Abdourahman A. Waberi, né à Djibouti et vivant en Normandie depuis 1985, brasse la pleine pâte de notre langue pour dire le monde. Son roman, Aux Etats-Unis d’Afrique, nous confronte à un retournement troublant.
Un Sahel doré sur tranche, une Erythrée dont la capitale Asmara est le siège central de la Banque mondiale, une fédération africaine prospère qui attire des centaines de milliers de miséreux Euraméricains, dont le Caucasien d’ethnie suisse Yacouba débarqué de sa favela des environs de Zurich : tel est le monde à l’envers qu’a imaginé Abdourahman A. Waberi dans son dernier roman, où le sud arrogant s’efforce de « gérer » l’afflux des boat people fuyant le nord en proie à la misère, aux conflits de peuplades sanguinaires, à la lèpre et à la prostitution monégasque ou vaticanesque, entre autres plaies.
Comme il en va de toutes les civilisations dominantes, l’idéologie va naturellement de pair avec telle hégémonie: « L’homme d’Afrique s’est senti, très vite, sûr de lui. Il s’est vu sur cette terre comme un être supérieur, inégalable parce que séparé des autres peuples et des autres races par une vastitude sans bornes », lit-on ainsi au début d’un prône établissant la centralité originelle et définitive de l’Afrique, où se boit l’Africola et se débite la carte Fricafric…
On sourit d’abord jaune, en commençant de lire Aux Etats-Unis d’Afrique, puis on est tenté de conclure au paradoxe, voire au truc, avant de se trouver pris au piège de l’imagination retorse et jubilatoire de l’auteur, dont l’ouvrage allie les attraits d’un pamphlet politico-culturel effréné, d’un roman à valeur de quête d’identité, et plus encore : le déploiement en beauté d’une langue puissante et lyrique.
Jouant de celle-ci sans complexe, l’écrivain n’en est pas moins un franc-tireur proche de la world fiction, qui cite les métissages culturels du Bengali Amitav Gosh ou du Pakistanais Hanif Kureishi avec la même sûreté cultivée qui le fait évoquer Ramuz, Bouvier ou Haldas.
« Le souci de dire la langue m’importe évidemment, autant que celui de dire le monde », me disait un jour l'écrivain rencontré au Salon du livre de Paris. Or on sent chez lui l’impatience des francophones sommés de se justifier à tout moment à propos de leur usage de la langue, avant qu’on ne leur demande de surcroît, s’ils viennent comme lui du continent noir : « Et l’Afrique, comment ça va ? »
A préciser alors qu’Abdourahman A. Waberi, en dépit de ses activités de prof à Caen et d’un discours littéraire très affûté, n’est pas du genre lettré confiné. À l'approche de la cinquantaine (il est né en 1965), il a déjà derrière lui quelques ouvrages pétris d’humanité, de douleur et de verve caustique (rappelant le mot de Bertolt Brecht à Kateb Yacine, qu’il enjoignait d’écrire des comédies pour dire la tragédie algérienne…), qui ont établi sa réputation.
Dès la parution de son premier ouvrage, Le pays sans ombre (Grand Prix de la nouvelle francophone de l'Académie Royale de Langue et Littérature de Belgique), il est apparu comme le chef de file de la littérature de son pays, au point d’inciter l’autorité suprême à s’en adjoindre les services. Mais Waberi est un homme-livre libre. Il préférera renoncer à la soumission au prince, pour illustrer plutôt les mérites du grand écrivain Nuruddin Farah dans une thèse…
Avec Cahier nomade (1996) et Balbala (1997), une trilogie a cristallisé ses observations sur le drame de son pays, dont il faut rappeler aussi les variations romanesques de Rifts routes rails (Gallimard, 2002) et l’ouvrage consacré au génocide rwandais sous le titre de Moisson de crânes (Le Serpent à plumes, 2001) où s’exprimait la même révolte qui gronde dans Aux Etats-Unis d'Afrique,datant de 2006. Son dernier roman - Passage des larmes, publié chez Lattés en 2009 – est un récit poétique sur l'exil, le fanatisme et la géopolitique de la Corne de l'Afrique, que l'on peut lire aussi comme un hommage indirect à Walter Benjamin.
Abdourhaman A. Waberi. Aux Etats-Unis d’Afrique. Editions Lattès, 232p.
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Le vent se dégonfle
À propos du dernier film d'Hayao Miyazaki, mélo de poétique amnésie.
D'aucuns voient en Le vent se lève, dernier film (au sens propre à ce qu'il annonce) du maître de l'animation japonaise, un chef-d'oeuvre. Ah bon ? Ils ne confondent pas avec Le vent se lève de Ken Loach, cette sombre merveille avérée ? Que non pas: ils parlent bien de cette espèce de romance édulcorée et niaise, sur fond d'Histoire poétisée, qui évoque la destinée d'un présumé génie de l'aéronautique japonaise assimilé à une sorte de Petit Prince amoureux d'une brebis pleurétique.
Bien entendu et ça crève l'écran de part en part: Miyazaki est un merveilleux manipulateur d'images animées, comme il l'a prouvé maintes fois et, plus précisément, dans Nausicaa de la vallée du vent (1984), Le voyage de Chihiro (2001) ou Le château ambulant (2004), notamment. Dans la foulée de Walt Disney, il a fait de l'animation japonaise, empruntant à l'esthétique des mangas et la dépassant, un art fascinant. Dans Le vent se lève, la poésie plastique du genre nous vaut d'ailleurs, encore, de grands moments, notamment dans l'évocation prenante, au début du film, du tremblement de terre de 1923, ou dans les mouvements célestes d'aéroplanes, les déploiements de magnifiques paysages, la dramaturgie plastique des plans ou la perfection picturale de l'ensemble. Il y a du limpide livre d'enfance dans Le vent se lève, et d'une sorte de rêverie mélancolique sur la solitude de l'Artiste. Soit.
Mais on s'embête, aussi, là-dedans. Et c'est très long. Et c'est assez vide finalement si l'on songe à la terrible époque traversée.
On sait que Miyazaki n'a pas toujours été "au-dessus de la mêlée", et que la tragédie japonaise: il connaît. Mais ici, pour qui ne saurait rien de son passé, ni du passé du Japon, Le vent se lève paraît décidément un filet d'air bien suave et bien inconsistant, en contraste absolu avec une histoire lourde.
De quoi s'agit-il en effet ? De la carrière de Jiro Horikoshi, as de l'ingéniérie aéronautique japonaise auquel on doit, entre autres "merveilles", l'invention du Chasseur zéro. Le personnage, dans le film, est du genre rêveur candide au possible, la réalité la plus dramatique qu'il vit lui apparaît sous forme de songes, et nous le verrons dessiner un bombardier tandis que sa fiancée tuberculeuse lui tient la main. Certains voient en lui l'exact équivalent du cinéaste non moins "rêveur". Autant dire que le constat s'aggrave !
À un moment donné notre jeune prodige nippon se retrouve en Allemagne hitlérienne pour se documenter sur la technologie habile des bombardiers Junker. Dans une vague brume, le temps d'une séquence-éclair, il semble qu'une espèce de bande poursuive une espèce de fuyard, peut-être juif ? Ce n'est pas sûr. Pas plus que n'est sûr le scrupule du charmant myope rêveur à l'instant de modéliser des armes de destruction massive.
Autant dire qu'il y a prescription et que ni Pearl Harbour, ni les kamikazes, ni Hiroshima n'ont plus lieu d'être cités dans un film célébrant, n'est-ce pas, le rêve de voleter et les fleurettes du poétiquement correct...
Vous appelez ça chef-d'oeuvre ?