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  • Jean Ziegler l'octogénéreux

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    Jean Ziegler fête, aujourd'hui, son 80e anniversaire. l'occasion de découvrir La face méconnue d'un grand intellectuel, communiste et croyant,  qui fait honneur à la Suisse. 

     

    Qui est Jean Ziegler au fond ? Je me le suis demandé des années durant, avant de le rencontrer et de fraterniser autour de livres et de lettres que nous avons échangés, d'indignations et de passions partagées.      

    zap07.jpgDans une première biographie sympathique, Jürg Wegelin, ancien élève du prof de sociologie mais pas complaisant pour autant, a retracé les grandes lignes de la trajectoire du fils de sage famille bernoise entré en rébellion contre son père, "adopté" à Paris par Jean-Paul Sartre et devenant l'un des phares du tiers-mondisme et le critique radical de son pays "au-dessus de tout soupçon". L'engagement de l'intellectuel, le travail du député, le fracas des livres, les procès, la famille: tout y était, ou presque.   Car la question subsiste : qui est Jean Ziegler "au fond", et quel est le noyau de sa personne ? Or il me confia, un jour, ce qui représente le noyau de la vie selon lui. À savoir: Dieu.  

     

    Parce que  Jean Ziegler croit en Dieu. Cela pourrait étonner, chez un sociologue gauchiste qu'on imagine matérialiste à tout crin, mais c'est comme ça: Jean Ziegler est croyant. Et comme je lui demande ce qu'il répondrait à un enfant l'interrogeant sur la nature de Dieu, il me répond sans hésiter: l'amour.

     

     Avant de préciser: " L'amour qui est en chacun de nous. Dans le Galilée de Brecht, l'assistant de l'astronome lui demande devant la nouvelle carte du ciel: mais où est Dieu ? Alors Galilée de lui répondre: "En nous, ou nulle part". Du même coup, cela scelle notre destin commun. Comme disait Bernanos: "Dieu n'as pas d'autre mains que les nôtres". Dieu existe au-delà de tout, mais sur terre il agit à travers nous: c'est une conviction qui m'habite depuis longtemps et qui ne cesse de se renforcer. L'humanisation est en cours, même si nous vivons encore dans la préhistoire de l'homme où l'exploitation, la concurrence effrénée, l'écrasement du pauvre dominent. L'amour s'oppose à cette logique, constituant le moteur même du capitalisme, pour lui substituer des valeurs de complémentarité et de solidarité".

     

     Position chrétienne, à l'évidence. Mais comment expliquer que ce fils de juge bernois calviniste se soit converti au catholicisme après avoir claqué la porte de la maison ?

     

    " C'est une décision qui date de mes jeunes années à Paris, explique-t-il alors.  Quand  j'ai commencé d'étudier sérieusement le marxisme. Or s'il respecte la religion pour son rôle social, Marx n'en perçoit pas la profondeur. À la même époque, j'ai trouvé des réponses plus satisfaisantes aux questions existentielles que je me posais auprès du Père jésuite Michel  Riquet, ancien résistant, déporté à Mauthausen et Dachau. Si je suis resté communiste, je garde aussi une foi profonde, quoique traversée de doutes. Mais je déteste  le Vatican et le faste indécent dans lequel se complaît sa gérontocratie. Quand je pense aux  richesses inestimables accumulées à Rome  et à tout ce qui  pourrait être fait pour soulager  la misère du monde, je me dis qu'il y a là plus que de l'hypocrisie: une vraie monstruosité  ! C'est dire que je me suis toujours senti plus proche de "l'église invisible". Comme le disait Victor Hugo: "Je déteste toutes les églises, j'aime les hommes, je crois en Dieu."

     

    ZieglerFils.jpgEt les enfants là-dedans ? "Je suis comme les Africains: je ne les nomme pas !", s'exclame d'abord le père de Dominique, né en 1970. Et pourtant: "La naissance de notre fils a été comme le premier matin du monde. Ensuite, j'ai craint qu'il ne me traite comme je l'ai fait avec  mon père, par le rejet. De fait je ne supportais pas les non-réponses de celui-ci, quand je lui désignais telle ou telle injustice et qu'il me répondait qu'on ne pouvait rien faire. Cela me révoltait. Avec mon fils, comme j'avais une totale mauvaise conscience par rapport à la double vie que je menais, entre sa mère que j'aimais toujours et ma deuxième femme  Erica, qui est pour moi la passion absolue, je l'ai emmené avec moi dans mes voyages, dès ses 11, 12 ans et lui ai fait rencontrer toute sorte de personnages, de Thomas Sankara aux leaders cubains, entre beaucoup d'autres. Sa première pièce, Ndongo revient, est directement inspirée par un voyage que nous avons fait au Togo"...

     

    Ziegler07.jpgPère et grand-père, l'infatigable pèlerin qui a été désigné, en 2000, comme rapporteur spécial de l'ONU pour le droit à l'alimentation, a été confronté maintes fois à l'enfance malheureuse. Mais comment a-t-il vécu cette déchirure  ? Alors l'homme de coeur de conclure en homme de foi:  "Bernanos dit qu'il ne faut jamais regarder la misère du monde sans prier. Durant  les missions que j'ai menées autour du monde, je me suis forcé à ne jamais penser à nos petits-enfants:  je me suis entraîné, véritablement, à l'altérité"...  

     

     

     

    Biographie

     

    19 avril 1934 - Naissance de Hans Ziegler à Berne. Il grandit à Thoune.

     

    1956 - Déménagement à Paris. Etudes de droit et de sociologie à la Sorbonne. Fréquente Jean-Paul Sartre qui le pousse vers l'Afrique.

     

    1957 - Premiers longs voyages au Proche-Orient et dans les pays du Maghreb.

     

    1965 - Mariage avec Wédad Zénié.

     

    1970 - Naissance de Dominique Pascal Karim.

     

    1976 - Parution d'Une Suisse au-dessus de tout soupçon. Affrontement autour de sa nomination au poste de professeur, confirmée en 1977 par le Conseil d'Etat.

     

    1990 - Parution de La Suisse lave plus blanc. Hans Kop l'attaque en justice. Neuf procès suivront en 1997.

     

    1997- Mariage avec Erica Deubler-Pauli.  Parution de La Suisse, l'or et les morts.

     

    2000 - Rapporteur spécial de l'ONU pour le droit à l'alimentation.

     

     

     

    De la vie:

     

    "Chaque matin est une merveille renouvelée, avec le sentiment d'être extraordinairement privilégié, qui nous responsabilise en même temps.

     

    De la mort

     

    "Quant à la pensée de la mort, elle est d'abord liée pour moi au  sentiment panique de la fuite du temps. Comme disait Ramuz: "C'est parce que passe que tout est si beau". Et ce sentiment que tout passe ravive le regret de n'avoir plus le temps de guérir les blessures qu'on a causées. Aussi tout s'accélère avec l'âge. La mort est à la fois le total inconnu et peut-être la porte vers un bonheur plus grand encore"...

     

     

     

  • La mort du Patriarche

    Avec « Gabo », génial auteur de Cent ans de solitude,  disparaît le dernier  monstre sacré de la littérature mondiale.

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    Incroyable mais cette fois vrai : Il est mort le poète. Gabriel Garcia Marquez a finalement été rattrapé ce 17 avril par la camarde en son domicile de Mexico, à l’âge de 87 ans. De son propre aveu, celui que tout le monde appelait affectueusement « Gabo », incarnant par excellence la vitalité, n’avait jamais pensé à la mort avant la soixantaine.« Jamais je n’avais eu le temps d’y réfléchir. Et voilà, bang ! Merde, on ne peut pas y échapper ».

    En 1999, pourtant sa personnelle « chronique d’une mort annoncée » avait été marquée par la révélation de son cancer. Du coup, les chroniqueurs du monde entier y étaient allés de leur hommage, ensuite rangé au « frigidaire ». Farceur de « Gabo » ! Lui qui adorait les affabulations et les fausses pistes biographiques, aurait sûrement apprécié les éloges posthumes de ses congénères.

    Des dithyrambes, il avait d’ailleurs l’habitude depuis longtemps. Lui qu’un Pablo Neruda, grand poète chilien « nobélisé », avait comparé à Cervantès -  trop peu reconnu de son vivant -, le fut mondialement dès la parution de Cent ans de solitude, en 1967.   À vrai dire, aucun écrivain de la deuxième moitié XXe siècle n’a connu un tel succès,à la fois populaire et littéraire, comparable à ceux de Dickens ou de Victor Hugo, avec l’éclat médiatique contemporain des stars du cinéma ou du rock. À l’instar de ceux-ci, logique du système oblige ! il lui sera arrivé d’exiger un tarif de 50.000 dollars pour une demi-heure d’interview. Enfin, l’ensemble de ses livres se vendit à plus de 50 millions d’exemplaires, traduits dans presque toutes les langues…

    Certes très riche, Garcia Marquez avait beau posséder sept résidences en cinq pays et fréquenter les grands de cemonde comme des égaux : il n’en était pas moins resté fidèle à ses origines populaires et à ses engagements de gauche, défenseur de justes causes et fondateur généreux d’institutions diverses. D’où son immense popularité en Amérique latine. Souvent critiqué pour l’indéfectible amitié le liant à Fidel Castro, « Gabo » répondit à Plinio Mendoza qui lui demandait quel personnage le plus remarquable il avait connu : « Mercedes, ma femme »…  

    À la célébration de ses 80 ans, en 2007, plusieurs milliers de personnes se retrouvèrent dans le Palais des Congrèsde Carthagène, en présence de la reine et du roi d’Espagne, de Bill Clinton et du Nobel de littérature mexicain Carlos Fuentes, son ami, qui prononça sonéloge.

     

    Et la littérature dans tout ça ? Elle fut le noyau pur de la présence au monde de ce maître du « réalisme magique», dont les thèmes récurrents, voire obsessionnels, s’enracinent dans sa vie même. Littérairement, Gabriel Garcia Marquez fut en outre une figure centrale du « boom » de la littérature latino-américaine, avec ses pairs Julio Cortazar, Mario Vargas Llosa, Juan Carlo Onetti ou Carlos Fuentes,notamment. 

    Au cœur et au sommet de l’œuvre de Garcia Marquez, Cent ans de solitude déploie la chronique d’une bourgade colombienne fictive, inspirée par la petite ville natale de l’auteur, Aracataca, rebaptisée Macondo. Dans une atmosphère immédiatement fascinante, oscillant entre réalisme (notamment historico-politique) et fantastique, la saga des Buendia revisite le passé parfois dramatique que le grand-père maternel du petit Gabriel, libre-penseuret colonel engagé jadis dans la guerre civile du côté des libéraux, contre les conservateurs, ne cessa de lui ressasser. Le même « Papalelo » raconta ainsi, au futur conteur, le « massacre des bananeraies » (plus de mille ouvriers agricoles en grèves tués par l’armée colombienne sous la pression des USA et de la compagnie américaine United Fruit), transposé dans le roman sous des aspects fantastiques.    

    Paru en 1975, L’Automne du patriarche accentuait la veine baroque de l’auteur dans l’évocation lyrico-satirique d’un dictateur latino-américaine mblématique,  dont le tour expérimental diluait, à notre avis, le propos. Dix ans plus tard, en revanche, Garcia Marquez allait renouer avec une narration moins sophistiquée et plus puissante à la fois. Fort de la même intensité visionnaire, et peut-être plus prenant encore dans sa dimension émotionnelle, L’Amour autemps du choléra représente ainsi une sorte de chef-d’oeuvre « bis ».

    Cela étant, l’œuvre de Garcia Marquez, conteur dans l’âme mais aussi grand reporter politiquement engagé, vaut également pour ses nombreuses nouvelles, dont celles des Funérailles de la Grande Mémé, et ses autres romans explorant le matériau historique (comme Le général dans son labyrinthe, sur les traces de Bolivar), les passions humaines  (Chronique d’une mort annoncée, immense succès de l’année 1981) ou l’univers érotique (Mémoire de mes putains tristes, datant de 2005), sans oublier les mémoires de Vivre pour la raconter.

    Vivre et raconter: on ne saurait mieux, en deux verbes, enfin, caractériser Gabriel Garcia Marquez…

     

     

    La saga d’une vie

    Si l’œuvre de Gabriel Garcia Marquez est débordante de vie, son parcours d’homme et d’écrivain est aussi romanesque à souhait, donnant souvent lieu à des récits fantaisistes, que l’écrivain lui-même se plaisait à alimenter.   Or c’est en se tenant au plus près des faits avérés, avec l’aide de plus de trois cents témoins plus ou moins proches, que Gerald Martin, qui a consacré dix-huit ans à cette entreprise, a reconstitué la trajectoire de « Gabo ». Il en résulte une somme biographique absolument captivante, qui part des origines familiales dont les composantes (imbroglio des filiations pleines d’enfants illégitimes, mère absente, grand-père jouant le rôle de mentor, grand-mère conteuse essentielle dans son éveil littéraire) sont de première importance dans la psychologie de l’écrivain. Passionnant ensuite : le récit des débuts du jeune journaliste, vite reconnu, et de l’écrivain à la fois bohème et très productif, jetant les bases de son futur chef-d’œuvre au fil de nombreux écrits. Très engagé à tous les sens du terme, lisant énormément et voyageant beaucoup, de Rome à Paris en passant par les pays de l’Est, la Colombie retrouvée et l’Espagne puis le Mexique, Garcia Marquez est le contraire d’un littérateur en chambre. D’abord réticent à l’idée d’une biographie, il a néanmoins fait bon accueil à Gerald Martin et surtout facilité ses rencontres (avec Fidel Castro et Felipe Gonzalez, notamment), pour lui décerner finalement le titre de « biographe officiel ». À recommander chaudement, autant que les entretiens de « Gabo » avec son ami Plino Mendoza.

     

    Gerald Martin. Gabriel Garcia Marquez. Une vie.Grasset, 701p.

    GabrielGaria Marquez. Entretiens avec Plinio Mendoza. Une odeur de goyave. Belfond, 1982.  

  • Ceux qui ont du poitrail

     

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    Celui qui a jeté sa gourme en même temps que son beau-père sa soutane aux orties / Celle qui a du bois devant la maison / Ceux qui font le plan de table des ronds-de-cuir / Celui qui est si dur à cuire qu’il prend un bouillon / Celle qui se fanfreluche en vaporeux pour le Bal des éphémères / Ceux qui poussent des cris gutturaux en frappant leur fessiers rebondis de bodybuildeurs lesbiens / Celui qui fut des plus intelligents à l’âge bête / Celle qui enjoint son meilleur élève d’écrire et d’écrire encore et même si le Goncourt est loin elle sera toujours là / Ceux qui n’ont jamais empêché un pouète de pouéter plus haut que ce qu’on sait / Celui qui a pris la poësie en horreur en observant les poëtesses et les poëtes se faire des grâces sous leurs trémas /  Celle qui dit qu’elle écrit ce qui veut tout dire / Ceux qui sacralisent l’écrit vain / Celui qui a plus de médailles que de thorax sans oser se pointer à la  salle de muscule / Celle qui a commencé d’écrire à treize ans avec une tragédie classique genre Othello et a connu le succès avec son roman soft porno d’Otez-la / Ceux qui le font à Troie à l’insu d’Hélène la bêcheuse / Celui qui donne dans l’aphorisme à la Montaigne mais ce n’est qu’un essai / Celle qui est aussi fière de ses roberts que de son Gilbert / Ceux qui ont passé par le structuralisme avant de se positionner dans le monoparental / Celui qui désespère de tout et le révèle à sa bisaïele Agota qui lui dit comme ça mais ça

    c’est une bonne nouvelle mon joli continue / Celle qui a des vergetures qu’elle dissimule au poète dont elle est l’égérie au su et au vu de tout le bourg / Ceux qui « tombent amoureux » entre guillemets et en italiques / Celui qui a quinze ans écrit sentencieusement sur son cahier bleu : à bon chat rat qui rit / Celle qui pratique un kesa-gatamé verbal très redouté de ses partenaires au futon /  Ceux qui sont d’humeur vert pituite genre lecteurs de Joyce au printemps / Celui qui a fait du triolisme à quatre avec Thèse, Antithèse et Synthèses les fameuses sauteuses de la planète Marx  /  Celle qui joue le cheval Somebody dépassé par Nobody dans la courbe  d’Everywhere invisible des tribunes / Ceux qui ont a-do-ré Belle du Seigneur qui ne vaut pas Celle du baigneur / Celui qui n’ose pas dire au renard d’enculer ce raseur de Petit Prince vu que la marche blanche est aux aguets derrière les muguets / Celle qui attend son galmicheton à la sortie du Lycée Saint-Ex où le lascar s’attarde sur la Summa erotica de Saint Thomas Taquin / Ceux qui préfèrent le « tien » d’un Vino Santo au « tu l’auras » de la déesse aux trois nibards, etc.

     

    (Cette liste a été rédigée d’une main pendant que l’autre tournait les pages du très charmant Walter d’Helen Sturm venu de paraître chez Joëlle Losfeld cette autre lutine)  

     

  • Qu'il n'est de beauté sans bonté


    Entretien avec François Cheng. Pour un beau Nouvel An chinois...


    Que signifie l’affirmation de Dostoïevski, dans Les Frères Karamazov, selon laquelle « la beauté sauvera la monde » ? De quelle beauté s’agit-il, et de quel monde ? Dans la partie conclusive des Aventuriers de l’absolu, son dernier essai sur les destinées comparées d’Oscar Wilde, Rainer Maria Rilke et Marina Tsvetaeva, Tzvetan Todorov s’interroge à ce propos en esquivant le double piège de l’esthétisme et de l’idéalisme désincarné.
    Dans le même esprit, quoique partant d’une expérience personnelle toute différente, François Cheng se livre lui aussi, dans son dernier livre, intitulé Cinq méditations sur la beauté, à une réflexion sur ce thème.
    D’emblée, le poète et penseur chinois oppose la beauté et le mal, comme si la lumière ne pouvait trouver sens que par rapport aux ténèbres.
    Pour évoquer ce qui, par la beauté, nous transporte hors de nous-mêmes, et parfois jusqu’à l’extase (au sens premier), Tzvetan Todorov citait la musique, et par exemple vécue au milieu des autres, dans un concert.
    François Cheng, pour sa part, se rappelle l’émerveillement qu’il a éprouvé, en son enfance, dans le site naturel du Mont Lu (dont le nom en chinois, associé à l’idée de beauté, signifie « mystère sans fond ») où l’emmenaient chaque année ses parents, comme tant de poètes et d’artistes fascinés par ces lieux magiques.
    Tout aussitôt, cependant, François Cheng associe, à cette reconnaissance de la splendeur du monde, qui nous renvoie à notre propre unicité intérieure, le rappel de son expérience non moins précoce du mal, concrétisé par les atrocités de la guerre sino-japonaise.
    « Je sais que le mal, que la capacité au mal, est un fait universel qui relève de l’humanité entière », écrit encore celui qui se définit lui-même modestement comme « un phénoménologue un peu naïf », rappelant ensuite que la pensée sur le beau n’a de sens que liée à une pensée sur le vrai et sur le bien, alors même que le beau semble avoir moins de nécessité que le vrai ou le bien.
    Ce qu’est la beauté ? « Elle est là, de façon omniprésente, insistante, pénétrante, tout en donnant l’impression d’être superflue, c’est là son mystère, à nos yeux, le plus grand mystère »…


    Avec sa gentillesse malicieuse et sa fulgurante précision de penseur-poète-érudit-calligraphe, François Cheng, rencontré dans les vénérables salons de l’Institut de France (il est le premier Chinois a avoir endossé l’habit vert des académiciens) a bien voulu préciser les tenants et les visées de son propos.

    - Pourriez-vous éclairer la genèse de ce nouveau livre ?
    - Sa base est essentiellement orale, puisqu’il est constitué de cinq méditations improvisées en public, mais il cristallise la réflexion d’une vie entière. Plus qu’une synthèse, il représente l’expression d’une symbiose entre les deux grandes traditions – orientale et occidentale – dont je me réclame. Il revêt pour moi un double caractère d’urgence, d’une part à cause de mon âge, et du fait, aussi, du monde dans lequel nous vivons, assailli par les phénomènes du mal, de la violence, de l’injustice et de la haine. Vous aurez remarqué que, d’emblée, j’oppose la beauté au mal et non pas à la laideur. J’estime en effet que la beauté est une forme du bien. Comment répondre au mal ? Suffit-il de dire qu’on ne doit pas le faire. Non : je crois qu’au mal doit être opposé la révélation de la beauté ?
    - La perception de la beauté est-elle universelle selon vous ?
    - Il me semble évident que, d’une manière très basique, la beauté de la nature, d’un lever de soleil ou d’un magique paysage d’automne, est perçue avec la même émotion par tous les hommes. En ce qui concerne la culture, c’est plus compliqué, tant chacun est tributaire de son éducation. Un jeune Chinois peut apprécier immédiatement, sans doute, la beauté d’une jeune fille d’Ingres ou celle de La symphonie pastorale de Beethoven, de même qu’un jeune Occidental peut goûter un poème ou une aquarelle de la tradition chinoise. Mais l’accès aux derniers quatuors de Beethoven ou à l’opéra chinois suppose une certaine initiation.
    - A vous lire, il y a en outre beauté et beauté…
    - Nous vivons en pleine confusion, et mon souci est en effet de distinguer la vraie beauté de la fausse. Suffit-il de conclure que « tous les goûts sont dans la nature » pour éviter de voir que les critères de la beauté confinent au n’importe quoi ? Je ne le pense pas. Je crois qu’il est urgent, au contraire, de redéfinir les critères de la vraie beauté en sollicitant les grandes traditions artistiques et spirituelles.

    - Qu’en est-il de la « fausse » beauté ?
    - En simplifiant je dirais : celle qui vise à séduire pour imposer une certaine domination, entre deux individus, ou un certain pouvoir, de la société sur l’homme. L’exemple le plus éloquent serait celui de la publicité la plus insidieusement flatteuse ou de la propagande politique. Pensez aux nazis qui exaltaient la beauté d’une race pour mieux exclure les autres. A contrario, la vraie beauté me semble essentiellement désintéressée et gratuite, plus encore : fondée sur la bonté. Y a-t-il un seul geste de bonté qu’on puisse dire laid ? Le langage commun parle aussi bien de « beau geste » ou de « belle personne ». La pensée la plus lumineuse que j’ai trouvée, à ce propos, nous vient de Bergson, qui dit que « l’état suprême de la beauté est la grâce », ajoutant aussitôt que « dans le mot grâce on entend celui de bonté ». L’intuition que la vie est une grâce, au sens d’un don, et que le principe de vie est une chose bonne et belle, participent de cette conception qu’on trouve aussi dans la tradition chinoise. Pour en revenir à la séduction, mais qui ne viserait pas à tromper, on pourrait dire alors que la beauté irradie et rend la bonté désirable. La beauté de la rose n’est pas tant un artifice qu’un résultat, dont le parfum serait la quintessence. Par delà l’ordre du vrai ou du bien, qui « servent » à quelque chose, l’ordre du beau n’a aucune « utilité », sans être factice ou vain pour autant.
    - N’est-elle pas cependant un luxe dans un monde d’injustice et de souffrance ?
    - Je ne le crois pas. Je pense au contraire qu’elle est nécessaire dans la vie des plus démunis, et qu’on la trouve partout. La Suisse est une sorte de jardin du monde, mais il y a de la beauté dans les rues de Calcutta autant que dans les déserts, et les prisonniers des camps de concentration ont dit combien la beauté d’un coin de forêt ou d’un coucher de soleil entretenait en eux l’espoir d’un avenir meilleur. La beauté est partout, dans les couleurs du désert, le serpent qui s’enfuit, le sourire d’un enfant ou d’une mère. Simplement, il s’agit de rester perméable à toutes ces formes de beauté et de les révéler à son tour. Toute beauté rappelle un paradis perdu et en appelle un venir…

    - Qu’est-ce qui caractérise la vision chinoise à cet égard ?
    - La pensée occidentale est essentiellement dualiste, avec les deux grandes instances du sujet (pensée de la liberté) et de l’objet (pensée de la science), fondant une posture de conquête de la nature, que l’homme «possède » explicitement selon Descartes. Le monde est ainsi un théâtre, dans la représentation occidentale, dont l’homme est l’acteur central. Tout autre est le « tableau » chinois, montrant le vaste ensemble de la nature dans un « coin » duquel l’homme, petite silhouette solitaire ou petite paire de compères  devisant, se trouve apparemment « perdu », du moins aux yeux de l’Occidental, alors que pour nous Chinois il est le pivot du tableau, l’œil éveillé et le cœur battant du paysage. Pour le Chinois, l’homme pense l’Univers autant que l’Univers le pense.

    - Cette contemplation est-elle toute passive ?
    - Nullement : elle est à la fois absorption et transmutation. La beauté et son expression ajoutent au sens du monde et de notre vie. Je suis cet œil. Vous êtes ce cœur battant. Chacun participe de cette quête de sens et de dignité.
    - Mais nous allons tous mourir…
    - C’est cela même qui donne à la beauté son relief pathétique et son sens. Nous ne possédons pas la durée, mais nous vivons l’instant, qui est le vrai mode d’être de la beauté. Cézanne revient cent fois devant la montagne Sainte Victoire, à chaque instant différente, comme chaque matin est le premier du monde à nos yeux. L’Univers existe depuis des milliards d’années, mais chacun de nous le découvre comme pour la première fois. Or la beauté que nous y percevons est à l’origine du sacré. L’intuition du sacré correspond au sentiment profond que l’Univers tend vers quelque chose, comme une fleur tend vers la plénitude de sa présence en beauté.

    François Cheng. Cinq méditations sur la beauté. Albin Michel, avril 2006.

  • Ceux qui la ramènent

     

     

    10155663_10203632404077517_6805521139148874218_n.jpgCelui qui a tout compris et le serine sans y être convié / Celle qui monte en chaire dès qu’elle y va de son commentaire / Ceux qui ont des avis sur tout et des opinions arrêtées surtout / Celui que tu n’as pas sonné tellement il est cloche / Celle qui porte la pensée juste à tailleur strict / Ceux qui n’ont jamais affabulé (mentent-ils) et sont donc plutôt à plaindre / Celui qui a autant d’humour qu’une borne / Celle dont le cœur fonctionne à l’essence 2T / Ceux qui décèlent la continuité parfaite entre concorde et discorde / Celui qui a appris à résister au désir émulateur en feignant de lui céder / Celle qui a peu de désirs mais beaucoup d’envies / Ceux dont la soif de transgression bute sur l’envie /  Celui qui cite Derrida sans rouler les r / Celle qui a trouvé sous le divan des paquets d’envies refoulées par des clients

    qui la ramenaient sur tout le reste / Ceux qui ramènent à peu près tout à presque rien / Celui qui est tombé amoureux par ouï-dire / Celle qui est venimeuse par crainte d’être détrompée / Ceux qui citent les Classiques pour se la jouer postmoderne en dissidence enfin tu vois le genre / Celui qui remet en question les intentions de William Shakespeare (l’écrivain anglais) pour marquer son indépendance de critique lucide et même diplômé / Celle qui a commencé d’apprécier l’extraordinaire insolence de Shakespeare (le dramaturge connu) et de Joyce (notamment quand celui-ci fait parler Stephen Dedalus de celui-là) au tournant de la soixantaine / Ceux qui estiment qu’une science de la coexistence est à envisager sérieusement ne fût-ce qu’à titre platonique /  Celui qui vise une nouvelle science de la civilisation en devenir / Ceux qui restaurent le concept d’oecumène  au dam des sectarismes religieux ou parareligieux / Celui qui constate que l’interprétation des textes dits sacrés relève d’une sorte de roman d’aventures de la lecture erronée / Celle qui objecte que de toute façon la foi a raison et que c’est pour ça qu’elle aussi a raison vu que la foi elle l’a ma foi / Ceux qui la ramènent avec le pernicieux Abbé Meslier de l’affreux Voltaire qui font un doigt d’honneur à l’Index / Celui qui regimbe de plus en plus à la seule évocation du « Suprême Seul » /  Celle qui trouve barbante l’image d’un vieux Dieu chenu et toujours de mauvais poil / Ceux qui proportionnent leur soumission à l’Unique en vue d’un bénéfice à venir plus tard ou même après si ça se trouve au final  / Celui qui sourit à celle qui ramène son vélosolex qu’elle avait fauché juste pour faire un tour / Celle qui ondule de la croupe sur la selle de son VTT genre joytoy / Ceux qui ne ramènent le pet que pour les pépètes, etc.    

    Peinture: Pierre Lamalattie.

  • D'autres échappées

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    VEILLEURS. — Nos enfants nous protègent en dormant. Notre veille est anxieuse : la mère inquiète, le poète angoissé, tous ces veilleurs aux lumières qui tremblotent — tous nous sommes confiés au sommeil à tendre haleine de pain chaud de l’enfant qui dort.Même si nos enfants sont maintenant de grandes personnes, nos enfants sont là pour nous justifier. Même si nous n’avons pas d’enfants, le sommeil des enfants continue de nous protéger — sauf des enfants privés de sommeil.

    PETITE MÈRE. — Je revois, tant d’années après, ma mère traverser cette rue de notre ville à pas décidés, sans me voir, et je lui reconnais alors cette émouvante beauté qu’on pourrait dire celle des humbles. Je la voyais pour la première fois en ville, j’entends seule en ville et sans se douter que je la voyais; et tout desuite j’avais pensé : ma petite mère. C’était ma mère au bois en chaperon vert groseille, ma petite mère dans la forêt de la ville mais bien mise, pas du tout à baguenauder ou à bayer aux corneilles: ma mère à son affaire comme toujours elle l’avait été, mais là, tout à coup, son apparition m’avait fait penser à ce qu’elle avait été en son enfance à elle, en son adolescence à elle et en sa jeunesse à elle, en sa vie sans nous et sans moi — en sa vie à elle ; ma mère était seule dans la ville, je la voyais préoccupée, je la voyais sans qu’elle me voie, je maintenais cette distance entre nous au lieu d’aller à sa rencontre, je m’étais même un peu dissimulé à ses yeux car je savais où elle allait ; et voici que, des années après qu’elle nous a quittés, je la revois traverser ainsi cette rue de notre ville pour se rendre à l’hôpital où je savais que je la retrouverais le soir même, au chevet de notre père...

    SUR PROUST ET DOSTOÏEVSKI. — On pourrait ne lire que Proust. J’entends évidemment: Proust et Dostoïevski. Et quand j’écris « on », je ne parle que pour moi, ici et maintenant. Donc je n’en fais pas du tout une règle générale, pas plus que je ne restreins le club à quelques-uns. L’option est tout à fait libre et ouverte, pour user du jargon des temps qui courent, qui peut d’ailleurs changer demain où je dirai peut-être qu’on peut ne lire que Shakespeare, mais ces jours je m’en tiens à Proust et Dostoïevski qui me sont, entre tous, nécessaires et suffisants — à part tout le reste que je lis évidemment.

    LIBRE PENSÉE. — Elle vient toute seule on ne sait comment. Tout à coup une idée apparaît et en appelle d’autres. C’est comme une forme qui émerge, si tant est qu’un objet puisse émerger en restant immergé dans ce qu’on ressent comme de l’eau, en pensant évidemment (évidence d’époque) à l’eau prénatale ; puis l’objet est reconnu par le sujet lui-même et suivent alors des liaisons et des osmoses, des associations d’images et d’idées — on ne sait pas toujours comment. Mais cela prend forme et requiert, aussitôt, une formulation.

    Celui qui se multiplie par un premier enfant avec celle qui le lui a fait / Celle qui sert un Martini on the rocks au père batteur de la future pianiste de concert / Ceux qui ont fait des enfants pour mettre un peu de vie dans la maison des retraités / Celui qui fait bouboume à pépère à son premier poupon alors qu’il est plutôt genre trader cynique / Celle qui découvre un père attentionné chez le macho méditerranéen qu’elle a épousé pour son argent / Ceux qui se réfugient dans les replis de leurs houris, etc.

    CELA SIMPLEMENT QUI EST. — Tout est à reprendre plus précisément, me dis-je ce matin à l’éveil. Tout est à dire plus exactement, comme c’est. Dire ce qui est comme on le perçoit et le ressent, tel quel. Sans hausser le ton. Sans chercher à plaire. En usant de mots d’usage courant, le plus possible, sans références trop savantes, disons le moins possible. Avec des phrases claires et simples qui disent quelque chose à tout le monde. Enfin quand j’écris tout le monde: je m’entends. Parce qu’il y a tout le monde et tout le monde. Je dirais plutôt alors: quelqu’un que la vaine parole laisse sur sa faim et qui aurait besoin de parler vraiment avec quelqu’un d’autre, exactement comme je lis et j’écris pour m’entretenir avec quelqu’un d’autre, même sans savoir qui c’est. Mais il est sûr qu’on a besoin — que tout le monde a juste besoin d’attention et que ça demande, justement, de l’attention de la part de qui en a besoin. 
     
    3290233831.jpg(Textes extraits de L'échappée libre, qui vient de paraître aux éditions L'Âge d'Homme. Disponible dans les librairies romandes.)

     

    Image ci-dessus:Le Cervin s'expose à La Désirade.