En 1996 paraissait une suite à la trilogie mémorable de Gerhard Meier. A l'écoute de la «grande résonance» de la vie, le merveilleux écrivain de Niederbipp développait, avec Terre des Vents, une nouvelle fugue à variations où deux amis se parlent par-delà la mort. Gerhard Meier, quant à lui, est décédé le 22 juin 2008.
C'est, au sens le plus strict, une œuvre extraordinaire que celle de Gerhard Meier, en cela que sa vocation essentielle paraît de sortir de l'ordinaire à un moment donné pour s'affirmer dans sa lumière d'éternité.
S'arracher de l'ordinaire à l'état d'éclaireur, au sens propre là encore, quand on a passé un tiers de sa vie dans une fabrique de lampes, ne signifie pas forcément jeter mille feux d'esbroufe, bien au contraire: amorcée la cinquantaine passée, l'œuvre de Gerhard Meier apparaît comme l'expression naturelle d'un profond besoin d'écrire vrai.
Sans artifices, mais non sans grand art aussitôt placé, l'écrivain a cristallisé ce qu'il avait à dire par le truchement de mémorables évocations de balades et autres conversations auxquelles s'adonnent deux amis à la vie à la mort: les fameux Baur et Bindschädler, Dupond- Dupont philosophes qu'on pourrait dire aussi des Bouvard et Pécuchet romantiques, dont les entretiens se sont amorcés au cimetière d'Amrain avec L'Ile des Morts, ont continué dans Borodino et se sont achevés avec, à la fin de La Ballade de la Neige, la mort de Baur qu'on imaginait marquer la conclusion du cycle.
Or, voici que celui-ci se prolonge, pour le bonheur du lecteur, avec le retour de Bindschädler au «centre du monde» d'Amrain, localité du pied du Jura qu'on est libre d'identifier à Niederbipp, au cimetière duquel le narrateur vient d'abord revisiter la tombe de son ami Baur avant que de faire escale chez sa veuve Catherine, «légèrement vieillie mais embellie», entre autres digressions et pèlerinages oniriques.
Au regard superficiel, le monde qu'illustre Gerhard Meier peut évoquer une Suisse vaguement archaïque que d'aucuns trouveront même réactionnaire, pas moins hostile aux idéologies du progrès et au blabla intellectuel que ne l'était Robert Walser dans ses considérations de franc-tireur.
La rêverie lyrique de Terre des Vents rappelle d'ailleurs les conversations de Walser et Carl Seelig au long de leurs promenades, et le terme musical de ballade désigne mieux encore le genre de ce livre ouvert aux vents du temps et des grands espaces, que sous-tend une basse rythmique à la manière de L'Ecclésiaste.
En ces temps de déshumanisation mondiale, l'extraordinaire apport de Gerhard Meier ressortit simplement à la transmutation du plus ordinaire, dans une sorte de coulée musicale limpide, lumineuse et tonique à la fois. De fait, nulle morosité dans cette suite d'élégies entrecoupées de digressions plus mordantes: qu'il parle des arbres à la frémissante présence tutélaire, mais que menacent les pluies acides, d'un jeune suicidé dans son cercueil «souriant comme lorsqu'on a fait une bêtise», du cidre frais qui paraît être «de la lumière d'automne liquide» ou de telle horloge simulant «quelque chose comme le temps de l'univers» pendant qu'au-dessus d'une île mythique brillent «des étoiles ranimées par un vent venant du cosmos», l'écrivain ne cesse de vivifier et d'agrandir les motifs de son timbre-poste provincial aux dimensions d'un plus ample territoire sensible et spirituel, reflet de ce monde intérieur «où tout est intact alors que le monde réel ne cesse de se dégrader».
Gerhard Meier. Terre des Vents. Traduit de l'allemand par Anne Lavanchy. Editions Zoé, 125 pages.La trilogie Baur et Bindschädler est disponible en un volume, également chez Zoé.