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  • Un drôle d'oiseau

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    Variations cingriesques (10) 

    D'aucuns (et plus encore d'aucunes) voyaient en Charles-Albert un drôle d'oiseau, mais c'est à un volatile combien plus extravagant qu'il consacra son premier pamphlet de tout jeune auteur, en 1906 (il avait donc 23 ans), lequel écrit fut à la fois son premier opuscule publié, consacré à la descente en flammes de la langue espéranto.

    "Allez prendre un oiseau, écrivait donc Charles-Albert, un cygne de notre lac, par exemple, déplumez-le complètement, arrachez-lui ls yeux, substituez à son bec plat celui du vautour ou de l'aigle, greffez sur les moignons les échasses d'une cigogne, mettez dans ses orbites la prunelle du hibou, plantez sur son dos les plumes arrachées au kakatoès, à l'ibis, à la mouette et à tous les oiseaux du monde; ensuite inscrivez sur vos bannières, répandez et criez ces mots: "Ceci est l'oiseau universel", et vous vous ferez une petite idée de la sensation de glacement qu'a produite sur nous cette terrifiante boucherie, cette vivisection nauséabonde qu'on n'a cessé de nous prôner depuis l'ouverture du congrès, sous le nom d'espéranto ou langue universelle. "

    Le congrès en question s'était tenu à Genève du 28 août au 1er septembre 1906, où 911 participant avaient débattu de l'usage et de la fonction possiblement pacificatrice de cette nouvelle langue inventée par le Dr Lejzer Ludwik Zamenhof en 1887, suscitant un intérêt croissant auprès de lettrés et d'idéalistes d'un peu partout, dont Charles-Albert n'était pas et ne pouvait être tant l'invention fleurait, en somme, son "nordisme" artificiel.

    D'une vivacité d'esprit et d'expression tout de même sidérante chez un si jeune polémiste, pour ainsi dire autodidacte de surcroît, le brûlot de Charles-Albert est bien plus qu'une diatribe de circonstance: un véritable manifeste de poète érudit prenant fait et cause pour la langue vivante ancrée dans l'histoire des hommes autant que dans leurs tripes et leur âme, contre une fabrication de brique et de brocante.

     "On ne crée pas une langue nouvelle", écrit-il ainsi, "non plus qu'on en ressuscite une ancienne."

    Et d'argumenter d'abord sur le caractère organique de la langue évoluant à travers les siècles, avant d'achopper aux redécoupages problématiques des nations du XIXe siècle. "Pour ceux  qui ne sont pas encore complètement dépouillés du sens de leurs traditions", écrit-il ainsi, "une langue vit et palpite; elle a des artères; elle évolue selon les lois profondes d'une nation. Produit de tâtonnements séculaires, elle n'a point été inaugurée selon la syntaxe logique, mais factice, d'un monsieur à redingote et à lunettes d'or. Mais elle s'est développée selon les sensations illogiques parfois, inutiles et peu précises, mais toujours sincères, d'un peuple qui vit avec elle et par elle".

    Raillant la titre même de la revue publiée par les espérantistes, La Revuo (1906-1914), Charles-Albert y va d'une nouvelle envolée polémique: "Un nègre est capable de s'étendre sur un piano pour y dormir, de se faire un turban avec de la mèche de lampe ou de se draper avec une moitié de redingote. Ce sont là de petites impropriétés où, pour l'instant, je ne vois rien de grave. Il faut être non pas un nègre - car les nègres ont des entrailles -, mais un automate, un bonhomme en étoupe ou en carton-plâtre, doué d'un timbre articulé et de soufflets activés par des machines, pour commettre cette association de l'article la avec le substantif revuo."

    Et cela qu'on ne peut que citer aussi pour en rugir de contentement partagé: "Apprenez, ô gens sans traditions, qui avez un cylindre de boîte  à musique au lieu du coeur, qu'en la lettre A, historiquement liée au nom de mère, nous voyons, par assonance, le nom de la Vierge; nous sentons l'odeur fauve des mamelles de la Louve romaine; nous entendons le cri des Sabines violées; nous percevons jusqu'à l'âcre senteur des rizières, où les premiers nés des femmes de l'Indus et du Gange appelaient leurs mères tremblantes à cause du tigre lointain, faisant craquer les roseaux de ses pattes molles. Cette voyelle A, la première que l'on reconnaisse dans les vagissements de l'enfant, la tendresse naturelle des humains, qui prime sur la syntaxe logique, l'a rattachée à la mère". On imagine la stupéfaction des femmes de pasteurs et de notaires genevois tentées par l'humanisme espérantiste en découvrant ces incontestables paroles !Non moins pertinente ensuite: l'attaque formulée par Charles-Albert contre le principe même d'une académie en matière de langue, qui le verra souvent défendre, non le "foutu baragouin" que stigmatisent les Français imbus d'on ne sait quelle "langue royale", avec l'appui hasardeux  d'un Céline, mais la langue incessamment revivifiée par l'usage du peuple incarnant "la vraie académie", si tant est que l'appellation de peuple ne soit point encore abâtardie...

    Sur quoi Cingria poursuit sur une ligne annonçant bonnement son ontologie poétique à venir, dont les termes et la profondeur signalent assez le génie de ce jeune érudit vagabond jamais inscrit à aucune faculté de philosophie: "Nous savons que l'idée générale des choses n'existe pas. Les choses seules existent.   Le verbe EST qu'emploie en pontifiant le célèbre professeur, est un mot instrumental - vanus flatus vocis - (littéralement: vide souffle de voix), il n'a de réalité que par les trois lettres qui le composent. Les choses sont indépendamment de nos classifications. Plus on devient savant, moins on voit clair dans la vie. Paris vu de la tour Eiffel n'est plus qu'un souvenir éloigné. Le tort des académiciens est de monter si haut que, lorsqu'ils redescendent, leurs yeux, pleins des altitudes, deviennent inhabiles aux petites choses qui seules existent.

    Charles-Albert reviendra souvent, et précisément au fil des pages de cette section Poétique, sur cette question des origines et de l'usage de la langue. Dans la Note verbale qui suit son petit pamphlet, il rappelle ainsi, contre le centralisme académique fauteur de nivellement par plate correction, comment un Canadien qui arrive en France "parle naturellement le français des Contes de Perrault", ou comment un Suisse romand, mais "pas un littérateur; un simple enfant du peuple", parle "naturellement mieux le français" qu'un "contribuable de l'actuelle France" parce que sa langue constitue un meilleur "intermédiaire palpable" avec le bas latin que le français académique ou journalistique...

    À la suite d'À propos de la langue espéranto dite langue universelle, qui compte une dizaine de pages, l'Appareil critique disposé en fin de volume propose dix autres pages (!) d'une Notice intitulée Langue ordinaire, langue littéraire , consacrée à ce pamphlet et signée R.M.

    Mais qui est donc R. M. ? Est-ce la fameuse Rita Morgenstern, cingriologue issue du peuple, justement, qui perpétue le culte de Charles-Albert dans les cafés de la Basse-Ville de Fribourg, arrosant ses cantilènes d'eau-de-vie à la vipère ?   Que non point: l'auteur de ces lignes n'est autre que le chercheur stipendié Rudolf Mahrer, membre de la brigade éditoriale, dont la contribution se donne dans l'expression la plus claire et la plus nourrie de bonne érudition. Ainsi R.M. rappelle-t-il les tenants et justifications possibles des langues artificielles en vogue au début du XXe siècle, longtemps après Descartes et Leibniz, et précise-t-il la position particulière de Charles-Albert, non sans lui prêter peut-être  trop de savoir théorique en une matière où l'intuition poétique le dispute à la citation érudite. Mais quelle réelle valeur ajoutée, pour une fois, par un docte ! Merci R.M. !

    Charles-Albert Cingria, Oeuvres complètes, tome V (Propos 1). L'Age d'Homme, 1095p.

     

  • Mémoire des objets

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    Il est certains livres auxquels on revient comme en certains lieux pompeusement dits aujourd'hui "de mémoire" ou tenant lieux de greniers universels et autres débarras -  de ce que les Madrilènes appellent le Rastro ou de ce que les Parisiens appellent les Puces, et telle est en partie l'Autobiographie des objets de François Bon, mais en partie seulement et à l'exclusion de toute nostalgie douceâtre puisque ce repérage personnel de choses évocatrices de dates et de faits balise un parcours personnel et familial, voire générationnel (pour parler encore le langage des temps qui courent), où se perçoit, dans le transit des objets et de la relation qui nous y a  attachés et continue parfois de le faire, l'évolution de tout un bout de siècle, de nos aïeux à nos enfants.

     

    Comme j'entends énormément de Proust ces jours. en écoutant l'intégrale enregistrée du Temps retrouvé modulé par les voix alternées de Michael Lonsdale (le plus moelleux), Denis Podyladès et André Dussolier, tout en peinturlurant mes cinquante variations sur le thème pseudo-kitsch du Cervin (le Matterhorn n'est un cliché que pour ceux qui n'ont qu'un passager regard nippon sur son immensité variée), j'apprécie les pauses de cette autre lecture, arrimée aux simples  choses de la vie, rompant avec la fluviale et parfois assommante prose proustienne.

    À tout coup en outre, alors que les souvenirs de Proust tendent parfois à nous phagocyter, les têtes de chapitres de l'Autobographie des objets relancent nos propres souvenances. Ainsi de Transistor ou de Dictionnaires,  de Photos de classe ou de Navigateurs solitaires - qui tout aussitôt fait surgir Alain Bombard d'une déferlante -, ou encore de Pattes d'eph ou de Premier livre, j'en passe en me rappelant juste au passage le Papelucho que nous lisait notre mère, ou Londubec et Poutillon, vers nos trois quatre ans...   

     

    Ce qu'il y a de poétique chez François Bon l'est sans le vouloir, répondant aussi bien au voeu d'un Ludwig Hohl quand celui-ci écrit:  "On ne doit pas être poétique en poésie; tel est le secret".

    Bon4.jpgFrançois Bon écrit par exemple ceci de la deux-chevaux: "Quatre roues sous un parapluie, c'était le projet de base de la deux-chevaux". Ce qui commence bien. C'est du lyrisme sans forcer. Continuant comme ça: "Dans les années soixante elle s'en éloigne, plus pimpante, les odeurs à l'intérieur sont toujours aussi réjouissantes, mêlant plastique, métal et tissu". Ensuite s'ajoutent de précises considérations techniques sur le véhicule par excellence de notre jeunesse, après le vélosolex, aboutissant au récit d'une équipée sans permis en ville que le père de l'auteur se retint de punir par une "terrible danse" puisque, garagiste et fils de, il était pour quelque chose dans les engouements mécaniques du bon fiston dont on constate à tous les coins de pages la passion respectueuse pour les objets de métier (sa première règle à calcul vaut son missel de première communion) ou de loisir (sa première guitare Yamaha).

     

    De fait, il ne faut pas oublier le principal , qui est que François Bon raconte un peu sa vie en racontant les objets, tout en nous incitant à nous remémorer  à tout moment la nôtre par le truchement de nos "objets transitionnels", comme le dirait à sa façon un divan freudien.. J'aurais ainsi un chapitre entier de mes Mémoires posthumes à consacrer à Brzydula (prononcer Bjidou-oua), la deux-chevaux de nos dix-huit ans avec laquelle, un ami et moi, nous avons sillonné la Pologne de 1966 où la chape communiste pesait encore lourd sur un peuple artiste à l'humeur légère dans les cabarets et les théâtres. Toute bleue était Brzydula, aussi bleue  que celle de ma bonne amie quand la vie nous a réunis. Puis vint la Diane qui n'avait plus le même charme, ni guère d'odeurs...

    Chacun (et dans chacun il y a chacune et chacuns) trouvera, dans la boîte à outils de François Bon, de quoi démonter et remonter quantité de souvenirs, comme l'évocation d'une petite poule mécanique ne manquera de rappeler tel oiseau articulé de fer-blanc battant des ailes ou tel pantin de bois polychrome plus ancien.

    François Bon cite aussi la revue en fascicules Tout l'Univers, qui nous a fait également voyager par l'imagination, comme les premières tournées de Connaissance du monde. En Suisse romande, nous avons eu droit à la formidable série des Albums N.P.C.K., produits par le conglomérat chocolaier Nestlé-Peter-Cailler-Kohler, sur les pages desquelles nous collions des vignettes obtenues par l'achat de produits desdites firmes.Or les collectons de ces albums,souvent liquidées par des mères impatientes de "faire de la place",valent aujourd'hui des sommes. Je garde précieusement mes exemplaires d'Oiseaux de tous pays et de La ronde des métiers...

     

    Question métier, François Bon en parle mieux qu'aucun écrivain français vivant (Simenon était Belge et il est mort), avec la piété filiale des fils de manuels et le sens "politique", aussi, d'un authentique homme de gauche. Le métier de vivre est aussi invoqué dans ces pages, dont la mention me rappelle aussitôt l'un des plus beaux recueils de la poésie italienne du XXe siècle, Travailler fatigue, de Cesare Pavese, à égale hauteur du Canzoniere d'Umberto Saba.

    Donc il faut revenir et revenir à cette Autobiographie des objets de François Bon, comme il faut revenir au Rastro de Ramon Gomez de La Serna (chez André Dimanche) ou aux écrits sur son enfance de Walter Benjamin, entre autres.

     

    À présent il suffirait de brancher un GPS pour rallier Saint-Michel-en-l'Herm ou Mirambeau, dont François Bon fait chanter les noms sans que je sache  diable où les situer sur la carte hexagonale. Cependant ce qui me réjouit, aussi, tient à cela que le recours au GPS n'exclut pas absolument l'égarement de ses usagers. Plusieurs de ceux-ci qui s'en sont crânement servis pour arriver à La Désirade, notre nid d'aigle préalpin, ne sont ainsi jamais arrivés jusqu'à nous à ce jour. Nous accordons une tendre pensée à leurs os blanchissant dans les pierriers...

     

    François Bon Autobiographie des objets. Editions du Seuil. 244p.      

     

     

  • Poétique

    Cingria18.jpgVariations cingriesques (9)

    L'intitulé, Poétique, de la deuxième section de ces Propos pourrait annoncer une belle théorie de l'art poétique à la magistrale manière de Goethe, mais il n'en est rien: pas plus qu'il ne poétise, au petit sens, Charles-Albert ne théorise dans les grandes largeurs plus ou moins académiques. À vrai dire l'essentiel de sa poétique est infuse, ou plus exactement vécue dans sa pratique de la langue. Cela ne l'empêche pas, au demeurant, de moduler une réflexion continue sur l'écriture poétique dont la formule presque rebattue cristallise pourtant de la plus étincelante façon: "L'écriture est un art d'oiseleur et les mots sont en cage, avec des ouvertures sur l'infini". De son essai sur Pétrarque à ses innombrables propos, publiés ou non, Charles-Albert n'en finit pas de redéfinir "sur l'objet" ce qu'est pour lui la mise en acte poétique de l'être.

    Dans sa présentation diversement inspirée, où elle propose  quelques formulations des plus heureuses, à côté de développements bien plus discutables, Maryke de Courten croit entrevoir quatre lignes de force traversant ces éléments éclatés d'une poétique, dont la première serait la propension de Charles-Albert à l'improvisation, à l'enseigne d'une sorte d'esthétique du primesaut, par opposition à une discipline de composition plus austère, mais ça se discute.

    D'abord parce que l'improvisation n'a rien de ce qu'on pourrait croire un jaillissement spontané en somme naturel, comparable à un mot d'enfant ou à une vanne de comptoir. L'improvisation, chez Cingria, vient en effet de loin. C'est un précipité qu'on pourrait comparer à l'unique trait de pinceau du calligraphe chinois, résultant d'un long apprentissage et d'une patiente préparation. Dès ses premières lettres d'Italie ou d'Afrique du nord à ses amis, Charles-Albert manifeste certes  un don pour ce qui semble en effet une improvisation verbale débridée et primesautière, mais qui traduit à la fois un réel effort de composition. Comme chez Céline, le naturel de Charles-Albert est des plus ciselés. Il procède d'un travail, donc d'une forme de composition qui va de pair avec ce qui semble donné d'un jet.

    Maryke de Courten illustre, ensuite, le rejet du genre romanesque par Cingria, qui fait mine de fourrer dans un seul sac - dans une lettre à Claudel de 1925 -, Proust et Morand entre autres romanciers, comme si le genre romanesque congelait la vie dans une forme trop empesée ou conventionnelle, "bourgeoise" en un mot.         Cependant,  comme il en va de son rejet du moderne "voulu moderne", il faut le prendre en se rappelant les limites qu'il s'est lui-même données ou que son type de talent lui a fixées. Un écrivain raille souvent ce qui lui manque, comme pour se justifier. Or le rejet de Cingria est le fait d'un écrivain marginal qui sait sa qualité, énervé par les convenances ou les engouements d'un certain milieu littéraire, dont il se sent tenu à l'écart. On sait, à ce propos, que divers pontes de la N.R.F., où Jean Paulhan l'avait introduit et le défendait mordicus, avaient son écriture et son personnage en petite estime, tels un Gide ou un Drieu La Rochelle. Ceci expliquant en partie cela. Comme son compère Léautaud, Cingria se sent peu fait pour les embrouilles psychologiques du roman ordinaire, aussi le rejette-t-il en bloc. Cela n'en fait pas un critique bien sérieux du genre romanesque pour autant. Lorsque le jeune Léautaud parle de Proust, il radote. Quant à Charles-Albert, c'est plutôt les proustolâtres ou les joyçomanes qu'il persifle.

    Ramuz.jpgCe qu'il dit de Ramuz, romancier et poète-essayiste de génie, sur lequel il écrit de fortes pages, vise le plus souvent le Ramuz selon lui essentiel, relativement au sourcier d'une nouvelle langue, une perception du monde dont le tellurisme n'est pas loin du sien, à un chantre de la vie élémentaire comme il l'est lui-même à son originale façon.

    Le fait est que le roman de l'époque, la psychologie enchevêtrée des candidats au Goncourt, la ronde des amours, les maux de coeur de la duchesse ou de la mercière, les séances de flagellation de Monsieur de Charlus ou les menées unanimistes des personnages de Jules Romains, ne sauraient passionner Charles-Albert. À la "lettre à a petite cousine" que représente le roman selon Céline, Cingria oppose juste un bref "merci et merde".

    Mais est-ce la faute du roman, et Cingria préfigure-t-il vraiment, comme le prétend notre pieuse présentatrice, une ère littéraire nouvelle où, après le Nouveau Roman, la prose narrative s'ébattra plus librement loin des conventions  du genre romanesque, comme chez un Pierre Michon par exemple ?

    L'argumentation, convoquant la poétique romanesque de Milan Kundera dans la foulée, me paraît une acrobatie de prof de lettres un peu trop prompte à prendre les foucades passagères de Cingria au pied de la lettre. Dans sa lettre à Claudel de juillet 1925, Charles-Albert évoque "toute cette défécation incolore des Valéry, Morand, Proust, Giraudoux, Delteil", autrement dit les écrivains les moins "incolores" de l'époque ! Et notre commentatrice de relever sans malice: "Cingria exprime, avec moins de violence mais autant de conviction qu'Antonin Artaud, le lien indissoluble du corps et de la pensée". Comme si Proust, Morand, et l'hyper-sensuel Joseph Delteil n'incarnaient pas, précisément, une littérature à tout moment à l'écoute du corps, du désir et des fantasmagories variées, modulée par des écritures merveilleusement sensibles et physiques ! Proust "incolore", ces écrivains taxés de "grisaille" et de coupeurs de cheveux en quatre par notre cingriomane. On croit rêver !

    Maryke de Courten est mieux inspirée quand elle contaste que la poésie selon Cingria tend à affirmer "une éclatante présence de l'être dans la cosmos", mais elle s'égare étrangement quand elle prétend que Cingria se "moque éperdument" de ce qu'on appelle l'art d'écrire. Il en a au contraire le plus grand souci, fût-ce de manière non conventionnelle.

    Pire: quand la présentatrice, après avoir posé Cingria "en avance sur son temps", voit en lui le garant d'une sorte d'humanisme, avant de nous servir cette admirable platitude: "Les récits de ses pérégrinations dénotent une heureuse frénésie, qui fait sens parce qu'elle est de l'homme pour l'homme".

    À trop vouloir situer Charles-Albert Cingria dans un "contexte historico-social", sans dégager le vrai noyau de son oeuvre, qui relève d'une ontologie poétique clairement exprimée dans force textes (à commencer par Le Canal exutoire, véritable manifeste d'un art poétique chanté), l'on risque de le ramener à des formules-bateau au goût du jour en invoquant la désormais inévitable "posture" ("La posture est celle du témoignage circonstanciel" !!!), le rapport avec le lecteur, la fin de l'humanisme ("Cingria sonne le glas" !!!) et autres bourdes dont Charles-Albert, autant que des Grands Evénemnts de l'Actualité, se "foutait complètement".

    Bref, on sait un gré considérable à Maryke de Courten et à toute l'équipe pour le précieux travail d'annotation enrichissant cette édition critique d'innombrables renseignements utiles, mais voyons plutôt comment l'oiseleur échappe à la cage des gloses...    

     

     Cingria07.jpgCharles-Albert Cingria. Oeuvres complètes,Volume 5 (Propos 1). L'Âge d'Homme, 1095p. 

     

     

  • L'"isme" en question

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    Variations cingriesques (8)

     

    "Tout ce qui est en isme d'ailleurs nous est suspect", déclarait Charles-Albert dans sa causerie de 1953 intitulée Retour et volte-face, visant au premier chef "le plus récent de ces ismes et assurément le plus détestable - le plus excrémentiel - qu'est l'existentialisme".

    Trente ans plus tôt, Cingria vitupérait le nordisme, incluant plus ou moins le naturisme et le futurisme, l'ésotérisme et le modernisme "voulu moderne" ou le surréalisme autant qu'un certain néo-romantisme et j'en passe.

    Or tout cela est à prendre avec un grain de sel, surtout en 1953 où Cingria s'en prend aussi à la résurgence du maurassisme qu'il a loué en sa vingtaine. Dans le texte Occidentalisme déjà, datant de 1936, on le voit ainsi s'exclamer: "Il y en a trop dans la jeunesse maintenant de ces néo-réactionnaires tard arrivés - il faut appeler cela un petit barrésisme à l'usage bourgeois - pour qui "occidentalisme", dans le domaine de l'art, équivaut au pompiérisme textuel d'autrefois".

    La diatribe a de quoi faire sourire aujourd'hui que, dans la même resucée idéologique, s'affirme  une certaine droite littéraire nostalgique et criseuse qui se réclame (notamment) d'un Léon Bloy et autres foudres de réaction plus ou moins intégristes.

    Dans les années 20 du siècle dernier, le romancier-poète agnostique Ramuz fut le premier, face aux étripées verbales (et parfois physiques, avec gifles et coups de cannes) de ses jeunes camarades lettrés - tels les frères Cingria plutôt Action française contre l'helvétiste Gonzague de Reynold -, à leur rappeler cette chose essentielle: à savoir que l'idéologie, qui prétend fonder ses jugements sur la plus grande rigueur (on dirait aujourd'hui scientifique, comble de la bouffonnerie), repose en réalité sur un fonds beaucoup plus vague et vaseux que celui des intuitions poétiques et de la connaissance d'art.

    La vraie poésie est un laser, qui éclaire la communion des esprits alors que l'idéologie les grippe et les crispe avant de les séparer. Voyez, disait Ramuz à ses amis, combien la pénétration sensible des oeuvres vous rapproche et vous solidarise, alors que vos convictions plaquées vous butent et vous séparent, chacun persuadé de détenir la Vérité.

    Or on voit bien, avec le recul, ce que Cingria décriait dans le "détestable" existentialisme: bien plus que la doctrine sartrienne, qu'il ne devait guère connaître, que la mode intellectuelle du moment, nouvel avatar du  "nordisme" en somme.  

     "Ce qu'il faut dire surtout c'est que l'ÊTRE domine l'existence, et si nous relisons le vieux précepte péripatéticien: l'existence est l'actuation, c'est à savoir la mise en acte de l'être (existentia est actuatio existentiae) nous avons les plus grandes chances d'être dans le vrai.

    Cela fait-il de Charles-Albert un sectateur avéré de l'aristotélisme, autant qu'il y a chez lui son lot de thomisme ? Certes, et tant d'autres choses...

     

    Le fâcheux avec l'"isme", qui distingue nettement aujourd'hui, par exemple, l'islamisme de toute une tradition de pensée et de culture débordant la seule idéologie, c'est qu'il procède par réduction et radicalisation, comme toute forme de fondamentalisme. Le christianisme est un "isme", mais il est englobant et ouvert, tandis que l'intégrisme se claquemure.

    Or ce qui est intéressant, dans les Propos de Charles-Albert Cingria égrenés d'une décennie à l'autre, se recoupant et se complétant, mais parfois aussi se contredisant par ajout ou précision, c'est justement cet ajustement progressif se modifiant avec la modification des objets et des mentalités.

     

    Je me rappelle avoir approché, autour de mes 25 ans, l'écrivain Lucien Rebatet, considéré comme un affreux fasciste et revendiquant d'ailleurs cette appellation - mais il avait écrit Les Deux étendards, magnifique roman absolument irréductible à telle idéologie -, et qui me dit comme ça que, s'il avait eu mon âge, il eût été maoïste. Pas mal d'intellectuels de son époque, au demeurant, ont changé d"'isme" sur leur parcours, d'un extrême à l'autre et dans les deux sens.

    Quant à Charles-Albert, c'est essentiellement en poète universaliste qu'il faut l'aborder, dans l'esprit de son ami Ramuz, sans accorder trop d'importance à sa méfiance proclamée de "tout ce qui est en isme".

    En poète attentif au caractère essentiellement composite de la réalité, passée ou présente, Cingria déjoue, par son écriture même toute forme de réduction simpliste à quoi tout "isme" idéologique aboutit.   

    On constate, dans cette première section des Propos, intitulée Esthétique, que Charles-Albert ferraille à tout moment contre les "esthétismes" de son temps. Ile fait au nom d'un certain atticisme critique ressortissant à la fois à sa fibre antique et n'excluant pas un certain baroquisme de l'expression, frotté souvent de lyrisme et parfois même de mysticisme, non sans humorisme...  

     

    Charles-Albert Cingria. Oeuvres complètes,Volume 5 (Propos 1). L'Âge d'Homme, 1095p. 

     

     

  • A chiens et à chats

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    Aperçu de zoophilie littéraire
    L’excellent Paul Léautaud, qui eut dans sa vie plus de deux cents chiens et trois cents chats (pas tous en même temps), raconte l’histoire du chien que son mauvais maître avait décidé de noyer dans la Seine, et qui l’y jeta donc une première fois, puis une deuxième après que l’animal en eut réchappé, enfin une troisième et si violemment que l’imbécile tomba à l’eau, d’où son chien le ramena. Certifiée véridique, l’anecdote ne manquera pas de conforter les tenants du chien en rappelant cette évidence: que s’il n’y a pas de chats policiers (ce qui gratifie le félidé d’une supériorité aux yeux d’un Jean Cocteau), il n’y a point non plus de chats d’aveugles ou de chats d’avalanche...

    Par delà les chamailleries plus ou moins sectaires, et souvent sigificatives d’ailleurs, opposant les amateurs de chats (Baudelaire et Patricia Highsmith en tête) à ceux des chiens  (de Thomas Mann à Cendrars), c’est un aperçu beaucoup plus vaste et divers de la permanence et de l’intérêt du thème que nous propose cet ouvrage richement illustré.
    L’intérêt de celui-ci tient d’abord aux essais plus ou moins savants qu’il rassemble, telle l’approche de la fonction des chats dans les romans policiers, par Renate Böschenstein, ou l’analyse très fine de «l’univers de l’artiste entre culture et nature» de Felix Philip Ingold, les approches ethnologiques de Juttna  Buchner-Fuhs ou le retour sur image de Jean Starobinski interrogeant le contenu polysémique de la figure du chat selon  Baudelaire, à la fois poète-amoureux sédentaire et savant concentré comme une pile atomique...

    Par ailleurs, l’ouvrage est enrichi de nombreux inédits, où une vingtaine d’auteurs suisse vivants se livrent avec plus ou moins d’originalité. Urs Widmer y révèle aussitôt un net préjugé antichien,tandis que Grytzko Mascioni sauve l’honneur canin en se disant plutôt «meilleur ami du chien», pour nous rappeler aussi que la supposée familiarité de l’animal recèle autant de mystère et de vertige dans sa présence que celle du chat.
     «Le chat et le chien, dans la littérature européenne et américaine, ont des arbres généalogiques très imposants», note Thomas Feitknecht dans son introduction à Chats et chiens littéraires, rappelant la mémoire fidèle du vieux chien d’Argos, dans L’Odyssée d’Homère, «le seul à reconnaître son maître de retour de ses errances», la fondation par Cervantès de la lignée des chiens qui parlent, l’apparition du Chat botté à la fin du XVIIe siècle ou le personnage inoubliable créé par E.T.A. Hoffmann avec son chat Murr.
    Qu’il soit considéré comme un faire-valoir plus ou moins flatteur de l’artiste  ou comme le symbole d’une énigme métaphysique (le chat d’Etienne Barilier, dans Enfin, est une métaphore de l’inconnaissable, de l’inatteignable, de l’absolu ou de la mort), le compagnon animal est aussi intéressant par sa fonction de reflet existentiel ou esthétique, que par les échappées qu’il ménage vers la fiction et l’imaginaire.
    De la plus triviale aspiration à créer la race supérieure du chien allemand sélectionnée dès la fin du XIXe siècle (nul hasard si le préféré d’Adolf Hitler n’est pas le bichon maltais) à l’imagination d’une nouvelle civilisation où les hommes s’en remettraient à la sagesse de leur meilleur ami, comme dans le fameux roman de science fiction de Clifford Simak intitulé Demain les chiens, en passant par les relations à la fois affectives et riches d’enseignements éthologiques qu’un Konrad Lorenz entretenait avec sa petite chienne Stasi (!), le thème peut se décliner dans tous les domaines et sur tous les tons, et nul doute que chatte ni chienne ne sauront reconnaître tous leurs petits «clonés» dans l’immémorial encrier humain...
    Chiens et chats littéraires. Editions Zoé et Office fédéral de la culture, 345p. Nombreuses illustrations.

    Colette et ses chats; Cendrars et Wagon-Lit; Léautaud et Mademoiselle Barbette; JLK et son scottish Fellow
     

  • Par delà les feux de l'envie

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    À propos de Proust contre Cocteau, de Claude Arnaud.

     

    La surabondante jactance critique encombre les rivages de l'océanique Recherche du temps perdu de Marcel Proust, mais il vaut la peine, et c'est un vif plaisir, de lire le récent Proust contre Cocteau de Claude Arnaud, très éclairante approche d'une rivalité littéraire d'abord ancrée dans la vie affective et mondaine des deux écrivains, illustrant mieux qu'aucune autre la question du mimétisme tantôt destructeur et tantôt bénéfique qu'un René Girard a démêlée dans son magistral Mensonge romantique et vérité romanesque, notamment.  

    Arnaud01.jpgPeu d'écrivains directement contemporains, juste décalés par vingt ans d'âge, se sont autant fascinés l'un l'autre, aimés et jalousés que Marcel Proust et Jean Cocteau. "Très peu établirent une relation aussi riche en enjeux affectifs, intellectuels et sensibles", précise Claude Arnaud. "Tel un frère élevé une génération plus tôt, Proust montra d'emblée une grande admiration pour ce cadet si précoce. Il aima d'un amour impossible Cocteau, lequel manifestait, à vingt ans déjà, le brio, l'aisance et la facilité qui lui manquaient encore, adulte".

    À un siècle de distance, et même si Jean Cocteau a rejoint Proust dans La Pléiade, l'on pourrait croire que le rapprochement de l'immense romancier et de l'Arlequin poète relève de la curiosité littéraire ou de la mondanité. Or il n'en est rien. Ainsi, lorsque Claude Arnaud souhaite à son lecteur la "bienvenue dans les abysses", n'exagère-t-il aucunement.

    Proust.jpgAux abysses humains de Proust, pour commencer, c'est en effet un monstre à la fois effrayant et touchant qu'on va retrouver: un "insecte atroce", comme le disait de lui son jeune ami Lucien Daudet, pour mettre en garde Cocteau.

    Balayant tranquillement diverses interprétations anciennes ou récentes, Claude Arnaud présente le petit Marcel en "éternel nourrisson" qui, au sens plein du terme, n'aima que sa mère et ne fut aimé que d'elle. Malgré le sain souci de son père hygiéniste, Marcel revient indéfiniment dans le giron maternel, "fils abusif qui empêcha sa mère de cesser de le couver". Adolescent, Proust s'arrachera certes à sa famille, mais pour mieux retrouver ce modèle affectif indépassable dont il accablera ses amis avec tous les chantages de sa "sensibilité asphyxiante" et de sa "gentillesse collante" de tyran se jugeant lui-même impossible...

    Face à cette sangsue à "regard de gazelle" et "sourire las", le jeune Cocteau fait figure d'elfe, né dans une famille bien plus ouverte au monde moderne que les Proust-Weil et formant avec sa mère - après le suicide du père dans le lit conjugal alors que son fils n'avait que huit ans - un drôle de couple oedipien, charmant en ville et plus étouffant à la maison. Les dons exceptionnel de Jean lui permettront d'en sortir à sa façon, avant de souffrir autant sinon plus que Marcel "en réalité".

    La rencontre des deux singuliers personnage date du tournant des année 1909-1910, donc au moment où Proust esquisse son grand oeuvre. Au milieu de francs fous rires, la tortue Marcel observe et envie le lièvre Cocteau: c'est que Jean va déjà partout alors que lui-même se replie dans sa boîte de liège. Cocteau fait ami-ami avec Anna de Noailles qui le traite en égal, et pire: il est reçu par la terrible comtesse Laure de Chevigné, née Sade, que Proust rêve de rencontrer et qui le snobe et le vilipendera en se retrouvant dans la Recherche sous les traits d'une certaine Oriane de Guermantes.

    Cocteau03.jpgTandis que Cocteau brille et folâtre, Proust sait déjà que pour lui ce qui lui reste de vie reviendra à "sacrifier son être réel, s'il veut se reconstruire par écrit". Dans la foulée, sa fascination pour Cocteau se transformera peu à peu en observation plus froide (dont il tirera le personnage assez secondaire qu'on sait dans la Recherche, surnommé "dans-les-choux"), voire en réprobation. Sans se brouiller jamais tout à fait, les deux écrivains vivront cette relation tissée de non-dits (sans compter les lettres volées à Cocteau) mais le cadet sera le premier vrai lecteur de Proust, plus lucide que le cher Gide et bien mal récompensé par la smala Gallimard. D'une certaine manière, Proust "tuera" symboliquement Cocteau, en le cannibalisant littérairement, avant de lui damer le pion socialement parlant dès son triomphe parisien et bientôt international.

    L'histoire de cette rivalité, magnifiquement documentée et racontée par Claude Arnaud, illustre aussi bien la relation sublimée, dépassant les feux de l'envie, que René Girard appelle la médiation externe, à laquelle Proust lui-même donne le meilleur commentaire: "Par l'art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n'est pas le même que le nôtre, et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu'il peut y avoir dans la lune. Grâce à l'art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous voyons le monde se démultiplier, et, autant qu'il y a d'artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent à l'infini, et, bien des siècles après que s'est éteint le foyer dont il émanait, qu'il s'appelât Rembrandt ou Vermeer, nous envoient encore leur rayon spécial".

    Comme le montre aussi Claude Arnaud, l'auteur de La difficulté d'être, qui a probablement plus aimé "en réalité" que Proust en ses fantasmagoriques projections de souffreteux, est devenu plus grand de ne pas être aimé tout à fait en retour (à commencer par Radiguet) et de se voir snobé ou décrié littérairement en dépit de sa mue profonde. À juste titre, le biographe de Cocteau se dit lui-même plus libre, en tant qu'écrivain, dans la fréquentation littéraire de celui-ci que dans le flux à la fois envoûtant et paralysant, sinon vampirique, de la prose proustienne.

    Mais là encore, excluant par ailleurs la comparaison de deux oeuvres de dimensions inégales, la mise à distance de la médiation externe permet de rendre à toutes deux  l'admiration bien proportionnée qu'elles méritent, faisant leurs abysses respectifs plus habitables...

    Claude Arnaud. Proust contre Cocteau. Grasset, 202p.   

    Pour mémoire: René Girard. Mensonge romantique et vérité romanesque. in De la violence à la divinité. Grasset, 1487p.

     

  • Double révélation

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    En lisant Le nègre factice de Flannery O'Connor

    Quand il se réveillece matin bien avant l'aube, dans la lumière lunaire qui lui montre son propre reflet, dans le miroir, comme celui d'un jeune homme, alors qu'il se figure incarner la sagesse d'un Virgile prêt à conduire Dante aux enfers, Mister Head pense aussitôt à la mission morale qu'il s'est assignée ce jour, consistant à donner une bonne leçon à son petit-fils Nelson, dix ans et fort insolent, en  lui montrant quel enfer est la ville et en lui faisant voir, par la même occasion, ses premiers nègres.  De leur trou de province qui en a été épuré, ils gagneront donc la ville par le train qui, tout à l'heure, ne s'arrêtera que pour eux. Quant à Nelson, il est à vrai dire impatient de retrouver Atlanta où il se flatte d'être né, alors qu'il n'a connu la ville qu'en très bas âge, avant la mort de sa mère. Ce qui est sûr, c'est que son grand-père l'énerve, qui prétend le chaperonner et lui rappelle à tout moment qu'il ne sait rien. Et pourtant : "Grand-père et petit-fils se ressemblaient assez pour être frères, et même frère d'âge assez voisin: à la lumière du jour, Mr Head avait un air de jeunesse, tandis que le visage de l'enfant semblait vieux, comme s'il avait déjà tout appris et ne fût pas fâché de tout oublier". Cette balance incertaine des âges va d'ailleurs se trouver modulée d'une façon saisissante au cours de cette nouvelle de vingt pages marquée par une double révélation, pour l'enfant autant que pour le vieil homme.

    Les thèmes de l'égarement et de la perdition, de l'édification morale volontariste conventionnelle et de son retournement, sont au coeur du Nègre factice, qui aborde aussi frontalement la question de l'exclusion raciale.

    Dès le voyage en train du sexagénaire et de son protégé, celle-ci s'exprime dans un bref dialogue suivant le passage, dans le couloir, d'un Noir imposant, suivi de deux femmes également bien mises.

    "Qu'est-ce que c'était ?", demande alors son grand-père à Nelson. Et celui-ci: "Un homme", avec le regard indigné de qui en a assez d'être pris pour un imbécile. Et le vieux: "Quelle espèce d'homme ?". Et le gosse: "Un gros homme". Alors le vieux: "Tu ne sais pas de quelle espèce ?" Et Nelson: "Un vieil homme". Ce qui fait le grand-père lancer à leur voisin "C'est son premier nègre"...

    La relation des deux personnages va cependant se transformer jusqu'à s'inverser complètement, durant la journée qu'ils passent à Atlanta, après que le vieil homme aura perdu ses repères et se sera égaré avec l'enfant dans un quartier nègre. En chemin, alors que le gosse reste fasciné par le spectacle de la grande ville, il tente bien de lui en suggérer la monstruosité infernale en lui faisant humer la puanteur montée d'une bouche d'égout, mais le garçon finit par lui répondre. "Oui, mais on n'est pas forcé de s'approcher des trous" et de conclure: "C'est d'ici que je viens". Une scène, ensuite, scandalise le vieux, quand le gosse demande leur chemin à une grosse négresse en robe rose, dont le corps l'attire soudain maternellement et qui lui indique le chemin avant de lui donner du "p'tit lapin".

    Ensuite, il suffira que le gosse fourbu s'endorme sur le trottoir, que le vieux s'éloigne pour le mettre à l'épreuve à son éveil, que l'enfant affolé parte comme un fou et renverse une vieille femme sur la rue, que tout un attroupement crie au "délinquant juvénile" et que le grand-père, lâchement, se débine en affirmant qu'il ne connaît pas ce garçon, pour faire de cette errance un récit évangélique du reniement, perçu par Nelson dans toute sa gravité jusqu'à lui offrir sa première occasion d'accorder son pardon à quelqu'un. Quant à Mr Head, il découvre, avec la réprobation absolue chargeant le regard de son petit-fils, ce que c'est que "l'homme sans rédemption", jusqu'au moment où, devant un nègre en plâtre penché au-dessus d'une clôture, dans le quartier blanc qu'ils traversent, les fait se retrouver après l'exclamation du vieux: "Ils n'en ont pas assez de vrais ici. Il leur en faut un factice".

    La scène a quelque chose de Bernanos ou de Dostoïevski: "Mr Head avait l'air d'un très vieil enfant et Nelson d'un vieillard miniature". Alors le retour à la maison des deux voyageurs leur sera possible. Leur arrivée sous la même lune que le matin est d'une égale magie: "Mr Head s'arrêta, garda le silence et sentit à nouveau l'effet de la Miséricorde, mais il comprit cette fois qu'aucun mot au monde n'était capable de le traduire. Il comprit qu'elle surgissait de l'angoisse qui n'est refusée à aucun homme et qui est donnée, sous d'étranges formes, aux enfants.  

    Explicitement chrétienne par son inspiration et son langage, surtout dans sa conclusion, cette extraordinaire nouvelle, l'une des plus belles du recueil intitulé Les braves gens ne courent pas les rues, déborde infiniment de ce qu'on pourrait dire une littérature édifiante. La filiation catholique est évidemment essentielle chez Flannery O'Connor, et les allusions à la grâce et à la miséricorde relient la nouvelle à cette filiation théologique, mais l'histoire de Mr Head et de Nelson, comme toutes les histoires de cette grande poétesse du mal et de la douleur, ressortit à la Littérature de toujours et de partout dont aucune secte philosophique ou religieuse n'aura jamais l'apanage.

    Flannery O'Connor. Le nègre factice. In Oeuvres complètes (pp.258-279). Gallimard, collection Quarto, 1229p.    

     

               

     

  • Ceux qui se relookent

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    Celui qui se fait un masque de plongée sociale /  Celle qui lance le lipstick fuchsia à stylo assorti /  Ceux qui boostent le revitalisant facial aux hormones biodégradables / Celui qui épile les naseaux écumants de la cheffe de projet / Celle qui se grime genre Meurtre-et-Moselle / Ceux qui se paient la tête du monte-en-l'air écervelé / Celui qui se prétend absolument agnostique en admettant qu'on ne sait pas tout /Celle qui trouve le nouveau papier peint de Jean-Patrick limite déprimant / Ceux qui apprennent la mort du Chef pendant leur Think tank qui ne sera donc pas suivi par l'ordinaire partie de squash / Celui qui s'est fait corriger le profil style Apollon du Belvédère hélas sans la patine des ans chantée par Elie Faure / Celle qui ne sourit jamais aux Japonais qu'à demi  comme la Joconde en somme / Ceux qui avaient les dents du bonheur avant ce dentier de malheur / Celui qu'on a nommé aux RH pour sa ressemblance avec Rock Hudson dont il partage d'ailleurs les moeurs mais ça reste entre nous / Celle qui a choisi les enceintes à 50 watts pour son nouveau soutif stéréo / Ceux qu'on dit faits à la ressemblance de Dieu mais leur lifting reste conseillé par certains croyants de leur connaissance /Celui qui vous dit en face tout ce qu'il pense de votre profil Facebook / Celle qui n'a pas besoin de vous rappeler qu'elle est un nez de chez Guerlain vu que sa seule vue vous met au parfum / Ceux qui voient encore rouge malgré leurs bleus / Celui dont le bec-de-lièvre émeut les tortues de la haute / Celle qui estime que le visage reflète la spiritualité de l'âme du sujet comme l'illustre celui d'un DSK / Ceux qui disent tout en souriant dans leurs rides / Celui qui se croit beau alors qu'il est juste joli / Celle qu'on dit un joli parti sans vouloir la vexer / Ceux qui prônent la burqa pour toute beauté risquant de distraire le croyant mâle de la contemplation du Barbu barbon à bajoues et babines, etc.