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  • L'Âme du monde

     medium_Savoie29.JPG Pour le centenaire de Samivel.

    A La Désirade, ce dimanche 29 avril. – Les montagnes de Savoie étaient ce matin diaphanes et pures, comme des îles flottant dans l’azur, et comme copiées des aquarelles diaphanes et pures de Samivel qu’on voit ces jours dans la riche et belle exposition rétrospective du château de Saint-Maurice, à découvrir avant de se procurer L’Ame du monde, admirable album rendant hommage aux multiples talents de ce grand invisible, la discrétion faite homme, qui excellait à la fois dans la peinture et dans l’écriture, la photographie et le cinéma documentaire.
    Paul Gayet, alias Samivel, écrivait ceci dans L’œil émerveillé, qui le résume à la perfection :
    « Il me vint à l’idée d’examiner une belle feuille dorée comme une crêpe, une feuille multiple, je m’en souviens, lâchée par l’aîné des marronniers. Elle ressemblait à un éventail baroque, ou bien à un panache, jusqu’au moment où j’y découvris sept poissons accrochés à la même ligne, et demeurai fasciné par le réseau des nervures symétriques, le dessin délicat des tissus végétaux. Cette perfection qui, de palier en palier, s’amenuisait jusqu’à des perspectives indistinctes me comblait d’une joie singulière. C’était après tout, si l’on y réfléchit, un message de l’infini à la portée d’un petit d’homme, et dépourvu d’angoisse ; en tout cas la révélation de la fabuleuse prolifération des apparences ».
    medium_Samivel3.JPGA cette proliférante beauté, Samivel, que Jean-Pierre Coutaz, commissaire de l’exposition, appelle « le dernier des romantiques », n’a cessé de rendre hommage, avant de la défendre contre les déprédations de l’homme. Ce romantique-là n’était pas, en effet, du genre seulement contemplatif, puisqu’il fut à l’origine des parcs nationaux (cofondateur notamment du Parc de la Vanoise) et ne cessa de mettre en garde ses semblables, dès les années où il fit équipe avec Paul-Emile Victor, contre la dégradation de notre environnement.
    medium_Samivel6.2.JPGJe reviendrai sur la magnifique exposition de Saint-Maurice d’Agaune, qu’il faut absolument visiter. Mais il me faut citer encore le commentaire si pénétrant de Jean-Pierre Coutaz à propos des mots de Samivel : « Il y a dans ce souvenir d’enfance relaté dans L’œil émerveillé la quintessence de la vie, de l’art et de l’œuvre de l’artiste. On imagine aisément le petit garçon solitaire, observateur et rêveur, accroupi au pied d’un arbre (comme le sage en méditation face à la montagne dans Au vrai sommet de L’Opéra des pics), perdu dans son monde et balayant du regard le sol saupoudré d’or automnal. Le bruissement des feuilles si proche du clapotis des vagues berce sa mélancolie et l’enfant cueille une feuille et de son œil d’alchimiste accomplit le grand œuvre. Paul Klee, à quelques années près, n’écrivait-il pas d’ailleurs que le rôle de l’artiste n’est pas de reproduire le visible mais de produire l’invisible ».

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    Samivel. L’âme du monde. Un ouvrage très richement et magnifiquement illustré de nombreuses aquarelles pleine page, avec des textes de Jean-Pierre Coutaz, Yves Paccalet, Yves Frémion, Erica Deubler Ziegler et Jean-Louis Feuz. Höbeke, 140p.
    Saint-Maurice d’Agaune. Au Château : exposition Il y a 100 ans naissait Samivel, illustrateur, écrivain, cinéaste, jusqu’en septembre.
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  • Une présence vivifiante

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    Reconnaissance à Georges Haldas

    Georges Haldas passera, en août 2007, le cap de ses 90 ans. Pas un instant, cependant, la notion de «grand âge» ne nous est venue à l’esprit en pensant à cette date, pas plus que ce ne fut le cas lorsqu’a été fêté, en décembre dernier, un autre nonagénaire en la personne de Maurice Chappaz, qui fut l’ami de jeunesse d’Haldas.
    Ces deux écrivains, parmi les plus éminents qui ont fait œuvre en Suisse romande, en imposent également par la constance de leur fécondité littéraire, par la fraîcheur inaltérée de leur verbe, qui se vérifiera en ces pages, et par le rayonnement de leur présence.
    La présence de Georges Haldas est d’abord présence au monde, vécue dès chaque aube par le poète entrant en relation avec le vivant, puis avec les vivants. Nonante livres, poèmes et récits, chroniques surtout, modulent cette expérience à la fois existentielle et poétique d’un homme qui a consacré sa vie entière à ce qu’il dit l’Etat de Poésie. Rien d’établi pourtant dans cet état qui est à la fois absorption, relation, consumation et transmutation.
    Nous sommes heureux d’accueillir, dans cette livraison qui s’ouvre sur un poème inédit de Georges Haldas, des témoignages d’estime et d’amitié venant d’auteurs de quatre générations et de sensibilités variées. Un signe doit être adressé, aussi, à Vladimir Dimitrijevic, le compagnon fidèle et l’éditeur. Avec l’espoir de contribuer, enfin, à la défense d’une œuvre vivifiante.
    Ce texte constitue l’introduction de l’hommage collectif intitulé Reconnaissance à Georges Haldas, paru dans la nouvelle livraison du Passe-Muraille, No 72, Mai 2007, qui sera présentée au Salon international du Livre et de la Presse, à Palexpo-Geneva, du 2 au 6 mai. Pour commander Le Passe-Muraille: Abonnements-administration: Le Passe-Muraille, Case Postale 1164, 1001 Lausanne.
    Portrait photographique de Georges Haldas, en 1997: Horst Tappe


  • Contre savantasses et faux-culs

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    Les Femmes savantes selon Philippe Mentha, c’est toute la verve cinglante de Molière dirigée contre les cuistres et les tartuffes, modulée avec malice. Un régal à savourer à Kléber-Méleau

    On rit de bon cœur en assistant, une fois de plus, au gorillage de l’affectation pédante et de l’hypocrisie puritaine que stigmatise Molière dans Les Femmes savantes. Ce cher Poquelin se moque-t-il de la femme qui aspire à s’instruire et à s’émanciper de sa seule condition ménagère ? Bien plutôt, visant autant l’homme que la femme, il brocarde la cuistrerie et, plus grave, l’hypocrisie des dévots qui prônent le tout-Esprit pour mieux exercer leur pouvoir. Trois siècles après la création de la pièce (en 1672, un an avant la mort de Molière) la critique est toujours pertinente. Il n’est que de remplacer Trissotin par le docteur Lacan adulé par un parterre de snobs, entre autres exemples impliquant les nouvelles dévotions et les nouvelles censures.
    Ainsi que le rappelle Philippe Mentha, Molière, qu’on a parfois taxé de misogynie, ne délivre pas ici un « message »: il incarne un débat ou le bon naturel (Henriette) se défend contre la pose savantasse (sa mère, sa tante et sa sœur aînée), où la sincérité de l’amour (Clitandre) s’oppose à la convoitise (Trissotin), où la culture vécue (populaire avec Martine, aristocratique chez Clitandre) bat en brèche la fatuité sorbonicole. Si le contenu polémique de la pièce est d’époque, sa défense du sens commun nous parle, autant que nous font toujours rire les figures de la femme-dragon et du mari jouant les coqs en son absence et se faisant tout chapon dès qu’elle rapplique.
    Il y a 28 ans de ça, en novembre 1979, la nouvelle troupe de Renens jouait son existence, sans subvention, sur une magistrale réalisation de Tartuffe, annonçant déjà un style « maison », avec une interprétation apparemment traditionnelle mais non moins originale par ses accentuations, et un somptueux décor « en dur » de Jean-Marc Stehlé. Avec ces Femmes savantes d’aujourd’hui, Philippe Mentha règle une mise en scène également classique de tournure, mais épurée et portée par un souffle tonifiant. Ainsi de la joute inénarrable de Clitandre et de Trissotin, qui se déroule… dans la chambre à coucher de ces dames. Si le comique est parfois accusé jusqu’au grotesque (les scènes du sonnet ou de la bisbille des pédants), c’est à bon escient, et le ridicule ne tue aucun personnage, sauf l’affreux Trissotin, cagot vaniteux auquel Christian Gregori donne la triste mine glaçante d’un démon mesquin.
    Dans les rôles principaux, Séverine Bujard est une formidable Philaminte, à la fois écrasante et jovialement décalée dans son rôle de bas-bleu contraint en sa plantureuse chair. On voit bien aussi que le tempérament impétueux d’Armande est en contradiction avec ses poses « philosophiques », comme le fait sentir Virginie Meisterhans. Punie d’avoir snobé Clitandre (Juan-Antonio Crespillo, superbe lui aussi en fougueux jeune homme lucide et loyal), elle souffre de ce que celui-ci ait rabattu sa flamme sur sa sœur Henriette, campée avec grâce et malice par Alexandra Tiedemann. Quant au Chrysale de Philippe Mentha, il est non moins attachant, jusque dans sa faiblesse, que son frère Ariste, autre honnête homme que Nicolas Rinuy campe avec une élégance virevoltante. Mais il faudrait citer tout le monde, Samy Benjamin épatant en Vadius, Fabienne Guelpa en Bélise ou Hélène Firla en Martine (en alternance avec Lise Ramu), notamment. La scénographie de Gilbert Maire est aussi du pur Kléber-Méleau, de même que la musique de Daniel Perrin et les beaux costumes de Patricia Faget. Autant parler de pleine réussite, saluée debout par le public de la première…

    Renens. Théâtre Kléber-Méleau. Les femmes savantes, jusqu’au 29 mai. Loc : 021 625 84 29.

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 26 avril 2007.

  • Varia 2006 (6)

    medium_PaintJLK34.JPGLe Mont-Blanc depuis Versoix. Aquarelle, 2006.  

    Au concours « national » de Slam, quelques jeunes participants, notamment un étudiant neuchâtelois d’une folle inventivité, m’ont paru manifester un réel talent dans l’utilisation des mots et des multiples ressources de la langue, autant que par leur élan polémique et leur verve imprécatoire. Il y a là un germe de créativité réelle, certes limité et retombant souvent dans l’ânonnement des platitudes convenues du rap, mais avec des surprises, et je me félicite d’avoir été, sûrement, le seul vrai rossignol littéraire à l’ancienne (d’ailleurs membre du jury spontanément élu…) à en juger sur pièces, tandis que nos admirables poètes romands signaient, à leurs stands respectifs, leurs inestimables plaquettes. (Genève, Salon du livre, ce 29 avril)

    medium_Sansal2.jpgC’est une bien belle rencontre que j’ai faite ce matin au Salon du livre, passant deux heures en compagnie de Boualem Sansal auquel nous avons consacré l’ouverture de la dernière livraison du Passe-Muraille. Comment résumer l’impression que me fait cet homme à l’évidence simple et bon, qu’en disant que c’est un vrai. Un vrai de vrai: voilà ce que me semble l’individu autant que l’auteur du Serment des barbares et d’Harraga. Une anecdote qu’il m’a racontée, propos de son passage dans les hautes sphères du pouvoir, au titre ronflant de Directeur de l’industrie, définit assez bien sa position d’homme de bonne volonté qui ne trahira jamais sa morale personnelle, ne se laissera pousser la barbe par opprtunisme ni ne cautionnera la mensonge. Un jour donc, un ministre lui ayant demandé d’établir un rapport sur les relations entre l’endettement et le développement des pays du Sud-méditerranéen, il s’y emploie en ayant recours aux chiffres du FMI et de la banque mondiale pour constater que seul Israël, dans les pays les plus endettés, pallie cette situation par un super-développement manifeste. Confronté audit rapport, le ministre entre en fureur et ordonne, aussitôt, de refaire le rapport sans y mentionner Israël, ce que Boualem Sansal refuse absolument, prêt à présenter illico sa démission et à prendre même sur lui un refus d’obtempérer. Il faudra la parution du Serment des barbares, quelques années plus tard, pour lui valoir d’être limogé.
    Or tout, de la parole de Boualem Sansal, autant que de ses écrits, traduit le même souci de vérité et de justesse – et quel bien cela fait de parler avec un homme simple, un écrivain qui ne se rengorge pas et parle de la situation de son pays et de ses gens, dont ses quatre romans sont pleins, bien plus volontiers que des mérites de ceux-ci.
    Comme je suis agoraphobe, que j’ai horreur des auteurs en représentation et que je suis fatigué d’être sollicité par les éternels raseurs impatients de m’utiliser de telle ou telle façon, cette rencontre me fait soudain oublier le malaise que j’éprouve toujours en ces lieux pour retrouver le cercle magique de toute forme de lecture ou de toute vraie conversation.

    medium_Besson.jpgAprès ce que j’ai lu de si bête dans L’Hebdo, qui remet en cause le droit du romancier de traiter des faits divers, comme si ce n’était pas la base même de son travail, la lecture de L’enfant d’octobre de Philippe Besson m’a beaucoup intéressé, qui évite à la fois les écueils de la démagogie et ceux du délire d’interprétation personnel auquel s’était livrée Marguerite Duras. L’intuition de l’écrivain se tient à ce qu’il me semble, qui voit en le couple de Christine et Jean-Michel Villemin une paire de jeunes gens un peu farouches et un peu frustes mais non moins décidés à à sortir de la trappe de leur milieu populaire, voire sordide, pour s’établir un peu plus confortablement (appartement mieux situé, voiture et vacances en Italie), ce que le clan n’admet pas du tout – d’où l’opprobre, les menaces et finalement le meurtre de l’enfant. Au demeurant, le romancier ne pousse pas au-delé de ces conjectures très vraisemblables, et son livre touche par un indéniable accent de vérité.

    medium_Ikiru5.JPGLe Christ que j’aime est en croix et il saigne jusqu’à la fin du monde. Qu’il ait tiré des coups avec Madeleine ou se soit fait sucer par son «préféré», comme l’insinuent certains catholiques apostoliques ou certains mécréants, m’est complètement égal: la question n’est pas là. La question est dans la survie de sa lumière, et là j’en reviens aux lumières de Kurosawa dans ce qui me semble l’un des plus beaux films du monde, vu et revu maintes fois jusqu’à hier soir deux fois.
    Ce chef-d’œuvre méconnu (enfin: méconnu du grand nombre, je crois) s’intitule Vivre (Ikiru) et constitue le pendant de La mort d’Ivan Illitch de Léon Tolstoï. C’est l’éternelle histoire du soudain éveil de la conscience: tu te figurais, femme de peu, homme de rien, être immortel et, tout coup, tu te trouves face à ce mur, devant ce toubib froid qui t’annonce que tu n’a splus que six mois ou six semaines à vivre. Et comment les vivre nom de Dieu?
    Telle est la question physique et méta qui se pose au haut fonctionnaire Kenji Watanabe (Takashi Shimura), surnommé «la momie» par ses collègues, lorsque le médecin lui apprend que son cancer de l’estomac ne lui laisse plus guère que quelques mois à vivre.
    Vivre: trente ans durant, cela s’est réduit pour lui à la plus sinistre routine, après la mort de sa femme aimée et la désillusion relative à l’évolution de son fils unique, monstre d’égoïsme et de froideur. Vivre alors maintenant: c’est d’abord la fuite au cabaret puis au bordel, dont il revient pantelant et insatsifait. Puis c’est le regard d’une jeune employée de son service, qui lui apprend le surnom qu’on lui donnait et l’aide à se ressaisir. Enfin c’est cet ultime besoin d’une justification, qui va lui faire faire ce qu’il a défait jusque-là en sa qualité de Chef suprême des travaux publics, et par exemple d’opposer un refus à toutes les requêtes de bonnes femmes en mal de jardins d’enfants et de parcs publics, dans ce Japon de l’immédiat après-guerre (le film date de 1948-52).
    Après un retournement saisissant de la narration, le protagoniste mourant au beau milieu du film, c’est à sa veillée funèbre, passée à grand renfort de saké, qu’on apprend comment Watanabe a bonnement ressuscité avant sa mort…

    Ce sacré Godard n’en finira décidément pas de nous étonner, dont le nouveau film est un superbe patchwork thématique et une façon d’hommage au cinéma, mélange de réflexion sur les pouvoirs révélateurs ou dissolvants de l’image et poème cinématographique par la même occasion. Je ne suis certes pas un godardien très ferré, mais ce film m’a immédiatement saisi par sa densité et son impact, sans rien de bavard ni de cérébral en dépit de l’intelligence de son propos. Ensuite, la visite de l’exposition, réduite au dixième de ce qui était projeté par JLG à la suite de ses démêlés avec le commissaire responsable, dont il a pris seul le relais, m’a également beaucoup intéressé en dépit de son aspect foutoir, pour la démarche qui préside à son élaboration, relevant du jeu de piste à travers le monde tel que le cinéaste se le représente ou tel qu’il l’a pensé « en mouvement », à travers les années et au fil de ses ouvrages. En passant, j’ai constaté la perplexité plus ou moins méprisante de certains (dont le correspondant du Temps), mais je n’en ai pas moins été séduit par l’originalité et la parfaite cohérence de ces «installations », et l’ « affaire » elle-même me plaît assez, finalement, par sa logique toute godardienne… Tout cela que je me suis efforcé de démêler et d’expliquer dans les papiers qui feront la « une » de 24Heures demain, et dont je ne me suis finalement pas trop mal tiré je crois… (Paris, Hôtel Louisiane, ce 10 mai)

    A l’instant nous traversons la Saône. Mais non: à l’instant nous filons déjà à travers le jaune acide des champs de colza cisaillés de vert tendre. Ou encore à l’instant, le front contre la vitre du train à grande vitesse, je me retrouve à la fois ce midi place Saint-Sulpice, en compagne d’Alina Reyes toute souriante dans le soleil éclaboussé d’eau de fontaine, puis sur la terrasse du Mazarin avec Florian mon compère photographe qui me rejoint plus tard dans un salon de l’Institut de France pour y passer un moment, vite avant le train, à écouter François Cheng en veine d’improvisation bien préparée sur le miracle de chaque Instant.
    medium_Ayme2_kuffer_v1_.2.jpgA l’instant nous arrivons à Dole, et du coup j’en aurais pour des pages à célébrer mon (occulte) ami Marcel Aymé côté vouivre et forêts, entre Brûlebois et Le moulin de la sourdine, mais du coup la vouivre me rappelle la taille hyperfine d’Alina Reyes traversant la terrasse du Café de la Mairie, et une heure avant les transes dans lesquelles, à l’hôtel Louisiane, j’ai rendu hommage à Alexandre Zinoviev dont ma bonne amie venait de m’apprendre la mort au téléphone – Zinoviev que je revoyais dans sa cuisine munichoise, incapable même de nous faire un œuf au plat et m’emmenant à travers les rues de la ville, jusqu’à certaine brasserie de sinistre mémoire où Hitler éructa ses premiers discours… et voici qu’ayant bouclé et envoyé mon papier je tombe sur le le vieil Albert Cossery plus déplumé et plus dandy que jamais, sans doute sur le point de gagner sa mangeoire de l’Emporio Armani où quelque mécène lui offre sa spaghettata quotidienne… et voici que mon portable grelotte une fois encore, sur lequel un éditeur ami m’annonce la mort la nuit passée de son père…
    Un instant et nous apparaissons et disparaissons presque en même, un instant et me revient le sourire méfiant-profond-rieur d’Alina que j’imaginais moins menue ou plus sûre d’elle, et dont me ravissent les gestes élégants et le rire frais, un instant après nous nous sommes quittés sur un bec et nous nous retrouvions, avec mon compère Florian, à la terrasse du Mazarin où mon portable se réjouissait, par la voix de René Gonzalez, de notre pleine page de ce matin sur Godard, plus généreuse à ce qu’il me dit que le chichi méprisant de Libé, un instant et nous voilà remontant vers le Jura virant au mauve tandis que ma voisine relève les yeux de Monsieur Ripley qu’elle tient au-dessus d’un ventre rond gainé de soie bleue, annonçant un proche événement…
    Tant d’intersections chaque jour, comme le collage du dernier Godard, tant d’histoires simultanées que nous vivons dans l’instant, et le train remonte à travers les forêts d’où il redescendra en lent vol plané jusqu’au lac cher au vieux mandarin pour qui la beauté ne saurait être sans bonté - à l’instant le soleil n’est plus qu’une rougeoyante boule de feu dans l’indigo du couchant, à l’instant on est comme au bord du ciel et des horizons se perdant en loin tains bleutés… (Dans le TGV, ce 11 mai)

    Pas du tout de l’espèce des mâles dominants, non plus d’ailleurs que de celle des dominés. Plutôt du genre à vivre ses extases dans le torrent cosmique des caresses...

    medium_Coetzee3.2.JPGEn reprenant ce soir la lecture de L’Homme ralenti de J.M. Coetzee, je me dis, par opposition à tant de lectures ne laissant point de traces, que ce livre à la fois astringent et lesté de tant d’observations pénétrantes sur la vie qui va et l’étiolement du désir ou de la simple vitalité, est de ceux qui relèvent de cette littérature « réaliste » qui m’intéresse plus que tout aujourd’hui, plus exactement : de cette littérature poreuse et saturée de réel qui ne se contente pas de reproduire servilement celui-ci mais le recueille et le transforme, le pense, l’interprète et le restitue dans une forme où le fait devient à la fois signe et symbole.

    On était ce matin comme hors saison en ce bord de mer où tous les gris des dunes et du ciel se mêlaient dans une sorte de brume spectrale se déchirant de temps à autre sur des pans de bleu ou de jaune, comme d’une toile en trompe-l’œil ; on se serait cru du côté d’Ostende et non en bord de Méditerranée au seuil de l’été, et la longue perspective des dunes aux crêtes d’herbes sauvages, jusqu’aux lointains indistincts de la colline tachetée de minuscules carrés blancs de Sète, avait quelque chose d’un peu lunaire avec ses silhouettes de promeneurs emmitouflés, me rappelant je ne sais quelle toile de Spillaert... (Au Cap d’Agde, ce 22 mai).

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    Les dunes de Marseillan. Aquarelle, 2006.

  • Le rythme libérateur

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    Avec Sonic Mirror, Mika Kaurismäki et le batteur Billy Cobham illustrent magnifiquement les pouvoirs d’exorcisme de la musique.

    Une séquence finale prenante, et même bouleversante, à la fois du point du témoignage humain et de la sublimation artistique, marque la conclusion, frisant la transe, de Sonic Mirror. En alternance fusionnelle, sur un montage couplé, l’on y voit un groupe d’autistes d’une institution alémanique de Konolfingen danser au rythme des percussions conduites par le batteur Billy Cobham, et, à l’autre bout du monde, un groupe d’enfants des favelas de Salvador de Bahia mener, à grand renfort de tambours, les danses carnavalesques de la communauté locale.
    A quoi rime ce patchwork, auquel s’ajoute le concert d’un big band finlandais conduit par le même Cobham ? Est-ce un nouveau gadget à l’enseigne de la World Music ? N’est-ce pas par voyeurisme opportun qu’on mêle l’observation d’un groupe d’autistes en thérapie aux vacations d’un pair de Miles Davis qu’on a vu aussi aux côtés de Peter Gabriel ?
    medium_Sonic1.jpgNullement. Rien de frelaté dans cette plongée aux racines rythmiques de la musique, imaginée de concert par Marco Forster, architecte de formation établi à Vevey, que sa passion de la musique brésilienne a fait se rapprocher du réalisateur finlandais Mika Kaurismäki (frère du génial créateur qu’on sait…), dont il a produit l’avant-dernier film, Brasileirinho, présenté à Nyon en 2005. Tout à fait conscients des écueils éventuels d’une telle entreprise, Marco Forster et le cinéaste ont tissé ensemble la trame de Sonic Mirror, dont le thème majeur est la vertu libératrice de la musique, en faisant appel à un grand musicien de jazz déjà associé, dans les années 80, aux expériences de l’anti-psychiatrie italienne.
    Le jeune autiste muet prénommé Adrian, visiblement hypersensible au rythme et à la musique, marque, du premier au dernier plan du film, cette présence à la fois emmurée, poreuse, absente-présente, d’un mal psychique auquel fait écho le mal social et identitaire d’une communauté latino-américaine de laissés-pour- compte. Or c’est auprès des petits percussionnistes de Malé, à Bahia, que Billy Cobham va prendre aussi des leçons, comme il apprendra quelque chose d’unique, ainsi qu’il en témoigne, en voyant les autistes « vivre » le rythme et la musique qu’il leur offre. Entre autres scènes fascinantes: ce moment où Adrian, en plein repas commun, se dirige à tâtons vers le piano où il va taper des notes à la recherche d’on ne sait quelle musique intérieure…
    medium_Sonic2.jpgA propos de la séquence finale de Sonic Mirror, Marco Forster précise que ce qui s’est passé était totalement inattendu, imprévisible et finalement miraculeux. «Tout aurait pu foirer. Alors que ce qui s’est passé était comme une preuve, pour les thérapeutes aussi, que la musique ouvrait une brèche…»
    A préciser qu’à la musique fait écho la mélodie des images, belles et sensibles de bout en bout. Si Mika Kaurismäki n’a pas la pureté noire de son frère terrible. Il n’en est que plus ouvert et chaleureux…

    Nyon. Salle communale, le 25 avril, à 17h; et au Capitole 1, le 26 avril à 21h.30.

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 25 avril 2007

  • Alain Tanner au plus vif

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    Un film remarquable de Pierre Maillard, le nouveau Plan-Fixe qui lui est consacré et des Ciné-Mélanges de sa plume contribuent à débarrasser l’image du grand cinéaste romand des clichés qui lui collent aux basques.
     

    Ciné-Portrait et lecture thématique de l'oeuvre. Alain Tanner est une légende du cinéma suisse des années 60-80, que l’opinion actuelle réduit souvent au cliché d’un réalisateur politiquement engagé dont l’oeuvre reflète une époque datée, exhalant l’ennui et la morosité. Lui-même remarque aujourd’hui que ses premiers films, dans l’effervescence de mai 68, étaient en phase avec l’esprit du temps, alors qu’il ne sent plus du tout « synchrone » en notre ère de triomphant néo-libéralisme.
    C’est pourtant un Tanner plus essentiel et plus personnel que nous découvrons sous le regard du réalisateur genevois Pierre Maillard, venu lui-même au cinéma parce qu’un film comme Charles mort ou vif lui en a transmis le désir. «Tanner m’a convaincu, le premier, qu’il était possible de faire du cinéma ici et maintenant. De film en film, ensuite, il m’a paru incarner une éthique exemplaire. Les temps ont changé, mais il est toujours resté fidèle à lui-même. Ses films sont d’ailleurs plus « synchrones » qu’il ne le dit lui-même. Ainsi, j’ai vu mes propres enfants captivés par Jonas, et je suis sûr qu’on va y revenir.»
    medium_Maillard.jpgAu début d’Alain Tanner, pas comme si, comme ça, le vieux maître au regard vif parle de la beauté, à la fois essentielle et impalpable, qu’il dit « en fin de compte la seule chose qui importe », par opposition au chaos du monde et à l’univers des salauds et des imbécile dont il n’a rien su faire dans ses films… Or c’est cette beauté d’un personnage (très importants, les personnages de Tanner, et les acteurs tout autant !), cette beauté des lieux qui n’a rien à voir avec l’imagerie touristique (très importants, les lieux de Tanner, d’Irlande en Andalousie ou au Portugal et jusqu’au Milieu-du-Monde !), cette beauté des choses et des lumières que Pierre Maillard met en évidence dans son film, illustrant les thèmes majeurs de l’œuvre au moyen de nombreuses séquences de la filmographie qui donnent envie de retourner à la source.
    « J’ai tenté de dégager le sentiment que m’inspire cette œuvre souvent mal jugée, précise Maillard. Le cinéma de Tanner est très particulier, sans descendance directe. Il y a là une voix unique, comme on pourrait le dire d’une phrase de Ramuz. Avec un humour bien à lui, un sentiment de la réalité, une perception de l’absence ou du décalage par rapport aux normes, une façon de fuir pour se retrouver, un besoin aussi d’échapper à l’enfermement qui sont en somme très suisses… »
    Plan-Fixe. « Il n’y a rien de plus sage qu’un arbre ! », dit Alain Tanner à Jean Perret qui l’interroge pour ce début d’interview en plein air, poursuivi ensuite dans l’intérieur genevois du cinéaste, durant une heure dense, traversée de nostalgies et de tendresse, notamment à l’égard des femmes. De mai 68 à Paul s’en va, son dernier film, le cinéaste amateur de plans-séquences est cadré par Willy Rohrbach avec une sensibilité qui lui ressemble…

    Ciné-Mélanges. Alain Tanner est un auteur : ce n’est pas un scoop. Il l’est ici aussi par la plume, au fil d’un parcours dont son œuvre et sa réflexion sur le monde et le cinéma constituent le labyrinthe, dans l’ordre des lettres de l’alphabet. D’Acteur à Zèbre, nous y apprenons finalement que ses parents, le voyant revenir de ses escapades maritimes de jeunesse (il fut marin avant le cinéma…) et s’inquiétant la moindre pour son avenir, le taxaient en effet de « drôle de zèbre ». En postface, c’est sur le thème de Tanner ou l’optimisme que Frédéric Bas retrace le « chemin fragile » suivi par le cinéaste entre soi et le monde, avant de commenter la filmographie complète de celui qu’anime le désir de « faire pièce à la laideur du monde et au pessimisme qu’il inspire en convoquant la poésie et l’intelligence »…


    Nyon. Visions du réel. Présentation du Plan-Fixe, Alain Tanner, cinéaste, par Willy Rohrbach (images) et Pierre André Luthy (son). Capitole 1, mercredi 25 avril, à 19h.30.
    A paraître au Salon du livre de Genève : Alain Tanner. Ciné-Mélanges. Postface et notices filmographiques de Frédéric Bas. Seuil, coll. Fiction & Cie, 232p.
    Cet article a paru dans l’édition de 24Heures du 24 avril 2007.