En automne 1995, Nathalie Sarraute, avant son entrée dans La Pléiade, alerte encore malgré ses 95 ans, et comme adoucie, évoquait un Ici où la fausse parole se dissout dans une sorte de sourire entendu.
Il faut lire Nathalie Sarraute en fermant un peu les yeux,comme pour discerner ces motifs incorporés dans les images à trois dimensions qu'on découvre soudain avec un mélange de surprise enfantine et de légervertige.
Plus exactement, c'est avec son oreille intérieure qu'il faut accommoder en l'occurrence, pour mieux entendre et mieux «situer» les multiples voix qui murmurent, s'appellent et se répondent dans cette nouvelle chambre pleine d'échos de la vaste maison Sarraute.
Dans Enfance, il ya quelques années, Nathalie Sarraute avait grappillé, au fond de sa mémoire, tout un semis de «petits bouts de quelque chose d'encore vivant». Or un peu de temps a passé encore et voilà qu'Ici nul n'a plus même d'âge ni de souvenirs biographiques, comme si l'on avait rejoint l'œuf primordial qui serait à la fois germe de pure présence ou bulle de verbe à sa source, voire encore vaisseau spatial.
Le trou noir
Avant la reprise du chuchotis chamailleux qui tisse la trame vocale de tout son théâtre, c'est tout de même par l'espèce de trou noir de la mémoire défaillante que Nathalie Sarraute nous fait guigner.
Même si le vertige du mot qui manque ou du nom qu'on cherche (je l'ai sur la langue, tenez) se vit à tout âge, l'on sent Ici que cette perte se charge d'un autre sens et comme accepté, dans cette espèce de brume fatale que forme «l'haleine de l'absence irréparable, de la disparition».
Or plutôt qu'un reniflement d'apitoiement sur soi, c'est quelque chose d'allègre qui se perçoit à l'évocation de cet Ici tout vibrant de présence où ne signifie plus «rien d'autre qu'exister».
Ici devrait «rester pur de toute parole», mais il va de soi que cela grenouille encore «un max» de tous les côtés où se perpétue le mouvement brownien des mots agités comme des «lutins curieux, excités, impatients», mots-emblèmes portés comme de petits drapeaux ou mots-banderilles qu'on fiche dans le cuir de l'autre aux arènes de la controverse, mots-pulsion ou mots-gestion, mots-devoir ou mots-savoir à n'en plus pouvoir tant qu'à la fin ils «vous pompent l'air».
Formules-clôtures Ici serait en somme le lieu d'un regard circulaire à la fois paisible et sérieux,sur la petite chaise peinarde au bord du gouffre aux deux infinis. Mais bientôt ce serait reparti pour démêler ce qui «se construit sous les mots», de nouveau l'on se sentirait le besoin de démanteler les obstacles du malentendu ou du malécouté, et toutes ces formules-clôtures dont le «bourdonnement continu produit comme un assoupissement», toutes ces expressions sonnant le creux et construisant autour de nous une façon de réalité virtuelle, toute cette fausse parole usantet abusant des mots-drame (ce mot Malheur dont tant se servent aujourd'hui pour conforter leur image de grands humanitaires) dans le bruit du siècle. Tout cela que Sarraute détaillait déjà dans Les Fruits d'or, délectable gorillage de la moutonnerie culturelle et littéraire.
Ici ne serait plus enfin que «ce petit creux d'où déborde, se répand une délicate, apaisante,rassurante gaieté», non du tout lieu d'euphorie ou d'évasion mais de conscience aiguisée en pointe de diamant d'âme pure et dans le ciel il y aurait l'étincelante écharpe de mots du père Pascal, vous savez, «Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie», que traînerait un joli bimoteur, et vous essaieriez de vous rappeler les couleurs, les saveurs de la vie en cherchant vos mots...
Nathalie Sarraute: Ici, Gallimard, 182 pages.
Commentaires
Quel beau billet !
Comme Christiane !
Quand il s'est agi, en 2004 (après transfert de "la compétence bibliothèque" à la communauté d'Agglomération) de donner un nom à la bibliothèque municipale du gros village (3050 habitants) où j'habite, j'ai proposé, (en tant qu'élue municipale déléguée à la commission culture, éducation, pôle universitaire de la communauté d'Agglo) deux noms : Claude Simon ou Nathalie Sarraute. La préférence a été donnée au féminin. Je n'avais lu de Sarraute que "Ouvrez" et "Enfance", et surtout j'étais imprégnée de ce qu'en disait François Bon.
Aujourd'hui, je n'ai pas plus avancé dans ma connaissance de Sarraute, mais vous me donnez, Monsieur JLK, une furieuse envie de lire "Ici", puis de remonter le fleuve Sarrautissimal. Merci.