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  • Mémoire vive (43)

     

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    Je relève dans Les lignes et les jours, les carnets de Peter Sloterdijk, cette phrase qu’il cite de L’Amant de Lady Chatterley : « We’ve got to live no matter how many skies have fallen », ce que le cher Fred-Roger Cornaz, dont j’ai tellement entendu parler des frasques de dandy décadent,  traduit par « Il faut bien que nous vivions, malgré la chute de tant de cieux »…

     

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    À La Désirade, ce jeudi 15 mai 2014. – Une page entière m’est consacrée ce matin dans L’Hebdo, qui souffle le froid et le chaud, sous un titre accrocheur, assez vulgaire, limite injurieux  mais  bien de l’époque : JLK, feignasse ou génie ? La page est divisée en deux sur la hauteur : d’un côté le coup de pied de l’âne de Julien Burri, qui me faisait récemment des grâces en me demandant mon avis sur  son nouveau livre, et de l’autre l’éloge sans partage d’Isabelle Falconnier, parlant de mon livre avec chaleur et reconnaissance. Et qu’en dire ? Surtout ne pas répondre au petit Julien, dont il est assez logique qu’il réduise mon livre à rien faute d’y trouver ce que son narcissisme de fiote creuse y cherche du bout du mufle. Et pour dame Falconnier, la remercier. Reste que je prends tout ça comme si cela ne me concernait pas – comme je me le disais l’autre jour: que je me sens un peu ces temps comme si j’étais déjà « de l’autre côté » ; et je me rappelle que les écrivains que je place le plus haut, tels Charles-Albert Cingria ou Ludwig Hohl, n’ont jamais eu droit de leur vivant au quart de la reconnaissance que, pour ma part, j’ai déjà obtenue.

     

    °°°

     

    Jean_Michel_Olivier.jpgAprès les recensions déjà remarquables de Francis Richard et de Sergio Belluz, à propos de L’échappée libre, Jean-Michel Olivier me gratifie d’un véritable feuilleton critique comme on n’en fait plus aujourd’hui, me rappelant le papier magistral  consacré par Pierre-Olivier Walser au Viol de l’ange. Surtout me touche son attention réelle. Il pourrait être plus sévère que je ne lui en voudrais aucunement. On me croit parano parce qu’il m’est arrivé de réagir violemment à des critiques suant l’injustice ou l’ineptie, et j’ai été imbécile de répondre,mais je pense, avec l’ami Gripari, qu’une critique négative contient toujours un élément intéressant – et c’est d’ailleurs le cas de celle, récente, de Julien Burri, si injuste et inepte soit-elle - , plus qu’un dithyrambe de complaisance.

    Ceci dit, comme l’artisan qui estime avoir donné le meilleur de lui-même en fabriquant tel ou tel objet, je suis reconnaissant à JMO de parler, avec la précision d’un lecteur qui est lui-même écrivain et de premier ordre, de mon vingtième livre.   

     

    À propos de L’échappée libre, par Jean-Michel Olivier

     

    1.   Du journal au carnet

    L’entreprise monumentale de Jean-Louis Kuffer, écrivain, journaliste, chroniqueur littéraire à 24Heures, commence avec ses Passions partagées (lectures dumonde 1973-1992), se poursuit avec la magnifique Ambassade du papillon(1993-1999), puis avec ses Chemins de traverse (2000-2005), puis avec ses Riches Heures (2005-2008) pour arriver à cette Échappée libre (2008-2013) qui vient de paraître aux éditions l’Âge d’Homme. Indispensable…

     

    Echappéejlk01.jpgCe monument de près de 2500 pages est unique en son genre, non seulement dans la littérature romande, mais aussi dans la littérature française (il faudrait dire : francophone). Il se rapproche du journal d’un Paul Léautaud ou d’un Jules Renard, mais il est, à mon sens,encore plus que cela. Il ne s’agit pas seulement, pour l'écrivain, de consigner au jour le jour des impressions de lecture, des états d’âme, des réflexions sur l’air du temps, mais bien de construire le socle sur lequel reposera sa vie.

     

    À la base de tout, il y a les carnets, « ma basse continue, la souche et le tronc d’où relancer tous autres rameaux et ramilles. »

    Ces carnets, toujours écrits à l’encre verte et souvent enluminés de dessins ou d’aquarelles, comme les manuscrits du Moyen Âge, qui frappent par leur aspect monumental, sont aussi le meilleur document sur la vie littéraire de ces quarante dernières années : une lecture du monde sans cesse en mouvement et en bouleversement, subjective, passionnée, empathique. 

     

    2. Une passion éperdue

    Ces carnets se déploient sur plusieurs axes :l ectures, rencontres, voyages, écriture, chant du monde, découvertes.

    Les lectures, tout d’abord : unepassion éperdue.

    Personne, à ma connaissance, ne peut rivaliser avec JLK (à part, peut-être, Claude Frochaux) dans la gloutonnerie, l’appétit de lecture, la soif de nouveauté, la quête d’une nouvelle voix ou d’une nouvelle plume ! Dans L’Échappée libre, tout commence en douceur, classiquement, si j’ose dire, par Proust et Dostoïevski, qu’encadre l’évocation touchante du père de JLK, puis de sa mère, donnant naissance aux germes d’un beau récit, très proustien, L’Enfant prodigue (paru en 2011aux éditions d’Autre Part de Pascal Rebetez). On le voit tout de suite :l’écriture (ou la littérature) n’est pas séparée de la vie courante : au contraire, elle en est le pain quotidien. Elle nourrit la vie qui la nourrit.

    Dans ses lectures, JLK ne cherche pas la connivence ou l’identité de vues avec l’auteur qu’il lit, plume en main, et commente scrupuleusement dans ses carnets, mais la correspondance. C’est ce qu’il trouve chez Dostoiëvski, comme chez Witkiewicz, chez Thierry Vernet comme chez Houellebecq ou Sollers (parfois). Souvent, il trouve cette correspondance chez un peintre, comme Nicolas de Stäël, par exemple. 

    Ou encore, au sens propre du terme, dans les lettres échangées avec Pascal Janovjak, jeune écrivain installé à Ramallah, en Palestine. La correspondance, ici, suppose la distance et l’absence de l’autre — à l’origine, peut-être, de toute écriture.

    De la Désirade, d’où il a une vue plongeante sur le lac et les montagnes de Savoie, JLK scrute le monde à travers ses lectures. Il lit et relit sans cesse ses livres de chevet, en quête d’unsens à construire, d’une couleur à trouver, d’une musique à jouer. Car il y adans ses carnets des passages purement musicaux où les mots chantent la beautédu monde ou la chaleur de l’amitié.

    Un exemple parmi cent : « Donc tout passe et pourtant je m’accroche, j’en rêve encore, je n’ai jamais décroché : je rajeunis d’ailleurs à vue d’œil quand me vient une phrase bien bandante et sanglée et cinglante — et c’est reparti pour un Rigodon. On ergote sur le style, mais je demande à voir : je demande à le vivre et le revivre à tout moment ressuscité, vu que c’est par là que la mémoire revit et ressuscite — c’est affaire de souffle et de rythme et de ligne et de galbe, enfin de tout ce qu’on appelle musique et qui danse et qui pense. »

     

    Ceronetti2.jpg3.Aller à la rencontre

    Lire, c’est aller à la rencontre de l’autre. Peu importent sa voix ou son visage, que la plupart dutemps nous ne connaissons pas. Les mots que nous lisons dessinent un corps, unregard singulier, une présence qui s’imposent à nous au fil des pages. Et laplupart du temps, c’est suffisant…

    Mais JLK est un homme curieux. Il dévore les livres, toujours en quête de nouvelles voix, passe son temps à s’expliquer avec ces fantômes vivants que sont les écrivains.Souvent, il veut aller plus loin. C’est ainsi qu’il part à la rencontre du cinéaste Alain Cavalier ou du poète italien Guido Ceronetti. Et la rencontre, à chaque fois, est un miracle. Correspondance à nouveau. Porosité des êtres qui se comprennent sans se vampiriser. JLK n’a pas son pareil pour nous faire partager, par l’écriture, ces moments de grâce.

    Dans L’Ambassade dupapillon et dans Passions partagées, il y avait les figures puissantes (et parfois envahissantes) de Maître Jacques (Chessex) et de Dimitri (l’éditeur Vladimir Dimitrijevic), deux personnages centraux de la vie littéraire de Suisse romande. L’Échappée libre s’ouvre sur lesretrouvailles avec Dimitri, l’ami perdu pendant quinze ans.Retrouvailles à la fois émotionnelles et difficiles, ndant quinze ans.

    Retrouvailles à la fois émotionnelles et difficiles, car le temps n’efface pas les blessures. Pourtant,JLK ne ferme jamais la porte aux amis d’autrefois et le pardon trouvetoujours grâce à ses yeux. Brèves retrouvailles, puisque Dimitri se tuera dansun accident de voiture en 2011 avant que JLK ait pu vraiment s’expliquer aveclui. Mais pouvait-on s’expliquer avec le vif-argent Dimitri, dont la mort futaussi dramatique que sa vie fut aventureuse ?

    D’autres morts jalonnent L’Échappéel ibre : Maurice Chappaz, Jean Vuilleumier, Gaston Cherpillod, GeorgesHaldas. Un âge d’or de la littérature romande. À ce propos, les hommages queJLK rend à ces grands écrivains (trop vite oubliés) sont remarquables par leurérudition, leur sensibilité et leur intelligence. Et toujours cette empathiepour l’homme et l’œuvre, à ses yeux indissociables. 

     

    4. Les secousses du voyage

    Chessex13.jpgSans être un bourlingueur sans feu ni lieu(il est trop attaché à son nid d’aigle de la Désirade et à sa bonne amie), JLK parcourt le monde un livre à la main. C’est pour porter la bonne parole littéraire : conférences sur Maître Jacques en Grèce ou en Slovaquie,congrès sur la francophonie au Congo, voyage en Italie pour rencontrer Anne-Marie Jaton, prof de littérature à l’Université de Pise, escapade enTunisie avec le compère Rafik ben Salah, pour juger, de visu, des progrès du prétendu « Printemps arabe ». JLK voyage pour s'échapper, mais aussi pour aller à la rencontre des autres…

    Chaque voyage provoque des secousses et des bouleversements, et JLK n’en revient pas indemne.

    En allant au Portugal, par exemple, JLK seplonge dans un roman suisse à succès, Train de nuit pour Lisbonne dePascal Mercier, qui lui ouvre littéralement les portes de la ville.

    Lisbonne2..jpgSitôt arrivé, il y retrouve le fantôme de Pessoa et les jardins embaumés d’acacias chers à Antonio Tabucchi. La vie et la littérature ne font qu’une. Les frontières sont poreuses entre le rêve et la réalité.

    Au retour, « le cœur léger, mais la carcasse un peu pesante », son escapade lusitanienne lui aura redonné le goût(et la force) de se mettre à sa table de travail. Car JLK travaille comme un nègre. Carnets, chroniques, « fusées » ou « épiphanies » à la manière de Joyce.Mais aussi le roman, toujours en chantier, le grand roman de la mémoire et de l’enfance qui hante l’auteur depuis toujours.

    « La mémoire de l’enfance est une étrangemachine, qui diffuse si longtemps et si profondément, tant d’années après etcomme en crescendo, à partir de faits bien minimes, tant d’images et desentiments se constituant en légendes et se parant de quelle aura poétique. Moiqui regimbais, qui n’aimais guère ces séjours chez ces vieilles gens austères de Lucerne, qui m’ennuyais si terriblement lorsque je me retrouvais seul dansce pays ont je refusais d’apprendre la langue affreuse, c’est bien là-bas quej’ai puisé la matière première d’une espèce de géopoétique qui m’attache enprofondeur à cette Suisse dont par tant d’autres aspects je me sens étranger,voire hostile. »

    Ce grand livre de la mémoire et des Enfant9.JPGpremières émotions, JLK le remet plusieurs fois sur le métier. Il s’appelle L’Enfant prodigue, et le lecteur participe à chaque phase de son écriture, joyeuseou tourmentée, exaltée ou empreinte de découragement. JLK nous raconte également les péripéties de la publication de ce récit aux couleurs proustiennes, en un temps très peu proustien, assurément, obsédé de vitesse et de rentabilité.

    À ce propos, JLK rend compte avec justesse des livres, souvent remarquables, qui, pour une raison obscure, passent à côtéde leur époque. Claude Delarue et son Bel obèse, par exemple. Ou lesromand d’Alain Gerber. Ou même la poésie cristalline d’un Maurice Chappaz. Sansparler d’un Vuilleumier doux-amer. Ou d’un Charles-Albert Cingria, trop peu lu, qui reste pour JLK une figure tutélaire : le patron.

     

    5. Suite et fin

    Cette brève plongée dans L’Échappée libre serait très incomplète si je ne mentionnais l’insatiable curiosité de l’auteur, vampireavéré, pour les nouvelles voix de la littérature — et en particulier la littérature romande.

    Même s’il n’est pas le premier à découvrir le talent de Quentin Mouron, il est tout de suite impressionné par cette écriture qui frappe au cœur et aux tripes dans son premier roman Au point d’effusion des égouts. Oui, c’est un écrivain, dont on peut attendre beaucoup. De même, il vantera bien vite les mérites d’un faux polar, très bien construit, qui connaîtra un certain succès : La Vérité surl ’affaire Harry Québert, d’un jeune Genevois de 27 ans, Joël Dicker.JLK aime allumer les mèches de bombes à retardement qui parfois font beaucoupde bruit…

    On peut citer encore d’autres auteurs que JLK décrypte et célèbre à sa manière : Jérôme Meizoz, Douna Loup ou encore Max Lobe, extraordinaire conteur des sagas africaines

    Toujours à l’affût, JLK est le contraire des éteignoirs qui règnent dans la presse romande, prompts à étouffer toute étincelle, tout début d’enthousiasme, et qui sévissent dans Le Temps ou dans les radios publiques. Même s’il se fait traiter de « fainéant » par un journaliste de L’Hebdo (comment peut-on écrire une ânerie pareille ?), JLK demeure la mémoire vivante de la littérature de ce pays, une mémoire sélective, certes, partiale, toujours guidée par sa passion des nouvelles voix, mais une mémoire singulière, jalouse de son indépendante.

    Si cette belle Échappée libre s’ouvrait sur l’évocation du père et de la mère de l’auteur (sans oublier la marraine de Lucerne, berceau de la mémoire) et les retrouvailles émouvantes avec le barbare Dimitri, le livre s’achève sur la venue des anges. Une cohorte d’anges. 

    Rahmy.jpgCes messagers de bonnes ou de mauvaises nouvelles, incarnés par les écrivains qui comptent, aux yeux de JLK, comme le singulier et intense Philippe Rahmy, « l’ange de verre », dont le dernier livre, Béton armé,qui promène le lecteur dans la ville fascinante de Shanghai, est une grâce. Dans ce désir des anges, qui marque de son empreinte la fin de cette lecture du monde, on croise bien sûr Wim Wenders et Peter Falk. On sent l’auteur préoccupé par ce dernier message qu’apporte l’ange pendant son sommeil. Message toujours à déchiffrer. Non pas parce qu’il est crypté ou réservé aux initiés d’une secte, mais parce que nous ne savons pas le lire.

    Lire le monde, dans ses énigmes et sa splendeur,pour le comprendre et le faire partager, telle est l’ambition de JLK. Cela veut dire aussi : trouver sa place et son bonheur non seulement dans les livres (on est très loin, ici, d’une quelconque Tour d’Ivoire), mais dans le monde réel,les temps qui courent, l’amour de sa bonne amie et de ses filles. Et les livres, quelquefois, nous aident à trouver notre place…

     

    L’Échappée libre commence le premier jour de l’an 2008 ; et il s’achève le 30 juin 2013. Évocation des morts au commencement du livre et adresse aux vivants à la fin sous la forme d’une prière à « l’enfant qui  vient ». Cet enfant a le visage malicieux de Declan, fils d’Andonia Dimitrijevic et petit-fils de Vladimir. C’est un enfant porteur de joie — l’ange qu’annonçait la fin du livre. « Tu vas nous apprendre beaucoup, l’enfant, sans t’en douter, Ta joie a été la nôtre, dès ton premier sourire, et mourir sera plus facile de te savoir en vie. »

    Toujours, chez JLK, ce désir de transmettre le feu sacré des livres !

    Chaque livre est une Odyssée qui raconte les déboires et les mille détours d’un homme exilé de chez lui et enquête d’une patrie — qui est la langue. L’Échappée libre explore lemonde et le déchiffre comme si c’était un livre. L’auteur part de la Désirade pour mieux y revenir, comme Ulysse, après tant de pérégrinations, retrouve Ithaque.

    Il y a du pèlerin chez JLK, chercheur de sens comme on dit chercheurd’or. Une quête jamais achevée. Un Graal à trouver dans les livres, mais aussi dans le monde dont la beauté nous brûle les yeux à chaque instant. 

     

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    Paul Léautaud : « Il m’arrive de me dire, de certaines choses que j’écris : Mais ce n’est pas mal du tout ! » en éclatant de rire. »

  • Mémoire vive (42)

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    …Ils nous ont dit que la barque était pleine, ils ne nous ont même pas demandé qui nous étions ni d’où nous venions, d’ailleurs ils étaient en train de regarder la télé où il était question du virus dont nous serions porteurs et des terroristes se cachant parmi nous, ils nous ont dit de nous montrer dignes et de nous rappeler, enfin, que les derniers un jour seront les premiers…

     

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    Alexandre Vialatte : « La statistique est une science étonnante. Elle donne des certitudes chiffrées. Elle a prouvé que dans huit cas sur dix les boulangers sont des hommes qui fabriquent du pain. »

     

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    Echappéejlk01.jpgÀ La Désirade, ce 10 avril 2014. - Mon livre est magnifique, que je suis allé chercher ce midi à L’Âge d’Homme. Andonia était tout sourire, de même que Patrick Vallon que j’ai remercié pour son travail d’édition digne de ce nom. La couverture est splendide, avec une reproduction parfaite de la grande toile de Robert Indermaur, et le texte en 4epage, sans un élément biographique – comme je le voulais.

    Cette parution de L’échappée libre marque, pour moi l’accomplissement d’un grand cycle fondé sur mes carnets, amorcé il y a quelque 40 ans, avec cinq livres représentant plus de 2000 pages publiées. Sa triple dédicace, à Geneviève,Dimitri et ma bonne amie, est également significative, ainsi que son prologue et son envoi final « à ceux qui viennent ». Maintenant  je tourne la page. Retour à la fiction.

     

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    La pensée de Peter Sloterdijk m’intéresse beaucoup, autant que celle de Max Dorra, en cela qu’elle collabore à la fois avec le passé et le présent, et plus encore pour sa façon d’associer à tout moment tous les domaines, de l’image et des médias ou de la poésie et des sciences sociales, de la vie quotidienne et des multiples aspects de l’actualité, dans un ressaisie à caractère panoptique.

     

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    À La Désirade, ce samedi 19 avril. – J’ai salué aujourd’hui,sur mon blog et via Facebook, l’anniversaire de mon ami Jean Ziegler l’ « octogénéreux », non sans l’appeler dans la journée et le féliciter de vive voix. Il m’a dit sa journée très bousculée par d’innombrables appels, et la répercussion de mon hommage, sur Facebook, atteste de sa popularité auprès des gens les plus divers. Quant à la page que je lui ai consacrée, traitant de ses rapports avec la religion, commandée par 24 Heures il y a une année et qui traîne je ne sais pourquoi – peut-être parce qu’elle parle de sa foi en Dieu, sujet peu tendance -,  elle ne passera que dans quinze jours…

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    Les relations« virtuelles », sur Facebook ou sur les blogs, demandent certaines précautions élémentaires qui relèvent du simple bon sens. En ce qui me concerne, le travail quotidien avec cet outil a été, dès l’année 2005 où j’ai ouvert mes Carnets de JLK, comptant aujourd’hui plus de 4000 textes et drainant entre 800 et 1000 lecteurs chaque jour, un champ d’expérience extrêmement vivifiant pour moi, Plus précisément, cela a constitué un lieu de décantation autant qu’un formidable atelier d’écriture.

     

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    Alexandre Vialatte. « Le pédalo est un trône à pédales, qui distingue l’homme du XXe siècle des Romains de l’Antiquité. Le pédalo permet au penseur de réaliser son double rêve : des ressembler à Louis XIV en même temps qu’à Louison Bobet ».

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    Dindo04.jpgÀ Nyon, ce mercredi 30 avril. – Je suis descendu très tôt ce matin pour assister, à l’Usine à gaz de Nyon, à l’atelier de Richard Dindo mis sur pied à l’enseigne du  festival Visions du réel. Deux heures durant, mon cher sanglier a détaillé la suite de ses films avec force détails biographiques personnels dont j’ignorais certains (notamment les coïncidences liées à sa rencontre de Max Frisch) tout en éclairant sa démarche et la genèse de son dernier Opus,Homo Faber, que j’ai pas mal commenté avec lui étant la seule personne dans la salle à l’avoir déjà vu. J’aime bien le mélange de modestie objective et d’orgueil farouche avec lesquels il parle de son travail, non sans brocarder au passage ceux qu’il appelle « les perroquets », que j’appelle pour ma part les éteignoirs.  Je n’ai cessé de prendre des notes tout en dialoguant avec lui. Je suis de plus en plus, en dépit de ma timidité, celui qui, au premier rang de la salle, pose des questions et demande des précisions. La salle, pleine, était très attentive (public de cinéphiles à l’évidence, entre 30 et 60 ans), et j’ai senti la satisfaction de l’intéressé, qui a reçu hier un sesterce d’or « à la carrière ». Après la séance, je suis allé déjeuner tout seul après avoir déposé un exemplaire dédicacé de L’échappée libre à son hôtel.      

     

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    Paul Léautaud : « C’est cela, la vie. On travaille, on fait des livres avec des tas de salutations à Pierre et à Paul. On attend la gloire,  la fortune, - et on claque en chemin ».

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    À La Désirade, ce mercredi 7mai. - Je reçois àl’instant ce courriel de Richard Dindo: « Mon cher Jean-Louis, j’ai donc aussitôt lu ton dernier Journal, toujours aussi passionnant. Je ne sais pas s’il y a de grands Journaux particuliers dans la littérature suisse, à part ceux de Frisch et de Nizon, mais tu es certainement de leur trempe. J’ai aimé tes portraits, comme toujours, de ta bonne amie, mais aussi de Dimitri et de Freddy Buache, ce gauchiste attardé qui  continue apparemment à réduire le cinéma à la politique. J’ai toujours aimé les gens qui restent fidèles à leur croyances et convictions, politiques en particulier, même celles d’un ancien combattant d’Espagne qui m’avait touché et amusé jadis en m’expliquant, devant La Maison duPeuple à Zurich, que l’Union soviétique est bonne et toujours valeureuse parce qu’on peut y refaire ses dents gratuitement... Mais Buache, c’est trop quand même, c’est de l’ordre de l’entêtement et de l’orgueil démesuré. J’ai toujours aimé ta générosité envers les écrivains et le cinéma suisse  - ta fidélité. Je continue à adorer tes « Ceux qui »,  en particulier ce que tu as écris (pages 287-89) au sujet de Dimitri. Splendide. Emouvant ce que tu as écrit sur les morts de Chessex et de nouveau sur Dimitri et sa femme Geneviève. Très bien aussi ton portrait de Sollers, très juste ton attitude envers lui, en même temps respectueuse et  critique, telle qu’il le mérite. Car, ces écrivains et autres « intellectuels de gauche »narcissiques jusqu’au risible, cette complainte enfantine des « mal aimés », commencent  sérieusement à nous casser les couilles. J’aime aussi particulièrement tes deux pages et demie sur « Je me souviens ».Tu pourrais faire des livres entiers sur « Ceux qui... » et « Je me souviens », on ne s’en lasserait pas. Voilà en quelques mots. Bien à toi, Richard ».

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    Alexandre Vialatte : « Mais qui a vu la couleur exacte du gilet du valet de chambre du bonheur ? Il est si rare qu’il ouvre la porte ».

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  • Mémoire vive (41)

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    Oscar Wilde: "L’opinion publique n’existe que là où il n’y a pas d’idées".

     

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    À la Désirade, ce dimanche 2 mars. – J’ai ramené une méchante crève de Tunisie, qui semble tourner à la grippe. Grand besoin en outre de me retrouver. J’ai récupéré ce soir mon profil Facebook, mais je vais devoir faire nettoyer mon ordinateur, ou peut-être en acquérir un plus performant, comme on dit aujourd’hui. Peut-être ce nouveau Mac dont on m’a chanté merveille ?

     

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    À La Désirade, ce lundi 10 mars.– En repensant à tous les docus tunisiens que j’ai vu ces derniers temps , je me dis que, finalement, c’est L’Enfant du soleil de Taïeb Louhichi, vu au Parnasse de l’avenue Bourguiba, qui me reste le plus présent en mémoire. À croire que le réel passe mieux par la fiction. Entretemps, je suis d’ailleurs entré en contact personnel avec Taïeb Louhichi, qui me dit avoir apprécié mes commentaires sur son film, revu depuis lors et plus encore apprécié que la première fois. C’est un film aux intenses résonances actuelles , qui brasse les questions de la filiation et de l’identité, de la carence affective et du besoin de reconnaissance, avec une sensibilité à fleur de peau dont procède une vive émotion.

     

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    Oscar Wilde : « L’Art est la seule chose sérieuse qui existe au monde. Et l’artiste la seule personne qui n’est jamais sérieuse ».

     

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    Ce que me disait ce cher vieil Alfred Berchtold, l’autre soir : qu’il se sent un peu dépassé, comme il a l’impression que tout le monde aujourd’hui (y compris un Barack Obama à ce qu’il semble) se sent plus ou moins dépassé.

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    JMO m’a transmis son Ami barbare, inspiré en partie par Dimitri, dont l’élan épique m’a tout de suite bluffé. Le canevas narratif est singulier, puisque le récit se module comme une suite de dépositions, devant le cercueil ouvert du barbare défunt, qui intervient lui aussi en soliloque. La fidélité de l’auteur est relative, quant à la biographie de Dimitri, auquel il prête deux frères, mais la chose a du panache et me plaît assez. En revanche, un chapitre me semble complètement loupé, constitué par le récit de l’avatar romanesque de Claude Frochaux, vraiment à côté de la plaque quant aux faits (la bohème lausannoise autour du Barbare) et plus encore du ton, jurant avec ce qui précède. Toutes choses que j’ai écrites à JMO sans prendre des gants. Question d'estime.

     

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    Oscar Wilde : « Ceux qui voient la moindre différence entre l’âme et le corps ne possèdent ni l’un ni l’autre ».

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    À La Désirade, ce vendredi 21 mars.-  Passé chez le médecin qui, craignant quelque chose, m’a envoyé faire un scanner à l’hôpital où, de fait, son confrère a décelé une embolie pulmonaireLe terme, et la vision de cette espèce de papillon blanc dans mon artère, ne laissent de m’angoisser la moindre, mais sans plus.

     

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    Je suis passionné par la lecture de La Folie de Dieu de Peter Sloterdijk. Son analyse de la pensée monothéiste, et de l’ensemble de toutes les représentations qui découlent de l’Unique élu, est d’une richesse rare. Il en va, principalement, des trois monothéismes, mais pas que. Surtout, ce philosophe a un génie des mises en rapport synchrones, mais aussi diachroniques, qui ne cesse de nourrir et relancer la réflexion du lecteur de manière inattendue. Son point de vue n’est pas d’un croyant, mais pas d’un athée non plus. À côté des faiseurs français, profs ou stars médiatiques à la Michel Onfray ou à la Finkielkraut, entre autres, celui-là est un véritable penseur, visionnaire à la Nietzsche et poète à sa façon, non sans obscurité mais tellement stimulant…

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    Je me sens décidément de plus en plus à l’écart, et même, songeant à mon Echappée libre, pour ainsi dire de l’autre côté. Me rappelle ainsi mon père à son dernier Noël, qui savait qu’il n’avait plus que quelques mois à vivre. Pas mon cas certes, mais ce livre à paraître marque la fin d’un cycle et pourrait constituer, d’une certaine façon, une sorte de bilan avant terme. Même si j’ai encore dix, vingt ou trente ans à vivre, ce sentiment d’avoir passé une ligne est en moi et, à cet égard,  ce que les autres diront de ce livre m’est complètement égal.

    °°°Léautaud40002.JPG

    La phrase de Léautaud, comme celle de la mère de Marcel Jouhandeau, est de laFrance pas forcément lettrée mais s’exprimant dans le respect largement partagéde la langue française, simple et naturelle, claire et précise.  Le reste est dicté par la vie.

    Ma lecture  de Paul Léautaud, commencée en 1974 à la rue de la Félicité, dans la mansarde où je séjournais alors, qui contenait l’entier de la première édition intégrale du Journal littéraire, paru au Mercure de France, a été pour moi une immédiate hygiène. Le sujet, les choses dont il parle, les gens qui défilent, les anecdotes qu’il rapporte peuvent n’avoir qu’un intérêt mineur : on ne peut se détacher de cette lecture, tout au moins quand on apprécie, comme je l’apprécie, cette ligne claire d’un rapport quotidien objectif et pur de toute sentimentalité – l’opposé d’un Amiel que j’apprécie tout autant au demeurant. Ce n’est pas que cette écriture ait un charme particulier ni aucune espèce de magie : c’est qu’elle sonne juste et vrai.

     

    Après le Journal littéraire, dont j’ai trouvé plus tard une autre collection complète à la Bibliothèque du Blé qui lève, échangée contre des livres actuels par de braves dames convaincues de faire une affaire,  j’ai découvert les deux volumes de l’incomparable  Théâtre de Maurice Boissard, pseudo du Léautaud chroniqueur dramatique, retrouvé Le petit ami et lu aussi In Memoriam, peut-être le récit de lui que je préfère dans sa sécheresse vibrante et son émotion ravalée jusqu’à l’apparent cynisme, au chevet de son père en train de « décéder un peu plus ».  

     

    À travers les années, je n’ai jamais cessé de lire Léautaud ou d’écouter et de réécouter ses entretiens avec Robert Mallet, de revenir au Journal ou à ses propos, de lui trouver de nouveaux défauts (son antisémitisme et les sottises qu’il aligne sur tant d’écrivains auxquels il ne comprend rien, de Proust à Céline ou de Bloy à Claudel) et de mérite dans sa façon  de parler de Molière ou des animaux, de la Fontaine ou de Stendhal, comme personne ou plus exactement : comme lui-même…

     

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    Alexandre Vialatte : « Je n’apprendrai rien à personne en disant que l’homme vit sur le globe dans une position ridicule, tantôt la tête en haut, tantôt la tête en bas, en décrivant une courbe brownienne. Ce n’est pas une situation qui puisse s’éterniser. »

     

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    Witkacy2.jpgWitkiewicz l’avait perçu dès les années 20 du siècle passé : que la folie désormais se manifesterait sous l’aspect de la normalité et des conventions ordinaires rapportées au format. Or c’est valable, aujourd’hui, pour toutes les sociétés et les cultures normées, comme on dit, à tel point que l’on peut ressentir à tout moment, devant la télé ou en lisant les journaux, et désormais en surfant sur les réseaux sociaux, l’impression de vivre dans un monde d’aliénés. Exemples à foison.

     

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    Oscar Wilde : « Il faut toujours être un peu invraisemblable ».

  • Mémoire vive (40)

     

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    En finir avec Eddy Bellegueule, qui va plus loin que la complainte du jeune homo que je craignais, est un livre dur et pur, un livre sérieux qui décrit tout un univers de misère matérielle et morale, sur fond de crise sociale. Surtout intéressante : la façon du jeune et brillant normalien d’incorporer le langage de la tribu dans son tableau fleurant, parfois, son bourdieusard, mais échappant à la bourdieuserie dans les grandes largeurs. 

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    Un reportage, à la télé, sur le trafic tel qu’il se fait, ou plutôt ne se fait pas, sur la dantesque Route nationale 4 du Congo, nous ramène à la réalité gabegique de l’Afrique actuelle, où la guerre se poursuit en revanche sans le moindre obstacle. De fait, une voie aménagée en permanence permet là-bas le déplacement des convois militaires, alors que les camions civils restent en longue file immobile, lamentablement embourbés. Pauvre Afrique et pauvres peuples surtout…

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    À l'aéroport de Geneva, ce dimanche 16 février.- Parti ce matin de nos hauteurs enneigées, ma bonne amie m'accompagnant à la gare de Montreux, je me prépare mentalement à ce séjour en Tunisie que j'espère enrichissant. À vrai dire je n'ai plus tellement envie de voyager seul, ni même de voyager du tout,mais la curiosité m'a poussé à cette nouvelle équipée et je vais tâcher de rester réceptif et productif au fil de mes découvertes et rencontres.

    Tunis07.jpgÀ Tunis, ce même soir, Hôtel El Hana, 23h. – « Tout le monde, ici, fait semblant ! » Voilà ce que Rafik ben Salah, venu me cueillir bien amicalement, ce soir à l'aéroport de Carthage où nous nous sommes retrouvés avec plus d'une heure de retard, me lance dans la Twingo qu'il a conduit sans décolérer jusqu'à mon hôtel de l'avenue Bourguiba, à cent mètres du ministère de l’Intérieur de sinistre mémoire, qu’il appelle le Minustaire dans son roman.

     

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    Sur une terrasse ensoleillée de l'avenue Bourguiba, ce lundi 17 février. - Il est 10 heures du matin et je me trouve à la terrasse du grand café du théâtre, en face de l’immense hôtel El Hana international où j’ai passé ma première nuit dans une vaste chambre « à l’arabe » donnant sur un méchant décor de bâtisses décaties. Vers minuit, j’ai été réveillé par les gémissements de volupté d’une houri en amour, dans la chambre voisine, qui m’a fait plaisir tant l’humeur ambiante me semble s’être dégradée – à en juger par la fin de soirée d’hier avec Rafik, dans le bar de l’hôtel sans une femme, et par le climat lugubre régnant ce matin en la  salle du petit déjeuner - depuis notre dernier séjour de l’été 2011. Le plus drôle, c’est que la femme de cette nuit m’est apparue ce matin dans le couloir, complètement voilée sous son niqab et suivie  d’un impressionnant lascar barbu dans la trentaine, du plus pur style salafiste…   

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    Burka.jpgJe ne pensais pas y revenir aussi tôt, vu que la Tunisie et les Tunisiens ont bien d'autres aspects plus avenants à faire valoir, et d'autres problèmes plus urgents, mais les médias locaux de ces jours y ramènent, annonçant que le ministère del'intérieur va sévir contre le niqab, ou voile intégral. Si l'argument invoqué aujourd'hui par les autorités implique le risque de dissimuler, sous le niqab, quelque terroriste armé, un récente affaire, hallucinante par les dimensions qu'elles a prises, de l'hiver 2011 au printemps2012, prouve que l'arme de guerre du niqab est peut-être plus efficace quand elle devient ce qu'on pourrait dire la robe-prétexte du fanatisme. La meilleure illustration en est l'affrontement, parfois d'une extrême violence, qui a eu lieu des mois durant dans l'enceinte en principe protégée de la Manouba, la faculté des Lettres de l'université de Tunis, opposant UNE étudiante refusant de se dévoiler, soutenue par une camarilla de prétendus défenseurs de la liberté religieuse, par ailleurs étrangers à l'université, et les autorités et autres professeurs de celle-ci.

    Vu de l'extérieur, un tel conflit pourrait sembler dérisoire, ne concernant en somme que les élites académiques. Or il faut y voir,au contraire, un exemple emblématique de l'utilisation perverse d'un précepte vestimentaire, d'ailleurs sans fondement théologique sérieux, dans l'intimidation d'une communauté vouée, par nature, à la défense de la liberté de penser et d'agir.

    De cet incroyable feuilleton, qui a impliqué jusqu'aux plus hautes autorités de l'Etat (peu glorieusement il faut le dire), face à un doyen (Habib Kazdaghli) faisant figure de héros, un livre témoigne jour par jour, intitulé Chroniques du Manoubistan et signé par un professeur de non moins grand courage (Habib Mellakh) qui a lui-même été gravement molesté.

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    Dans l'affrontement qui a  opposé la porteuse de niqab et les autorités de la Manouba, le plus stupéfiant est en somme le soupçon, porté par les défenseurs du voile intégral, contre les professeurs accusés de vouloir « dénuder » leur virginale étudiante. On a bien lu: dénuder. Montrer son visage équivaut à se dénuder. Et s'opposer à un tel délire revient, forcément, à céder à la libidinosité la plus délétère.

    Tout cela prêterait juste à sourire si ces Chroniques du Manoubistan ne révélaient, en fait, une affaire gravissime relevant, à tous les niveaux de la société, d'une sorte de plan de déstabilisation et d'intimidation relevant du terrorisme obscurantiste. C'est un livre à lire et à méditer. Je me réjouis d'en rencontrer bientôt l'auteur et son pair doyen. La Tunisie à venir peut être fière de ces deux-là...

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    Tunis19.jpgTunis, sur une terrasse de l'Avenue Bourguiba, ce mercredi 19 février. – J’ai remarqué, depuis hier, que l’accès à mon profil de Facebook se trouvait désormais bloqué et que diverses perturbations affectent également mon blog. Je présume que mes derniers papiers, critiques voire sarcastiques à propos du niqab, et citant assez longuement les Chroniques du Manoubistan, expliquent ce qui me semble un évident acte de censure. J’espère ne pas faire de parano, mais comment l’expliquer sinon ? Au reste, j’éprouve quelque chose de pesant en ces lieux, que nous n’avons pas ressenti du tout en juillet 2011 où l’atmosphère était à l’effervescence joyeuse et aux échanges amicaux.

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    El Hana International, ce dimanche 23 février. - Au petit-dèje, tout à l'heure, j'étais seul avec des barbus et des burkas. Pas un sourire à l'horizon. Lugubre. Et hier soir à La Mamma: rien que des hommes, ou presque - deux ou trois femmes pour une cinquantaine de mecs, tous en noir, ne s'animant que sous l'effet de l'oud. Quant à moi, je lisais Max Dorra au coin d'une colonne et je sifflais du Magon. Ensuite, à la terrasse jouxtant l'hôtel, je me suis fait aborder par un jeune type se prétendant « dans le cinéma » et ne tardant à me demander de l’argent. Lui ai filé des dinars. M'en a demandé le double. Lui ai fait comprendre que ça allait comme ça et l'ai envoyé promener. Alors lui : « Tu es raciste ? »  Et encore quoi ? Dégage !

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    Rafik.jpgCe soir au Sheraton avec Rafik et son frère ministre Hafedh. Conversation nourrie d’informations sur ce que prépare le gouvernement de transition. Notre ami est en charge de la justice et des droits de l’homme, et ce qu’il me dit est intéressant.  De retour à l’hôtel j'ai lu la moitié d'un essai virulent contre le parti Ennhahda, d'un certain Adnan Liman, qui décrit le parti islamiste comme une branche des Frères musulmans visant à l'établissement d'un Etat totalitaire, avec le soutien d'Israël et del'Amérique.

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    Souriez, vous êtes en Tunisie, disait une pub des grandes années du Club Med, et maintenant c'est le titre d'un roman doux-acerbe où il est beaucoup question de la montée locale de la bigoterie (à l'instant retentit là-bas cette horrible mélopée que j'aimais jadis et que je vomis désormais, propagée par hauts-parleurs). Le pire est passé pour un temps, avec la sortie d'Ennahdha du gouvernement, mais les salaloufs sont dans la rue, auxquels je dois probablement la censure de mon profil Facebook et diverses perturbations sur mon blog, comme les ont subiesles défenseurs de la liberté de parole de la Manouba. 

    J'ai mangé hier avec le doyen de la Manouba et  l'auteur des Chroniques du Manoubistan, relatant ces faits jour après jour. Habib Kazdaghli (le doyen « mécréant » en question) a finalement été blanchi, après une procédure infâme mais défaite, et la vraie Tunisie essaie de remonter la pente avec une équipe gouvernementale provisoire à laquelle participe le frère de  Rafik Ben Salah, le très sage Hafedh, chargé de la justice et des droits de l'homme. Il m'a longuement parlé de la situation, délicate mais pas désespérée. Les Amerloques sont en train de tourner casaque, et l'économie a l'air de repartir, seul argument contre les larbins des Frères...

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    Tunis15.jpgÀ ceux qui n'en finissent pas de me recommander de profiter de ce séjour tunisien, je ne réponds pas plus que s'ils m'enjoignaient de profiter du Sahel ou du Qatar, tant cette notion de profit m'est étrangère, mais ce n'est même pas de morale qu'il en va. De fait je compte bien, mieux que profiter au sens d'en avoir pour mon argent, m'imprégner de réalité tunisienne, comme j'ai commencé de le faire en visionnant déjà treize films récents et en me perdant ces jours dans les rues et les foules, à subir la nuit dernière ma voisine d'en dessus niqabée le jour et n'en finissant pas de hululer de volupté après le dernier appel du muezzin, ou la vociférante manif islamiste de ce matin vers le ministère de l'intérieur, et les livres nouveaux,  ma douce au téléphone de ses hauteurs enneigées, les journaux et les confidences de tel cireur de chaussures...

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    58723.jpegJe me la suis jouée Freddy Buache, cet après-midi, en m'installant au premier rang du cinéma Parnasse où se donnait, pour 3 dinars, le nouveau long métrage de fiction de Taïeb Louhichi, L'Enfant du soleil, belle histoire de filiation  supposée , qui voit le jeune Yanis, en quête de paternité, débarquer chez un romancier qui lui semble avoir raconté sa propre histoire dans un des ses livres, non sans raison comme on le verra...
    "Et si nous allions voir la mer ?" demande finalement l'écrivain, infirme depuis l'accident de voiture qui a coûté la vie au père du garçon, émouvant écho au drame vécu par le réalisateur lui-même. Et le film de s'achever sur une reconnaissance mutuelle, magnifiée par les paysages de la région de Bizerte. Or, finalement révélés l'un à l'autre par un lien de filiation indirecte, les deux personnage que tout semblait opposer (le jeune DJ fou de hip hop et le sexagénaire supérieurement cultivé) s'étaient déjà rapprochés au cours d'une séquence où, soudain, la sublime incantation d'une voix d'Afrique établit entre eux un imprévisible lien...

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    À la fin  j'en ai marre de tous ces mecs. Dès que je sors de l'hôtel, les sangsues se faufilent. Elles ont des portables et des vestes de cuir, mais je serais censé leur allonger du dinar. Je le fais volontiers aux mendiantes et pauvres gosses, mais les murènes m'ont repéré. Rafik ne décolère pas quand je lui raconte ce harcèlement de tous les soirs dès que je sors ou rentre à l'hôtel. En fait il est fou furieux contre tout, traite les gens de bestiaux grossiers (pas gentil pour nos amies à cornes) et brigue le Balai présidentiel. C'est d'ailleurs lui qui a poussé Hafedh à accepter le maroquin tunisien. Et puis il a raison: la circulation est devenue très dangereuse, personne même pas les flics ne respecte les feux rouges , les abords des  marchés sont encombrées de déchets comme à Naples voire pire, et l'on voit bien que la parano religieuse pèse sur les mecs qui se planquent pour siffler bière sur bière.
    Au demeurant j’aurai fait pas mal de bonnes rencontres, des cinéastes et d'anciens torturés de l'ère Bourguiba au Centre Rosa Luxemburg, un éditeur lettré, un ministre à dégaine de bouledogue français, des étudiants épatants et tutti quanti...

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    Tunis04.jpgEl Hana, ce jeudi 27 février. –  J’étais un peu maussade ce matin. Il faisait gris aigre au Bonheur International, dont l’isolation défectueuse de ma chambre solitaire laissait filtrer de sournois airs glaciaux, mais il fallait que je fisse bonne figure, tout à l’heure, à la Radio tunisienne où j’avais été invité, avec Rafik Ben Salah, par la belle prof de lettres rencontrée l’autre jour à la Manouba et se dédoublant en ces lieux pour l’animation culturelle du journal national de treize heures.

    Titubant plus ou moins de fièvre le long de l’interminable enfilade d’avenues  conduisant de l’avenue Bourguiba à l’Institution en questionj’ai fini en nage, essoufflé, au bord de la syncope dans les studios décatis de la grande maison où l’on m’attendait avec impatience. Mon ami s’étant défilé entretemps, je me suis  retrouvé seul au micro à raconter mon séjour d’à peine douze jours.

    J’avais dit à la belle prof que je n'en voyais guère l’intérêt, mais elle s’est récriée et m'a demandé "plus d'infos", aussi lui ai-je balancé par mail quelques données bio-bibliographiques concernant mon parcours terrestre incomparable et mes œuvres en voie d’immortalité. Comme je resteouvert à toute expérience, cette impro radiophonique en direct m’amusait d'ailleurs, finalement, en dépit des premières attaques de la toux. Et voicique la belle prof m’annonce à l’instant avant d’ouvrir le micro : «On a dix minutes pile ! »

    Huit minutes plus tard, j’avais à peu près tout dit de mes observations et rencontres, les torturés de l’avenue Jugurtha et la soirée avec le ministre, les orgasmes de la niqabée et la sage soirée au Foundouk El Hattarine, quand ma fringante interlocutrice a entrepris, pour souligner l’importance cruciale de mon témoignage, de présenter mon Œuvre et d’aligner les prix littéraires que celle-ci m'a valus à travers les années.

    Lorsque j’ai alors appris, par la voix de la crâne présentatrice, que je m’étais signalé dès mon premier livre, La Prophétie du chameau, comme un jeune auteur en osmose particulière avec le monde arabo-musulman, j’étais tellement estomaqué de voir confondre mon premier opuscule avec le premier roman de Rafik ben Salah, que j’en suis resté baba. Rectifier le tir en direct, alors que la dame énonçait les autres titres de mon oeuvre si tunisienne d’inspiration (Le Harem en péril ou Récits tunisiens, sans parler des redoutables Caves du minustaire), m’eût semblé la mettre en position délicate voire impossible, donc il me restait juste à dire merci pour l’honneur insigne, sourires rapides et promis-juré: la prochaine fois nous vous prendrons une heure…

    Ensuite, rarement j’aurai tant ri (au téléphone illico, avec ce blaireau de Rafik, en sortant des studios) d’une situation si cocasse et si caractéristique à la fois, en l’occurrence, d’une incurie médiatique dont j'ai l'habitude et que je n’avais pas le coeur, pour autant, de juger en aucune manière. La chère dame, prof de lettres cachetonnant à la radio, avait mélangé ses fiches et tout le monde, c’est le cas de dire n’en a que foutre. Surtout j’avais hâte, la crève me prenant au corps, de lever le camp.

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    Bref, trois ans après la « révolution », j’aurai retrouvé la Tunisie en étrange état, mais comment généraliser de sporadiques impressions personnelles ? Mon ami Rafik ben Salah, moins prudent que moi en tant que Tunisien helvétisé redoutant plus que jamais le retour du pire, m’a parlé d’une ambiance d’après-guerre. Je ne sais pas et je me demande, en définitive, si j’ai vraiment envie d’en savoir plus…

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    EL Hana, ce vendredi29 février. – Dernier lever du jour à Tunis, et pas fâché, vraiment, de quitter ce pays, adieu je t’ai vu. Enfin c’est ce qu’on dit souvent, après quoi j'te revois…

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    Désirade5.jpgÀ La Désirade, ce samedi 1er mars. – Retrouvé ma bonne amie avec bonheur et reconnaissance. Notre vie est toute bonne et c’est ici. Notre vie est bonne,aussi, lorsque nous la prenons avec nous, comme en hiver dernier à travers laFrance, le Portugal et l’Espagne. Hélas à Tunis, ces jours, notre vie n’était pas là – même pas la moitié…

     

  • Mémoire vive (39

     

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    À La Désirade, ce 1er janvier 2014. - Premier de l'an tout paisible, après une soirée qui ne le fut pas moins, avec ma bonne amie, à regarder des films. Point d'amis à la maison, pas d'enfants non plus. Rien que nous. Et pas mélancoliques pour autant. Pas un téléphone à minuit. Est-ce à dire que nous nous coupions du monde? Nullement D'ailleurs nous avons envoyé des tas de voeux et des tas de voeux nous ont été adressés. Mais la mondialisation, entre autres, rend le passage d'une année à l'autre bonnement banal, sinon arbitraire, malgré l'agitation commerciale des"fêtes"...   

     

    La nouvelle année a commencé pour moi avec l'amorce, il y a quelques jours, de mon prochain livre: un recueil de nouvelles que j'ai d'ores et déjà intitulé La vie des gens.

    Ce nouveau travail découle directement de ma lecture des dix recueils d'Alice Munro, dont chaque nouvelle  me donne de nouvelles idées de récits brassant ma propre matière. Jamais, à vrai dire, je n'avais connu ce genre de stimulation, sauf avec Tchékhov ou, à un degré moindre, avec Carver. Or, la perception de la réalité propre à Alice Munro, autant que les modulations de sa ressaisie littéraire, m'ont immédiatement donné l'impression de prolonger une sorte de rêverie que je vis moi-même depuis une trentaine d'années au moins. Il y a chez cet écrivain un mélange d'observation sociale et d'empathie humaine qui me touche comme chez très peu d'auteurs, et d'autant plus que le ton de ces nouvelles est pur de toute sentimentalité et de toute forme de démagogie.  

     

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    La série télévisée The Wire, que m'a recommandée Jean-Daniel Dupuy, m'a tout de suite impressionné par sa riche matière humaine et son fonds socio-politique très élaboré. Dans le genre, proche de la fiction documentaire telle que l'a pratiquée Jean-Stéphane Bron dans Cleveland contre Wall Street,  je n'ai jamais rien vu d'aussi vivant et intéressant.

    J'ai fini de regarder hier soir les douze épisodes de la première saison, qui m'ont réellement passionné en dépit d'un certain formatage des situations et des personnages, inévitable dans le genre de la série télévisée. Mais ce qui frappe, dans les grandes largeurs, est la richesse exceptionnelle du tableau, qui rend vraiment compte de ce qui se passe dans les quartiers pauvres de Baltimore pourris par la drogue, avec une quantité de personnages bien dessinés, parfois originaux et souvent très attachants.

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    Toutes mes lectures et observations, y compris mes interventions quotidiennes sur Facebook et moult autres activités,convergent dans la constitution de ma vision panoptique; et mes variations récentes sur les textes de Flynn Maria Bergmann, ou sur les images de Robert Indermaur, en sont un nouvel exemple.

             

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    Aubonne-20110724-00162.jpgMa bonne amie ressent à peu près tout avec justesse, comme personne de ma connaissance. J'ai certes mes propres intensités, auxquelles je tiens, mais en matière de bon sens et d'équilibre elle est irremplaçable - c'est ma terre ferme en un mot...

     

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    En me rappelant les personnages significatifs de nos années bohèmes, je revois par exemple la fille à papa, dont le père dirigeait l'Hôtel Président de Genève, nous tenant une conférence dans un bistrot en pure maoïste de salon. À décrire! Ou la soirée chez Jimmy, dans la chambre aux orgies où les cloches de la cathédrale nous ont sonné le réveil. Ou celles que nous avons passées au square du Roule, avec les danseurs de Béjart. Ou le personnage d'Asa en ses multiples avatars d'Alexandrie à la ferme aux chats. Les scènes de celle que je croyais la femme de ma vie ! Les cris des fins de discussions politiques au Mao. La poussée d’hystérie que m'a racontée mon défunt ami cher, d'une soirée du GHR achevée dans les larmes et les vociférations sous prétexte que les filles avaient prétendu que tout garçon portait sur lui l'arme du viol. Et tant et tant de situations du même acabit, plus ou moins drôles et surtout significatives de telle ou telle époque – cela qui m’intéresse notamment.  

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    Que je lise Alice Munro, annote un tapuscrit (ces jours ceux de Sinzo, Max et Bona), regarde un épisode de The Wire ou un film, coupe du bois à la tronçonneuse ou ferraille sur Facebook, tout me fait miel pour La Chose, qui rassemble et filtre tout ça.

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    Perroy-20130417-02989.jpgÀ La Désirade, ce 9 janvier.- Commencé de lire le tapuscrit du nouveau roman de Max. Très bien. Plus maîtrisé que la première mouture du précédent, intéressant par sa matière (en gros : la vie quotidienne d’unBantou en Suisse) et très bien rythmé. J’ai fait quelques corrections et Zoé finira le job avec lui.

     

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    En  regardant les épisodes de  TheWire, je me dis que nos cinéastes ont encore beaucoup à apprendre, sans parler de la carence, plus marquée d’ailleurs, de notre cinéma en matière de scénarios et de dialogues. Godard prétendait que du scénario on n’a que faire.On en voit le résultat…

     

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    L’intoxication menace parfois, aussi faut-il couper court. Retrouver ses marques, comme on dit. Faire de l’ordre en soi et autour de soi. Nettoyer ses pinceaux et ranger ses couleurs.

     

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    L’expérience sur la Toile est intéressante, pour autant qu’on ne se laisse pas engluer dans la mélasse sentimentale et niaise des pseudo-poètes, ni dans lapseudo-complicité compulsive.

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    J’ai été généreux avec Le Miel de Slobodan Despot, mais ce sera sans plus. La froideur de ces mâles dominants, de ces mecs-qui-assurent, de ces rouleurs de mécaniques aux faiblesses secrètes m’a toujours glacé le sang et tenu à distance. Ils se croient fort mais ce sont eux les faibles. Le type reste ricanant malgré son talent, et basta ; il se croira toujours plus malin, mais à moi on ne la fait plus. Poil au cul.

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    Ce qui m’impressionne, chez Maxou, est sa discipline personnelle et sa gaîté, malgré la galère du chômage. Ce qui est sûr en tout cas est qu’il avance. Je crois qu’il a trouvé d’instinct – et par l’éducation de sa mère, sans doute – l’attitude juste, contrairement à divers frimeurs de son âge en quête d’effets.  Il est assez conséquent et honnête, et j’aime ça. Il ira plus loin, en outre,  que nos petits lettreux envieux genre X.

     

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    Reprenant la lecture des Gens du lac, le dernier livre de Janine Massard, j’en suis impressionné, autant par la matière  historique que par le ton et la qualité des portraits qu’elle brosse, dont celui d’une redoutable parvenue,égocentrique et méchante. Aussi, l’évocation de ces années de guerre, en Suisse romande, est très réussie, et je vais donc lui faire un bon papier. 

     

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    Je vais tâcher de creuser, de plus en plus, dans le terreau de la rêverie. Max Dorra, Proust,Bachelard, les musiciens, Michaux, la peinture : tout cela m’y porte de multiples façons. La recherche de la beauté est à la fois quête de sens et de valeur – de réalité augmentée. Confiance aux fées de la mémoire et de l’imagination.

     

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    À La Désirade, ce mercredi 22 janvier. - Mon poulain bantou a décroché, ce soir, le Prix du roman des Romands. Belle reconnaissance pour ce garçon dont j’apprécie, particulièrement, la façon de prendre la chose, tout modestement.

     

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    Le livre de Slobodan Despot a provoqué tout un échange de commentaires, sur Facebook, où le fiel et la moraline ont déferlé, avec l’intervention de personnes qui, de toute évidence, n’avaient pas lu le livre. Je m’en suis un peu mêlé, mais pas longtemps: je déteste les faiseurs et les truqueurs affectant de souffrir eux-même de tel ou tel génocide, mais je ne suispas disposé à m’exposer inutilement, non plus, pour un type qui continue d’attiser l’opprobre avec une sorte de jouissance trouble.

     

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    À La Désirade, ce dimanche 26 janvier. – Au cinéma, ce matin, pour voir Philomena de Stephen Frears, très beau film d’émotion et nécessaire aussi – devoir de mémoire, comme on dit – en cela qu’il documente une tragédie ordinaire vécue par ces jeunes mères « pécheresses » auxquelles l’Eglise arrachait leurs enfants pour les vendre à de riches bourgeois, comme il en est allé du fils de Philomena elle-même. Bref, nous avons versé quelques larmes à la fin réellement émouvante du film, admirablement réalisé et interprété.

     

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    À La Désirade, ce vendredi 31 janvier. – Repris aujourd’hui l’exercice physique à la salle de musculation et la piscine de Burier, non sans grincementsd’articulations et douleurs musculaires diverses. Mais j’ai besoin de me refaire un semblant de forme physique, sans trop forcer pour autant. Juste pour me sentir un peu moins lourd et contraint dans ma carcasse qui accuse, évidemment, un certain vieillissement en sa putain de soixante-septième année.    

     

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    La lecture du Dernier mot de Hanif Kureishi, qui évoque la face cachée d’un écrivain (V.S. Naipaul, de toute évidence) par le truchement d’un roman qui détaille aussi les tribulations d’un biographe rassemblant tout ce qu’il peut sur l’auteur en question, me rappelle la petite enquête d’une jeune parente du  peintre débarquant un jour, à La Désirade, avec une prétendue cinéaste prétendant réaliser un film sur Thierry Vernet. De la peinture de celui-ci, la prétendue cinéaste et la jeune parente avérée ne voyaient strictement rien, à voir leur façon de ne pas voir nos tableaux, mais cela ne les intéressait pas du tout à vrai dire : ce qu’elles voulaient était juste glaner des précisions sur la vie de Thierry, et notamment sur sa « vie sexuelle », qu’elles cherchaient à élucider à partir de ses carnets. Or, savoir les carnets deThierry en ces mains m’a choqué : j’ai trouvé cela presque obscène, et j’ai fait valoir à ces deux pécores que la « vie sexuelle » de Thierry n’avait aucune espèce d’incidence dans sa peinture, ce que la prétendue cinéaste a contesté en affirmant qu’au contraire c’était « hyper-important ». Je les aurais volontiers foutues à la porte à coups de pied au derrière, mais comme je suis gentil  je me suis montré gentil, très excessivement gentil.

    Reste qu’il ya une nouvelle à tirer de cette scène, sur le thème de l’Artiste en proie aux philistins, et c’est pourquoi je ne regrette pas d’avoir passé deux heures avec ces impudentes; et je me console aussi en pensant que le film, sans doute, ne se fera jamais.

    Quant au roman de Kureishi, il traite bel et bien de la «vie cachée » de l’écrivain, mais avec tant de finesse cultivée, d’intelligence et de connaissance, d’humour et de pénétration que le modèle, loin de se trouver réduit à un « petit tas de secrets », selon l’expression de Malraux, en devient plus humain, plus proche et plus  digne d’intérêt.

     

  • Mémoire vive (38)

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    Jules Renard en son inépuisable  Journal : « La prose doir être un vers qui ne va pas à la ligne ».

     

    Et cela de mordant, à propos d’un certain Fasquelle : «Il a un large nez au milieu du visage. C’est comme un coup de pied qu’on lui aurait donné, et dont il lui serait resté le pied ». 

     

    Et cela encore d’impératif : « Une phrase solide, comme construite avec des lettres d’enseigne en plomb découpé ». 

     

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    Bon34.jpgIl est certains livres auxquels on revient comme en certains lieux dits aujourd'hui « de mémoire » ou tenant lieux de greniers universels et autres débarras -  de ce que les Madrilènes appellent le Rastro ou de ce que les Parisiens appellent les Puces, et telle est l'Autobiographie des objets de François Bon, à l'exclusion de toute nostalgie douceâtre puisque ce repérage personnel des choses évocatrices de dates et de faits balise un parcours personnel et familial, voire générationnel (pour parler le langage des temps qui courent), où se perçoit, dans le transit des objets et de la relation qui nous y a attachés et continue parfois de le faire, l'évolution de tout un bout desiècle, de nos aïeux à nos enfants, les têtes de chapitres de l'Autobographie des objets relançant à tout coup nos propres souvenances. Ainsi de Transistor ou de Dictionnaires,  de Photos de classe ou deNavigateurs solitaires - qui tout aussitôt fait surgir Alain Bombard d'une déferlante-, ou encore de Pattes d'eph ou de Premier livre

             

    Groupe.jpgCe qu'il y a de poétique chez François Bon l'est sans le vouloir. François Bon écrit par exemple ceci de la deux-chevaux: « Quatre roues sous un parapluie, c'était le projet de base de la deux-chevaux ». Ce qui commence bien. C'est du lyrisme sans forcer. Continuant comme ça: « Dans les années soixante elle s'en éloigne, plus pimpante, les odeurs à l'intérieur sont toujours aussi réjouissantes, mêlant plastique, métal et tissu ». Ensuite s'ajoutent de précises considérations techniques sur le véhicule par excellence de notre jeunesse, après le vélosolex, aboutissant au récit d'une équipée sans permis en ville que le père de l'auteur se retint de punir par une « terrible danse » puisque, garagiste et fils de, il était pour quelque chose dans les engouements mécaniques du bon fiston dont on constate à tous les coins de pages la passion respectueuse pour les objets de métier (sa première règle à calcul vaut son missel de première communion) ou de loisir (sa première guitare Yamaha).

             

    Chacun (et dans chacun il y a chacune et chacuns) trouvera, dans la boîte à outils de François Bon, de quoi démonter et remonter quantité de souvenirs, comme l'évocation d'une petite poule mécanique ne manquera de rappeler tel oiseau articulé battant des ailes ou tel pantin de bois polychrome plus ancien.

             

    Philémon03.jpgFrançois Bon cite aussi la revue en fascicules Tout l'Univers, qui nous a fait également voyager par l'imagination, comme les premières tournées de Connaissance dumonde. En Suisse romande, nous avons eu droit à la formidable série des Albums N.P.C.K., produits par le conglomérat chocolatier Nestlé-Peter-Cailler-Kohler, sur les pages desquelles nous collions des vignettes obtenues par l'achat de produits desdites firmes. Or les collections de ces albums, souvent liquidées par des mères impatientes de "faire de la place", valent aujourd'hui des sommes. Je garde précieusement mes exemplaires d'Oiseaux de tous payset de La ronde des métiers...     

     

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    AlbergoAlba, il 10 di agosto, a Locarno - Cattiva notte, dopo una serata alla terrazza della Contrada, in Piazza Grande, dove la cucina è sempre pessima. Dopo un giallo di qualità, La Condizione umana, ero rimasto sulla piazza dove ho visto mezz'ora di una merda americana intitolata Wrong Cops, nel gusto del neo-cinismo alla Tarantino. Avevo già visto Rubber, dello stesso Quentin Dupieux, sul modello del primo film del Spielberg, ma basta cosi.

            

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    Locarno27.jpgJ'aurais envie désormais d'envisager les qualités qu'on pourrait dire d'un « romancier de cinéma » ou d'un "poète de cinéma", d'un "peintre de cinéma" ou d'un "musicien de cinéma"...    

     

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    J'observe que l'esthétique de téléfilm tend, de plus en plus, à tout niveler dans le cinéma des temps qui courent.     

            

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    Kraus01.jpgLa perversion du langage, aux yeux de Karl Kraus , est aussi bien le signe de la décadence sociale que de l'effondrement des structures internes de l'individu. Or cette dégénérescence est visible, plus qu'ailleurs, dans la presse. « Ce que la vérole a épargné sera dévasté par la presse », affirme-t-il comme le fit enRussie, quelques années plus tôt, un Vassily Rozanov. Et ce n'est pas qu'une boutade: pour Karl Kraus, en effet, défenseur du classicisme, traducteur d'Aristophane et de Shakespeare, admirateur de Goethe et  de Nestroy, formidable écrivain lui-même, le langage de plus en plus dépersonnalisé de la presse, l'effet dissolvant de sa pensée au rabais, et la diffusion des idées générales qui en découle, sont autant de signes avant-coureurs de l'avènement d'un nouvel homme conditionné, prêt à suivre le premier démagogue.

     Contre tout ce qui procède des idées reçues, contre les principes non ressaisis par la réflexion individuelle nourrie de sa propre expérience, Karl Kraus agit par le langage lui-même, de l'intérieur. Ses aphorismes ne sont pas tous convaincants, loin s'en faut. Mais tout se passe, à leur lecture, comme plus tard à celle des Remarques d'un Wittgenstein: où ce qui compte n'est point tant la vérité de la chose dite que le mouvement libérateur de l'esprit visant à la conquérir.

     

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    Il y a quelque temps, l'ami Sergio me demandait si je pouvais lui faire lire le premier papier de critique littéraire que j'ai composé, en 1969, sur Les courtisanes de Michel Bernard.  Le voici donc recopié :

            

             

    Bernard03.jpgUn rêve éveillé

             

    Sur Les Courtisanes, de Michel Bernard. Premier papier de la firme JLK, paru dans La Tribune de Lausanne

             

    "Me diras-tu enfin qui elles sont,ces deux p... ?" 

             

    Mystérieuses, les courtisanes de Carpaccio ne laissent pas d'intriguer les esprits curieux qui s'avisent de percer leur secret. Trônant, encloses dans les galeries d'un palais vénitien, entourées d'animaux et de chiens, leur regard se perd en un au-delà de la toile que seul le rêve est à même d'évoquer.

             

    C'est en ce rêve, précisément, que Michel Bernard nous entraîne dans son dernier roman, tentant de réinventer dans une fiction l'oeuvre du peintre, donnant à celui-ci vie et parole.

             

    Mais c'est de Venise qu'il faudrait parler d'abord, de cette ville étrange qui s'envase lentement. De cette Venise de marbre, où l'on admire dans les musées les mille merveilles de l'art tandis que l'eau ronge et ruine ses soubassements. Ville abstraite s'il en est, apparente encore par le génie des hommes, mais promise à sombrer, ville ambiguë, amarrée à la terre ferme et qu'on imagine en lente dérive, elle est le lieu où le temps, depuis toujours, est suspendu, lieu du rêve par sa nature même, le caché étant pour le moins aussi important que le visible, bâtie à l'image du corps, faisant les hommes à son image.

             

    « Demain je peindrai les courtisanes. » Ainsi commence le roman. Le peintre est embusqué à sa fenêtre, prisonnier entre le rectangle vierge de sa toile et le spectacle de la ville, déjà fervent à son oeuvre, ivre de se jeter sur ses pâtes et ses pinceaux mais conscient de son  ignorance de la ville qui l'attend pour une longue exploration.

             

    Qui est-il ? Il l'ignore. Pas plus ilne connaît ces créatures qu'il captive de son regard et dont il devrai peu à peu s'approcher, les traquant jusqu'en leurs appartements secrets et participant à leurs orgies quotidiennes, puis revenant dans la solitude de sa chambre close, enfin prêt à se livrer tout entier à sa toile.

             

    Tout le moment se déroule entre lemoment de la décision et celui de l'acte. Dans un cheminement lent et sinueux,suivant le rythme de la ville, le peintre prépare sa rencontre avec les courtisanes et finalement est amené à elles par cette étrange naine, fascinant petit monstre intelligent qui le guidera dans sa démarche et le suivra jusqu'au seuil de sa chambre. Les courtisanes, elles, ne sont que "bestiales qui rotent", comédiennes cyniques et dupes de leur propre jeu. Elles sont objet, et Carpaccio les traitera comme telles. S'il fraie, c'est qu'une exigence le force à "vérifier la fidélité des arches", entre la tricherie et la perversion.

             

    Roman de l'approche de l'oeuvre, Les Courtisanes est avant tout réflexion sur la création.  À ce titre, il mérite déjà toute notre attention.

             

    Créer est une aventure. Perpétuellement menacé par ses fantasmes,  par les trompe-l'oeil que la réalité élève tout autour de lui, le créateur a pour devoir impérieux de se reconnaître, de se perdre dans l'oeuvre à la recherche de son double, du "fastueux insondable reflet". Son ultime conquête, plus que l'oeuvre elle-même, est l'acte de créer, l'abandon de soi dans la toile, dans la page blanche.

             

    Bernard01.jpgLe livre de Michel Bernard est riche,dont les thèmes se nouent en un écheveau qu'il serait trop long de débrouiller ici. Mais il faut parler aussi de la merveilleuse prose de ce jeune auteur, sensuelle, chargée à l'extrême supportable et nous entraînant parfois en des détours si subtils, que l'agacement aurait raison de nous si l'ironie ne venait tout aussitôt distraire celui-là de la préciosité, et la gravité de la démarche nous consoler de trop belles moulures: « Verbe rugueux, âcre, pesant, gonflé d'odeurs, c'est celui que je peins, entre les cuisses des dames, sous leurs robes, entre lesyeux d'une vierge qui dort (...) Je les peindrai qui voient ce jour, voient cetinstant, à l'instant où le sexe devient muet ».

            

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    Quelle fulgurance et quelle liberté, quelle poésie douce et dure à la fois, glaciale et brûlante  que celle de Vallotton ! Vallotton est aussisuisse et fou qu’un Hodler, en plus ornemental parfois (même s’il y a aussi de l’ornement de circonstance chez Hodler) mais aussi débridé dans ses visions, et notamment dans ses crépuscules incendiaires et ses à-plats véhéments.  Comme Hodler, en outre, Vallotton finit aux franges de l’abstraction lyrique à l'américaine, jeunes sauvages avant la lettre…   

      

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    Munro17.jpgÀ La Désirade, ce samedi 19 octobre. - J'ai trouvé, dans la lecture des nouvelles d'Alice Munro, découverte à la faveur de son récent Nobel de littérature,un écho à ma propre rêverie existentielle que je n'avais jamais perçu jusque-là chez aucun auteur, sauf chez Tchékhov. Tous les sujets de ces nouvelles me touchent par leur substance et leur traitement, si délicat et si juste. Aussi, les nouvelles d'Alice Munro jouent sur le dévoilement progressif d'un secret, dont le lecteur tient la clef en lui.

            

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    L'idée m'est venue ce soir d'illustrer la couverture de L'échappée libre en reproduisant la magnifique toile de Robert Indermaur évoquant un homme volant, intitulée Hoher Himmel. Il me semble qu'on ne saurait trouver de meilleure illustration à l'envolée que je suggère au-dessus des formats...

     

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    À La Désirade, ce vendredi 25 novembre. - Chaque nouvelle nouvelle d'Alice Munro m'apprend quelque chose et me souffle une idée de nouvelle nouvelle à écrire.          

    Ce matin, par exemple, en lisant Les Lunes de Jupiter, dernière nouvelle du recueil éponyme, il s'agit d'une femme écrivain qui accompagne son père cardiaque à l'hôpital, lequel décide de ne passe faire opérer et d'affronter la mort. Or cela me rappelle à la fois la fin dupère de Lucienne  et les derniers temps de notre père, comme les observations de la narratrice à propos de ses deux filles me ramènent, évidemment, aux nôtres. Mais ce qui m'intéresse surtout, là-dedans, est que tout le vécu de l'écrivain est ressaisi par la fiction, comme je voudrais que le mien le fût tout pareillement. Enfin le grand thème d’Alice Munro pourrait se résumer dans cette formule : ce que la vie a fait de nous…

     

    Annie Dillard : « Pourquoi lisons-nous, sinon dans l’espoir d’une beauté mise à nu, d’une vie plus dense et d’un coup de sonde dans son mystère le plus profond ».

     

  • Mémoire vive (37)

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    À La Désirade, ce lundi 1er juillet 2013.- La lucidité de l'éveil m'éclaire. C'est là que je repère le faux; de là que je devrais toujours repartir, sans sacrifier pour autant la rondeur et les nuances de la vie.

     

    Dans la journée je reçois, de la part de Sergio Belluz, un message enthousiaste à propos desPassions partagées, qui me touche beaucoup. Je crois bien que c'est la plus belle lettre que j'aie jamais reçue sur un de mes livres, mais on oublie parfois...

     

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    Marcel Jouhandeau : " Il y a encore quand même beaucoup de bonté et de bonheur dans les coins".   

     

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    En lisant Jouhandeau (le Nunc dimitis des Journaliers), je suis toujours intéressé par ses notations quotidiennes, parfois touché (ce qu'il raconte de sa vie avec le petit Marc), mais souvent aussi exaspéré par sa façon de se glorifier et de poser devant sa glace.

     

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    À La Désirade, ce jeudi 11juillet. - J'ai mis le point final, ce Midi, à la composition de L’échappée libre, dont le tapuscrit compte 420 pages. Voilà: j'y suis arrivé et je pourrais calancher, aujourd'hui, sans regret, même s'il m'est donné de vivre encore cinq ou dix ou vingt ou trente-trois ans de rab. J'ai fait, je crois, de mon mieux. La chose est sûrement très imparfaite, mais elle est un bon reflet de ma vie et de nos jours.  C'est une espèce de livre-mulet, cinquième élément de mes Lectures du monde constituant, de 1973 à 2013, une espèce de vaste chronique de notre époque - de mon point de vue évidemment. Enfin avec ce livre un cycle de 2000 pages s’achève car je n’ai plus envie de publier d’autres carnets avant longtemps, impatient de revenir à la fiction.

     

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    Soutter03.jpgLes Regards sur Nietzsche d'Henri Guillemin sont intéressants , où j'ai trouvé pas mal de remarques utiles et équilibrées. On ne la lui fait pas et c'est très bien: très bien de résister à l'énergumène, mieux que ne le fait un Sollers, dont la vénération confine parfois à la jobardise. 

     

    Notre gauchiste catho a raison d'affirmer que Nietzsche, plus que le philosophe de la mort de Dieu, est celui de la mort d'une certaine idée de Dieu, restant profondément préoccupé par notre relation au divin et se posant, d'une certaine manière, en rival du Christ et en Deus in Machina. Guillemin rappelle l'importance de la vie et de la personnalité de FN, plombée par la maladie et déformée par une sorte de mégalomanie compulsive qu'expliquent autant ses dons que ses manques. René Girard a bien montré, pour sa part, les mécanismes liés à la jalousie destructrice de FN à l'égard de Wagner, après sa déception, et sa façon combien significative de piétiner ce qu'il a adoré en se bricolant des justifications a posteriori, notamment à propos des aspects chrétiens de Parsifal et Tannhäuser.  

     

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    Guillemin s'intéresse trivialement à la santé physique et mentale du cher N, comme il l'appelle, et c'est vrai qu'il y a de quoi faire chez quelqu'un qui chantait un dieu solaire et danseur alors qu'il se traînait sur ses pattes comme une bête blessée à migraines atroces et nausées, comparait ses ouvrages à de la dynamite, qui n'intéressaient à peu près personne de son vivant, se disait le plus humble des modestes et le plus grand philosophe du monde, géant à côté de ce nabot fluet d'Emmanuel Kant. 

     

    Il y a bien entendu à prendre et à laisser chez notre cher bonnet rouge à pompon catho, comme il y a prendre et à jeter dans ses livres plus franchement "limites", tel son plaidoyer pour Robespierre. À ce propos, je me rappelle lui avoir cité une de ses phrases qui revenait, ni plus ni moins, qu'à une défense de la Terreur. M'écoutant lui lire sa phrase, il m'avait alors dit:"Et c'est moi qui ai écrit cela ?". Et moi: "Oui, Maître". Et lui: "Je baisse le nez"...

     

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    Guillemin02.jpgCe que j'aime bien chez Henri Guillemin - et c'est aussi pour me rappeler ses conférences captivantes -, c'est qu'il ose mettre les pieds dans le plat d'une certaine intelligentsia allemande ou française qui, dès que sort le nom de Nietzsche, se signe ou se met au garde-à-vous. Guillemin, lui, reste perplexe et naturel, avec le même aplomb qu'un René Girard examinant le cas de l'énergumène. Le long chapitre sur les relations humaines de FN (surtout Wagner, Lou Salomé et ses mère et soeur) n'amène rien de très nouveau mais éclaire le topo, pour parler peuple, comme le premier chapitre sur les "trous noirs" de la bio de FN, côté mal d'enfance, mal portance et mal baisance.  Quant au dernier chapitre sur les prodromes d'une idéologie récupérée par les nazis à titre posthume, il me semble bien affronter les difficultés présentées par une pensée souvent ambiguë et contradictoire, au-delà de ses provocations. 

    En ce qui me concerne, Zarathoustra m'est toujours tombé des mains. D'aucuns y voient le sommet d'une poétique, et moi le summum de la boursouflure, frisant le comique. Or c'est Philipe Sollers, aujourd'hui, qu'on pourrait trouver comique avec sa façon de se la jouer Baptiste de l'anti-Messie relooké...

     

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    Une liste à faire: Ceux qui gobent tout.  

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    L'égocentrisme crâne, voire faraud, des jeunes gens gesticulant dans le vide, ces jours, me fatigue un peu.

     

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    Suisse.jpgÀ La Désirade, ce lundi 22 juillet. - En passant en revue, hier soirles journaux de la semaine dernière, je suis tombé sur une page consacrée à l'imbécillité proférée, en Chine, par Ueli Maurer,  l'actuel président de la Confédération, selon lequel il s'agit maintenant de « tourner la page de Tian'anmen ». On ne saurait mieux illustrer la servilité de nos autorités, ou plus précisément celle de ce philistin caractérisé - un vrai pleutre doublé d’un pignouf. Les victimes innocentes du massacre du 4 juin 1989 ne comptent pas, pour ce boutiquier servile, plus que pour l’épicier Blocher se flattant d’avoir commercé avec la Chine avant tout le monde. Honte à ces larbins !   

     

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    C'est une fête de tous les instants que la lecture du recueil de douze nouvelles d’Edmond Vullioud dont le titre, Les Amours étranges, annonce la complète singularité. Fête des mots que ce livre dont sept nouvelles au moins sont de pures merveilles: fête de sensations et de saveurs, d'atmosphères très variées et d'intrigues à tout coup surprenantes; fête d'humour et de malice pince-sans-rire aussi, qui n'exclut ni le tragique ni le sordide; fête enfin d'une humaine comédie restituée dans une langue somptueuse, à la fois puissante et fruitée, claire et rythmée.

    Edmond Vullioud est à la fois conteur et poète, chroniqueur très minutieux (manquement documenté au mot près, à la Flaubert)  et pratiquant une langue immédiatement en bouche, comme il sied à un comédien. Enfin son recueil est aussi lesté de vraie spiritualité (sa charge de la niaiserie « évangéliste », dans Pentecôte, reste gentiment narquoise) dans le sens de l'empathie souriante et de la bonté christique sans ostentation. D'où résulte une fête de ce qu'on appelle, justement, l'intelligence du coeur.

          

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    Flannery02.jpgJe reviens au Nègre factice, génial récit de Flannery O’Connor.

    Quand il se réveille ce matin bien avantl'aube, dans la lumière lunaire qui lui montre son propre reflet, dans le miroir, comme celui d'un jeune homme, alors qu'il se figure incarner la sagesse d'un Virgile prêt à conduire Dante aux enfers, Mister Head pense aussitôt à la mission morale qu'il s'est assignée ce jour, consistant à donner une bonne leçon à son petit-fils Nelson, dix ans et fort insolent, en lui montrant quel enfer est la ville et en lui faisant voir, par la même occasion, ses premiers nègres.  De leur trou de province qui en a été épuré, ils gagneront donc la ville par le train qui, tout à l'heure, ne s'arrêtera que pour eux. Quant à Nelson, il est à vrai dire impatient de retrouver Atlanta où il se flatte d'être né, alors qu'il n'a connu la ville qu'en très bas âge, avant la mort de sa mère. Ce qui est sûr,c'est que son grand-père l'énerve, qui prétend le chaperonner et lui rappelle à tout moment qu'il ne sait rien. Et pourtant : "Grand-père et petit-fils se ressemblaient assez pour être frères, et même frère d'âge assez voisin: à la lumière du jour, Mr Head avait un air de jeunesse, tandis que le visage de l'enfant semblait vieux, comme s'il avait déjà tout appris et ne fût pas fâché de tout oublier". Cette balance incertaine des âges va d'ailleurs se trouver modulée d'une façon saisissante au cours de cette nouvelle de vingt pages marquée par une double révélation, pour l'enfant autant que pour le vieil homme.

     

    Les thèmes de l'égarement et de la perdition, de l'édification morale volontariste conventionnelle et de sonretournement, sont au coeur du Nègre factice, qui aborde aussi frontalement la question de l'exclusion raciale.

           

    Dès le voyage en train du sexagénaire et de son protégé, celle-ci s'exprime dans un bref dialogue suivant le passage,dans le couloir, d'un Noir imposant, suivi de deux femmes également bien mises.

           

    « Qu'est-ce que c'était ? », demande alors son grand-père à Nelson. Et celui-ci:  « Un homme », avec le regard indigné de qui en a assez d'être pris pour un imbécile. Et le vieux: "Quelle espèce d'homme ?". Et le gosse: « Un gros homme ». Alors le vieux: « Tu ne sais pas de quelle espèce ? » Et Nelson: « Un vieil homme ». Ce qui fait le grand-père lancer à leur voisin « C'est son premier nègre »…

           

    La relation des deux personnages va cependant se transformer jusqu'à s'inversercomplètement, durant la journée qu'ils passent à Atlanta, après que le vieil homme aura perdu ses repères, se sera égaré avec l'enfant dans un quartiernègre. En chemin, alors que le gosse reste fasciné par le spectacle de la grande ville, il tente bien de lui en suggérer la monstruosité infernale en lui faisant humer la puanteur montée d'une bouche d'égout, mais le garçon finit par lui répondre. « Oui, mais on n'est pas forcé de s'approcher des trous » et de conclure: « C'est d'ici que je viens ». 

    Une scène, ensuite, scandalise le vieux, quand le gosse demande leur chemin à une grosse négresse en robe rose, dont le corps l'attire soudain maternellement et qui lui indique le chemin avant de lui donner du « p'tit lapin ».

    Ensuite,il suffira que le gosse fourbu s'endorme sur le trottoir, que le vieux s'éloignepour le mettre à l'épreuve à son éveil, que l'enfant affolé parte comme un fou et renverse une vieille femme sur la rue, que tout un attroupement crie au « délinquant juvénile » et que le grand-père, lâchement, se débine en affirmant qu'il ne connaît pas ce garçon, pour faire de cette errance un récit évangélique du reniement, perçu par Nelson dans toute sa gravité jusqu'à lui offrir sa première occasion d'accorder son pardon à quelqu'un. Quant à Mr Head, il découvre, avec la réprobation absolue chargeant le regard de son petit-fils, ce que c'est que « l'homme sans rédemption », jusqu'au moment où, devant un nègre en plâtre penché au-dessus d'une clôture, dans le quartier blancqu'ils traversent, les fait se retrouver après l'exclamation du vieux. « Ils n'en ont pas assez de vrais ici. Il leur en faut un factice ».

     

    La scène a quelque chose de Bernanos ou de Dostoïevski: « Mr Head avait l'air d'un très vieil enfant et Nelson d'un vieillard miniature ». Alors le retour à la maison des deux voyageurs leur sera possible. Leur arrivée sous lamême lune que le matin est d'une égale magie: « Mr Head s'arrêta, garda le silence et sentit à nouveau l'effet de la Miséricorde, mais il comprit cette fois qu'aucun mot au monde n'était capable de le traduire. Il comprit qu'elle surgissait de l'angoisse qui n'est refusée à aucun homme et qui est donnée, sous d'étranges formes, aux enfants ».  

     

    Explicitement chrétienne par son inspiration et son langage, surtout dans sa conclusion, cette extraordinaire nouvelle, l'une des plus belles du recueil intitulé Les braves gens ne courent pas les rues,déborde infiniment ce qu'on pourrait dire une littérature édifiante. La filiation catholique est évidemment essentielle chez Flannery O'Connor, et les allusions à la grâce et à la miséricorde relient la nouvelle à cette filiation théologique, mais l'histoire de Mr Head et de Nelson, comme toutes les histoires de cette poétesse du mal et de la douleur, ressortit à la grande Littérature de toujours et de partout dont aucune secte philosophique ou religieuse n'aura jamais l'apanage.

     

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    Cocteau06.jpgLa surabondante jactance critique encombre les rivages de l'océanique Recherche du temps perdu de MarcelProust, mais il vaut la peine, et c'est un vif plaisir, de lire le récent Proust contre Cocteau de Claude Arnaud,très éclairante approche d'une rivalité littéraire d'abord ancrée dans la vieaffective et mondaine des deux écrivains, illustrant mieux qu'aucune autre la question du mimétisme tantôt destructeur et tantôt bénéfique qu'un René Girard a démêlée dans son magistral Mensonge romantique et vérité romanesque, notamment. 

     

    Peu d'écrivains directement contemporains, juste décalés par vingt ans d'âge, se sont autant fascinés l'un l'autre, aimés et jalousés que Marcel Proust et Jean Cocteau. "Très peu établirent une relation aussi riche en enjeux affectifs, intellectuels et sensibles", précise Claude Arnaud. "Tel un frère élevé une génération plus tôt, Proust montra d'emblée une grande admiration pour ce cadet si précoce. Il aima d'un amour impossible Cocteau, lequel manifestait, à vingt ans déjà, le brio, l'aisance et la facilité qui lui manquaient encore, adulte".

     

    À un siècle de distance, et même si Jean Cocteau a rejoint Proust dans La Pléiade, l'on pourrait croire que le rapprochement de l'immense romancier et de l'Arlequin poète relève de la curiosité littéraire ou de la mondanité. Or il n'en est rien. Ainsi, lorsque Claude Arnaud souhaite à son lecteur la « bienvenue dans les abysses », n'exagère-t-il aucunement.

     

    Proust.jpgAux abysses humains de Proust, pour commencer, c'est en effet un monstre à la fois effrayant et touchant qu'on va retrouver: un "insecte atroce", comme le disait de lui son jeune ami Lucien Daudet, pour mettre en garde Cocteau.

    Balayant tranquillement diverses interprétations anciennes ou récentes, Claude Arnaud présente le petit Marcel en « éternel nourrisson » qui, au sens plein du terme, n'aima que sa mère et ne fut aimé que d'elle. Malgré le sain souci de son père hygiéniste, Marcel revient indéfiniment dans le giron maternel, « fils abusif qui empêcha sa mère de cesser de le couver ». Adolescent, Proust s'arrachera certes à sa famille, mais pour mieux retrouver ce modèle affectif indépassable dont il accablera ses amis avec tous les chantages de sa "sensibilité asphyxiante" et de sa « gentillesse collante" de tyran se jugeant lui-même impossible...

     

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    À La Désirade, ce mercredi 31 juillet. - Notre ami René a passé cet après-midi avec son petit Luca de trois ans. C'est ce que je dirai mon plus vieil ami, vraiment le bon compère et le camarade. D'ailleurs nous nous appelons volontiers compère ou camarade. Au téléphone c'est notre formule: salut camarade. Avec Henri Ronse, nous l'appelions Barbapoux. Pas joli joli avec son pif patate et sa barbe à poux, mais un tombeur comme pas deux. Ma bonne amie dirait: un bicandier. Et nous nous aimons bien, je crois: comme de vieux sapajous.  

     

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    Céline05.jpgCéline est à mes yeux le plus grand poète français  en prose du XXe siècle, avec les traits catastrophiques de celui-ci et des qualités de style comme personne.

     

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    À La Désirade, ce vendredi 2 août. - Ma relation avec le jeune Maveric Galmiche, sur Facebook,  est étonnante, et plus encore: stimulante. Ce garçon a un ressort incroyable, une culture et une maturité assez saisissantes chez un gusse de quinze ans, mais ses limites, voire les failles (n'était-ce que de son orthographe) de ses phrases ont tôt fait de me ramener à la réalité de son âge, et c’est en somme rassurant.