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  • Ceux qui vident leur sac

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    Celui qui a trop à dire de peur que ça se sache / Celle qui se retient de parler au répondeur cancanier / Ceux qui en ont gros sur le sac de patates / Celui qui va TOUT DIRE dans son roman ça c’est sûr et le monde en tremble déjà touche du bois mon pauvre toi / Celle qui avait un pied humain dans son sac Vuitton et ça n’a pas passé à la douane de Narita / Ceux qui ont fourré toutes leurs emmerdes dans le même sac dont le poids a été jugé excessif par le syndicat des porteurs / Celui qui se planque dans le vide-poche / Celle qui se retrouve dans le vide-ordures de l’immeuble C8 de la Cité des Bosquets au motif qu’elle a dépassé la date de préemption en sa qualité de barquette d’asperges oubliée dans le congèle des intellos du 17e/ Celui qui n’a rien à dire à l’inspecteur Barnaby qui d’ailleurs ne comprend pas le suédois / Celle qui va se lâcher à l’interrogatoire du sergent Troy qui l’a chopée la main dans le sac / Ceux qui se disent frères de sac et de corde à sauter / Celui qui a entendu dire que les Japonais ne révèlent que le 17% de ce qu’ils savent et je précise : les journalistes japonais, et encore : le 83% des journalistes japonais /  Celle qui ne mettra dans son sac vide que le dernier roman de Marc Levy qui ne pèse pas lourd comme on sait / Ceux qui ont le cœur lourd et pas de sac de couchage/ Celui qui retrouve son dentier dans le sac de l’aspirateur performant / Celle qui a échappé au sac de Rome piégé par le beau maffioso à ce qu’ont révélé les médias / Ceux qui ont désamorcé l’imbécile qui faisait le sac dans le parc Monceau   / Celui qui est prié de faire son sac dans l’heure après qu’il a transgressé la règle de l’Entreprise où chacun garde ce qu’il en sait pour soi / Celle qui observe en souriant sardoniquement la mise à sac du squat des skaters qu’elle a toujours snobés en sa qualité de rouleuse de patins / Ceux qui ont tout dit au Padre Muto qui afini par cafter à Radio-Vatican qui en a fait un buzz d’enfer, etc. 

     

    Image: Philip Seelen

  • Avec notre bon souvenir...

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    Unknown-6.jpeghaiku02.jpgimages-8.jpegAlikGriffin_Santa_Monica_Pier_HDR_s.jpgLe 22 novembre 1987, le sieur JLK tirait le bilan du tour du monde de l'Orchestre de la Suisse romande qu'il avait eu l'heur d'accompagner, plus de vingt jours durant, du Japon en Californie, en chroniqueur musicalement à peu près inculte du Matin. 

    L'invitation de l'OSR relevait de l'expérience humaine et du témoignage, sur la vie d'un orchestre et son premier retour au Japon, tout au souvenir du grand Ansermet, plus que du rapport mélomaniaque ou de la claque publicitaire...  

    C’est une belle aventure qui s’est achevée jeudi dernier avec le retour de l’Orchestre de la Suisse romande en ses pénates. Or s’impose, en premier lieu, de dire l’immense mérite de tous les artisans de cette réussite, du maestro Armin Jordan aux garçons d’orchestre, en passant par les organisateurs, Ron Golan en tête, qui ont surmonté moult difficultés considérables, pour finir avec les musiciens de l’orchestre, parfois soumis à de très rudes efforts physiques, et qui n’en ont jamais laissé rien paraître, ou presque.

    Qu’on n’imagine pas, à cet égard, que ce premier tour du monde de l’OSR fut tous les jours une partie de plaisir pour la plupart des membres de l’orchestre. Si tous n’auront pas subi, avec la même intensité, les redoutables effets du « jet lag », du moins les fatigues liées aux interminables déplacements furent-elles largement partagées. À quoi s’ajoutent les conditions parfois défavorables,  tenant à la qualité du public public ou à l’acoustique des salles dans lesquelles tel ou tel concert se sera déroulé, aux Etats-Unis notamment. 

    olivier-rivaux-par-Alcala.jpgLes plus résistants, dans la foulée, n’auront certes pas manqué de consacrer le peu de temps que leur laissait ce marathon (dix-sept concerts en une vingtaine de jours) a la découverte d’un peu de Japon ou d’un soupçon de Californie. Mais il en est d’autres qui se sont sentis réduits à l’état de «bêtes de concerts», frustrés de l’enrichissement qu’aurait pu signifier un tel voyage dans des conditions moins soumises aux lois de la rentabilité... 

    Au demeurant, le fait même de la tournée est généralement apprécié, qui représente l’occasion, pour les musiciens, d’apprendre à mieux se connaître et de jouer ensemble dans des conditions plus stimulantes qu’à l’ordinaire. Dans cette perspective, l’observateur non initié que je suis aura pu évaluer l’importance, pour l’orchestre, de l’acoustique de chaque salle et de la qualité du public.  

    IMG_8959_HDR_11x18_Tom Ginn_ps2_sm.jpgNul hasard, ainsi, que les meilleurs concerts de la tournée aient été le premier de la série japonaise, à Matsudo, devant un parterre de lycéennes enthousiastes, et les deux derniers à Tokyo, dans d’admirables salles bondées d’un public rappelant le chef jusqu’à sept ou huit fois. 

    Cela étant, à l’exception du concert un peu terne de Torrance, dans une salle sonnant médiocrement et garnie d’un public quasiment grossier, jamais je n’aurai ressenti, pour ma part, le moindre sentiment de lassitude routinière,et moins que jamais à l’écoute du énième Boléro, magnifiquement enlevé pour la, clôture du dernier concert de San Francisco. 

    Privilège exceptionnel, soit dit en passant, que celui du Béotien côtoyant quotidiennement la tribu protéiforme de l’orchestre et découvrant, au-delà des particularités et des différences, le même amour de la musique et le même sérieux, enfin le même respect amical pour le sachem Armin Jordan. 

    Kremer_Argerich_230880103.jpgEt quelle fête, aussi, que d’entrer progressivement dans la substance vive de la musique en détaillant, un peu mieux chaque soir, l’étoffe sonore de telle partie des cordes ou la rutilance de telle sonnerie de cuivres, tel éblouissant dialogue du piano de Martha Argerich et du basson de Roger Birnstingl, ou tel formidable soulèvement d’ensemble de tous les registres soudain empoignés comme une pâte fluide et vigoureuse à la fois, enfin quelle leçon que d’assister au work in progress du chef avouant, sans fausse modestie, son insatisfaction (pour la symphonie de Brahms par exemple) ou ses doutes...

    Inoubliable souvenir de l’émotion nous prenant à la gorge dès la première mesure du concerto de Sibelius où retentit la voix lancinante, fragile et fougueuse à la fois, du violon de Gidon Kremer. 

    Souvenir d’une fin de soirée passée dans une cave à jazz du quartier chinois de San Francisco, avec le hautboïste Bernard Schenkel. 

    Souvenir d’une journée merveilleuse en compagnie des violonistes Monique Westphal et Hans Reichenbach, à revisiter pour la deuxième fois le fabuleux Musée Norton Simon de Pasadena. 

    downtown-san-francisco-ariane-moshayedi.jpgSouvenir d’une nuit à refaire le monde et à comparer les mérites de l’Europe et de l’Amérique, avec l’ami Kevin Brady et sa dulcinée, avant le lever du soleil sur le Pacifique. 

     

    Et tant d’autres bons et beaux moments, qu’il vaudrait mieux dire en musique... 

    jordan_armin.jpgLe bilan du Maestro

    Il est, sans doute, de plus grandes stars de la baguette que lui. Mais yen a-t-il beaucoup qui, dans leur orchestre, suscitent autant de fraternelle estime qu’Armin Jordan? 

    Un Ansermet ou un Sawallisch ont assurément marqué les musiciens de l’OSR. Cependant, Armin Jordan incarne actuellement l’homme qu’il faut à l’Orchestre de la Suisse romande, avec sa sensibilité tout en finesse, sa psychologie, son exigence, son engagement personnel très impressionnant et ses vertus de medium et de catalyseur. 

    « Je ne suis pas une vedette qui sesoucie d’abord de sa carrière. Ce qui m’importe avant tout, c’est de travailler le plus possible avec le même orchestre, car je crois que c’est ainsi qu’on peut vraiment progresser. Ce qui me gêne actuellement, c’est que qu’avec la multiplication des moyens de communication on dispose de références qui fondent de véritables préjugés musicaux. On croit qu’il faut jouer Brahms comme ceci, parce que telle est la perfection. Et pour la même raison, les orchestres se mettent tous à jouer de la même façon. 

    En ce qui me concerne, ce n’est pas tant de l’interprétation que je me soucie que de la sonorité de l’orchestre. Le son d’un orchestre, c’est en somme sa « voix » propre, la signature de sa personnalité. Et c’est ce que je me suis efforcé de travailler particulièrement pour cette tournée. Plus qu’une affaire de prestige ou de renommée, la tournée m’apparaît comme l’occasion d’un bilan. »

    Après le dernier concert de San Francisco, mardi dernier, Armin Jordan s’est fait acclamer, debout, par ses musiciens. De son côté, il tient à leur rendre hommage pour la qualité de leurs prestations. 

    « J’ai la chance d’avoir bénéficié du rajeunissement considérable de l’orchestre, ces dernières années. A l’heure qu’il est, nous avons une équipe remarquable de jeunes solistes dont l’enthousiasme est stimulant. Le métier de musicien d’orchestre a un aspect très physique qu’on oublie parfois. D’où l’usure inévitable. Mais je crois que nous pouvons être contents de l’état actuel de l’OSR, sans tomber dans l’autosatisfaction. »

     

    (La suite de ces chroniques a paru dans Le Matin, entre le 16 octobre et le 22 novembre 1987).

  • Mémoire des invisibles

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    Dans Les invisibles, paru en 1992, Alexandre Soljenitsyne, mémorialiste providentiel des martyrs du communisme achève de raconter la guerre secrète qui aboutit à la publication de L'archipel du goulag. Une chronique souvent poignante, aux figures inoubliables.

     

     

    Les convulsions du postcommunisme tendent à faire oublier, aux têtes de linottes occidentales, ce que fut le régime politique et social le plus désastreux du siècle, que d'aucuns se prennent déjà à regretter. Or, les mémoires se rafraîchiront à la lecture du nouveau livre formidablement tonique d'Alexandre Soljenitsyne, où l'on assiste au combat souterrain de héros anonymes tous voués à la défense de la même cause: faire connaître au monde la vérité sur le goulag et en finir avec Léviathan. 

     

    Si l'ouvrage relève d'abord du témoignage historique, c'est souvent avec l'intensité d'un thriller qu'il nous captive. Nous y rencontrons de magnifiques personnages, surtout féminins, qui nous revigorent par la fougue et le désintéressement de leur engagement. Des lendemains de la mort de Staline à la nouvelle glaciation du sinistre Brejnev, nous revivons, au jour le jour, le combat d'un écrivain contraint de planquer à mesure tous ses papiers et de multiplier ses ruses de Sioux pour survivre. 

     

    De fait, celui qui a résolu de rendre voix aux millions de victimes muettes du goulag a mis au point une stratégie qui implique plus d'une centaine de personnes éparpillées aux quatre coins de Moscou et des steppes, jusqu'en Estonie, en Autriche, aux Etats- Unis, en Suède et à Paris. Ainsi a-t-il pu réunir, et préserver de la destruction, les archives de son immense mémorial-réquisitoire. L'archipel du goulag nous fut-il parvenu sans cette prodigieuse organisation clandestine? Rien n'est moins sûr! Et comment ne pas penser que la face de l'Histoire en eût été changée?

     

    Nous savions déjà, pour avoir lu Le chêne et le veau (Seuil, 1975),qu'Alexandre Soljenitsyne a mené son combat souterrain en véritable chef de guerre. Mais des visages et des noms manquaient encore à tous ceux qui l'ont aidé et dont il ne pouvait parler tant que cela représentait un danger pour eux. Ecrit, à chaud durant l'exil zurichois de l'écrivain (le manuscrit est daté de 1974-1975), le livre bouillonne de lave existentielle. 

     

    Aussitôt y apparaissent de vrais personnages de romans, tel Nikolaï Ivanovitch Zoubov qui avait 22 ans à la Révolution, a passé par les camps et montre des talents exceptionnels pour la conspiration. Ainsi fabrique-t-il des caissettes à double fond dont Soljenitysne se servira pendant des années pour planquer les minuscules feuillets de ses manuscrits. D'abord très isolé, luttant contre le cancer puis en butte aux déboires de son premier mariage (sa femme conçoit une véritable phobie jalouse à l'égard de L'archipel), Soljenitsyne trouve peu à peu des soutiens auprès d'anciens zeks qui s'enthousiasment pour ses premiers écrits, parfois imprudemment. Ainsi l'engouement insouciant de l'un d'eux provoque-t-il, en 1965, une première descente dramatique du KGB. Mais le réseau de la «Cause» est déjà solidement ramifié, jusqu'en Estonie où, deux hivers durant (65-66 et 66- 67) Soljenitsyne va travailler d'arrache-pied, produisant jusqu'à vingt-cinq pages par jour du manuscrit de L'archipel...

     

     

    Répartis par cercles concentriques et s'ignorant les uns les autres, les membres du réseau clandestin ont pour point commun le même dévouement et le même courage: «Tous ne pensaient qu'à une chose: casser la gueule au pouvoir en place.» Les plus belles figures du mouvement sont des femmes. Telle Elizaveta Denissovna Vioronianskaia, dite Queen Elisabeth, ou encore Kiou, qui vit dans un antre putride à la Dostoïevski et dont l'imprudence (elle note tout dans son journal) lui vaudra une horrible fin — sans doute a-t-elle été «suicidée» par le KGB —, provoquant la publication en catastrophe de L'archipel du goulag. Telle aussi Lioucha Tchoukovskaïa, inappréciable chef de réseau et Paganini de la dactylographie, mais se chamaillant avec l'écrivain qu'elle estime prendre des positions trop droitières dans «Août 14». Telle encore Natalia Stoliarova, fille de déporté et de terroriste (sa mère a fomenté un attentat contre Stolypine), qui se dévoue sans compter et dont l'écrivain cite une lettre bouleversante. 

     

    Une ferveur partagée 

     

    Telle enfin la bienfaisante Alia, de vingt ans la cadette de l'écrivain et qui va s'identifier à son œuvre avant de devenir sa seconde épouse. Et tant d'autres figures, des Estoniens que Soljenitsyne chérit particulièrement, aux étrangers qui à Paris (Nikita Struve), à Zurich (l'avocat Fritz Heeb) ou à Vienne (la traductrice Lisa Markstein) assurent sa base logistique, ou à ces «gamins de Russie» qui se vouent à la diffusion de L'archipel du goulag en URSS, sous le manteau. 

     

    Sans doute est-ce parce qu'il est croyant que Soljenitsyne accentue le côté miraculeux de sa victoire. Mais aussi, l'on relèvera comme une sorte de faiblesse étrange dans le comportementdu KGB à son égard. Lui-même remarque d'ailleurs qu'avec lui «ils ont toujours été comme paralysés, ils ont toujours manqué de jugeote et de célérité dans les réactions les plus simples, les plus élémentaires». 

     

    Notons enfin, pour ceux qui se sont fait de Soljenitsyne l'image d'une espèce d'ayatollah revêche, que son témoignage, d'une constante équité, nous touche au contraire par sa grande humanité. Généralissime menant sa bataille avec un soin sourcilleux du moindre détail (mais il en allait d'une mission surhumaine et de la vie de ceux qui l'aidaient!), Alexandre Soljenitsyne n'en apparaît pas moins ici, pourl'essentiel, comme un homme qui, autant que ses «invisibles», fait honneur à notre pauvre espèce et nous rend confiance. . . „ 

     

    Alexandre Soljenitsyne. Les invisibles. Traduit du russe par Anne Kichilov. Fayard, 307p.

  • Borgeaud l'oiseleur

     

    topelement.jpgEn 1997 paraissait, sous le titre alléchant de Mille Feuilles, le premier de quatre tomes réunissant les proses éparses (sur la vie, Paris, peintres, romanciers, hauts lieux et riches heures) de l'écrivain, décédé en décembre 1998. 

     «  L’ écriture est un art d'oiseleur, et les mots sont en cage avec des ouvertures sur l'infini», écrivait Charles-Albert Cingria, dont on pourrait reprendre la belle définition pour qualifier la démarche de Georges Borgeaud, lequel fut son compère occasionnel et représente assurément son plus évident héritier littéraire. Tous deux partagent en effet, en catholiques gourmands, le goût et l'art du grappillage heureux dans les vignes du monde, tous deux sont de merveilleux causeurs que nourrissent indifféremment les plus simples choses dela vie ou les livres, les oeuvres d'art, le génie des lieux ou les minutes heureuses de notre déambulation terrestre. 

    L'œuvre de Cingria fut peut-être plus foncièrement originale que celle de Georges Borgeaud, apte à ravir en revanche un plus large éventail de lecteurs. Ceux-ci connaissent évidemment ces «classiques» que figurent Le Préau (Gallimard, 1952), La Vaisselle des Evêques(Gallimard,1959) ou Le Voyage à l'Etranger (Grasset, 1974), relevant de la fiction autobiographique, mais peut-être est-ce ailleurs que le meilleur de l'art de la digression propre à Borgeaud aura cristallisé: dans les chroniques d'Italiques (L'Age d'Homme, 1969) ou dans Le Soleil sur Aubiac (Grasset, 1986), et enfin dans la kyrielle de textes éparpillés de journaux en revues que la Bibliothèque des Arts, par les soins de Martine Daulte, a entrepris de réunir en quatre volumes dont le premier vient de paraître. 

    images-21.jpegParlant de lui-même dans le Dictionnaire de Jérôme Garcin, où les auteurs étaient appelés à consigner leur propre bilan posthume, Georges Borgeaud notait ceci de bien significatif: «Il avait taillé la flûte dont il jouait dans le concert littéraire dans un roseau des marais de la mémoire d'où il tirait la substance de ses partitions et de ses thèmes parmi lesquels les plus obstinés: l'éloge de la solitude et du silence, de l'indépendance absolue, du vagabondage de l'esprit et du corps.» Et de se comparer au merle «dont le jabot ne contient que de brèves, mélancoliques et répétitives variations sur un ton mineur où l'amour, bien entendu, trouve ses notes mais aussi les accents de la peur, dela colère, de la protestation et les roulades de la moquerie et du rire». 

    Le chant et l'effusion 

    AVT_Georges-Borgeaud_7564.jpegC'est encore d'oiseaux qu'il est question dans la préface de Frédéric Wandelère, collectionneur d'appeaux comme l'est aussi l'écrivain,qui rappelle que le protagoniste du Préau s'appelle Passereau et souligne la récurrence du thème dans ces chroniques, de merles en buses et jusqu'au crapaud-flûte que le contemplatif du Lot écoute la nuit dans son pigeonnier.

     

    À Paris, c'est un merle qui annonce dès février le printempsà Borgeaud dans les frondaisons du cimetière de Montparnasse qu'il voit, de sesfenêtres, s'étendre sous la lune comme «une ville sainte de livre d'heures», etle préfacier note alors: «Le merle est un de ces autres passereaux, qui chanteinvisible au-dessus des tombes et se tait quand le regard, porté par desjumelles, le touche. Il marque un de ces moments d'effusion silencieuse quifont tout le prix de ces textes.» Ceux-ci sont très variés et constituent, avecles beaux (parfois très beaux) dessins de Pierre Boncompain, non seulement un recueil des écrits que Borgeaud a publiés en un peu moins de vingt ans (de 1950à 1969) à diverses enseignes (N.R.F., Gazette de Lausanne, NouvellesLittéraires, etc.), mais une sorte de florilège du goût et de chronique nonchalante ponctuée de pointes admirables. 

     

    Comme toute une famille sensible rassemblée par Jean Paulhan, Georges Borgeaud était capable d'élever le genre du libre propos (sur quelque sujet que ce fût: les escargots, les emballages, les anges, la lumière de Vermeer ou la passion des étudiants d'Urbino pour Brigitte Bardot) à un niveau qui nous les conserve jusqu'aujourd'hui en parfait état de fraîcheur. La culture n'est jamais ici brillance extérieure mais élément d'un tout vivant, sédimentation d'expériences et de sentiments éprouvés, mille-feuilles du cœur et de l'âme. Cingria, lui encore, disait qu'«observer c'est aimer»... 

    Ramuz.jpgOr Borgeaud aime beaucoup en détaillant ce qui requiert sa curiosité sous sa loupe d'enfant demeuré: sa visite à «un certain» Ramuz, le dortoir de collège catholique qu'il revisite pour évoquer la crainte romande du bonheur des corps, la balade inspirée (par quelques fioles partagées avec Jacques Chessex) qu'il restitue dans L'Embouchure aux buses, ses belles approches de peintres (Soulages et de Staël, en particulier), ou ses méditations plus personnelles, composent un ensemble frémissant d'intelligence sensible et d'alacrité cocasse, truffé de ces adjectifs inattendus ou de ces trouvailles (ces poules qui traversent le blé en herbe «comme des sampans»...) auxquels on reconnaît l'art de l'oiseleur.J

    Georges Borgeaud. Mille Feuilles, tome I. Textes réunispar Martine Daulte. Préface de Frédéric Wandelère. Dessins de PierreBoncompain. La Bibliothèques des Arts, 284 p.

  • Les fruits d'or de l'âge

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    En automne 1995, Nathalie Sarraute, avant son entrée dans La Pléiade, alerte encore malgré ses 95 ans, et comme adoucie, évoquait un Ici où la fausse parole se dissout dans une sorte de sourire entendu.

     

    Il faut lire Nathalie Sarraute en fermant un peu les yeux,comme pour discerner ces motifs incorporés dans les images à trois dimensions qu'on découvre soudain avec un mélange de surprise enfantine et de légervertige. 

     

    Plus exactement, c'est avec son oreille intérieure qu'il faut accommoder en l'occurrence, pour mieux entendre et mieux «situer» les multiples voix qui murmurent, s'appellent et se répondent dans cette nouvelle chambre pleine d'échos de la vaste maison Sarraute.

     

    Dans Enfance, il ya quelques années, Nathalie Sarraute avait grappillé, au fond de sa mémoire, tout un semis de «petits bouts de quelque chose d'encore vivant». Or un peu de temps a passé encore et voilà qu'Ici nul n'a plus même d'âge ni de souvenirs biographiques, comme si l'on avait rejoint l'œuf primordial qui serait à la fois germe de pure présence ou bulle de verbe à sa source, voire encore vaisseau spatial. 

     

    images-11.jpegLe trou noir 

     

    Avant la reprise du chuchotis chamailleux qui tisse la trame vocale de tout son théâtre, c'est tout de même par l'espèce de trou noir de la mémoire défaillante que Nathalie Sarraute nous fait guigner. 

     

    Même si le vertige du mot qui manque ou du nom qu'on cherche (je l'ai sur la langue, tenez) se vit à tout âge, l'on sent Ici que cette perte se charge d'un autre sens et comme accepté, dans cette espèce de brume fatale que forme «l'haleine de l'absence irréparable, de la disparition». 

     

    Or plutôt qu'un reniflement d'apitoiement sur soi, c'est quelque chose d'allègre qui se perçoit à l'évocation de cet Ici tout vibrant de présence où ne signifie plus «rien d'autre qu'exister». 

     

    Ici devrait «rester pur de toute parole», mais il va de soi que cela grenouille encore «un max» de tous les côtés où se perpétue le mouvement brownien des mots agités comme des «lutins curieux, excités, impatients», mots-emblèmes portés comme de petits drapeaux ou mots-banderilles qu'on fiche dans le cuir de l'autre aux arènes de la controverse, mots-pulsion ou mots-gestion, mots-devoir ou mots-savoir à n'en plus pouvoir tant qu'à la fin ils «vous pompent l'air». 

     

    Formules-clôtures Ici serait en somme le lieu d'un regard circulaire à la fois paisible et sérieux,sur la petite chaise peinarde au bord du gouffre aux deux infinis. Mais bientôt ce serait reparti pour démêler ce qui «se construit sous les mots», de nouveau l'on se sentirait le besoin de démanteler les obstacles du malentendu ou du malécouté, et toutes ces formules-clôtures dont le «bourdonnement continu produit comme un assoupissement», toutes ces expressions sonnant le creux et construisant autour de nous une façon de réalité virtuelle, toute cette fausse parole usantet abusant des mots-drame (ce mot Malheur dont tant se servent aujourd'hui pour conforter leur image de grands humanitaires) dans le bruit du siècle. Tout cela que Sarraute détaillait déjà dans Les Fruits d'or, délectable gorillage de la moutonnerie culturelle et littéraire.

     

    Ici ne serait plus enfin que «ce petit creux d'où déborde, se répand une délicate, apaisante,rassurante gaieté», non du tout lieu d'euphorie ou d'évasion mais de conscience aiguisée en pointe de diamant d'âme pure et dans le ciel il y aurait l'étincelante écharpe de mots du père Pascal, vous savez, «Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie», que traînerait un joli bimoteur, et vous essaieriez de vous rappeler les couleurs, les saveurs de la vie en cherchant vos mots... 

     

    sarraute-n1.gifNathalie Sarraute: Ici, Gallimard, 182 pages.