabu constate sans pavoiser que le seul modèle qui fonctionne actuellement en Chine est celui du libéralisme. «On peut être contre, mais il n'empêche que les Chinois reviennent de loin et que c'est un peu facile de leur reprocher de courir après le confort dans lequel nous trônons depuis longtemps. L'ennui, c'est qu'ilss vont sûrement faire toutes les erreurs que nous avons faites...» 

     

    Parallèlement aux intéressants aperçus de Pierre-Antoine Donnet sur l'emballement de l'économie et le fossé croissant séparant la société civile du pouvoir, Cabu relève, en marge d'un dessin figurant le repaire pékinois de la Nomenklatura, que 56 millions de Chinois «seulement» ont leur carte du parti. Et de conclure que «c'est le meilleur viatique pour faire des affaires», en relevant que tous les hôtels de luxe réservés aux étrangers sont dirigés par des militaires, très lancés eux aussi dans le nouveau business...

     

    Les derniers «cocos»

    Un autre dessin de Cabu, représentant deux gradés communistes dans le train de Shanghai à Qufu, renvoie à une rencontre quePierre-Antoine Donnet raconte plaisamment, relevant l'insolence de la «question qui fâche» de Cabu rapport à la démocratisation et au multipartisme, appelantcette réponse : «Dans la situation présente, ce n'est pas possible et il n'y a que le Parti communiste pour diriger la Chine. (...) Personne en Chine ne veut de cela. (...) A mon avis tout à fait personnel, je crois que la démocratie, ce n'est pas pour la Chine.»

     

    «J'ai l'impression que nous avons rencontré là les derniers cocos de Chine», s'exclame Cabu quand on lui rappelle cette rencontre. «On se fait souvent, du peuple chinois, l'image d'une fourmilière, mais je crois que c'est faux. J'ai le sentiment que la Chine a moins été touchée par le communisme que la Russie, et que les Chinois sont moins collectivistes que les Japonais»...

     

    Le commentaire d'un de ses dessins le proclame d'ailleurs au tout début de son livre: 1250 000 000 de Chinois individualistes... 

     

    Couv_47843.jpgCabu et Pierre-Antoine Donnet, Cabu en Chine.Seuil, 235p.

     

    (Cet article a paru le16 juin 2000 dans le quotidien 24 heures)

     

  • Mémoire vive (85)

     

    Copie de _DSC0007.JPG

    À La Désirade ce 1er avril. – Je me dis ce matin que je devrais tout faire en sorte de retrouver et préserver ma belle humeur. Toute forme de hargne à éviter. Question d’hygiène. Bien plutôt pratiquer l’ironie, ou l’humour pince-sans-rire à la Philippe Sollers. Par rapport à un Michel Onfray, ainsi, Philippe Muray parle de « sinistre Homais », tandis que Sollers évoque un « sympathique philosophe », suivez mon regard... 

    Audiberti2.jpgCe samedi 4 avril. – J’étais en train de m’énerver, hier, sur les pages excessivement réductrice de Cosmos consacrées au temps, et plus précisément  à ce que Michel Onfray appelle le « temps mort », lequel serait celui de la société globalement nihiliste dans laquelle nous vivons, lorsque je ne sais quel ange m’a glissé L’Opéra du monde entre les mains, dont quelques pages du Prologue m’ont immédiatement sauté aux yeux par leur extraordinaire plasticité et leur fulgurante intelligence poétique, notamment sur ce thème, précisément, du temps et, plus important encore : sur la confrontation entre science et poésie. C’était la réponse miraculeuse, bonnement inspirée, qu’appelaient les pages si péremptoirement tendancieuses  du « philosophe », qui en arrive à proférer cette ineptie selon laquelle les trois livres du monothéisme constitueraient des écrans dressés entre nous et le monde réel, autant que « la plupart des livres ». Du coup me suis-je attelé à un Dialogue schizo qui me semble, lui aussi, une réponse sensée à ces énormités… 

    Neiges de Pâques

    (Dialogue schizo)

    images.jpegSur la lecture de Cosmos de Michel Onfray. De l’inanité de la pensée binaire. La réponse du poète dans L’Opéra du monde de Jacques Audiberti.

     

    Moi l’autre : - Tu ne le trouves pas grave courageux, JLK,de persévérer dans la lecture de Cosmos ?

    Moi l’un : - Bah, tu connais sa curiosité de vieille chouette omnivore. Hier soir encore il regardait la série tirée de Fargo. Un vrai toxique, mais pas pire en somme que le toxique du penseur binaire. Et c’est ça qui le branche je crois : la mesure du taux de toxicité des phénomènes actuels. Certaine fascination, aussi, devant la bêtise, ou disons le manque de sens commun, de certains intelligents claquemurés dans leur système. Flaubert ne faisait pas autre chose quand il établissait le catalogue de la Redoute des niaiseries universalistes de Bouvard et Pécuchet. Or le projet de Michel Onfray de Tout Savoir, genre encyclopédie pour les ados ardents, relève de la même nigauderie mégalo.

    Moi l’autre : - Je te trouve sévère ce matin. C’est la neige qui t’énerve ? 

    Moi l’un : - Pas du tout ! D’ailleurs tu te rappelles le constat du poète : « Le plus favorable moment, pour parler de l’été qui vient, c’est quand la neige tombe »…

    Moi l’autre : - Tu cites L’opéra du monde de notre cher Audiberti…

    Moi l’un : - Et j’enchaîne de mémoire : « Le rotativisme des saisons est un des charmes les plus démoniaques du système.Dans notre monde familier les saisons se suivent régulières à varier avec monotonie la figure du temps, promesse de mourir. Printemps. Automne…Cariatides d’une symbolique sentimentale… Vieilles rosses, mais pimpantes, d’un manège place du Combat… »

    Moi l’autre : - Tu sais L’opéra du monde par cœur ?

    Moi l’un : - Tu crois que je faisais quoi, à douze ans, à l’âge où Michel Onfray lisait la Critique de la raison pure en BD ? Je cultivais mon jardinet candide…  

    Moi l’autre : - Et la suite, puisque aussi bien Onfray parle de notre perception altérée du temps ?

    Moi l’un : - Ah oui, le temps de la campanule et du bambou ! Ses pages délicieuses sur le temps biologique redécouvert par Michel Siffre dans son gouffre. Plutôt intéressant question docu, mais Audiberti prend la tangente irrécupérable : « L’été, nous ne l’apercevons bien qu’à travers la neige. La neige, sous le manteau d’une coutume en forme de loi, nous enseigne que l’hiver cherra comme elle choit pour laisser la place à la petite varice évidente à la guibolle des baigneuses du Mourillon. Pour jouir de l’hiver dans l’hiver et de l’été dans l’été, faudrait être glaçon ou lézard. Nous, nous-qui-sont-l’homme, notre destin, les philosophes s’énervent à nous le seriner, c’est de nous « projeter » sans cesse et de nous attendre,parfois en trépignant, à une courte portée de calendrier. Ainsi n’existons-nous jamais qu’en arrière et en avant »…

    Moi l’autre : - Tout ça tombe pile-poil ! C’est génialement la réponse du poète au prof de philo qui redécouvre qu’il y a plusieurs temps et qui prétend, dans la foulée du géologue faisant l’expérience du non-temps nocturne du gouffre souterrain, découvrir un subconscient biologique reléguant le pauvre Freud à la dimension d’un sondeur de canapés…

    Moi l’un : - De là ton étonnement devant la patience de JLK ?

    Moi l’autre : - Non, je visais plutôt les énormités du chapitre suivant de Cosmos, intitulé Construction d’un contre-temps où,après avoir décrit le « temps mort » que nous vivons dans notre civilisation selon lui en toute fin de bail, il affirme crânement que« nous sommes des ombres qui vivons dans un théâtre d’ombre » et que« notre vie, c’est souvent la mort »…

    Moi l’un : - Lieu commun qui se tient, comme Eschyle l’avait dit en revenant du bain…

    Moi l’autre : - À cela près que d'après Onfray l'on ne sortira du temps mort de notre civilisation que par la porte de secours du « temps hédoniste », à l’opposé du « temps nihiliste » dominant. Alors le scout de sortir son kit de survie : « Revitaliser le temps passe par un changement de notre mode de présence au monde »…

    Moi l’un : - Là encore, fameuse découverte, qui me rappelle la collection Marabout-Junior rayon « Mieux vivre »…

    Moi l’autre : - Et le pompon des constats : à savoir que nous n’accéderons vraiment à la présence au monde qu’en « supprimant les écrans qui s’interposent entre le réel et nous, à commencer par « la quasi totalité des livres », jouant ce rôle d’écran, et « les trois livres du monothéisme, bien sûr »…

    Moi l’un : - Bien sûr ! Que n’y avons-nous pensé !

    Moi l’autre : - Je n’ai pas fini, et c’est Michel Onfray qui parle : « Le temps mort nous tue. Dans nos temps nihilistes, l’adolescent prisonnier de l’instant creux va transformer sa vie en juxtaposition d’instants creux jusqu’à ce que la mort emporte ce corps sansâme. »

    Moi l’un : - Je vois le topo : tous ces adolescents aux corps creux sans âme. Et les filles de Lady L. et JLK qui errent présentement entre le temps du Costa Rica (passé minuit à notre midi) ou Khao Lak (l’heure du tchaï des thaïs !), et le petit Maveric prisonnier de son instant nihiliste…

    Moi l’autre : - Et pourtant l’espoir brille encore grâce au plan marketing du philosophe dans le mouroir : « Seule la fidélité au passé nous permet une projection dans l’avenir… »

    Moi l’un : - Eh mais, il se contredit ! Tout à l’heure il balançait la quasi-totalité des livres-écrans aux orties…

    Moi l’autre : - Minute papillon : « Car le passé, c’est la mémoire, donc les choses apprises… »

    Moi l’un : - La poule découvre le couteau suisse multifonctions dans la cour du lycée !

    Moi l’autre : -« … le souvenir des odeurs, des couleurs, des parfums, du rythme des chansons… »

    Moi l’un : - Tagada, tagada, voilà les Dalton !

    Moi l’autre : - «… des chiffres, des lettres, des vertus, des sagesses, des leçons de choses, du nom des fleurs et des nuages, des émotions et des sensations vécues, des étoiles dans le ciel au-dessus de sa tête d’enfant et des anguilles dans la rivière de ses jeunes années, des paroles qui comptent, des habitudes, des voix aimées, des expériences acquises qui constituent autant de petite perceptions emmagasinées dans la matière neuronale : elles nous font être ce que nous sommes comme nous le sommes »…

    Moi l’un : - Ma « matière neuronale » percute ! On est là dans le summum de la phénoménologie poétique à filets pseudo-scientifiques. Quand l’hiver cherra, l’été sera, et l’ANGE pansera ses engelures…

    Moi l’autre : - Tu auras remarqué l’inscription figurant sur le bandeau publicitaire de Cosmos : Vers une sagesse sans morale…

    Moi l’un : - À moins qu’il ne s’agisse du contraire, au vu des citations moralisantes que tu nous as balancées : vers une morale sans sagesse. Mais attendons la suite de la lecture de JLK pour ne pas conclure en précipice…

    Moi l’autre : - Revenons donc plutôt à l’été de L’Opéra dumonde et à la réponse du poète au scientiste…

    Moi l’un : - De mémoire toujours, donc, hardi :« L’été qui vient, comment s’appelle-t-il ? Atome. Avant l’automne, l’atome. Le grand été d’une non terrienne brillance et d’une indescriptible bigarrure va s’horizontant, un peu mexicain, derrière les collines et les docks. Il bourdonne déjà, chant d’un coq sur une crête, mais la crête se disjoint en hauteur comme les portes d’une écluse préceleste »…

    Moi l’autre : On en redemande !

    Moi l’un : Donc voici pour nous lancer sur la passerelle  courant de la poésie poétique à la science scientifique telle que, mieux que Michel Onfray, Michel Serres l’a parfois décrite. La mémoire de nos enfances n’est pas tarie, de loin pas : « Certes, le soleil, encore, éclairera des groupes d’éclaireurs à couteau suisse sur le quai des gares, viveles vacances ! ». 

    Mais Audiberti fait la nique au scientiste en renversant l’ordre des préséances, où l’immémoriale incantation se révèle plus neuve ce matin que les compilations computées de poussières d’étoiles. Car « le soleil accrochera une virgule de gaieté à l’angle amer de la bouche d’un spectateur neutral ».

    Moi l’autre : - Encore ! Soyons plus précis !

    Moi l’un : « Dans l’été qui vient par les cactus de l’Arizona, le savant newtonien, polytechnique et bachelier, contraint defignoler toujours davantage son turbin de détective universel, ne peut plus feindre d’ignorer que plus il s’occupe de la matière, sans cesse mesurée et dénombrée par lui par un enfantin scrupule de sécheresse et de probité, plus il s’écarte du centre vivant du problème, dont, cependant, voici qu’il se rapproche, pour autant qu’il en vient à trifouiller une mystérieuse étoffe qui n’est plus la matière du monde, censément objective, mais celle de sa propre énergie mentale (si l’on admet que l’atome la constitue intrinséquement elle aussi ). Un jour d’été (bocks, feuillages verts, jeunes filles) le soleil, le brave vieux soleil des chevauchées et des automobiles, celui de François Pizarre, de Buffalo Bill et de Guy de Maupassant, pénétrera par les grands vasistas corbusiers d’un collegium scientifique »…

    Moi l’autre : - Envoyez la soudure  

    Moi l’un : - Le soleil donc à pleins photons : «Il flattera de sa clarté conservatrice le visage d’un chercheur post-cartésien,ultra-newtonien. Celui-ci vient d’établir la formule mathématique de la valeur expérimentale qui préside à la cohésion d’un quelconque agrégat de molécules (un corps d’homme, un platane, un caillou) ».

    Moi l’autre : - Je remarque au passage que, lorsque Michel Onfray parle de la mort de son père, celui-ci s’élève mystérieusement au-dessus du « quelconque agrégat de molécules »...

    Moi l’un : - Tout est là, et ce n’est pas qu’affaired’affectivité ou de livret de famille. Mais je continue l’angélique exposé : « Notre chercheur a posé : A (force explosive de l’atome), N (nombre infini), G (gravitation), E (espace). Et puis il est passé dans le bureau voisin pour contrôler, de visu, si les atomes constitutifs des jambes de sa dactylo Rosa-Nancy, fidèles à la poussée agrégative et à l’équilibre cohésif (algébrisés, à l’instant, sur le papier, demain de maître) décrivant toujours entre elles, hors du léger surah de la petite robe imprimée,cet angle rond qui fait bondir le cœur des messieurs. Ou bien alla-t-il donnerun coup de pouce au compteur d’électrons, installé dans le vestibule d’honneur, pour l’instruction des visiteurs et la fierté des commanditaires. De retour à sa table, il jette les yeux sur la formule toute fraîche.

    Que lit-il ?

    Benjamin11.jpgANGE.

    Ah ! C’était bien la peine ! C’était bien la peine d’avoir tenu pour obscurantistes et rétrogrades les aquinistes,les dantesques, les mallarmeux et toute la clique latine »…

    Moi l’autre : - On dirait que ton hugolien délirant vient de lire Cosmos et lui fait la nique !

    Moi l’un : - C’est mieux qu’une leçon de catéchisme hédoniste puisque l’érotisme de la langue s’y exerce sans naturisme intellectuel formaté, à bouche d’or que veux-tu. Je continue donc tellement c’est bon : « C’était bien la peine d’avoir sué des milliers de locomotives, d’avoir inventé le kilowatt, d’avoir empesté de pétrole et de broadcasting l’atmosphère des villes et des campagnes pour en arriver, au bout de cette colossale fatigue à travers les gares du Nord et les usines de Billancourt, à se trouver nez à nez avec un vocabulaire qui n’était, semblait-il que des enfants, des vieilles femmes et des décorateurs de gâteauxtrop jolis pour qu’on les mange. L’ange, le djinn et le génie, froufroutant aux grandes salles, bondissant des eaux marbrées, décousant l’écorce des platanes, s’imposent au cartésien qui n’a plus qu’à jeter ses cartes »…

    Moi l’autre : - Mais n’est-ce pas de cela justement que Michel Onfray rêve lui aussi, à sa façon ?

    Moi l’un : - Ce n’est pas exclu car le garçon n’a pas mauvais fond, juste trop engoncé dans son corps professoral, bridé comme un chapon dans les ficelles médiatiques, abusé par son hubris, sans fibre poétique réelle ni réelle folie frappadingue à la Sloterdijk. Mais là encore attendons la suite du feuilleton.  Je reviens au mystique Acrobate : « Quand l’homme se convaincra, par un beau soir de grands jardins brésiliens, que les événements s’accomplissent au-dedans de sa tête, dans le mystérieux nucléus autour de quoi voltige, avec ses logarithmes et ses générators, comme le huitième électron coronaire du baryum, et qu’il n’est toutefois pour rien dans ce qui se passe en lui, même si ce qui se passe en lui lui revient sur la figure ou sur la poitrine sous la forme de grandes gifles mortelles ou de légions d’honneur, il se couchera dans un peu de douceur et de fraîcheur encore, délaissant générators et logarithmes, pour sommeiller, les yeux ouverts, dans le parfum impérial et séminal des grands baisers d’espéranceet de nouvelle origine.

    Parce qu’enfin il pensera qu’il va mourir»...

    °°°     

    Et voilà pour ce samedi de Pâques. Quant à ce livre inestimable, abordé vingt fois mais jamais empoigné vraiment, j’ai comme l’impression qu’il va m’accompagner tous les jours, et Talent, et Dimanche m’attend, et Monorail et tout Audiberti pêle-mêle,jusqu’à la conclusion de La Vie des gens. Plus que le très incisif mais intermittent HM c’est en effet ma dynamite franco-africaine que ce grand lyrique hugolien à fusées marines et soleils irradiants. Plus que Charles-Albert aussi : plus qu’aucun autre, je crois, dans notre langue.  

    °°°

    Le mépris manifesté par Michel Onfray à l’égard des croyances et autres rites propres à la tradition chrétienne en dit bien plus sur son vide et sa vulgarité que sur tout cela qui lui échappe absolumentet par exemple, ce soir, le mystère de cette nuit, le feu de la nuit mystérieuse durant laquelle le Christ, etc. Le Feu pascal me rappelant alors certaine veillée après l’évocation mystique, par l’abbé Vincent, de l’Arbre de Jessé…

    Pano3.jpgCe 5 avril, dimanche de Pâques. – En écho à un texte évoquant les Pâques de nos enfances, et les dimanches que c’était, l’excellente Jacqueline Thévoz, sur Facebook, se désole du fait que ces dimanches-là n’auront plus jamais cours dans le monde qui est le nôtre, et j’abonde sans abonder vu que je me dis, en mon optimisme increvable, que les Pâques du cœur sont en nous et que leurs dimanches resteront à jamais inaltérables malgré les églises vides et les discours creux des sympathiques fonctionnaires de Dieu à vocation nouvelle de psychothérapeutes plus ou moins lénifiants ou de saintes et de saints, va savoir, aux dimanches de la vie…

        

    Ce lundi 6 avril. – Belle virée aujourd’hui, en compagnie de Snoopy, par les hauts de Morcles, les bains de Lavey (sans le chien) et les corniches encore enneigées de Sonchaux d’où nous assistons à un sunset orangé sur l’immensité bleutée du lac évoquant ce soir un fjord ou une mer intérieure ; et je ne cesse de me dire et de me répéter : chance que, chance que, chance que tout ça ma foi…

    °°° 

    Aymé5.JPGReprenant l’autre jour la lecture du Confort intellectuel de Marcel Aymé, je me suis dit que cela tombait bien alors que j’achoppais à la langue de MichelOnfray dont les expressions pompeuses, autant que les platitudes modulées comme autant de grave constats , ne cessent de plomber un discours d’une jobardise caractérisée.   

    Or la suite de Cosmos, ce soir, me sidère, autant par la muflerie profonde del’auteur à l’égard de tout ceux qui ne pensent pas comme lui, que par la débilité de ses considérations, ici sur Nietzsche dont il dégomme l’approche de Gilles Deleuze avant de proclamer ce que lui entend par volonté de puissance, à prendre alors comme une involontaire profession de foi de mégalomane vitaliste.

    Dans Le confort intellectuel,  Marcel Aymé fait dire à son Monsieur Lepage, prototype de l’honnête homme à la française (style ligne claire, de Stendhal à Léautaud) hostile à toute rhétorique obscure et à toute inflation verbale, qu’une certaine poésie à moulures et grands effets fumigènes  – il vise certain amphigouri des Fleurs du mal, non sans mauvaise foi – a pollué le goût français et fausse encore notre jugement actuel en la matière, au prix de ce qu’il taxe de « malhonnêteté ». Mais la magie de Baudelaire, le génie clair obscur des Fleurs du mal, la musicalité  et la plasticité de cette poésie résistent à la critique, même si celle-ci n’a pas « tout faux ». 

    En revanche, il faudrait un Flaubert pour juger de la malhonnêteté cent fois plus manifeste et pendable de la rhétorique d’un Michel Onfray, dont le Cosmos relève du Grand Sottisier…

    Ce mercredi 8 avril. – En abordant  le nouveau livre de Christoph Ransmayr que m’envoient les éditions Albin Michel, intitulé Atlas d’un homme inquiet et traduit, garantie de haute qualité, par Bernard Kreiss , tout de suite je me suis trouvé en partance pour le bout du monde, dans les creux vertigineux et sur les lames du Pacifique, direction les îles de Pâques. Ensuite j’ai titubé dans la neige plâtrant le rempart de neuf mille kilomètres de Wànli Chang Chén, quelque part entre Jinshanling et Simatai, où j’ai rencontré ce Mr Fox de Swansea qui se livre là-haut à des recherches sur les chants d’oiseaux, puis je me suis retrouvé sous l’araucaria géant surplombant la tombe ouverte du vieux Senhor Herzfeld, constatant que les graines ruisselant des hautes branches sur les amis réunis figuraient une sorte d’éternité. 

     

    ransmayr1delo_foto-20110407132218-87006400_lowres.jpgTout de suite j’ai flairé les espaces et le temps  et les gens d’un grand livre dans lequel, je le pressens, je vais faire ces jours un nouveau voyage sans pareil.

    °°° 

    Christoph Ransmayer dans Atlas d’un homme inquiet,au début de de Cueilleurs d’étoiles :« Je vis un serveur s’étaler de tout son long sur le parking d’un café de la ville côtière californienne de San Diego. Alors qu’à l’instant même il paraissait encore très à l’aise avec son plateau chargé de boissons qu’il portait en équilibre au-dessus de l’épaule, l’homme avait trébuché sur un câble reliant la batterie d’une voiture à un télescope guidé par ordinateur. À présent il était couché dans les débris de verres, des bouteilles et des tasses constituant la commande de clients qui s’étaient subitement avisés qu’il valait mieux sortir que de rester collé au bar, ou qui attendaient déjà dehors depuis des heures, debout entre les voitures ou assis sur des chaises pliantes qu’ils avaient pris soin d’emporter, tous occupés à observer à travers les jumelles, au télescope ou à l’oeil nu le ciel crépusculaire où scintillaient les premières étoiles ».

  • À goûter chez la diva

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    En novembre1985, Teresa Berganza était de passage à Lausanne pour y interpréter le rôle-titre de Didon et Enée de Purcell, dirigé par Michel Corboz, rôle qu’elle avait tenu pour la première fois à la Scala. L’occasion de réaliser un fantasme entêtant : prendre le thé avec une diva…

     

    Il y a les voix qu’on admire, et puis il y a celles qu’on aime. Les voix qui en jettent, comme on dit trivialement, et ces autres qui nous touchent en profondeur, nous troublent ou nous émeuvent. Et nul besoin d’être spécialiste en la matière pour sentir ce qui distingue une Maria Callas de la grande époque, une Mirella Freni ou, dans le registre du Lied, une Janet Baker ou une Kathleen Ferrier de tant d’autres funambules de la vocalise. 

     

    images-6.jpegOr Teresa Berganza nous paraît, aussi, de ces voix qui ont là la fois un cœur et une âme, n’excluant d’ailleurs ni la sensualité ni la candeur ou le naturel. En toute simplicité. Le naturel et la simplicité : voici d’ailleurs les deux qualités dont l’énoncé rendra le mieux compte, en raccourci, du sentiment éprouvé à l’approche de la grande cantatrice espagnole. Tout le contraire de la star sophistiquée que pourraient laisser imaginer certains de ses portraits, ou de la Castafiore envahissante : une petite dame vive et souriante mais sans rien de mielleux, belle assurément quoique sans ostentation de coquetterie à quatre heures de l’après-midi, svelte et souple comme une trapéziste, avec un mélange de bonhomie et de passion contenue, de véhémence et d'enjouement, le tout parfaitement équilibré comme le furent, au reste, la vie et la carrière de l’artiste. 

     

    « Cet équilibre est extrêmement difficile à préserver. Mener de front une vie de femme à part entière, assumer ses responsabilités de mère et faire une carrière artistique représente beaucoup de sacrifices. Tant que mes enfants étaient petits, avec mon premier mari, pianiste lui aussi, nous sommes parvenus à concilier les deux choses. Nous nous déplacions comme des nomades, sans jamais nous séparer. Le soir, par exemple, je chantais au Metropolitan Opera, et ensuite je retrouvais mes enfants. Or ce que je gagnais suffisait tout juste à assurer nos dépenses immédiates de séjour. Et puis, à l’âge de la scolarité, cela s’est encore compliqué... » 

     

    Parée de tous les dons, selon l’expression consacrée, fêtée dès son premier récital, et sollicitée partout depuis une trentaine d’années, Teresa Berganza n’en est pas moins, en dépit de son aisance apparente, une artiste perfectionniste et ne se permettant aucune facilité, qui s’est toujours imposé la plus stricte discipline. 

     

    « Récemment encore, un critique anglais disait à peu près que je n’ai en somme aucun mérite, parce que tout m’a été donné. Mais quelle injustice ! Comme si les dispositions naturelles étaient suffisantes ! » 

     

    Si elle manifeste l’orgueil farouche de ceux qui connaissent leur propre valeur, et qui savent le prix de l’effort, Teresa Berganza est cependant débordante de gratitude envers ceux qui ont guidé ses pas, à commencer par son père. 

     

    « A la maison, la musique a toujours été présente. Mozart et Puccini de préférence. Mon père, qui était très artiste, amoureux de musique et poète, m’emmenait tous les dimanches aux concerts d’une harmonie locale, qui jouait tantôt des airspopulaires et tantôt de la musique classique. En chemin, j’avais alors droit al’évocation merveilleuse des œuvres que nous allions entendre, que mon père transfigurait littéralement en me les racontant, avec une fantaisie et unecapacité d’invention qui ont contribué pour beaucoup à me sensibiliser à la magie de la musique. Ensuite, après le concert, il me faisait retrouver de mémoire, au piano, les thèmes de chaque instrument. Et puis c’est lui aussi qui m’a appris le solfège. Avec une sévérité que ma mère s’efforçait tant soit peu de fléchir. Mais ce fut, en somme, une bonne première école... » 

     

    maria-callas-a-paris_d_1_jpg_720x405_crop_upscale_q95.jpgEt c’est avec la même ferveur que Teresa Berganza parle de sa première rencontre avec la Callas, aux Etats-Unis où, toute jeune encore, elle chantait dans la Médée de Cherubini aux côtés de sa très célèbre aînée. 

     

    « Maria Callas m’a énormément apporté. Elle m’a prise sous sa protection comme unepetite sœur. Elle m’a beaucoup appris, et particulièrement en ce qui concerne l’expression dramatique a l’opéra. Elle fut d’ailleurs la première a jouer vraiment, en grande tragédienne, alors que l’art lyrique était jusque-là si statique et si peu théâtral. Aujourd’hui plus que jamais, je reste convaincue que l’opéra est une forme de théâtre, et que le chanteur doit être comédien aussi. Quant à Maria, elle était, à l’époque où nous nous sommes rencontrées, au faîte de son art. Par la suite, lorsqu’elle a eu toutes ses difficultés personnelles qui ont, je crois, joué un rôle décisif dans son déclin artistique, j’ai souvent regretté, et je me suis reproché même, de ne pouvoir être auprès d’elle et de la soutenir à mon tour. » 

     

    Le temps de ce goûter sans une once de guindage mondain, nous aurons parlé d’un peu tout. Et des enfants d’abord, comme nous venions d’apprendre à la diva qu’une petite Julie nous était née quelques jours plus tôt : « Je vous envie ! La naissance d’un enfant est le plus grand événement qu’on puisse vivre. Pour moi, je n’en ai jamais vécu de plus beau, pas même les quelques vrais instants de grâce qu’il m’a été donné de connaître par la musique en quelque vingt-huit ans de carrière. » 

     

    Et Teresa Berganza de se rappeler le soir où, ayant fait amener sa fille de 3 ans à l’opéra où elle chantait La Cenerentola, l’enfant se mit à pousser des cris de terreuret de protestation lorsque Cendrillon, sur scène, se fait quelque peumolester... ou de se remémorer sa peine à dissimuler le bombement de son fils à naître tandis que, dans la scène pathétique de la mort de Didon, elle était censée s’effondrer de tout son long sur une rampe dangereusement inclinée et la tête en bas ! 

     

    Ou bien encore, toujours à propos de Didon et Enée, qu’on présentait en langue italienne à la Scala de Milan, cet autre souvenir de l’ultime fameux lamento («Remember me ») lui échappant soudain, à la première, dans la version anglaise à la stupéfaction du maestro. « Je tiens beaucoup à ce personnage si bouleversant.Ce que je regrette seulement, c’est que cet opéra soit si court... Mais Purcell incarne à mes yeux la musique dans ce qu’elle a de plus pur. Et puis, je me réjouis de travailler enfin avec Michel Corboz, que j’admire depuis longtemps.» 

     

    Nous avons parlé de son divorce, consommé à une époque où cela ne se faisait guère en Espagne. « Nous devions être le dixième couple à l’oser. Cela m’a beaucoup coûté, car je crois très fort au couple. Mais c’est finalement en chantant Carmen que j’ai trouvé la force de dire, à mon tour, que je n’aimais plus. »

     

    big_13558578_0_360-488.jpgEntière dans ses élans, Teresa Berganza l’est tout autant dans ses rejets. Ainsi parle-t-elle du tournage du Don Juan de Mozart au cinéma, par Joseph Losey et la Gaumont, sans aménité pour la piètre organisation de celle-ci et en riant, un peu de celui-là. Le brave cinéaste n’entendait-il pas lui faire chanter l’air du « Vorrei, non vorrei » en fixant successivement le lit (« vorrei ») et un crucifix accroché au mur (« non vorrei ») en sorte de bien souligner la contrainte morale que signifie la religion...

     

    « C’était inimaginable, n’est-ce pas, et vous pensez si je lui ai obéi ! » 

     

    161556668.jpgEnfin nous avons donné dans la fiction surréaliste: du moment que le soussigné venait de réaliser son rêve secret de rencontrer une diva selon son cœur, Teresa Berganza s’imagina ministre de l'éducation familiale. Pour édicter, aussitôt, l’ordre exécutoire d’initier les enfants à la musique. Avec tout plein de Vivaldi au programme !

     

    « N’est-ce pas la musique la plus réjouissante, pour un enfant !? »

     

    (Cet entretien a paru dans l'édition dominicale de  La Tribune-Le Matin en date du 10 novembre 1985.)

  • L'angoisse de Rachid

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    En octobre 1993, l’écrivain algérien Rachid Mimouni exprimait sa crainte d'être assassiné parmi les siens. Plus de vingt ans après notre rencontre à Paris, ses propos ont une charge tragique redoublée... L'écrivain est mort à Paris en février 1995 d'une hépatite aiguë. Qui a dit que l'Histoire se répétait ?

     

    L’un des plus grands écrivains algériens est aujourd'hui un condamné à mort virtuel. Romancier puissant, passionnément engagé à défendre l'honneur de sa tribu — donc à en fustiger aussi ce qui la déshonore — économiste enseignant à l'Université d'Alger jusqu'à sa démission récente, figure de proue de l'intelligentsia algérienne non alignée, Rachid Mimouni a publié l’an dernier un essai virulent sur la falsification du message coranique par les fanatiques musulmans: De la barbarie en général et de l'intégrisme en particulier. En outre, son dernier roman, La malédiction évoque (notamment) l'invasion de l'hôpital d'Alger par les barbus intégristes, en été 1991, préfigurant les méthodes d'un Etat islamique. Autant de motifs suffisant à désigner cet esprit libre à la vindicte des fanatiques,qui n'en demandent d'ailleurs pas tant. Après l'assassinat d'une quinzaine d'intellectuels algériens, dont plusieurs de ses amis, Rachid Mimouni s'obstine à vivre en plein quartier populaire d'Alger, à la merci des tueurs, mais c'est lors d'un récent passage à Paris que nous l'avons interrogé.

     

    —  Quelle vie menez-vous aujourd'hui?

     

    —  La situation des intellectuels algériens a beaucoup changé depuis le moment où un ensemble de réseaux terroristes a décidé de les abattre l'un après l'autre. Il en résulte une véritable psychose, liée au fait qu'on ne sait pas quelle sera la prochaine cible. Cette angoisse s'accroît du fait que votre entourage vit la même hantise. Mon fils se réveille souvent au milieu de la nuit parce qu'il rêve qu'on m'assassine.

     

    —  L'affaire Rushdie a-t-elle servi d'exemple au FIS

     

    —  Les enjeux n'ont rien de commun. Rushdie a été condamné à mort pour avoir écrit Les versets sataniques. Tandis que les intellectuels algériens sont abattus parce qu'ils défendent, pacifiquement, unprojet de société démocratique et moderne en contradiction absolue avec un Etat islamique.

     

    —  Excluez-vous l'exil? 

     

    —  Il y a déjà plusieurs dizaines d'intellectuels de renom qui ont dû se réfugier à l'étranger ou se cacher. Mais, si tous s'en allaient, ça serait un drame. Au reste, je ne serais pas forcément en sûreté où que je me trouve. 

     

    —  Savez-vous quel groupe particulier vous menace?  

      

    —  Cequi fait toute la difficulté de la situation algérienne, c'est que les terroristes ne sont pas coordonnés. Chaque faction définit sa propre stratégie. Comme les assassinats ne sont pas revendiqués, on ne sait jamais qui a commis le meurtre, sauf rares cas. 

     

    —  Comment avez-vous appris que votre nom figurait sur la liste des condamnés en puissance? 

     

    —  Je l'ai appris à mots couverts par des amis qui vont à la mosquée, et par desmembres des services de sécurité algériens. 

     

    —  Dans quelle mesure pouvez-vous vous protéger? 

     

    —  C'est très problématique, dans la mesure où ces réseaux s'attaquent à n'importe qui. Les intellectuels francophones sont visés en priorité, mais, le but des intégristes étant de régner par la terreur, ils ne cessent de varier leurs cibles. Personne n'est à l'abri. La situation est d'autant plus délicate que nous vivons, pour la plupart, dans des quartiers populaires. 

      

    —  Comment le pouvoir réagit-il à cesattentats?   

     

    —  Très mollement. D'une certaine manière, cela doit bien l'arranger, dans la mesure où nous n'avons cessé de le critiquer. Le jour de l'enterrement de mon ami Tahar Djaout, écrivain important, la télévision lui a consacré dix secondes...

      

    —  Et dans les journaux? 

     

    — Dans les journaux indépendants, la réaction à l'assassinat de Tahar Djaout a été formidable. Mais ailleurs... 

     

    —   L'un des thèmes de La malédiction est la haine fanatique opposant deux frères. L'avez-vous subie vous-même?

      

    —  Il se trouve que mon propre beau-frère est un intégriste pur et dur, et sans doute me liquiderait- il sans état d'âme si cela lui était ordonné. Ma propre mère aussi soutient les islamistes.

      

    —   Le passé, et notamment la guerre, joue un rôle important dans votre livre. Pourquoi cela? 

     

    —   Les drames que nous vivons actuellement ont leurs racines dans le passé. Il y a eu des conflits entre hommes, des rivalités qui ont continué de déterminer la conduite des dirigeants après l'indépendance.On ne comprend rien à la situation présente sans se référer à ces vieuxrèglements de comptes.

     

    —   Quels rapports entretenez- vous avec l'islam?

       

    —  Je suis musulman, et convaincu que l'intégrisme est une falsification de l'islam.Il m'arrive très souvent, avec mes enfants, de constater qu'on leur enseigne des versets tronqués du Coran. C'est en soi une hérésie: le texte sacré ne peut être trafiqué. Or nous avons 46% d'analphabètes. Il suffit de leur asséner des versets sortis de leur contexte pour les manipuler. Prenez le cas du Djihad. On le tient, en Occident, pour une incitation à la lutte contre les non-musulmans. Effectivement, il y a un verset qui dit que le Djihad est permis. Mais les intégristes ne lisent jamais la suite concernant ce même Djihad qui dit: «Vous n'agresserez pas celui qui ne vous a pas agressé, vous épargnerez les femmes et les enfants». En fait, le Djihad, replacé dans son contexte coranique, est un droit à l'autodéfense. Historiquement, cela se comprend très bien car,à l'époque, les musulmans qui avaient dû quitter La Mecque pour Médine étaient sans cesse agressés par les Mecquois, qui levaient des armées pour les attaquer. 

     

    —  Comment voyez-vous l'évolution de la situation? 

     

    —   Il y a deux schémas possibles. Ou il seproduit en Algérie des changements radicaux en termes de direction politique. À ce moment, une nouvelle dynamique pourrait être relancée. Ou nous continuons toujours avec les mêmes. Il y aura donc de plus en plus de déçus qui trouveront refuge dans le mouvement intégriste. Alors ce sera la voie ouverte à unecatastrophe à l'iranienne. 

     

    —  Voyez-vous des hommes nouveaux à même d'apparaître? 

     

    —  Les hommes nouveaux se voient rarement à l'avance. Qui aurait pu penser que ce serait le général de Gaulle qui incarnerait la Résistance?  

     

    —  Attendiez-vous quelque chose des chefs historiques revenus en Algérie avant les élections?

     

    —  J'attendais beaucoup d'un Aït Ahmed, dont j'admire l'intelligence et le sens politique. Hélas! j'ai deux reproches à lui adresser. Le premier est de ne pas être revenu au pays comme un sage, qui aurait pu jouer un rôle décisif en temps utile, mais en chef de parti. Le second est d'être reparti en Suisse. Et je fais les mêmes reproches à Ben Bella. 

     

    —  Quel est le sentiment qui domine aujourd'hui au sein de la société algérienne? 

     

    —   Il y a une grande lassitude par rapport aux gens du pouvoir, qui ne sont plus crédibles. A cela s'ajoute désormais la peur. Les Algériens n'ont plus même le cœur à travailler sous cette chape de plus en plus lourde...