Le 22 novembre 1987, le sieur JLK tirait le bilan du tour du monde de l'Orchestre de la Suisse romande qu'il avait eu l'heur d'accompagner, plus de vingt jours durant, du Japon en Californie, en chroniqueur musicalement à peu près inculte du Matin.
L'invitation de l'OSR relevait de l'expérience humaine et du témoignage, sur la vie d'un orchestre et son premier retour au Japon, tout au souvenir du grand Ansermet, plus que du rapport mélomaniaque ou de la claque publicitaire...
C’est une belle aventure qui s’est achevée jeudi dernier avec le retour de l’Orchestre de la Suisse romande en ses pénates. Or s’impose, en premier lieu, de dire l’immense mérite de tous les artisans de cette réussite, du maestro Armin Jordan aux garçons d’orchestre, en passant par les organisateurs, Ron Golan en tête, qui ont surmonté moult difficultés considérables, pour finir avec les musiciens de l’orchestre, parfois soumis à de très rudes efforts physiques, et qui n’en ont jamais laissé rien paraître, ou presque.
Qu’on n’imagine pas, à cet égard, que ce premier tour du monde de l’OSR fut tous les jours une partie de plaisir pour la plupart des membres de l’orchestre. Si tous n’auront pas subi, avec la même intensité, les redoutables effets du « jet lag », du moins les fatigues liées aux interminables déplacements furent-elles largement partagées. À quoi s’ajoutent les conditions parfois défavorables, tenant à la qualité du public public ou à l’acoustique des salles dans lesquelles tel ou tel concert se sera déroulé, aux Etats-Unis notamment.
Les plus résistants, dans la foulée, n’auront certes pas manqué de consacrer le peu de temps que leur laissait ce marathon (dix-sept concerts en une vingtaine de jours) a la découverte d’un peu de Japon ou d’un soupçon de Californie. Mais il en est d’autres qui se sont sentis réduits à l’état de «bêtes de concerts», frustrés de l’enrichissement qu’aurait pu signifier un tel voyage dans des conditions moins soumises aux lois de la rentabilité...
Au demeurant, le fait même de la tournée est généralement apprécié, qui représente l’occasion, pour les musiciens, d’apprendre à mieux se connaître et de jouer ensemble dans des conditions plus stimulantes qu’à l’ordinaire. Dans cette perspective, l’observateur non initié que je suis aura pu évaluer l’importance, pour l’orchestre, de l’acoustique de chaque salle et de la qualité du public.
Nul hasard, ainsi, que les meilleurs concerts de la tournée aient été le premier de la série japonaise, à Matsudo, devant un parterre de lycéennes enthousiastes, et les deux derniers à Tokyo, dans d’admirables salles bondées d’un public rappelant le chef jusqu’à sept ou huit fois.
Cela étant, à l’exception du concert un peu terne de Torrance, dans une salle sonnant médiocrement et garnie d’un public quasiment grossier, jamais je n’aurai ressenti, pour ma part, le moindre sentiment de lassitude routinière,et moins que jamais à l’écoute du énième Boléro, magnifiquement enlevé pour la, clôture du dernier concert de San Francisco.
Privilège exceptionnel, soit dit en passant, que celui du Béotien côtoyant quotidiennement la tribu protéiforme de l’orchestre et découvrant, au-delà des particularités et des différences, le même amour de la musique et le même sérieux, enfin le même respect amical pour le sachem Armin Jordan.
Et quelle fête, aussi, que d’entrer progressivement dans la substance vive de la musique en détaillant, un peu mieux chaque soir, l’étoffe sonore de telle partie des cordes ou la rutilance de telle sonnerie de cuivres, tel éblouissant dialogue du piano de Martha Argerich et du basson de Roger Birnstingl, ou tel formidable soulèvement d’ensemble de tous les registres soudain empoignés comme une pâte fluide et vigoureuse à la fois, enfin quelle leçon que d’assister au work in progress du chef avouant, sans fausse modestie, son insatisfaction (pour la symphonie de Brahms par exemple) ou ses doutes...
Inoubliable souvenir de l’émotion nous prenant à la gorge dès la première mesure du concerto de Sibelius où retentit la voix lancinante, fragile et fougueuse à la fois, du violon de Gidon Kremer.
Souvenir d’une fin de soirée passée dans une cave à jazz du quartier chinois de San Francisco, avec le hautboïste Bernard Schenkel.
Souvenir d’une journée merveilleuse en compagnie des violonistes Monique Westphal et Hans Reichenbach, à revisiter pour la deuxième fois le fabuleux Musée Norton Simon de Pasadena.
Souvenir d’une nuit à refaire le monde et à comparer les mérites de l’Europe et de l’Amérique, avec l’ami Kevin Brady et sa dulcinée, avant le lever du soleil sur le Pacifique.
Et tant d’autres bons et beaux moments, qu’il vaudrait mieux dire en musique...
Le bilan du Maestro
Il est, sans doute, de plus grandes stars de la baguette que lui. Mais yen a-t-il beaucoup qui, dans leur orchestre, suscitent autant de fraternelle estime qu’Armin Jordan?
Un Ansermet ou un Sawallisch ont assurément marqué les musiciens de l’OSR. Cependant, Armin Jordan incarne actuellement l’homme qu’il faut à l’Orchestre de la Suisse romande, avec sa sensibilité tout en finesse, sa psychologie, son exigence, son engagement personnel très impressionnant et ses vertus de medium et de catalyseur.
« Je ne suis pas une vedette qui sesoucie d’abord de sa carrière. Ce qui m’importe avant tout, c’est de travailler le plus possible avec le même orchestre, car je crois que c’est ainsi qu’on peut vraiment progresser. Ce qui me gêne actuellement, c’est que qu’avec la multiplication des moyens de communication on dispose de références qui fondent de véritables préjugés musicaux. On croit qu’il faut jouer Brahms comme ceci, parce que telle est la perfection. Et pour la même raison, les orchestres se mettent tous à jouer de la même façon.
En ce qui me concerne, ce n’est pas tant de l’interprétation que je me soucie que de la sonorité de l’orchestre. Le son d’un orchestre, c’est en somme sa « voix » propre, la signature de sa personnalité. Et c’est ce que je me suis efforcé de travailler particulièrement pour cette tournée. Plus qu’une affaire de prestige ou de renommée, la tournée m’apparaît comme l’occasion d’un bilan. »
Après le dernier concert de San Francisco, mardi dernier, Armin Jordan s’est fait acclamer, debout, par ses musiciens. De son côté, il tient à leur rendre hommage pour la qualité de leurs prestations.
« J’ai la chance d’avoir bénéficié du rajeunissement considérable de l’orchestre, ces dernières années. A l’heure qu’il est, nous avons une équipe remarquable de jeunes solistes dont l’enthousiasme est stimulant. Le métier de musicien d’orchestre a un aspect très physique qu’on oublie parfois. D’où l’usure inévitable. Mais je crois que nous pouvons être contents de l’état actuel de l’OSR, sans tomber dans l’autosatisfaction. »
(La suite de ces chroniques a paru dans Le Matin, entre le 16 octobre et le 22 novembre 1987).