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Au royaume de ce monde

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Deuxième livre traduit en français du poète antillais Derek Walcott, couronné par le Nobel 1992, Heureux le voyageur est un périple à travers les lieux magiques ou souillés, les cultures et les siècles, en quête d’une émotion partout pareille. Flash-back en 1993.

 

Ces messieurs les académiciens de Stockholm ont fait un beau cadeau aux lecteurs de langue française (notamment) en leur révélant soudain, l'an dernier, le nom et l'oeuvre du poète antillais Derek Walcott.

Si invraisemblable que cela paraisse, l'œuvre de ce chantre admirable des Caraïbes, qu'il faut considérer en outre comme l'un des plus grands auteurs lyriques en langue anglaise, ne faisait, au moment où le Nobel la couronna, l'objet d'aucune traduction française. Coup de chance particulièrement bienvenu pour une maison d'édition alsacienne à peu près inconnue elle aussi, à l'enseigne de Circé: la consécration mondiale de Walcott coïncida pour ainsi dire avec la parution d'un premier recueil (superbement) traduit de l'anglais par Claire Malroux, intitulé Le royaume du fruit-étoile et présenté en version bilingue. 

Or, un an plustard, c'est la même courageuse petite maison, par les soins de la même traductrice, qui publie Heureux le voyageur, paru en anglais à New York en 1982 sous le titre The fortunate Traveller

Qu'il ait fallu attendre dix ans, et le Nobel surtout, pour que s'accomplisse la traduction d'un tel livre, dont les chants nous semblent fuser à mille coudées au-dessus de l'évanescente poésie française contemporaine, est évidemment significatif. Pour notre part en tout cas, nous ne voyons guère, parmi les poètes contemporains de l'Hexagone, un tel exemple de synthèse entre la perception sensuelle la plus immédiate et la plus «musicale» du monde (les images si plastique et si fraîches que Walcott trouve pour parler de la mer et de ses archipels, comme des lieux de partout, font songer à la fois à la tradition populaire et aux poètes de la Grèce antique ou de Rome, d'Homère à Virgile) et la réflexion la plus pénétrante sur l'homme par référence à l'Histoire et à son devenir parmi «les foyers de crise du globe».

«La poésie est comme la sueur de la perfection», écrit Derek Walcott, «mais elle doit paraître aussi fraîche que les gouttes de pluie sur le front d'une statue». Ainsi pourrait-on relever, comme autant de perles de rosée, les images lustrales qui étincèlent de page en page, quand «l'asphalte a des reflets de chapeau de soie» ou qu'un pétrolier tire «l'horizon derrière lui d'une bave argentée de limace».

Du Nord impérial en déclin au Sud ultramarin, et des States à la vieille Europe, le poète convoque les mythes contemporains et immémoriaux, évoque l'enfance candide sous les Tropiques d'une vieille Européenne alcoolo (la romancière Jean Rhys) ou la pureté résurrectionnelle du matin de Pâques, imagine un scénario de cinéma pour «L'homme qui aimait les îles» (avec James Coburn et son «sourire blanc»), dialogue avec Ovide, conclut enfin sur une allégorie ailée où «tous les peuples d'oiseaux» se liguent pour soulever ensemble «le filet immense des ombres de cette terre»... 

Dédié au poète russe Joseph Brodsky, ce livre évoque les grandes filiations de T.S. Eliot et de Whitman, d'Auden ou parfois d'un Perse, d'un Cendrars. Mais les multiples fils d'or qui relient Walcott au Livre universel sont à la fois des fibres qui le rattachent à tout lecteur d'aujourd'hui, quelle que soit sa langue ou sa race, dans l'évidence mystérieuse du chant humain. 

Derek Walcott, Heureux le voyageur. Traduit del'anglais par Claire Malroux. Editions Circé, 170 p.

(Cet article a paru dans le quotidien 24 Heures en date du 29 novembre 1993)

 

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