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  • Ceux qui glandent

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    Celui qui se tourne les pouces la moitié du temps dans la Salle de Marché de sa Banque d’affaires (la Crise est passée) et ne fout rien le reste du temps / Celle qui épie son voisin juste séparé d’un canon en espérant qu’il la remarque par la fenêtre entrouverte de sa salle d’eau (elle trouve super de penser « salle d’eau ») avant la prochaine fashion victim / Ceux qui se disent à la masse sur Facebook pendant qu’ils font des heures sup de repos mais ça c top hush / Celui qui se prétend à Courchevel alors qu’il est juste à court de liquide / Celle qui dit à Jean-Patrick qu’elle va se lancer dans la déconstruction sans se douter que ce truc est déjà plus ou moins vintage comme l’objecte son boy friend par ailleurs incapable de lui préciser si Derrida est plus cool que Lacan / Ceux qui téléphonent aux femmes de rupins du quartier des Oiseaux pour leur reprocher leur parasitisme social au nom des principes élémentaires d’égalité qui n’ont rien à voir avec Dieu sait quelle jalousie de bas étage en tout cas en ce qui les concerne / Celui qui a compris que le meilleur endroit du jardin public se situait tout près de la Buvette du Kurde dont l’ensoleillement permettait de stationner presque tout l’après midi à équidistance de la bière et des lycéennes préférant parfois les requérants interdits de travail aux frimeurs séchant les cours de Droit / Celle qui n’ose pas dire à ses camarades de fac qu’elle rêve de sentir sur sa peau de pêche la paluche du Kurde encore luisante de graisse d’agneau / Ceux qui ont toute une théorie sur le droit de ne rien faire tout en se disant qu’ils n’ont pas à se justifier dans une société qui ne les laissera pas de toute façon s’épanouir au niveau spirituel / Celui qui a tergiversé toute la semaine avant de se décider à payer un nouveau piercing à Léa / Celle qui peut passer des heures à la porte du Florida en attendant de rencontrer le beau Fabio par hasard alors qu’il est sorti par la porte de derrière pour dealer avec son cousin Dario / Ceux qui taxent d’improductifs les blaireaux qui n’ont pas compris qu’on peut multiplier le dinar comme les pains de Jésus avec de cette farine bien blanche qui se coupe facile, etc.

  • Ceux qui traversent la Volodina

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    Celui qui apprend en rêve qui sera le Roi des Rues / Celle qui sait la profondeur Du Puits / Ceux qui cartographient les désirs secrets / Celui qui selle le Grand Palindrome / Celle que le désamour fait se replier dans les orbes de la rêverie sans céder pour autant au dépit morne / Ceux qui mangent des livres sans être moines pour autant / Celui qui revêt le scaphandre à conférences lacustres / Celle qui arbore la mine antipersonnelle de la vierge ressentimentale / Ceux qui se méfient des purs du quartier de Bourgeoise Vertu / Celui qu’indigne la pratique de la Loterie à soins urgents / Celle qui connaît le dédale de traboules conduisant aux retraits des étages affectifs / Ceux qui se font masser le cœur par les chamanes sans mains / Celui qui reste réservé à l’approche des anges / Celle qui fréquente les géopsychologues aux pectoraux développés de choristes familiers des archétypes / Ceux qui ont dans les doigts la force de l’anaconda / Celui qui tire sa gaîté d’un bain matutinal dans la partie de la Volodina non contaminée par les pensées ethnocides / Celui qui a toujours pactisé avec les amis de ceux qui se disaient ses ennemis / Celle que l’opinion publique a vainement tenté d’éloigner du Roi des Rues et de sa garde rapprochée de Libres Danseurs / Ceux qui rappellent à l’enfant le conseil du Peintre de fermer les yeux s’il veut voir la mer / Celui qui sait d’expérience que toute honte bue délivre de l’ivresse de se flageller / Celle qui rôde sous les murs de la maison des fous en fixant le cordon de fil Bickford comme elle l’a appris en revoyant plusieurs fois Le Pont de la rivière Kwaï / Ceux qui tirent quelque orgueil pardonnable du fait qu’ils ont ramené le stock utile de pains de plastic d’un lieu secret sis par delà la Volodina / Celui qui rêve qu’explose la maison des fous sans être sûr de se réveiller pour en fuir avec la Volpina qui ne dort jamais que d’un œil sous sa frange de renarde / Celle qui s’impatiente de sentir bouger en elle le Saillant du poète / Ceux qui font une distinction fondamentale entre une virée le long du canal aux ordures et la revitalisante balade sur les rives de la Volodina qui virent tant d’imprudents piétistes tomber sous les balles des snipers des deux bords / Celui qui estime gagner au change en négociant ses dernières dame-jeannes de bière salée contre une seule plume Sheaffer à bec oblique / Celle qui accompagne les déplacements de la Cité Ambulante au titre de cheffe de succion des humeurs délétères / Celui qui prescrit l’ingestion quotidienne de pages de L’Invention des autres jours aux citoyens en déficit de Gai Trobar (joyeuse improvisation, NDLR) / Ceux qui s’agenouillent en silence devant l’ossuaire des moineaux dont ils se serviront pour fabriquer, au moyen des plus fins osselets, des lunettes à mieux voir ce qui est et des éventails pour assistants de clavecinistes, etc.

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    (Cette liste a été établie en marge de la lecture d’Invention des autres jours, saisissante rêverie poétique de Jean- Daniel Dupuy, parue le 1er mai 2009 aux étditions Attila, avec des dessins piranésiens de Georges Boulard. Fascinant dès le premier regard, ce kaléidoscope onirique et néocritique vaut ensuite d'être lu très attentivement et très annoté dans ses marges spacieuses par le lecteur voyageur en quête de merveilles métasophiques, de topologie affective et d'ethnoscopie pluridirectionnelle)

  • La geste des enfants perdus

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    À propos du premier roman de Sacha Sperling, Mes illusions donnent sur la cour.

    Par Matthieu RUF

    « A quatorze ans, on aime les tortures psychologiques. » Lucide, le narrateur de Mes illusions donnent sur la cour ne nous épargne rien. Il détaille sa vie de fils de riche, qui veut devenir adulte trop tôt, dans un Paris petit-bourgeois où règne le formatage. Un Paris nocturne, où à quatorze ans les filles en soutien-gorge, les garçons défoncés à la coke parlent comme des fantômes, baisent comme des robots.
    A dix-huit ans, Sacha Sperling fait preuve d’une patte d’écrivain étonnante de maîtrise et de cohérence. Malgré la lourdeur de certaines des sentences qui façonnent son style parfois télégraphique, le texte est tenu, lancé au lecteur comme en un seul geste de détresse et de fol espoir mélangés. Il est aussi construit comme une geste, celle, ironique, des exploits d’enfants perdus, orphelins de repères et d’autorité pour les guider. L’éternelle histoire des ados qui croient jouer avec le feu, sans se rendre compte qu’ils y impliquent leurs sentiments, viscéralement.
    Dans le train le ramenant des mornes vacances familiales, Sacha Winter rencontre un garçon de son âge, Augustin. Celui-ci l’emmène voler des jouets à Disneyland et c’est le début d’une sorte de voyage au bout de la nuit, d’une quête du « point où tout disparaît ». Par mimétisme envers Augustin, avec qui il « se sent adulte », Sacha fume des cigarettes et des joints, alors qu’il « n’aime pas beaucoup ça » ; il prend de la coke, il devient alcoolique et courbe les cours, il « sombre » enfin dans une spirale sexuelle avec son compagnon, d’abord secrète puis à demi assumée dans la honte. Mais si les soirées se succèdent où les jeunes de la nuit, « même plus sauvages, quasiment robotiques », reproduisent la mécanique du porno, le sexe avec Augustin devient bientôt tripal, et – avec l’alcool et la drogue – la seule échappatoire de Sacha enferré dans sa solitude, lui qui aimerait tant que ses excès « parlent pour lui ». Et fassent comprendre au monde, en premier lieu à des parents trop faibles, que le fils a besoin d’être aimé, véritablement, et n’aspire qu’à « se retrouver ».
    Le sexe devient amour, mais Augustin est un « vampire » qui prend tout sans rien donner. Le dernier mot est « mensonge » et le texte laisse un goût de désespoir. Sacha Sperling, petit génie ou provocateur facile ? Ni l’un, ni l’autre : un auteur à part entière qui dépeint le mal-être de l’adolescence avec les mots d’aujourd’hui. Et qui sait transformer cette quête de sens en poésie : « Dans l’orage, je ne sais plus si je respire. Je sombre puis je remonte, ivre de sel, bleu comme la glace. »

    Sacha Sperling, Mes illusions donnent sur la cour, Fayard, 2009, 272 p.

    Cet article est à paraître dans la prochaine livraison du journal littéraire Le Passe-Muraille, au début de mars 2010. Un clic pour accéder à notre site : http://www.revuelepassemuraille.ch/


  • Drôle comme la crise...

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    Sur Les lois de l'économie, de Tancrède Voituriez.

    L'auteur, économiste de pointe, écrit avec un bonheur de trader enfin libéré du stress, qui aurait lu Paul Morand et quelques autres fins stylos de la ligne claire. Son dernier roman, en tout cas, est un pur régal nuancé d'amer chocolat pour dessert. C'est l'histoire au lendemain du crash de la banque d'affaires Lehman Brothers, des tribulations de Julien, qui grappille les millions dans une salle de marché de la Défense, en un moment de la crise où une petite erreur d'appréciation peut coûter son poste au responsable de la bourde, liquidé en moins d'une heure. Cela pour le fil rouge du roman, qui se faufile entre l'histoire de Susanna, belle Romaine qui a lâché le théâtre pour son trader au dam de son père communiste, et celle de Cortès le dramaturge à succès, créchant trois étages en dessous et en train d'achever une pièce qui réunit John Maynard Keynes et Virginia Woolf. La double compétence de Tancrède Voituriez, son autorité présumée dans le traitement du sujet (savoir: ce qui fait que les convictions de Keynes l'ont fait tantôt gagner un max et tantôt se crasher) et sa malice dans le détail des situations et l'observation en finesse des personnages, nous vaut un roman frais et léger sur fond de désastre dont on est tout consolé de vérifier qu'il profite à d'aucuns, merci pour eux.Très brillant de papatte, Tancrède Voituriez ne cesse de nous faire glousser de rire et nous apprend deux trois choses sur les secrets de l'économie, qu'on se fera le même plaisir d'oublier vite fait...
    Voituriez.jpgTancrède Voituriez. Les lois de l'économie. Grasset, 201p.

  • Le vertige de notre époque

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    À propos d'Un roman russe et drôle, de Catherine Lovey

    par Bruno Pellegrino 

    Catherine Lovey est décidément pleine de ressources et de surprises : non contente de s’imposer dès son premier roman, un remarquable Homme interdit (Zoé, 2005, Prix Schiller découverte), suivi en 2008 d’un étrange texte (Cinq vivants pour un seul mort), déroutant et peut-être plus ardu que le précédent, elle publie en ce début d’année Un roman russe et drôle – assurément russe (quoiqu’à sa façon singulière), souvent drôle, et surtout très réussi.
    Valentine Y., Suissesse d’une quarantaine d’années, écrivain, célibataire à multiples amants et sans enfants, s’intéresse de près au sort de l’oligarque russe Mikhaïl Khodorkovski, envoyé dans un bagne sibérien suite à l’affaire Ioukos. À vrai dire, plus que de simple intérêt, c’est de fascination qu’il s’agit ici, fascination de cette femme, narratrice des deux tiers du livre, pour un homme qui aurait pu sauter dans un avion et se la couler douce dans une île privée, et qui a choisi de se laisser emprisonner à proximité de puits d’uranium à ciel ouvert – hautement radioactifs, cela va de soi. « Dans mon regard à moi, le destin de cet homme-là constitue un signe », écrit Valentine.
    Le début du roman installe le lecteur dans une écriture très libre, dont le rythme a quelque chose d’addictif, d’enivrant, orchestrant une multiplicité de voix mêlées sans guillemets, organisées par des marques plus subtiles et plus efficaces que la typographie. Cette impression générale de grande liberté (ce style fluide et jubilatoire, et cette narratrice presque sans attaches, qui peut décider de partir quand bon lui semble) baigne une bonne partie du livre, bernant le lecteur comme il berne Valentine, que ses amis auront pourtant tenté de retenir : « Tout arrive dans un roman », lui dit son ami S. dès les premières lignes, « et si ça se trouve, tu vas faire de ce personnage méprisable, haïssable, un héros ». Elle finit tout de même par s’en aller pour Moscou, où elle fait un séjour que clôt une longue scène hallucinée et mémorable dans les rues de la capitale à la recherche d’une galerie d’art contemporain. La dernière partie du livre est constituée par les mails de Jean à une certaine Ioulia Ivanovna, qui devrait l’aider à retrouver la trace de Valentine, disparue en Sibérie.
    D’une construction en trois parties similaire à celle de Cinq vivants pour un seul mort, Un roman russe et drôle raconte également l’histoire d’un individu qui quitte tout pour un autre pays, et qui s’y perd, qui s’y dilue, au milieu d’une polyphonie moins inoffensive qu’il n’y paraît. Pas de doute, on est chez Lovey : non seulement au niveau de l’histoire (cette façon de jouer avec la fiction et la réalité, d’envoyer le lecteur sur toutes sortes de pistes laissées ensuite en suspens), mais surtout dans ce rythme de la phrase et du récit, cet art de mêler à une intrigue captivante l’observation très fine de certains travers contemporains. Et là, ce dernier livre frappe plus juste et plus fort que les précédents.
    Il y est question de notre époque, des gens, des choses de notre époque, avec sérieux et légèreté, avec beaucoup de pertinence et beaucoup d’humour, sans verser dans l’essai ni la caricature. « Tout a été expérimenté, je dis bien tout, voilà le vertige de notre époque. » On y découvre la Russie comme un pays où « l’absurdité n’appelle aucun commentaire », le pays du « bal triste » d’après 1989, ce « possible de pacotille ». Plus généralement, tout le livre est une sorte de dialogue entre l’avant et l’après, un tissage ironique et mélancolique sur ce qui a changé, pour le meilleur ou pour le pire. Et il devient d’ailleurs bientôt évident qu’il ne s’agit pas vraiment de la Russie, encore moins de Khodorkovski, mais de quelque chose de bien plus large, bien plus universel, une génération qui « se meurt de n’avoir plus aucune raison valable de mourir », « la gabegie en vrai », ce genre de choses.
    Un roman russe et drôle est russe, oui, et drôle, c’est vrai – mais il est aussi, d’une certaine manière, à désespérer : il n’y a ici d’échappatoires, de sursis, de rémissions, que lacunaires et ambigus : « S’en aller sur les routes, le nez baissé ou levé, c’est égal, parce que c’est encore ce qu’il y a de mieux à faire quand on est vivant. »

    B.P.

    Catherine Lovey, Un roman russe et drôle, Éditions Zoé, 2010, 289 p.

    Cet article est à paraître dans la prochaine livraison du journal littéraire Le Passe-Muraille, au début de mars 2010. Un clic pour accéder à notre site:
    http://www.revuelepassemuraille.ch/

  • Ceux qui formatent

     

    Panopticon882.jpgCelui qui tient un  registre journalier des noms de celles et ceux qui vont fumer sur le toit de l’Entreprise / Celle qui écrit à la direction de la Télévision pour se plaindre de la tenue excessivement voyante du présentateur vedette du TJ eu égard à la dignité de sa fonction financée par la et le contribuable à ce qu’on sache / Ceux qui se disent bicurieux au dam de toute identification claire au niveau de la sexualité libérée / Celui qui aligne ses employés pour les féliciter ou leur adresser un blâme collectif / Celle qui ne survivra pas à la levée du secret bancaire dont elle a fait son principe de vie depuis qu’elle gère la fortune d’un milliardaire bavarois devenu son amant malgré son bec-de-lièvre et après un long siège / Ceux qui ont vu des fortunes colossales s’effondrer avec une jouissance secrète bien plus intense que la petite secousse surévaluée d’un orgasme trimestriel / Celui qui surveille les marches arrière du fils du voisin ce crâneur roulant BMW qu’il se réjouirait de désigner à l’attention de la police du quartier /   Celle qui estime que rouler japonais est un début de trahison chez des employés du service public même en voie de privatisation / Ceux qui redimensionnent chaque semaine leur cheptel de clandestins nettoyant les chiottes de l’Entreprise / Celui qui enrage de n’avoir pas encore atteint le format d’un membre viril occidental classique en dépit de traitements plus ou moins onéreux / Celle qui ne se formatise pas des écarts de langage de son neveu Léo que son père pédant tend à tancer / Ceux qui ont un cerveau carré et des pieds plats correspondant aux nouvelles normes globalisées, etc.

    Image: Philip Seelen 

  • Le héraut du neuf

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    À propos de l'autobiographie de J.G. Ballard, La Vie et rien d’autre

     par Jean-François Thomas

    En juin 2006, l’écrivain britannique James Graham Ballard apprend qu’il est atteint d’un cancer de la prostate. Sur le conseil de son médecin, il commence en janvier 2007 la rédaction de son autobiographie, qui paraît l’année suivante sous le titre The Miracle of Life. L’écrivain décédera finalement de sa maladie en avril 2009. La Vie et rien d’autre a paru en français à la fin de l’année dernière.

    J. G. Ballard s’était déjà livré à un tel exercice en publiant Empire du soleil (1980), dont Steven Spielberg a plus tard tiré le film éponyme, autobiographie romancée de ses années de jeunesse. Dans la première partie de La Vie et rien d’autre, il revient sur sa peu banale enfance. Né à Shangai en 1930, le jeune Ballard explore cette «grande ville européenne, créée par des entrepreneurs britanniques et français, puis hollandais, suisses et allemands ». Le lecteur le suit comme guide dans une Chine d’autrefois, à l’ambiance Lotus Bleu de Tintin : concession internationale, riches européens méprisants et alcooliques, malheureux chinois exploités, torturés, mourants dans l’indifférence, bars et bordels, violence omniprésente. La vie coloniale dans tous ses fastes et sa cruelle inhumanité. Très vite, Ballard prend conscience qu’il existe deux mondes différents.

    En 1941, sitôt après l’attaque de Pearl Harbor, Shanghai passe sous contrôle japonais. La famille Ballard est enfermée dans un camp d’internement à Lunghua. Le futur écrivain va y vivre son adolescence. Il y connaîtra la faim, le froid, la barbarie des soldats japonais, mais y développera aussi une admiration pour les Américains.

    A seize ans, libéré, il gagne l’Angleterre. Le pays lui apparaît sale, triste, dévasté; vainqueur mais vaincu. Se pose alors pour lui la question de son identité, qui aura une forte influence sur son destin. « Sans doute me poussa-t-elle aussi à devenir un écrivain voué à prédire et, si possible, à provoquer le changement. »

    Grand amateur de cinéma, il découvre avec passion le surréalisme. «J’avais la nette impression, je l’ai d’ailleurs toujours, que la psychanalyse et le surréalisme ouvraient les portes de la personnalité humaine et de la vérité de l’être, mais aussi mes portes personnelles ». Plus tard, l’art moderne rejoindra son univers. Plus que de littérature, d’ailleurs, c’est surtout d’art que Ballard nous parle dans cette autobiographie. Notamment d’une exposition, This is Tomorrov (Londres, 1956), considérée comme l’acte de naissance du pop art.

    Après deux ans d’études de médecine, il gagne un concours de nouvelles (1951) et décide de devenir écrivain. Erre une année en Lettres, avant de vendre des encyclopédies au porte-à-porte puis de s’engager dans l’armée pour devenir pilote, un vieux rêve. En stage au Canada, il découvre la science-fiction américaine, alors en plein essor, dévore les magazines spécialisés et rédige des nouvelles. Il se donne un but : «J’allais intérioriser la science-fiction, à la recherche de la pathologie qui sous-tendait la société de consommation, le paysage télévisuel et la course aux armements nucléaires, vaste continent vierge de possibilités fictionnelles inexplorées». Contrairement aux idées communément admises, Ballard pense en effet que raison et rationalité sont impuissantes à expliquer le comportement humain et que, quelque part au fond de lui, l’homme aime commettre des atrocités. Pour Ballard, la science-fiction doit s’intéresser à l’espace psychologique, ce qu’il nomme « l’espace intérieur». Cette vision non conventionnelle l’empêchera d’accéder aux magazines américains, qui jugent ses textes trop subversifs.

    Sa rencontre, puis son mariage (1955) avec Mary Matthews, eut une influence décisive. En effet, Mary crut dur comme fer, dès le début, que son époux allait devenir un grand écrivain. Il publie sa première nouvelle en 1956. Trouve un travail de rédacteur dans un hebdomadaire, Chemistry & Industry. Trois enfants naissent de leur union : James (1956), Fay (1957) et Beatrice (1959).

    Un nouveau drame l’atteint en 1963, avec la mort de son épouse, des suites d’une infection contractée après une opération de l’appendicite. Ballard devient alors, avant la coutume, un homme au foyer, s’occupant de ses trois enfants. Et il écrit. C’est un homme tranquille, un père aimant, très loin de l’image de l’écrivain provocateur, de l’auteur à scandales de Crash ! et de La Foire aux atrocités, que l’on peut avoir de lui. L’amour que ses parents et ses grands-parents ne lui ont pas donné, il a su le découvrir pour l’offrir à ses enfants.

    Vers la fin des années soixante, il rencontre Claire Walsh, qui deviendra sa seconde épouse et l’accompagnera jusqu’à la fin de sa vie.

    La Vie et rien d’autre porte bien son titre. On ne trouvera pas dans cette autobiographie les secrets d’écriture de l’un des plus grands romanciers de langue anglaise. Bien sûr, Ballard y évoque ses succès littéraires, ses amitiés, et ses déceptions. Mais surtout, on suit l’histoire d’un homme, dont l’optimisme et le bonheur sont présents tout au long de sa vie, en dépit des vicissitudes qui le frappent. Un honnête homme qui conte en mots simples et en phrases sobres, avec souvent le sens de la formule, son parcours à travers le vingtième siècle, en des pages émouvantes et parfois bouleversantes.

    JFT

    J. G. Ballard. La Vie et rien d’autre. Denoël, 291 p.
    Cet article est à paraître dans la prochaine livraison du journal littéraire Le Passe-Muraille, à paraître au début mars. Pour en savoir plus: http://www.revuelepassemuraille.ch

  • Ceux qui se cherchent un Agent

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    Celui qui a compris qu’un best seller c’est sujet-verbe-complément et se fait superchier depuis sept mois à faire du sujet-verbe-complément dans la cuisine où son projet ne dérange pas Monique et les jumeaux / Celle qui constate juste que son Eugène est très tendu depuis qu’il écrit le Best qu’il a demandé à son cousin Jean-Paul de gérer en tant qu’Agent pour l’Europe / Ceux qui bossent en atelier d’écriture sur la notion d’Incipit / Celui qui se plaint que tel poète minimaliste à la con ait obtenu des subventions pour son prochain recueil alors que son Best annoncé n’a rencontré que des moues dubitatives des commissions culturelles / Ceux qui savent par cœur le dernier Marc Levy que leur conjointe leur a raconté dans le jacuzzi ou sur l’oreiller / Celle qui se sent moins seule en constatant que toutes les femmes de la rame 12 du TGV Lyria se sont endormies sur leur Marc Levy quelque part dans un lit King Size / Celui qui découvre tout à coup que le sujet-verbe-complément de Marc Levy n’obéit pas au même rythme que celui de Guillaume Musso / Celle qui suggère à son amant Paul de lire L’élégance du hérisson pour qu’il se rende enfin compte qu’une concierge accro à Tchouang-tseu ne relève pas forcément de l’impossibilité bio-sociologique / Celui qui vexe sa colocataire japonaise en lui reprochant de ne lire que des mangas franchement sado-masos / Celle qui kiffe moyen De la grammatologie de Jacques Derrida que son prof lui a dit hyper-important pour comprendre le nouvel enjeu de la théorie littéraire post-moderne sans quoi t’as meilleur temps de faire serveuse dans un Mc Do qu’un Bachelor basique / Ceux qui disent franchement à Eugène qu’ils ne le voient pas en tête de gondole avec de si jolis jumeaux et Monique réellement épanouie / Celle qui écrit à Godard pour lui demander s’il ne pourrait pas le conseiller dans l’écriture d’un thriller déconstruit / Ceux qui entendent dénoncer le néo-fascisme libéral de la Télévision suisse dans le scénario radical qu’ils soumettent au producteur connu pour être une taupe d’ATTAC ou un truc comme ça /  Celui qui se trouve déstabilisé par la remarque de son coach de l’Institut littéraire qui lui conseille de voir tous les Derrick pour mieux objectiver les données socio-psychologique de l’observation fine en Allemagne du Sud / Celui qui se dit prêt à faire des concessions à l’écriture mainstream genre Martin Suter sans préciser que ça l’arrangerait d’éponger ses dettes de poker / Celle qui explique à son auteur qu’un bon roman doit au moins aligner cinq femme dont une fashion victim pour atteindre le minimum de 5000 lectrices sans quoi c’est tant pis pour vous Jean-Gab / Ceux se sont détournés de leur collègue Eugène M. quand ils ont vu son Best en tête de gondole et appris par les libraires qu’il restait tout simple en dépit de son succès phénoménal.

    Image : Philip Seelen      

  • Ceux qui errent dans les étages

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    Celui qui ne sait plus à quel dessein se vouer / Celle qui n’a plus aucune nouvelle de ses enfants diplômés / Ceux qui ne voient plus aucune secte ou société qui puissent les accueillir en leur giron / Celui qui vend à des millions d’exemplaires ses romans de gare qui ne l’intéressent plus ni ses droits d’auteurs non plus sauf qu’ils lui permettront de se retirer au Mont Athos d’où il envisage de lancer une Série Mystique pour public initié / Celle que l’Académicien a casée dans son dernier roman en lui faisant un passé de junkie croate non mais t’imagines la honte / Ceux qui travaillent à un logiciel de narration populaire de qualité / Celui qui écrit un roman porteur d’espoir et clairement orienté du point de vue développement durable / Celle qui recherche un livre propice à son épanouissement à tous les niveaux et qui ne lui demande pas trop de réfléchir / Ceux qui lancent une Association d’Aide aux Traders qu’ils pensent financer par des récoltes auprès des épargnants solidaires / Celui qui explique à sa voisine Sarah que l’antisémite Céline estimait la parole « Aimez-vous les uns les autres » typique de la manœuvre de déstabilisation juive visant à affaiblir l’Occident aryen / Celle qui constate dans un cocktail que le romancier spiritualisant Paulo Coelho n’a du Guerrier de Lumière que le feu des diamants de ses dix bagouzes / Ceux qui commercialisent la pilule du surlendemain à l’usage des femmes oublieuses ou convaincues que deux tu l’auras pas valent mieux qu’un tiens maintenant ça te concerne mon petit / Celui qui estime que le philosophe moustachu Friedrich Nietzsche apparaît aujourd’hui comme le Baptiste annonciateur de  Philippe Sollers le glabre Nouveau Messie français / Celle qui se dit la Vestale du Secret tout en remarquant que sa lutte contre le poil continue / Ceux qui ont la conscience tellement tranquille qu’on se demande si elle est encore mobilisable pour les Nobles Causes genre tri citoyen des déchets non biodégradables, etc.

    Image : Philip Seelen

     

     

  • Double clone

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    …Tu sais qu’on adore nos filles Sophie Cécile et Julie Loyse, tu peux pas trouver plus top, eh bien, toi qui tiens un peu des deux on va t’appeler Cécile Loyse, voilà, même si t’es pas aussi top, mais l’avantage avec toi c’est qu’on te fourre dans un attaché case et qu'on t'a sous la main à tout moment quand on voyage, dans l'avion ou le soir à l'hôtel, pour mieux penser à nos deux perles - sans compter que tu nous feras moins de frais de téléphone…
    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui se tirent

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    Celui qui chemine sans laisser de trace sur le sable / Celle qui traite son frère Rodolphe de fasciste sentimental / Ceux qui conservent un portrait de Lénine dans le chalet d’aisance de leur masure du Périgord noir / Celui qui vit trente-sept fois Les cœurs verts en 1965 quand il était placeur au cinéma de quartier Le Colisée / Celle que tous considéraient comme inaccessible du temps où elle était caissière au Colisée / Ceux qui attendent le prince charmant au bar gay Le Gay Pinson / Celui qui déménage du quartier des Bleuets pour ne plus tomber sur Marcelle la postière / Celle qui ressemble à une Audrey Hepburn mulâtre / Ceux qui sont trop beaux pour être vrais / Celui qui rentre chez lui sans se douter que ce n’est plus chez lui / Celle qui engendre un nain à tête d’oiseau / Ceux qui grignotent des amandes salées en regardant les images cryptées du film porno de Canal + / Celui qui ne supporte pas le bruit de mastication de son beau-père affalé devant le téléviseur à regarder le match à la con en grignotant des amandes salées / Celle qui aurait aimé entrer dans la police cantonale malgré sa petite taille / Ceux qui ont un flingue dans la boîte à gants de leur tire / Celui qui ne prête qu’aux pauvres / Celle qui prétend que c’est son sang espagnol qui la fait mordre ses partenaires du club de natation Les Otaries / Ceux qui ont des meubles de verre griffés et un poster de Keith Haring dans leurs chiottes / Celui qui a toujours un verre de Gueuze à portée de main / Celle qui estime qu’il faut une grande maison pour faire durer un couple / Ceux qui ne manqueraient pas un épisode de Derrick / Celle qui se vante d’avoir vu tous les Columbo deux ou même trois fois / Ceux qui s’exercent à mémoriser les numéros de plaques des meufs qui les dépassent sur l’autoroute et qu’ils dénonceront au cas où / Celui qui ne se laisse de toute façon pas dépasser par aucune meuf / Celle qui n’a pas son pareil (dit-elle) pour reconnaître un pédophile à la sortie des écoles / Ceux qui éternuent à l’enterrement de Plum Cake dans le petit cimetière du couvent / Celui que ses condisciples du collège Saint-Ex ont surnommé Plum Cake pour son léger embonpoint et ses taches de rousseur à l’anglaise / Celle qui trouvait à Plum Cake le plus beau regard de leur classe de catéchisme / Ceux qui ont persécuté Plum Cake à la grande époque de l’agence de voyages Nouveaux Horizons dont il était le comptable / Celui qui a recueilli les confidences de Plum Cake à la sortie des anciens de l’agence de voyages Nouveaux Horizons cette année-là à Lanzarote / Ceux qui n’ont pas compris pourquoi Plum Cake se fit moine au lendemain même de sa retraite / Celui qui demande une rançon à ses voisins friqués dont il retient le petit Fabrice dans sa cabane de jardin / Celle qui a vu son voisin Dulaurirer jouer à cache-cache avec le petit Fabrice / Ceux qui se racontent le plan rançon de ce blaireau de Dulaurier qui n’a pas supporté de voir chialer le petit Fabrice quand la nuit est tombée sur le jardin / Celui qui s’exerce au karaté devant son miroir en poussant des cris rauques que sa voisine Alberte Forat prend pour des exclamations à caractère sexuel / Celle qui rappelle à son écervelé de cousin Jef que ce sont les soldats du Vietnam qui ont lancé la coupe iroquois et pas ces nuls de punks / Ceux qui estiment que les jeunes gens à coupe iroquois sont à tenir à l’écart du club d’avirons Les Rameurs Positifs / Celui qui préfère les plages l’hiver / Celle qui croit que l’entrée maritime de ce dimanche est une manifestation de désapprobation du Très-Haut / Ceux qui passeront un moment de ce dimanche à lire Le Journal du Dimanche, etc.
    Photo JLK: Tôt l'aube,  sur les dunes de Cap d'Agde.