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Mémoire des invisibles

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Dans Les invisibles, paru en 1992, Alexandre Soljenitsyne, mémorialiste providentiel des martyrs du communisme achève de raconter la guerre secrète qui aboutit à la publication de L'archipel du goulag. Une chronique souvent poignante, aux figures inoubliables.

 

 

Les convulsions du postcommunisme tendent à faire oublier, aux têtes de linottes occidentales, ce que fut le régime politique et social le plus désastreux du siècle, que d'aucuns se prennent déjà à regretter. Or, les mémoires se rafraîchiront à la lecture du nouveau livre formidablement tonique d'Alexandre Soljenitsyne, où l'on assiste au combat souterrain de héros anonymes tous voués à la défense de la même cause: faire connaître au monde la vérité sur le goulag et en finir avec Léviathan. 

 

Si l'ouvrage relève d'abord du témoignage historique, c'est souvent avec l'intensité d'un thriller qu'il nous captive. Nous y rencontrons de magnifiques personnages, surtout féminins, qui nous revigorent par la fougue et le désintéressement de leur engagement. Des lendemains de la mort de Staline à la nouvelle glaciation du sinistre Brejnev, nous revivons, au jour le jour, le combat d'un écrivain contraint de planquer à mesure tous ses papiers et de multiplier ses ruses de Sioux pour survivre. 

 

De fait, celui qui a résolu de rendre voix aux millions de victimes muettes du goulag a mis au point une stratégie qui implique plus d'une centaine de personnes éparpillées aux quatre coins de Moscou et des steppes, jusqu'en Estonie, en Autriche, aux Etats- Unis, en Suède et à Paris. Ainsi a-t-il pu réunir, et préserver de la destruction, les archives de son immense mémorial-réquisitoire. L'archipel du goulag nous fut-il parvenu sans cette prodigieuse organisation clandestine? Rien n'est moins sûr! Et comment ne pas penser que la face de l'Histoire en eût été changée?

 

Nous savions déjà, pour avoir lu Le chêne et le veau (Seuil, 1975),qu'Alexandre Soljenitsyne a mené son combat souterrain en véritable chef de guerre. Mais des visages et des noms manquaient encore à tous ceux qui l'ont aidé et dont il ne pouvait parler tant que cela représentait un danger pour eux. Ecrit, à chaud durant l'exil zurichois de l'écrivain (le manuscrit est daté de 1974-1975), le livre bouillonne de lave existentielle. 

 

Aussitôt y apparaissent de vrais personnages de romans, tel Nikolaï Ivanovitch Zoubov qui avait 22 ans à la Révolution, a passé par les camps et montre des talents exceptionnels pour la conspiration. Ainsi fabrique-t-il des caissettes à double fond dont Soljenitysne se servira pendant des années pour planquer les minuscules feuillets de ses manuscrits. D'abord très isolé, luttant contre le cancer puis en butte aux déboires de son premier mariage (sa femme conçoit une véritable phobie jalouse à l'égard de L'archipel), Soljenitsyne trouve peu à peu des soutiens auprès d'anciens zeks qui s'enthousiasment pour ses premiers écrits, parfois imprudemment. Ainsi l'engouement insouciant de l'un d'eux provoque-t-il, en 1965, une première descente dramatique du KGB. Mais le réseau de la «Cause» est déjà solidement ramifié, jusqu'en Estonie où, deux hivers durant (65-66 et 66- 67) Soljenitsyne va travailler d'arrache-pied, produisant jusqu'à vingt-cinq pages par jour du manuscrit de L'archipel...

 

 

Répartis par cercles concentriques et s'ignorant les uns les autres, les membres du réseau clandestin ont pour point commun le même dévouement et le même courage: «Tous ne pensaient qu'à une chose: casser la gueule au pouvoir en place.» Les plus belles figures du mouvement sont des femmes. Telle Elizaveta Denissovna Vioronianskaia, dite Queen Elisabeth, ou encore Kiou, qui vit dans un antre putride à la Dostoïevski et dont l'imprudence (elle note tout dans son journal) lui vaudra une horrible fin — sans doute a-t-elle été «suicidée» par le KGB —, provoquant la publication en catastrophe de L'archipel du goulag. Telle aussi Lioucha Tchoukovskaïa, inappréciable chef de réseau et Paganini de la dactylographie, mais se chamaillant avec l'écrivain qu'elle estime prendre des positions trop droitières dans «Août 14». Telle encore Natalia Stoliarova, fille de déporté et de terroriste (sa mère a fomenté un attentat contre Stolypine), qui se dévoue sans compter et dont l'écrivain cite une lettre bouleversante. 

 

Une ferveur partagée 

 

Telle enfin la bienfaisante Alia, de vingt ans la cadette de l'écrivain et qui va s'identifier à son œuvre avant de devenir sa seconde épouse. Et tant d'autres figures, des Estoniens que Soljenitsyne chérit particulièrement, aux étrangers qui à Paris (Nikita Struve), à Zurich (l'avocat Fritz Heeb) ou à Vienne (la traductrice Lisa Markstein) assurent sa base logistique, ou à ces «gamins de Russie» qui se vouent à la diffusion de L'archipel du goulag en URSS, sous le manteau. 

 

Sans doute est-ce parce qu'il est croyant que Soljenitsyne accentue le côté miraculeux de sa victoire. Mais aussi, l'on relèvera comme une sorte de faiblesse étrange dans le comportementdu KGB à son égard. Lui-même remarque d'ailleurs qu'avec lui «ils ont toujours été comme paralysés, ils ont toujours manqué de jugeote et de célérité dans les réactions les plus simples, les plus élémentaires». 

 

Notons enfin, pour ceux qui se sont fait de Soljenitsyne l'image d'une espèce d'ayatollah revêche, que son témoignage, d'une constante équité, nous touche au contraire par sa grande humanité. Généralissime menant sa bataille avec un soin sourcilleux du moindre détail (mais il en allait d'une mission surhumaine et de la vie de ceux qui l'aidaient!), Alexandre Soljenitsyne n'en apparaît pas moins ici, pourl'essentiel, comme un homme qui, autant que ses «invisibles», fait honneur à notre pauvre espèce et nous rend confiance. . . „ 

 

Alexandre Soljenitsyne. Les invisibles. Traduit du russe par Anne Kichilov. Fayard, 307p.

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