Julien Mages exprime les désarrois de notre époque en crise. Les Perdus, en création à Vidy, confirment un grand talent en expansion
Clodo-métro-dodo pourrait être leur devise. On ne sait d’où ils viennent, pas plus qu’ils ne savent où ils vont. Ils n’on rien, ils sont « largués », ils sont exclus, aux confins de la misère. Ils constituent l’allégorie vivante des oubliés de la prospérité. Il y a là Adam et une femme seule, un jeune homme, un certain Thyrésias et une petite fée. Vagues rejetons de Beckett qu’on dirait tournant en rond sur La Route de Cormac McCarthy, ils subissent la loi d’un fantomatique Système dont ils ne savent très bien ni ce qu’il est ni si l’on peut en sortir. Adam, qui annonce le commencement « déjà commencé », semble le croire, qui disparaît quelques temps comme au temps où il était petit « au jardin », avant de revenir pour la suite du jeu dans lequel entrera un enfant bientôt mort d’inanition mais dont on célébrera, par retournement panique de rite, la mort à Noël...
Il y a vingt, trente ans, on se fût « libéré » de cette dèche en s’en remettant à un anti-système existentiel ou politique. Mais là, mystère et boule de Terre polluée: on est sous les étoiles contaminées et le bébé des lendemains qui déchantent ne fera que trois p’tits tours en landau voltigeur avant de s’en aller. Dans l’hésitation des mots et des rituels parodiés, entre balbutiements de vieux enfants et vitupérations de révolte relancée, la partition de Julien Mages évoque plus qu’elle n’analyse ou conclut, chatoie et bégaie à la fois, se déploie en brèves polyphonies vocales puis s’ouvre comme une fleur d’espoir inespéré.
Julien Mages, de toute évidence, est un auteur dont la voix, autant que la vision, en imposent par la pureté et l’originalité de son inspiration et de son expression. L’intelligibilité verbale de son texte n’est pas toujours immédiate et complète, mais le « dessous » et l’aura de sa langue dépassent les mots, relayés par la mise en scène, que l’auteur signe avec maestria. Par ailleurs, l’interprétation compte aussi pour beaucoup, modulée par cinq jeunes comédiens (Marika Dreistadt, Anaïs Lesoil, Frank Arnaudon et Roman Palacio, tous sortis de la Manufacture avec Julien Mages, ainsi que David Pion) jouant dans la même intensité aiguë.
Comme l’avait signalé, dans les colonnes de 24Heures, mon confrère et ami Michel Caspary, évoquant les premiers travaux de Julien Mages, celui-ci impose désormais sa présence au premier rang de la création théâtrale romande.
Lausanne, Théâtre de Vidy, Salle de répétitoion, jusqu’au 9 octobre. Tlj à 19h30. Relâche le 20 et les lundis. Réservations : www.vidy.ch