Cette année-là, le grand écrivain allemand jouait plus que jamais les empêcheurs de ronronner. L’Appel du crapaud, sa dernière fable romanesque faisait écho, sous forme satirique, aux retrouvailles germano-polonaises et autres bouleversements contemporains. Rencontre à Paris, en septembre 1992.
Günter Grass a l'âge de la retraite, mais l'auteur du tonitruant Tambour n'est pas du genre à s'empantoufler. Jamais, à vrai dire, sauf au temps de ses pérégrinations politiques dans la foulée de Willy Brandt, il n'avait traité un thème aussi «à chaud» que dans son dernier roman, L'appel du crapaud, qui paraît aujourd'hui même. Au cœur de ce livre acide et tendre, noir et drôle, bouillonnant de lave historique en fusion: les retrouvailles germano-polonaises et ce qu'elles impliquent de tractations économiques et de drames humains. Né à Dantzig en 1927, jeté sur les routes de l'exil dans la double honte de la défaite et de l'infamie nazie, Grass a vécu dans sa chair la déchirure qu'il raconte. LA question de la réconciliation l'a hanté. Et son corollaire: par où commencer? Quant à LA réponse qu'il a imaginée, elle est digne de ce visionnaire. Ainsi l'Adam et l'Eve vieillissants de «L'appel du crapaud», la Polonaise Alexandra et l'Allemand Alexander, tous deux natifs de Gdansk/Dantzig, imaginent-ils, pour inaugurer la réconciliation, de fonder une Société germano-polonaise des cimetières visant au rapatriement des personnes déplacées en terre natale. Bel idéal, mais bientôt dévoyé. A grand renfort de marks écrabouilleurs et de joint-ventures obscènes, ce tourisme posthume (une espèce de Club Med du cimetière de concentration) connaît un développement fulgurant, qui tourne à la recolonisation larvée, au dam de ses fondateurs. Le lecteur appréciera la fable...
Quant à Günter Grass, que nous avons interrogé lors de son bref séjour parisien, il nous a prouvé une fois de plus que rien de ce qui arrive dans le monde ne lui est décidément étranger.
— Comment percevez-vous climat actuel en Allemagne?
— Tout est maintenant perturbé par les séquelles de la réunification, dont le processus n'est qu'une suite de stupidités. Le Mur est certes abattu, mais un nouveau clivage, social, sépare l'Allemagne. De plus, le fédéralisme en a pris un coup: le pouvoir central de Bonn s'est renforcé, dont les mauvaises décisions sont d'autant plus fâcheuses. Et puis on constate à quel point, depuis les explosions racistes et xénophobes dans les nouveaux Länder, les néo-nazis ouest-allemands, qui paraissaient jusque-là sous contrôle, ont su profiter de la situation. Enfin, je déplore un autre phénomène, qui ne concerne pas que l'Allemagne mais aussi la France, et c'est la tentative de liquider le contre-pouvoir de gauche, avec la complicité autodestructrice de la gauche elle- même. Je crains qu'on ne le regrette avant longtemps, car les partis bourgeois ne sont pas en mesure de venir à bout de l'extrême droite, comme l'Histoire l'a déjà montré. Ce qui m'inquiète particulièrement, c'est que l'extrême droite ne draine plus seulement les vieux nostalgiques, comme naguère, mais attire désormais de jeunes intellectuels ou pseudo-intellectuels cyniques. Autre chose me désole: qu'un certain nombre de politiciens des partis bourgeois tentent d'utiliser le spectre de l'extrême droite de manière purement opportuniste. Par exemple, le ministre de la Défense actuel, qui est aussi secrétaire général de la CDU, a été le premier à monter en épingle le thème de l'asile dans sa campagne électorale, d'une manière tout émotionnelle. Celui qui veut attaquer l'extrémisme de droite, en Allemagne, devrait viser le sommet plutôt que la base: c'est là que se situent les responsables.
— Quelle solution préconisez- vous en ce qui concerne les requérants d'asile?
— Je suis totalement opposé à la modification de la loi, parce que celle-ci est un acquis estimable de la Constitution allemande. D'ailleurs, ladite modification ne changerait rien au problème. Je pense que l'Allemagne doit décider si elle est un pays d'accueil, oui ou non. Le seul problème est de fixer des quotas, comme cela se fait au Canada ou en Australie. Ce qu'il faut bien se dire, c'est que nous devrons apprendre, dans toute l'Europe, comment vivre avec les gens du tiers monde et les personnes déplacées de partout. Veut-on moins de réfugiés? Alors agissons sur place, en Inde, au Pakistan ou en Afrique noire, multiplions par dix notre aide ridicule au tiers monde, enfin travaillons dans la concertation et non comme l'Europe actuelle, qui traite ces problèmes; d'une manière différenciée et totalement chaotique.
— Qu'avez-vous pensé de l'attitude de l'Allemagne dans la genèse de la désintégration de la Yougoslavie?
— J'ai pensé qu'il était faux que l'Allemagne fasse le premier pas dans; la reconnaissance de la Slovénie et de la Croatie. Je crois que là aussi il devait y avoir concertation entre les pays européens, qui auraient dû reconnaître tous ensemble, par la suite, la Bosnie. La deuxième erreur fut que le ministre allemand des Affaires étrangères, M. Genscher, un homme certainement méritant, s'est comporté de manière irresponsable en se retirant au moment le plus difficile et en abandonnant son office à un débutant. Cela dit, le comportement des pays ouest-européens dans l'affaire yougoslave relève du scandale. Il prouve que l'Europe n'existe que sur le papier. L'Europe: n'a montré aucune cohérence dans sa politique extérieure, incapable ne fût-ce que de faire respecter un boycott... .
— La politique a pris beaucoup de place dans votre vie. Que vous a-t-elle apporté en tant qu'écrivain?
— Par le travail politique direct, ou mes déplacements liés à des campagnes électorales, j'ai appris à connaître les provinces allemandes. Je suis allé dans des régions où les écrivains mettent rarement le nez. Je me suis familiarisé avec des phénomènes sociaux et politiques qui se développent à la base. Pour un écrivain, il est aussi important d'entendre parler les gens. Dans «L'appel du crapaud», j'essaie d'ailleurs de rendre, à travers la langue des personnages, le choc des cultures et la nuance des mentalités.
— Cette sensibilité aux événements contemporains est-elle répandue chez vos confrères?
— Je crois qu'une bonne partie de la littérature germanique est actuellement secouée par les changements de ces trois dernières années. C'est un processus encore imperceptible en Europe, même en France, où les écrivains ne semblent pas avoir réalisé que des bouleversements étaient survenus dans leur propre pays! L'un des signes de ce chambardement tient au fait que le centre de l'Europe s'est déplacé à l'Est, de Paris vers Prague. On a trop longtemps oublié qu'il existait un champ de culture, de Cracovie à Dresde ou de Prague à Budapest, d'une grande fécondité. On va le redécouvrir.Ce n'est pas un hasard si deux de mes personnages parlent un allemand à coucher dehors, mais à la fois enrichi, rendu plus plastique et plus sensuel, doucement violé par la langue polonaise. Ce métissage est prolongé, d'une autre façon, par le personnage de Chatter- jee, Bengali buveur de bière et grand amateur de Kipling qui entreprend de promouvoir l'usage du cyclo-pousse dans les villes de l'Est (solution économique) et de l'Ouest (solution écologique), et dont l'entreprise florissante investit les ex-chantiers Lénine chers à Solidarnosc. Ainsi deux utopies se rejoignent- elles, tandis que coasse mon sympathique crapaud de malheur...
Günter Grass. L'appel du crapaud. Traduit de l'allemand par Jean Amsler, Editions du Seuil, 1992,252 pages.