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  • De si chers compères

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    En 1996 paraissait une suite à la trilogie mémorable de Gerhard Meier. A l'écoute de la «grande résonance» de la vie, le merveilleux écrivain de Niederbipp développait, avec Terre des Vents, une nouvelle fugue à variations où deux amis se parlent par-delà la mort. Gerhard Meier, quant à lui, est décédé le 22 juin 2008. 

    C'est, au sens le plus strict, une œuvre extraordinaire que celle de Gerhard Meier, en cela que sa vocation essentielle paraît de sortir de l'ordinaire à un moment donné pour s'affirmer dans sa lumière d'éternité. 

    S'arracher de l'ordinaire à l'état d'éclaireur, au sens propre là encore, quand on a passé un tiers de sa vie dans une fabrique de lampes, ne signifie pas forcément jeter mille feux d'esbroufe, bien au contraire: amorcée la cinquantaine passée, l'œuvre de Gerhard Meier apparaît comme l'expression naturelle d'un profond besoin d'écrire vrai. 

    Sans artifices, mais non sans grand art aussitôt placé, l'écrivain a cristallisé ce qu'il avait à dire par le truchement de mémorables évocations de balades et autres conversations auxquelles s'adonnent deux amis à la vie à la mort: les fameux Baur et Bindschädler, Dupond- Dupont philosophes qu'on pourrait dire aussi des Bouvard et Pécuchet romantiques, dont les entretiens se sont amorcés au cimetière d'Amrain avec L'Ile des Morts, ont continué dans Borodino et se sont achevés avec, à la fin de La Ballade de la Neige, la mort de Baur qu'on imaginait marquer la conclusion du cycle. 

    Or, voici que celui-ci se prolonge, pour le bonheur du lecteur, avec le retour de Bindschädler au «centre du monde» d'Amrain, localité du pied du Jura qu'on est libre d'identifier à Niederbipp, au cimetière duquel le narrateur vient d'abord revisiter la tombe de son ami Baur avant que de faire escale chez sa veuve Catherine, «légèrement vieillie mais embellie», entre autres digressions et pèlerinages oniriques. 

    Au regard superficiel, le monde qu'illustre Gerhard Meier peut évoquer une Suisse vaguement archaïque que d'aucuns trouveront même réactionnaire, pas moins hostile aux idéologies du progrès et au blabla intellectuel que ne l'était Robert Walser dans ses considérations de franc-tireur. 

    La rêverie lyrique de Terre des Vents rappelle d'ailleurs les conversations de Walser et Carl Seelig au long de leurs promenades, et le terme musical de ballade désigne mieux encore le genre de ce livre ouvert aux vents du temps et des grands espaces, que sous-tend une basse rythmique à la manière de L'Ecclésiaste.

    En ces temps de déshumanisation mondiale, l'extraordinaire apport de Gerhard Meier ressortit simplement à la transmutation du plus ordinaire, dans une sorte de coulée musicale limpide, lumineuse et tonique à la fois. De fait, nulle morosité dans cette suite d'élégies entrecoupées de digressions plus mordantes: qu'il parle des arbres à la frémissante présence tutélaire, mais que menacent les pluies acides, d'un jeune suicidé dans son cercueil «souriant comme lorsqu'on a fait une bêtise», du cidre frais qui paraît être «de la lumière d'automne liquide» ou de telle horloge simulant «quelque chose comme le temps de l'univers» pendant qu'au-dessus d'une île mythique brillent «des étoiles ranimées par un vent venant du cosmos», l'écrivain ne cesse de vivifier et d'agrandir les motifs de son timbre-poste provincial aux dimensions d'un plus ample territoire sensible et spirituel, reflet de ce monde intérieur «où tout est intact alors que le monde réel ne cesse de se dégrader».

    Gerhard Meier. Terre des Vents. Traduit de l'allemand par Anne Lavanchy. Editions Zoé, 125 pages.La trilogie Baur et Bindschädler est disponible en un volume, également chez Zoé.

     

     

  • Au Luxembourg ce matin

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    Les gros nuages saturés d’encre du lever du jour s’étant dissipés, voici le premier soleil dardant entre les feuilles des feuillus…

    Or, saluant au passage le sombre Beethoven de Bourdelle dans la pénombre mordorée de l’antichambre végétal, puis le Verlaine non moins grave se dressant un peu plus loin dans un cercle de fleurs florales, je me détends en regardant longuement, un peu plus loin, la souple, lente, ondulante et muette gesticulation de quatre adeptes du Taï-chi et de leur jeune maître chinois tout de noir vêtu…

    Tout à côté m’intrigue la Tonnelle Rolls qu’on vient d’installer, reproduisant en bois, et au format, une Silver Ghost, conçue par l’artiste Dimitri Tsykalov dont le projet déclaré est de xylophiliser le monde des machines en le ramenant à la nature. Des plantes grimpantes à fleurs, des lierres véhéments, des verdures de toute sorte vont ainsi proliférer sur la carène de bois de la Rolls qu’un jardinier diligent prendra soin d’arroser tous les matins. Pour ma part je souris en relevant le nom du menuisier qui a réalisé l’objet : un certain Boulanger…

    Luco6.jpgLe Luxembourg le matin est une oasis de vitalité radieuse. Tout le monde y court sans considération d’âge. Une très vieille Chinoise vêtue de vert s’y exerce, en compagnie d’un tout frais Occidental glabre, au jeu du sabre de fer-blanc à fulgurant foulard. Un peu plus loin, devant la statue de Blanche de Castille, décédée en 1252 (sa date de naissance est effacée), une autre alerte vieillarde à profil d’Indienne, en tenue de soie vieux rose, se livre elle aussi à toute une gestuelle énigmatique...

    Luco3.jpgEnsuite, le long des allées ponctuées de statues de reines et de figures mythologiques, je constate pour la première fois que leurs têtes se hérissent de fines pointes évoquant d’abord des bâtons d’encens et qui sont à l’évidence de métal tenace. Mais de quoi s’agit-il au juste ? Sont-ce des paratonnerres ? Ou peut-être des antennes permettant à ces êtres d’un autre temps de communiquer avec le nôtre ? Je m’interroge et puis, à considérer l’immaculée blancheur de la reine Mathilde, décédée en 1082 (date de naissance également effacée), me vient l’idée prosaïque que ces aiguilles sont probablement destinées à éloigner les pigeons. Oui, ce doit être cela : le Luxembourg reste très prisé des pigeons dont le roucoulement hante le feuillage des feuillus, mais nul d’entre eux ne se voit à l’instant sur aucun occiput d’aucune reine statufiée…



    On est là comme hors du monde, au milieu de ces figures de pierre et de cette nature fraîche, et pourtant un peu plus loin, aux grilles du Jardin donnant sur le Boul’Mich, ont été accrochées de grande photographies, à l’occasion de 30 ans de Reporters sans frontières, qui nous ramènent aux tribulations du XXe siècle.

    La première à me frapper est cette image de Marc Riboud datant de mai 68 et représentant un front de manifestants, drôlement allurés pour certains et brandissant des couvercles de poubelles en guise de boucliers, face à un seul flic casqué. Cela me rappelle notre équipée de camarades Helvètes, débarqués à la Sorbonne aux petites aubes en caravane de 2CV, avec notre stock de plasma sanguin destiné aux présumées victimes des CRS…

    Luco34.jpgEt voilà d’autres images du siècle, devant lesquelles je passe en visant le faune de bronze à la pantomime comme en suspens, dont je note au passage que c’est une copie italienne d’une statue de Pompéi : telle étant la danse de l’humanité sur le volcan de la planète, soudain résumée par ces instantanés de la guerre au Congo ou du Front populaire, des foules en guerre ou des foules en fête, du fameux poulbot à baguette parisienne de Willy Ronis ou de ce gosse au cerf-volant sur un terrain vague de la bande de Gaza - enfin de tant de drames qui perdurent aux quatre vents tandis que nous baguenaudons au Luco dans le soleil candide…

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  • Un sage aux yeux mi-clos

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    En octobre 1989 paraissaient les chroniques journalistiques de Marcel Aymé. Où l’indépendance d’esprit de cet écrivain célèbre, et largement méconnu, fait florès…

    Plus de trente ans après sa mort, on redécouvre l'œuvre deMarcel Aymé (1902-1967), récemment entré dans La Pléiade, mais toujours considéré, par beaucoup, comme un aimable conteur pour enfants, dont les titres de gloire se borneraient à quelques romans popularisés par le cinéma, tels La jument verte ou Le chemin des écoliers

    Reste donc à prendre la vraie mesure de ce grand écrivain non aligné, dont la pensée droite et généreuse a passé pour suspecte. Or, lisez plutôt Du côté de Marianne pour vous convaincre de la foncière honnêteté intellectuelle et des qualités de cœur de ce sage sceptique.

    La publication de chroniques journalistiques en volume est toujours un test. De fait, reprendre des écrits liés à une certaine actualité risque d'en accuser la part circonstancielle, sinon anecdotique. Du moins certains auteurs font-ils exception, et Marcel Aymé est assurément de ceux-là. 

    Comme nous l'apprend Michel Lecureur,son commentateur le plus pertinent, c'est grâce à Emmanuel Berl , qui s'était délecté à la lecture de La jument verte,que Marcel Aymé commença de collaborer à l'hebdomadaire Marianne, lancé en 1932 par les Gallimard pour tenter d'égaler lescsuccès de Gringoire ou de Candide.

    Aymé.jpgMarcel Aymé était-il le meilleur représentant de cette mouvance républicaine et «de gauche» que prétendait illustrer le nouvel hebdo ?Sûrement pas: Marcel Aymé n'était pas «de gauche», il était insituable. 

    Terrien d'origine (un peu comme Ramuz), il se méfia toujoursdes engouements idéologiques et des pouvoirs établis, au point de ferraillertous azimuts: contre les pontes de la justice française, contre les jobards duterrorisme intellectuel, contre Hitler et contre Staline. 

    Lorsqu'un président de la République attitré lui offrit la rosette d'honneur, Marcel Aymé proposa à l'éminence en question de «se la carrer dans le train». Tel fut le style du bonhomme...

    Attention, péril...

    Mais l'important est tout ailleurs. L'important, c'est ce que dit Marcel Aymé. En 1933, par exemple. Sous le couvert d'un frotteur de parquets qui fréquente tous les milieux, le voici qui fait s'exprimer la France bourgeoise, aristocratique, puis plébéienne. Or à l'entendre, seules les filles des «maisons» sentent venir le péril hitlérien. Bon. 

    De la même façon, il règle leur compte, dans Vive la race!, aux foldingues du racisme aryen imbécile, bien avant que ne s'expriment les messieurs Sartre et Aragon... 

    Marcel Aymé, messieurs les intellectuels «concernés», souffrait de voir de jeunes Français crever famine et pointer au chômage, commel'insupportait la justice des salopards blanchissant les parents tortionnaireset chargeant une Violette Nozières. 

    Ici, nous le voyons poser son diagnostic, sans concession. Ala même époque, vous ne disiez mot... 

    Au demeurant, Marcel Aymé ne jouait pas les incendiaires. Les yeux ouverts, mais à la fois mi-clos, il distillait tranquillement sa vérité de quidam. Sage entre tous, il savait que l'Etat n'est qu'une piètre défense quand le citoyen se bat contre cela même que les bureaux ont sécrété. 

    A l'image d'un Alexandre Vialatte, il prenait toujours parti pour l'individu, contre l'institution. A l'époque de la crise, il avait observé les pieds de la France, fort endoloris. Plus tard, il eut le souci de subordonner son sens de la cocasserie et de l'impertinence à des vues résolument optimistes. 

    Bien entendu, Marcel Aymé ne croyait que modérément à la perfectibilité humaine. Ses chroniques n'en ont que plus de réjouissante lucidité. Nous les lisons d'un pied attentif, d'un cœur aimant, d'une âme furieusement reconnaissante. 

    Aymé2 (kuffer v1).jpgMarcel Aymé, Du côté de chez Marianne, Gallimard,1989.

  • Le grand air du redilemele

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    Après L'amant qui a fait entrer le chic littéraire parisien dans les grandes surfaces, la diva Marguerite, Duras en Castafiore, remettait ça devant son miroir, en mai 1991. Poses et tics àl'envi. Reflets de reflets. Garçon, un pastiche!

    En cas d'article sur le livre recommencé, montrer que l'enfant a pleuré. Que très fort elle a pleuré l'enfant qui n'avait pas de nom dans le premier livre, et que très fort aussi, l'enfant, elle a joui dans la chambre ouverte avec le Chinois. 

    Très fort que l'article dise que le Chinois à la main chinoise (la main magnifique qui a la grâce d'un oiseau mort) a lui aussi pleuré de ses yeux fermés comme dans les films (en cas de film montrer les yeux fermés), juste avant de prendre l'enfant dans la chambre dont le premier livre faisait sentir (très fort) que la ville était si proche qu'on entendait son frôlement contre les persiennes comme si des gens traversaient la chambre. 

    Mais d'abord l'article sur le livre recommencé devrait montrer quelques images du livre sans rendre compte du récit que seule la voix du livre (du livre recommencé et de l'autre), la voix aveugle, la voix sans visage, la voix silencieuse serait jamais à même de moduler. 

    Alors l'article dirait Sadec en Indochine. Dirait 1930. Il dirait Mékong l'article. Il dirait Madame française et le lecteur (en cas de lecteur) saurait très fort que ce serait la mère de l'enfant. Il dirait Paulo l'article, le petit frère différent que l'enfant aime plus que tout, Paulo battu par son grand frère que l'enfant détesterait au point de le faire mourir (très fort) dans ses livres, plus tard. Puis il dirait Morris Léon Bollée l'article et le lecteur reconnaîtrait (de l'autre livre) l'auto du Chinois grande comme une chambre de Grand Hôtel et l'article dirait aussi (très fort) la magie de ce pays indécis, de ce pays d'enfance, de ces Flandres tropicales à peine délivrées de la mer. 

    Enfin en cas d'article sur l'article, il faudrait qu'il montre fort, l'article sur l'article, ce que l'auteur (très fort) a voulu montrer en montrant avec le livre recommencé ce qu'il y a de plus fort dans l'autre livre: tout l'ouvert du désir et de la douleur. 

    Et l'article devrait pleurer. Il se mettrait à rire l'article. Et l'article sur l'article dirait: je vous aime tellement que j'ai envie de vous quitter. Alors la caméra (en cas de film) se braquerait sur la fin de l'article sur le livre recommencé et dirait: ça ressemble à une douleur.

    Et l'article sur l'article au bord de pleurer (on voit l'enfant quitter le Chinois après avoir pleuré et joui comme le Chinois a pleuré et joui du plus fort de ses forces) sangloterait à son tour: une douleur, oui, et elle ferait mal. 

    Et l'auteur du livre et du livre recommencé et du film et de l'article sur le film (en cas de film) écrirait en riant et elle pleure: souvent les douleurs elles font mal... 

    Marguerite Duras, L'amant de la Chine du Nord. Gallimard, 237 pages.

     

    (Ce pastiche a paru dans le quotidien 24 Heures en mai 1991)

  • Styron sauvé des ténèbres

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    Fin  1994 paraissait la traduction d’Un matin en Virginie de William Styron. Les résonances personnelles de la guerre, les relations entre Noirs et Blancs et la mort de la mère constituaient les thèmes de ce beau livre. Retour sur une rencontre mémorable à Paris. William Styron est décédé en 2006.

     

    Guéri de la terrible dépression dont il a détaillé les atteintes dans Face aux ténèbres(Gallimard, 1990), William Styron nous revientavec trois récits à caractère autobiographique dont les épisodes, tantôt poignants et tantôt cocasses, s'inscrivent sur fond de crise économique (rappelons que l'auteur est né en 1925) et de guerre. 

     

    Relevant de la musique de chambre en regard des symphonies romanesques qui ont établi la célébrité mondiale de l'écrivain, telles La Proie des Flammes et Le Choix de Sophie (réunis dans la collection Biblos, Gallimard 1993), ce recueil en est d'autant plus attachant, avec des moments d'une intense poésie et un nouvel éclairage très personnel sur le jeune Styron.

    —  Ces récits sont présentés comme autobiographiques. Cependant le protagoniste y apparaît sous un autre nom que le vôtre. Pourquoi cela? 

    —  Aucune de ces histoires n'est purement autobiographique. Disons qu'il s'y trouve un tiers d'événements réellement advenus et deux tiers inventés, qui ne sont pas moins «vrais» pour autant. S'il est exact que j'ai été dans les marines, je ne me suis jamais trouvé sur un bateau au large de la côte japonaise, et l'officier qui raconte son histoire detravesti russe est un symbole du «macho» guerrier. Ma mère est effectivementmorte à la veille de la Seconde Guerre mondiale, elle a étudié la musique à Vienne et rencontré Gustav Mahler, mais les péripéties de cette matinée emblématique sont imaginaires. Quant au personnage du père, autodidacte cultivé, socialiste et antifasciste, il ressemble bel et bien au mien. 

    —  A-t-il eu la même réaction violente contre Dieu face aux souffrances de votre mère? 

    —   Non, cet épisode est inventé, bien que mon père fût un sceptique, comme je le suis moi aussi. Cela étant, je puis dire que j'ai éprouvé personnellement cette sorte de révolte à la manière de Job, contre un Dieu sans miséricorde, lorsque je me suis trouvé au fond de la dépression, dont la souffrance est particulièrement atroce. 

     

    —  Avez-vouséprouvé le sentiment, à l'armée, d'être un zéro? 

     

    —  Sans doute, mais ce que j'ai tenté d'exprimer fait surtout référence à la machine de guerre, par rapport à laquelle les états d'âme des jeunes gens ne pèsent rien. L'approche du danger donne en effet une nouvelle profondeur à la vie, et l'on ne sent pas du tout, alors, un zéro...

    —  Que pensez-vous des guerres actuelles? On a parlé récemment de «guerre propre»... 

    —   Même si toute guerre me semble mauvaise, je crois que la dernière guerre «propre» que les hommes aient livrée était la Seconde Guerre mondiale. Pour ma part, je n'ai eu aucune hésitation à propos de la justification de cette guerre contre le fascisme à l'état pur des Allemands et des Japonais. En Corée, j'ai eu plus demal à distinguer le bien du mal. Quant au Vietnam, c'est nous qui étions du côté du mal. Plus on va, d'ailleurs, on le voit dans les Balkans, et plus la ligne de démarcation entre bien et mal paraît difficile à discerner. 

    —  Que représente l'enfance à vos yeux? 

    —  Pour beaucoup de gens, c'est l'âge d'une sorte d'idyllique innocence qu'on ne peut retrouver, mais qui diffuse toujours uneprécieuse douceur. Nous savons pourtant que l'enfance n'est pas qu'innocence,et que les ombres du mal y rôdent aussi. Pour un écrivain, au demeurant, c'est un terreau d'une grand richesse. 

    —  Les relations assez fraternelles qu'entretiennent le vieux Noir et la familleblanche, dans Shadroch, sont-elles typiques des années de la grande dépression?

    —  Il va de soi que je ne cherche pas à idéaliser les relations entre Blancs et Noirs. Mais je voulais montrer que, dans certaines circonstances, subsiste un certain sens humain fondamental et une forme de solidarité. Celle-ci se manifestait notamment entre gens plongés dans la même pauvreté, même si les Blancs miséreux sont souvent les plus racistes. Ce que je voulais aussi montrer, dans cette histoire, c'est que même après l'abolition de l'esclavage a subsisté une autre forme d'asservissement, jusqu'à aujourd'hui d'ailleurs.  

    —  Que pensez-vous de la résurgence actuelle des fondamentalismes, tant au Etats-Unis que dans les pays islamistes? 

    —  Je pense que c'est un des phénomènes les plus dangereux qui se manifestent à l'heure actuelle. La démocratie, aux Etats-Unis, limite encore l'extension du mal, mais certains des leaders du fondamentalisme chrétien américain ont la même mentalité que les ayatollahs, et je suis sûr qu'ils seraient prêts à tuer s'ils en avaient le pouvoir. Il faut rester très vigilant, même si la défaite récente d'un Oliver North, entre autres signes, pondère notre inquiétude.

    —  Pensez-vous, à propos de l'affaire Rushdie, qu'un écrivain puisse tout dire? 

    —  Je pense que l'écrivain a le droit d'écrire ce que bon lui semble. Evidemment, c'est le point de vue d'un écrivain travaillant en régime démocratique, mais philosophiquement, et par principe, je défends le droit de tout dire, jusqu'au blasphème. 

    —  Qu'estimez-vous le thème essentiel de votre œuvre? 

    —  Tous mes romans expriment le conflit opposant notre besoin fondamental de liberté et de dignité aux puissances de l'oppression, quelles qu'elles soient. En exergue au Choix de Sophie, j'ai citéces mots du Lazare de Malraux qui résument en somme ce que je crois avoir accompli, sans projet préalable d'ailleurs: «Je cherche, écrit Malraux, la région cruciale de l'âme, où le mal absolu s'oppose à la fraternité.» 

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    —  S'il vous était donné de vous réincarner sous quelque forme animale, laquelle choisiriez-vous?

    —  J'aimerais renaître sous la forme d'un de ces grands oiseaux de mer qui me faisaient rêver lorsque j'étais jeune... 

     

    La lancinante musique de vivre

    Une vie ne devient destin que dans une perspective globale où les joies et les souffrances de l'individu se lestent de sens valable pour chacun. Ainsi passe-t-on, en littérature, de l'anecdote datée et localisée au mythe durable à rayonnement universel. 

    C'est dans cette optique que les trois récits en crescendo d'Un Matin en Virginie dépassent le banal souvenir de jeunesse pour toucher au symbole poétique de haute volée. 

    Le drame de la guerre et l'humour de la vie se combinent dans Z comme Zéro, où le lieutenant de 20 ans Paul Amhurst, au large d'Okinawa, en 1945, se trouve partagé entre son orgueil belliqueux de marine drillé («c'est une guerre formidable», se répète-t-il selon la méthode Coué), et sa nostalgie du pays et des chères chamailleries de ses parents. 

    Dans Shadrach, nous retrouvons le même personnage à 10 ans, dans son village natal du Sud profond, où il assiste au retour d'un vieux nègre décidé àse faire enterrer dans le jardin de ses anciens maîtres, au milieu des siens. Dans une lumière faulknérienne, ce récit évoque merveilleusement ce moment purifiant où les races et les âges se dissolvent dans une sorte de communion amicale. 

    Enfin, ce sont les parfums épicés de l'adolescence, mais aussi le premier arrachement que William Styron condense dans Un Matin en Virginie, poignante remémoration de l'agonie de la mère dont les adieux en musique se fondent dans l'innocente et pittoresque rumeur d'une épicerie de province, tandis que, par-delà les océans, se prépare une autre tragédie...

    William Styron. Un Matin de Virginie, traduit de l'anglais par Maurice Rambaud.Editions Gallimard, coll. Du Monde Entier, 167 p.

     

    (Cet entretien a paru dans le quotidien 24 Heures en date du 26 novembre 1994)

  • Portrait de femme fumant sa clope

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    L’on ne dira pas qu’il y a de la femme-enfant chez Léa, mais de l’enfance et de l’adolescence, d’une incorruptible fraîcheur au dam de tous les jeux de masques et de rôles auxquels elle se prête sans les prendre jamais trop au sérieux, sauf quand le vrai sérieux s’impose de soi.

           Léa solitaire fumant sa clope : tel est le plus beau dessin qu’ait réussi Théo durant les relevailles d’après la naissance de Chloé, dans la relative insouciance d’une embellie printanière en leur ancienne demeure de l’arrière-pays, comme si sa nouvelle vie, ou plus exactement ses trois nouvelles vies, plus Théo et son énergie plombée d’angoisses, valait ce jour-là cette sèche de répit.

           On note alors que, pas plus qu’elle n’est capable de mentir, Léa ne semble disposée à laisser tomber cette sale habitude de fumer, tout au moins un jour sur deux, comme il en va de nombreuses décisions prises par elle tel jour et qu’elle contredit le lendemain, sans la moindre difficulté ni la moindre apparence d’incohérence ou d’irrésolution, alors même que ce balancement des points de vue la rend tellement autre que les autres et tellement attachante – ce qui devrait se voir aussi sur le portrait.

           Tels sont en effet les natifs du signe des Dioscures, qui oscillent à tout moment entre leurs deux pôles et n’en finissent pas d’hésiter, voire de tergiverser, dont certains cependant, et c’est vrai pour Léa, tirent de leur double nature un entendement plus ondoyant des nuances de la réalité.

           Léa tient sa clope, sur le plus beau des dessins de Théo à notre connaissance, comme s’il en était d’un crayon ou d’un diapason de musicien, et tout le dessin semble fait d’un seul trait comme il en irait d’un seul trait de pinceau chinois, mais ce n’est pas tout à fait exact, et peu importe d’ailleurs : c’est un dessin d’une ligne parfaite dont l’épure va jusqu’à figurer, par du vide, le coin de meuble sur lequel Léa est accoudée, pesant à peine de tout son corps détendu et paraissant allégé dans sa posture à la fois nonchalante et ferme, rêveuse et la cibiche réduite à un trait oblique qu’on pourrait prendre, sur la main de Léa, pour un anneau d’alliance qu’à vrai dire elle n’a jamais porté, pas plus que Théo.    

           Dans une autre époque on eût peut-être parlé de main de maître  au vu de ce dessin, mais les temps qui courent exaltent plutôt le bâclé et le graffiti, le pseudo brut ou le pseudo déjanté dont Théo s’est toujours fait le contempteur véhément. En revanche il est plus que probable que ce dessin sans âge eût comblé l’empereur de la fable chinoise et Théo, du vivant de Gulley Jimson, aurait sans doute reçu bon compliment de son premier mentor.

           Telle était en tout cas, à l’épure, la Léa quadra d’après les premiers pas de Chloé, à laquelle il faut ajouter désormais ce qu’on pourrait dire le bronze de la sexa.

           Or un dessin, si parfait fût-il, n’est que l’approche d’un portrait appelant les couleurs, et c’est donc à d’autres révélations des vérités de la chair  qu’aspirent à présent les mains de Théo.

     

    (Extrait d'un roman en chantier)

  • Ceux qui sont en réunion

     

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    Celui qui se fait porter pâle par son nègre / Celle qui te fait remarquer qu’on ne dit plus nègre mais employé de surface littéraire /Ceux qui réseautent leurs utilités en termes de parts de marché noir / Celui qui t’attend quelque part dans la série Labyrinthe sans préciser dans quelle saison ni dans quelle boutique Saveurs & Senteurs du vieux Carcassonne / Celle qui te surprend en conférence alors que tu te prétendais en réu /Ceux qui sont en déplacement dans le même lit mais pas avec le « contact japonais » annoncé aux conjoints respectifs / Celui qui appelle l’Apocalypse « le vrai truc » / Celle qui se demande s’il n’y avait pas une couille dans l’ADN de son ex noiche / Ceux qui ne sont plus les mêmes depuis le bug de l’an 2000 / Celui qui ne se contente pas de McNuggets vu qu’il prétend (Mac le Marin en est témoin) valoir mieux que ça / Celle qui encourage son psy à lire Après l’orgie pour le préparer à ce qui va suivre / Ceux qui se disent du côté des abeilles qui en font un buzz / Celui qui est à côté de ses pompes même pas cirées pour la réu des cadres libérés / Celle qui attend Celui qui n’attendra pas une éternité même s’il ne s’est pas mouillé en marchant sur les eaux contre toute attente / Ceux qu’on taxe d’oiseaux blessés au vu de leurs poèmes effectivement graves / Celui qui se prétend en interview avec Alexandre Jardin qui prétend avoir des choses révolutionnaires à dire mais ni ceci ni cela n’est vraiment sûr d’ailleurs c’est l’époque qui veut ça comme l’affirme Anna Todd dans la 3esaison d’After dont il n’y a que les jaloux pour dire que c’est de la daube molle ça c’est sûr / Celle qui a stocké 200 packs d’eau de Vichy (les Célestins) dans son bunker souterrain sécurisé « en cas de pépin » / Ceux qui ont demandé à leur secrétaire (Nancy, Kelly ou Kevin selon les goûts) de les réveiller en cas de fin du monde vu qu’il ne faut pas manquer ça au dire du mage Attila Attali, etc.

    Peinture: Terry Rodgers