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  • Littell Big Goncourt

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    Consécration méritée de Jonathan Littell, pour Les Bienveillantes.

    C’est à Jonathan Littell qu’a été décerné le prix Goncourt 2006 pour Les Bienveillantes (Gallimard), roman considéré comme l’événement de la rentrée littéraire, vendu à plus de 250.000 exemplaires et déjà récompensé par le Grand Prix du roman de l’Académie française. Atypiques sur la scène littéraire française actuelle, l’auteur et son ouvrage rappellent l’apparition d’André Schwartz-Bart avec Le dernier des justes, Goncourt 1969. De fait, avant d’être un voyage au bout de la nuit du nazisme accompli par un officier SS d’une lucidité monstrueuse, Les Bienveillantes est un acte humain qui échappe à la littérature, témoignant de l’immense effort d’un jeune Juif américain (39 ans) pour éclairer l’une des périodes les plus déshonorantes de l’histoire de l’humanité. Sans être, du tout, un roman de plus « sur » la Shoah, Les Bienveillantes est une fresque romanesque de 900 pages truffée de personnages incarnés et de situations « pour mémoire ». De l’intérieur, le livre ressaisit la dérive d’un homme intelligent et hypersensible, cultivé, certes très névrosé mais pas plus que tant d’autres, qui se laisse entraîner dans l’industrie de l’extermination par soumission à l’idéologie de la race supérieure.
    Un auteur « de terrain »
    Des années durant, après avoir accumulé, sur tous les fronts de l’aide humanitaire, une expérience des situations-limites qui le distingue du littérateur ordinaire, Jonathan Littell a réuni une documentation monumentale sur les opérations parallèles de la Wehrmacht et des unités SS (la conquête militaire pour l’une, l’extermination pour les autres) sur les fronts de l’Ukraine et du Caucase, jusqu’à l’enfer de Stalingrad, les camps de la mort et l’effondrement du Reich. Les Bienveillantes n’est pas pour autant qu’un récit documentaire: c’est un vrai roman oscillant entre hyperréalisme et baroque onirique, grands débats et fantasmes morbides, où le lecteur se trouve interrogé, bousculé, parfois choqué à chaque page.

     medium_Littell2.6.jpgUn grand livre

    L’attribution du prix Goncourt 2006 à un roman qui a déjà été vendu à plus de 250.000 exemplaires, et qu’a récemment couronné le Grand Prix du Roman de l’Académie française, est-elle justifiée ? Ne peut-on penser, comme lorsque L’Amant de Marguerite Duras fut « goncourtisé », alors qu’il caracolait en tête des listes de ventes, que les jurés du Goncourt auront fait preuve d’opportunisme en « récupérant » le succès phénoménal d’un auteur se disant par ailleurs indifférent aux vanités littéraires ?

    Peu importe à vrai dire, puisque Les Bienveillantes est un grand livre. Dans la liste des ouvrages consacrés par le Goncourt depuis 1903, le roman de Littell fait certes figure de « monstre », peut-être moins « pur » ou « parfait », littérairement parlant, qu’A l’ombre des jeunes filles en fleurs de Proust, La condition humaine de Malraux ou Le roi des Aulnes de Tournier, mais incarnant l’honneur de la littérature avec autant de force que ceux-là. Le public l’a reconnu, et c’est déjà prodigieux, s’agissant d’un livre si exigeant. Peut-être Jonathan Littell retournera-t-il à l’action humanitaire après cela ? Qu’importe là encore, puisqu’il laisse, avec Les Bienveillantes, un livre qui fera date dans la mémoire des hommes.

    Cet article a pru dans l'édition de 24Heures du 7 novembre 2006.

  • Claude Lanzmann "scie" Les Bienveillantes

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    La Shoah est-elle une chasse gardée ?

    Elle est bien vilaine, bien inélégante vraiment, la façon de Claude Lanzmann de dénigrer Les bienveillantes de Jonathan Littell, comme si le succès de ce livre devait l’inquiéter…
    En lisant l’extrait de ses propos recueillis par Marie-France Etchegoin dans la dernière livraison du Nouvel Observateur (« Une documentation impeccable mais… »), m’est revenu le souvenir du Professeur Schwartzenberg téléphonant un soir à une jeune confrère écrivain-médecin (Christian Lehmann) qui avait osé s’exprimer à la TV sur le cancer pour lui lancer : « Le cancer à la TV, c’est moi ! »
    Claude Lanzmann déclare notamment, dans le Nouvel Obs’ , qu’il n’y a en somme que deux personnes au monde qui peuvent comprendre Les Bienveillantes : lui et Raul Hilberg, l’auteur de La destruction des juifs d’Europe. S’il reconnaît le travail monumental de Jonathan Littell, Lanzmann insinue, en se contredisant lourdement d’ailleurs, que ce livre n’est pas vraiment « incarné », tout en récusant le droit du romancier à peindre un personnage couturé de complexes et de perversions. Comme si les diarrhées de Max Aue, ses phobies et ses goûts sexuels risquaient de distraire l’attention du lecteur ! A en croire Lanzmann, ce livre serait trop difficile à lire, et surtout, surtout, le fait qu’il soit lu par tant de gens (plus de 120.000 lecteurs après trois semaines…) risque également d'aboutir à une mauvaise lecture… Passons sur les détails : si la mauvaise foi de Lanzmann est moins crasse et futile que celle d’un Angelo Rinaldi, elle est plus attristante pour ceux qui, comme Jonathan Littell lui-même, qui a été bien plus loyal à son égard en reconnaissant sa dette envers le film, ont été marqués par Shoah.
    Est-ce à dire que Les Bienveillantes soit le chef-d’œuvre absolu qu’il s’agit de célébrer à genoux sans oser la moindre critique ? Nullement. Il est vrai que ce livre exige un grand effort de lecture. Vrai aussi que le protagoniste n’est pas un compagnon de route des plus gais. Vrai surtout que cette plongée progressive dans le Mal est une épreuve à la fois nerveuse et physique, mais qui me semble absolument pure de toute complaisance et de toute fascination.
    Or c’est là que Claude Lanzmann est le plus injuste envers Jonathan Littell : en laissant croire que le romancier est fasciné par son personnage et qu’il se délecte de son abjection. C’est bas. C’est très bas, Monsieur Lanzmann, et les lecteurs de bonne foi apprécireont…
    Les Bienveillantes, au demeurant, ne traite pas que de la Shoah. Contrairement à ce que d’aucuns ont déjà conclu sans l’entrouvrir, ce n’est pas une « lamentation juive » de plus (j’emprunte l’odieuse expression à ceux qui la ressassent de plus en plus ouvertement) mais c’est un très grand livre sur le consentement universel au Mal. Ce que vit Max Aue en se soumettant à son idéologie de mort ne concerne pas, cela va sans dire, que le nazisme, même si l’industrie des sieurs Eichmann & Co aura touché à des sommets d’organisation et d’efficacité dans l'extermination – ce que Jonathan Littell montre de l’extérieur et de l’intérieur. Il est vrai, par ailleurs, qu’on aura trop vite comparé le jeune romancier à Léon Tolstoï ou à Vassili Grossman, et que la masse du livre ne « bouge » pas du tout de la même façon que celle de La Guerre et La Paix ou que Vie et destin. Vrai aussi qu'il n'a pas leur amplitude artistique. Mais lui-même est le premier à récuser ces comparaisons hâtives, voire publicitaires, disons: médiatiques.

    Alors quoi ? Alors rien : lisez Les Bienveillantes, foutez-vous de la rumeur et jugez par vous-même. Pour ma part, je n’ai rien lu cettte rentrée de plus sérieux, de plus bouleversant, de plus réellement nécessaire que ce livre, comme on a pu le dire, et là encore la comparaison a ses limites, de L’Archipel du Goulag de Soljenitsyne.

  • Littérature

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    Où il est question des péripéties finales inattendues d’un congrès de gens de lettres. Que la poésie n’exclut pas le kitsch, et que le whisky peut y ajouter certain frémissement de bon aloi.

    J’imagine une espèce de fable qui leur flanquerait un vertige subit et salutaire à la fois, du genre de celui qu’éprouve le plus imbu d’entre eux (vous le reconnaissez à la peau de chamois qui dépasse de sa vareuse, avec laquelle il fourbit chaque matin son petit monument) quand il découvre que son nom ne figure pas dans tel ou tel nouveau dictionnaire des lettres contemporaines, ce même vertige qu’on peut éprouver dans l’une des cinq cents librairies japonaises du quartier de Kanda, au beau milieu de la nébuleuse de Tôkyo, ou en évaluant le nombre de gens vivant à l’instant à la surface de la planète dans l’ignorance complète des noms et des oeuvres de Carlo Emilio Gadda, Juan Carlos Onetti ou Ramon Gomez de La Serna.
    Je vois un clair de lune à la Musset sur le Haut Lac. A précédé ce qu’on peut dire un crépuscule divin d’arrière-été. L’eau de satin, le ciel de soie rose mauve, tout le bazar propice au jaillissement des citations à la Byron, mais voici que se disloque la compagnie des congressistes du P.E.N. rassemblés sur le pont arrière du bateau à aubes où s’est tenue la conférence de clôture de la nobélisable albanaise Bessa Djirka dont les mots incandescents se détachent encore sur le fond cendreux de tous les autres discours.
    Je note sur un bout de facture: faire sentir que Bessa, à la dégaine de vieille fille salutiste, est physiquement (et donc métaphysiquement) mille fois plus présente que quiconque en ces lieux et que chacun de ses mots participe de cette extraordinaire acuité, à vrai dire insupportable à la plupart.
    Il y a donc du scandale dans l’air, et je vais le ressentir avec une violence particulière lorsque je serai littéralement pris à partie, à la proue où je me suis isolé pour en fumer une, par notre diaphane poétesse Aube du Perroy flanquée de son inévitable époux légitime à fonction de factotum.
    Je ne les ai pas entendus venir mais soudain ils sont là, elle dans sa tunique de vestale du Temple et lui tout empressé petit groom lunetteux; et c’est alors que je suis censé graver dans le marbre la sentence fameuse, lâchée d’une voix blanche:
    - Malgré tout la Poësie restera...
    C’est adressé à l’Univers dont je ne suis qu’un infime brimborion, mais ça vise aussi le «frère en littérature» (sa dernière dédicace) dont Aube attend qu’il partage le courroux qu’a visiblement suscité chez elle la conférence de la Balkanique.
    Je comprends à vrai dire le désarroi de celle que la dame patronnesse de la critique académique locale appelle «notre Emily Dickinson», à qui les propos de la conférencière ont dû paraître iconoclastes au possible. La façon de Bessa de fustiger tout idéalisme lyrique, la violence avec laquelle elle s’en est prise aux idolâtres valéryens de la Forme et autres versificateurs en chambre, enfin sa longue médiation finale sur les illusions de la littérature: tout cela ne pouvait manquer de déranger l’élégant parterre de nos gens de lettres.
    Comme je reste impassible, Aube se figure peut-être que je n’ai pas bien reçu son S.O.S. alors que mes radars sont braqués sur elle et que je reçois 5 sur 5 les ondes qui signifient sa blessure d’amour-propre, sa détresse de vieille petite fille dont on a ébréché la poupée de porcelaine, et son juste courroux de croisée d’une cause qui voit son étendard souillé par une infidèle.
    Je me suis moqué plus souvent qu’à mon tour des poses d’Aube du Perroy, mais à présent je la vois comme à nu, comme à la douche d’un asile, toute menue fretin livrée aux pluies acides. Je la vois comme je nous vois à l’instant, et c’est encore l’effet des paroles de Bessa: l’Helvétie est un autre radeau de la Méduse et nous dérivons, enfin dépouillés de nos vanités, sous la conflagration silencieuse des astres.
    Mais tout cela relève de la fiction, car Aube reste bel et bien, en ce moment, toute figée dans sa réprobation vertueuse, n’attendant que mon assentiment. Quoi que je lui dise, aussi bien, qui ne viendrait la conforter, serait taxé de malséance; et de même en va-t-il des autres mandarins chuchotant ici et là dans la nuit d’été. Non mais vous l’avez entendue ? Mais cette mal élevée que nous recevons avec les pompes! Mais cette espèce de nihiliste!
    Je laisse cependant Aube à sa fureur et je pars à la recherche de Bessa que je trouve bientôt seule au bar de seconde classe, devant une bouteille de Chivas déjà plus qu’à moitié vide, et j’en recommande une autre en me présentant comme le nouvel Homère encore inconnu, le Dante lacustre et le Shakespeare potentiel du canton, ce qui la fait sourire et m’accorder une petite place à côté de ses vieilles osses.
    Là je me donne le beau rôle, c’est entendu: je fais celui qui serait l’unique à avoir déchiffré la juste parole de la conférencière, quand tous les autres n’y auraient compris que pouic. Mais c’est pour la fable: pour simplifier, juste pour ce qui suit, parce que c’est surtout ce qui suit qui compte - j’imagine en effet une sorte de féerie enfantine à laquelle le scotch va donner sa crâne tournure.

    Cela commence au dernier coup de minuit, lorsque la pucendron de Gyrokäster se transforme soudain en belle de nuit. Je lui propose d’abord le tour des chapelles, et Djirka me répond: va pour l’inspection. Donc nous nous mettons en route, je fais le Virgile et nous tanguons de cercle en cercle, de la table des romancières intimistes à celle des prosateurs postmodernes, avec des salamalecs à tous les chefs et cheffes de file, le dramaturge qui monte et l’ enfant terrible qui stagne, les ambitieux et les désabusés, les joyciens et les célinomanes, les vieilles haridelles et les jeunes paons.
    Puis nous avisons le chemin de lune, et là-dessus nous allons bras deci bras deça, faisant soudain pencher bas l’Helvétie sous le poids des plumassiers tous accourus à tribord et sidérés à la vision de ces deux-là marchant sur les flots.
    Je sais bien que l’image a du plomb dans l’aile, surtout que ça murmure de moins en moins discrètement à l’entour du bar où dame Djirka qui-nous-a-bien-déçus-ce-soir, et ce pauvre K., sont en train d’entacher gravement la dignité du P.E.N.- Club.
    Mais c’est alors que l’autre miracle advient, quand Bessa commence de vaticiner à voix haute. Alors là ça change carrément de registre. Là ça devient Bouche d’Or et les enfants sages. Là resurgit tout à coup la poésie vieille comme le monde et toutes et tous vont se rapprocher bientôt mine de rien pour écouter The Voice.
    On se fichait pas mal, n’est-ce pas, de ce que Bessa pouvait avoir vécu ou pas jusque-là, n’était la décorative mention de sa dissidence. De ce qu’elle avait réellement enduré, de ses années de proscription ou de cachot, des humiliations publiques, des trahisons de supposés amis, de tout ce qui avait été son lot ordinaire durant toute sa vie jamais alignée: on n’avait à peu près rien à cirer. Et qui connaissait le moindre de ses poèmes ? Qui savait, sur l’Helvétie, plus que quelques formules publicitaires à propos de la fameuse invitée ?
    Mais à présent tout prenait chair, tout prenait verbe et chair. Toute menue fretin dans la sorte de sac que figurait sa robe, Bessa s’était mise à psalmodier dans notre langue et tout à coup le temps s’ouvrait comme une conque vaste aux échos de toutes les voix de tous les âges et de partout. Et la pauvre Aube du Perroy, bien soupçonneuse encore, s’était approchée à son tour en se demandant ce que chantait cette sauvage enivrée, puis elle avait demandé de qui étaient ces vers, puis elle avait eu un frisson en reconnaissant quelque chose qu’elle-même aurait peut-être pu chanter, et voici qu’Aube fermait les yeux et qu’une mer de visages aux yeux clos ondulait sous la brise des mots.

    La fable serait incomplète si je ne précisais qu’elle m’est venue le matin même où j’ai reçu l’invitation à participer au congrès du P.E.N.- Club qui devait se tenir au Plaza de Montreux et dont le thème serait L’Avenir de la Littérature. De sa plus belle écriture, la secrétaire du comité suisse, Aube Du Perroy, notait qu’elle comptait beaucoup sur ma présence, ayant fort apprécié ma dernière chronique sur la réédition de ses Poésies 1952-1994. Or à l’instant même, l’arrivée de Bessa Djirka, la jeune requérante d’asile de Gyrokastër à qui ma compagne enseigne le français depuis quelques temps, fut le déclencheur qui me fit jeter l’invitation au panier en envoyant au diable tout ce qui ressemble de près ou de loin aux gens de lettres.





  • La grâce d’une écriture

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    Hervé Chesnais à la trace

    Connaissez-vous Hervé Chesnais ? Moi non plus, jusque tout à l’heure, quand je suis tombé, dans le labyrinthe de desordre.net, sur une sorte de petit roman d’amour-catastrophe à fines touches me rappelant Fou de Vincent d’Hervé Guibert, tant par la grâce de son écriture que par la force des images et des objets narratifs de celle-ci, d’une fine et belle concentration.


    Cela commence comme ça :
    1/
    Parce que l’absence n’admet pas de demi-mesure, que le souvenir ne pèse pas le poids : la grâce du col de ta chemise jamais plié net, le jean toujours en train de tomber plus bas, la perspective émouvante de ton passage, tout ça ne vaut qu’au présent.
    2/
    Parce que tu avais toujours faim.
    3/
    Parce que le manque n’est pas blessure, qu’il n’est pas de frontière au manque, on n’en pourrait pas dessiner les contours, parce que le manque n’est jamais fini, le manque est invisible, sans cicatrice à la surface, sans lèvres de chair jointoyées, sans suture sur le lisse des peaux.
    4/
    Parce que tu t’es brossé les dents avant de m’embrasser.
    5/
    Parce que les machines qui nous meuvent nous interdisent la stupeur mélancolique, nous garantissent notre lot quotidien de stimuli, d’anecdotes.
    6/
    Parce qu’à ton passage, quelque chose est advenu, que nous avons connu ensemble des illusions d’épiphanies.
    7/
    Parce que ton départ m’a laissé interdit, altéré, parce que j’ai cru mourir de ta mort, que je n’en suis pas mort, ta mort m’a traversé comme le caillou l’eau, et comme l’eau je me suis refermé, et comme l’eau nulle trace de ton passage, nul indice que je me sois refermé sur toi, que je t’aie gardé dans le secret de mon ventre.

    medium_Anquetil4.jpgEnsuite il y a 93 autres fragments de cette eau, puisque l’ensemble s’intitule 100 Raisons.
    De fil en aiguille, curieux d’en savoir plus sur ce Chesnais Hervé, j’ai appris qu’il était d'origine bretonne et normande, né en 1963, et découvert, sur le site remue.net, une autre série de petites proses intitulées Tentative d’équilibre dont je capture illico celle-ci :


    La gloire de mon père
    Dans l’armoire de mon enfance – marqueterie rustique- un fusil mitrailleur dont je trouvais les balles en volant des bonbons ; c’était le temps de mes dents saines et de mon père aux cheveux roux.
    Il aimait parler en arabe aux colporteurs de ces pays ; que disait-il ? – Les mots que je sais aujourd’hui, qui enchantaient les exilés. Ils repartaient pauvres, ravis, mais moi j’avais tremblé pour eux qu’il ne ressorte son fusil, pas les mots d’adieux ni d’usage, le fusil. Les balles ailées; les balles.
    Les photos je les avais vues. Cadavres de bergers exécutés ; mon père assassin qui se targuait de preuves. Avant après, vivants puis morts, abattus là les mains liées dans la montagne qui était leur. Et je trouvais des balles en cherchant des bonbons. Et j’avais peur pour les vendeurs berbères, tant ils ressemblaient aux cadavres, aux trophées de mon père.

    medium_Anquetil7.jpgAh mais ceci encore : que, dans un contrepoint heureux, les textes de 100 Raisons sont accompagnés de vignettes d’artiste signées Emmanuelle Anquetil, d’une poésie elliptique qui s’apparie parfaitement à celle d’Hervé Chesnais. Dernière piste enfin: le site d'Hervé Chesnais himself, à l'enseigne de La position du scribe.

  • Ecrire comme en 1926

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    Sur une remarque de Yann Moix

    A en croire le romancier Yann Moix, Jonathan Littell écrirait « comme en 1926 ». Or je repensais à ce propos, typique d’une certain provincialisme actuel « dans le temps », en lisant Les exilés de Montparnasse de Jean-Paul Caracalla, excellente chronique parisienne des années 20-40 où l’on voit revivre la fabuleuse pléiade d’artistes et d’écrivains se retrouvant alors entre Coupole, Dôme et autres lieux mythiques de l’époque. Dans la foulée, car il n’y est pas question que d’anecdotes « bohèmes », l’auteur détaille l’extraordinaire créativité littéraire et artistique de ces années, et la fécondité des rencontres de créateurs venus d’Amérique (le taux de change favorable y aide, mais c’est un détail) ou de Russie, de toute l’Europe enfin.
    En 1926, on ne lit pas encore Yann Moix mais on lit Pound et Joyce, Gertrud Stein (genre avant-garde confidentielle) ou Scott Fitzgerald (genre culte avant la lettre), Cocteau et Cendrars, tant d’autres. On se gardera d’idéaliser ces années-là, mais les réduire à de la vieille guenille relève de ce que T.S. Eliot, autre génie de ce temps-là, taxait de « provincialisme dans le temps ».
    Comme il y a un provincialisme dans l’espace, qui nous fait croire que tel canton (qui peut être le canton de Saint Germain-des-prés, cela va sans dire) est le centre du monde et tout juger en fonction de cette position, il y a un provincialisme dans le temps qui ramène tout à l’époque que nous vivons sans considération du passé proche ou plus lointain.
    L’idée d’un progrès linéaire des arts ou de la littérature flatte évidement ce provincialisme, à l’enseigne de la table rase, assurément nécessaire pour chaque créateur, nécessaire mais insuffisante. L’écrivain maudit Lucien Rebatet me le disait un jour : après qu’on a lu Ulysse de Joyce, que faire ? Lui-même a écrit Les deux étendards, grand roman composé les fers aux pieds dans l’antichambre des condamnés à mort, dont la forme pourrait être dite « classique » par rapport à Ulysse, mais qui n’en a pas pour autant perdu de son intérêt aujourd’hui encore. C’est vrai que, dans une logique linéaire, Finnegan’s wake devrait marquer le terme de la littérature, dont Guignol’s Band de Céline est un autre exemple. Mais quoi ? Après ceux-là, Guyotat écrit Eden,Eden, Eden et Philippe Sollers écrit Paradis. Or Paradis de Sollers marque-il la moindre avancée par rapport à ceux-là ? Mon avis serait plutôt que la pseudo-modernité de Paradis ne survivra pas en 2026, tandis qu’on lira encore La guerre du goût ou Une vie divine, ouvrages « classiques » s’il en est…

    Jean-Paul Caracalla. Les exilés de Montparnase (1920-1940). Gallimard, 291p.

  • Jonathan Littell controversé

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    Suite au débat sur Les Bienveillantes

    Pour nourrir un double débat historique et littéraire, Libération a publié, le lendemain de l’attribution du Prix Goncourt à Jonathan Littell, trois interventions assez nuancées mais dont les principaux arguments négatifs, à mes yeux, relèvent tout de même du procès d’intention. Une fois de plus, comme avec Claude Lanzmann et Peter Schöttler, on a l’impression que ses détracteurs cherchent noises au roman pour des raisons qui ont peu à voir avec son contenu ou sa forme.
    Cette impression est dominante dans les propos de l’agrégé et docteur en histoire Christian Ingrao, qui estime « parfaitement légitime que la fiction s'empare d'un sujet pareil » avant de reprocher à Littell de «rater l'émotion nazie, moteur du passage à l'acte. » Pour étayer cette affirmation, l’historien fait part de son expérience personnelle : « J'ai fait ma thèse exactement sur le même sujet, ces intellectuels nazis du service de renseignements SS, qui ont pris les armes, ont tué des femmes, des enfants. Ce qui fait passer ces hommes à l'acte, c'est l'angoisse et la haine. C'est aussi la ferveur, l'utopie, dans laquelle l'extermination des Juifs est la condition sine qua non pour la germanisation des territoires occupés : ils pensent : "C'est eux ou nous" ; ils pensent aussi : "Il faut les tuer pour créer notre rêve." Cette ferveur, qu'on sent dans les moments d'effondrement des stratégies de défense, au cours des instructions et des procès des responsables nazis, on ne la voit malheureusement jamais dans Les Bienveillantes . »
    Avons-nous vraiment lu le même livre ? On peut se le demander en se rappelant la profusion de situations détaillées, dans les premières deux cents pages du livre, qui impliquent le passage à l’acte de tous ces officiers et ces soldats observés par Max Aue, oscillant précisément entre l’angoisse et la haine, le suicide parfois ou les crises d’hystérie meurtrière. La foi en la supériorité du Volk allemand et l’utopie du nouveau monde à construire contre l’URSS sont deux éléments fondamentaux qui reviennent sans cesse dans les propos de Max Aue et de ses interlocuteurs. Le « eux ou nous » est également l’excuse récurrente. Dire qu’on ne voit jamais cela dans Les Bienveillantes est proprement incroyable, à moins d’avoir survolé le livre en « spécialiste » trop sûr de son fait. Or ledit spécialiste y va tout de même de son satisfecit magistral : « Jonathan Littell a vraiment très bien travaillé, même s'il y a des sources qu'il n'a pas consultées. Il a réussi la vie intime de son personnage, pas l'émotion collective. » Faux : même si Max Aue n’est évidemment pas l'incarnation de la collectivité militaire ou civile (!), il produit d’innombrables observations sur les souffrances des victimes, les engouements des chefs de guerre et de leurs cadres, ainsi de suite. Cela avec plus de curiosité lucide que de compassion : mais c’est la logique même du personnage, nihiliste froid.

    Deux objections mieux fondées
    Après d’autres considérations, Christian Ingrao fait deux remarques qui me semblent en revanche beaucoup mieux fondées : «Le personnage traverse toute la guerre, voit tout, et ce n'est pas possible. » De fait, il y a là un problème de vraisemblance romanesque, et c’est la limite du passage au roman de la masse documentaire réunie par Littell. Ce que l’auteur voulait « traiter » supposait que son personnage, comme Julien Sorel, galope d’Ukraine au Caucase et de Stalingrad à Parus via Berlin, et c’est vrai que ça fait beaucoup. L’auteur l’a cependant dit une fois : plus qu’un personnage de roman, Max Aue est à ses yeux une figure. Pour ma part, je réserverais mes plus fortes réserves à la complexion psychologique du protagoniste, dont la pathologie me paraît parfois « téléphonée ». N’empêche : il existe, et la matière qu’il brasse est tellement riche et intéressante qu'on le passe à l’auteur…
    Autre remarque justifiée de l’historien enfin : « On sent aussi parfois, au détour de certaines phrases, des articles scientifiques moins bien digérés que les sources consultées ». Oui, c'est vrai, sur ces 900 pages il y a quelques tunnels...

    L’ère du bourreau ?
    Denis Peschanski, lui aussi historien, spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, se montre moins sévère à l’égard des Bienveillantes et s’interroge, surtout, sur les raisons du succès de ce livre. Fascination morbide ou élargissement de l’intérêt des victimes aux bourreaux ?
    «Comme lecteur, je trouve que c'est un bon livre, bien écrit. Comme historien, ce qui me semble étonnant, c'est de voir des collègues s'exprimer sur le rapport à la vérité, alors qu'il s'agit d'abord de littérature, et on ne fait pas de littérature avec les bons sentiments. Comme historien toujours, deux choses m'intéressent. D'abord, je constate qu'il y a eu un gros effort de préparation du dossier avant la phase d'écriture du roman. Ensuite, je m'interroge sur la signification de ce succès, qui a commencé bien avant l'attribution du prix de l'Académie française et du Goncourt. S'agit-il du temps long d'une fascination récurrente pour la barbarie ? S'agit-il du temps long d'une passion française pour la Seconde Guerre mondiale ? Ou bien ce livre et son succès sont-ils révélateurs d'un changement de registre mémoriel ?
    «Pour aller au plus simple, au lendemain de la guerre, c'était le moment du résistant ; dans les années 80, on est passé dans l'ère de la victime. Et depuis deux ou trois ans on voit d'un côté une concurrence des victimes, avec une multiplication des porteurs de mémoire au nom de la victimisation, et, de l'autre, une certaine saturation de l'opinion. Ce qui fait qu'on peut se demander si le succès de cet ouvrage, au-delà de tout jugement sur sa qualité littéraire, n'ouvre pas un autre registre mémoriel. Entre-t-on dans l'ère du bourreau ? Assiste-t-on à une diversification des genres : on parle de la victime, mais aussi du bourreau, du spectateur ? Ou bien est-ce une clôture sur une autre figure, la figure du bourreau ?
    «L'enjeu est important, mais je ne peux pas donner de jugement définitif sur ce point. Quoi qu'il en soit, je ne suis pas convaincu qu'on ait beaucoup à gagner en sacralisant certains événements et en interdisant certaines formes d'expression sur ces événements, en l'occurrence la Shoah.»

    Littérature, littérature…
    Quant à Bruno Blanckeman, professeur de littérature, c’est sur le plan de la forme et de l’écriture qu’il attaque Les Bienveillantes en déclarant d’emblée que « ce roman est très académique ». Et de comparer, sans ciller le roman de Jonathan Littell à Dans la foule de Laurent Mauvignier, qu’il donne pour novateur alors que Les Bienveillantes relèveraient du néoclassicisme.
    Cela est-il bien sérieux ? Quels sens peut-il y avoir de comparer une fresque romanesque de 900 pages et un roman tout à fait estimable et original, certes, mais dont l’enjeu éthique, historique et philosophique n’est en rien comparable avec celui des Bienveillantes.
    Il est vrai que l’écriture de Littell ne procède pas d’une recherche stylistique particulière, au sens de la « petite musique » personnelle d’un Céline ou d’un Proust, voire d’un Mauvignier… Mais à quoi rime ce terme de « néoclassique » ? Classique peut-être, au sens le plus trivial d’une phrase claire. Mais allez-y voir de plus près, cher prof : avez-vous détaillé cette économie du dialogue, avez-vous observé les glissements progressifs du réel au fantasmagorique, au point qu’on ne sait si certaines scènes (à Antibes, à Stalingrad) relèvent de la réalité ou du délire, n’avez-vous pas remarqué les changements de registres, de l’expressionnisme au baroque, selon les chapitres. Néoclassique vraiment ? Académique vraiment ? Or tout ce qui ne procède pas, au sens des académies précisément, d'une nouveauté propre à émoustiller le lettreux, devrait être relégué dans cette catégorie désuète.  
    En fait, ce qu’on voudrait établir, comme un Yann Moix de façon plus péremptoire, qui affirme que Littell écrit « comme en 1926 », c’est que Les Bienveillantes est un livre à la forme dépassée, pour mieux l’évacuer. Or parler d’innovation formelle, à propos d’un tel livre, me paraît une sorte d’obscénité, et d'autant plus que ce livre innove bel et bien à sa façon, comme tout ouvrage de véritable écrivain. Traducteur de Jean Genet et de Maurice Blanchot, excellent connaisseur de la littérature française, Jonathan Littell pourrait n’être qu’un « écrivant » transposant, dans l’espace d’un roman, l’immense documentation qu’il a accumulée. C’est Audiberti qui distinguait l’ « écrivant », faisant un usage strictement régulier de sa langue, parfois admirable d’ailleurs (combien d’historiens ou de philosophes surclassent ainsi tant de littérateurs) et l’ « écrivain » exerçant, sur les mots, une façon de droit de cuissage et de recréation. Or dès les premières pages des Bienveillantes, Max Aue (et donc Littell lui tenant la main) devient plus qu’écrivant-chroniqueur : écrivain. Par sa puissance d’évocation, par l’imagination spatiale qu’il déploie si souvent dans les scènes qu’il reconstruit, par ses plongées oniriques et son érotisme noir, son intelligence et son savoir, sa porosité psychologique fantastique, d'autres qualités et d'autres défauts, c'est entendu,  Les Bienveillantes est un livre supérieur auquel il ne faut pas comparer n’importe quoi. S’agit-il d’en faire un culte hébété ? Nullement. Mais avant que d’en parler, lisons-le vraiment…


  • De la vraie magie

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    En lisant Le Magicien de Cesar Aira
    Il est notoire qu’un Abracadabra suffit à faire un bon livre, et c’est à la fois ce que conclut le Magicien au terme de sa quête fébrile d’une réalité qui serait moins illusoire que son don, et ce que se dit le lecteur de ce merveilleux roman de Cesar Aira, qui allie la grâce poétique et la densité philosophique dans une fiction à valeur de fable ironique.
    Le Magicien d’Aira a été gratifié, par les dieux, d’un pouvoir sans limite, qui ne ressortit pas pour autant à la sorcellerie. C’est comme ça, justement décidé par la fiction : le Magicien pourrait tout faire sur une scène et sans le moindre truc ni le moindre attirail (nul besoin pour lui des machines compliquées d’un David Copperfield, qu’il tient pour un faiseur tocard), et ses aptitudes à recycler tous les numéros connus sans aucune artifice (ce que le public ignore) lui ont déjà valu une reconnaissance internationale, sans que le titre de plus grand magicien du monde ne lui soit accordé, auquel il aurait droit. C’est qu’il s’est toujours retenu de faire tout ce qu’il pourrait, craignant de trop attirer l’attention. Or la cinquantaine approchant, voici qu’il a résolu de surmonter sa modestie égotiste au cours d’un congrès de magie rassemblant la fine fleur mondiale à Panama, où il fera vraiment montre de son art échappant à toute logique connue. Solitaire et parfait artiste, il se refuse à l’épate spectaculaire et réfléchit longtemps, en attendant l’heure de son numéro (que nul ne peut lui préciser), à ce qu’il pourrait bien faire de réellement sublime sans donner dans le mauvais goût. Après maintes ruminations et tergiversations, le Magicien se retrouve dans sa chambre d’hôtel où il va régler un délicieux ballet d’objets de toilettes bientôt doués de la capacité de voler et de parler, qui vont se livrer sous ses yeux à un grave débat à la manière des dissidents soviétiques... Le même soir, dans le cocktail astreignant où il retrouve le jeune guide panaméen qui l’a piloté l’après-midi, et qui menace de lui déclarer son amour, le Magicien procède à son premier acte de magie agressive, propulsant aussi bien le jeune homme dans les banlieues de l’Univers d’où il pourra contempler l’infiniment Petit et l’infiniment Grand au milieu de ses peluches.
    Que faire ? se demandait Lénine en se rongeant les ongles, et le Magicien s’en inquiète à son tour tout en découvrant, au fil de sa quête, le sens de celle-ci dont le lecteur démêlera les paradoxes et les éventuelles vérités. Or un Abracadabra ne suffit pas à lire un bon livre, même aussi magique que Le Magicien. Mais quel délice c’est d’en prendre le temps d’un après-midi…
    Cesar Aira. Le Magicien. Traduit de l’espagnol (Argentine) par Michel lafon. Bourgois, 149p.

    « S’il n’avait jamais osé utiliser la magie, c’était à cause des altérations qu’elle risquait de causer dans le tissu de l’Univers ».

    «Quelle humanité heureuse ! Mais, si c’était le cas, en quoi sa magie à lui était-elle unique ? Ils étaient tous magiciens, sans le savoir ! Tout était possible, à condition de ne pas se demander a priori ce que c’étaut. Ce pouvait être n’importe quoi. La vie, tout simplement ».

  • Les Bienveillantes hors de prix

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    Retour sur Allemandes II
    Le Prix Goncourt ou le Prix Renaudot vont-ils s’ajouter aujourd'hui, sur le palmarès de Jonathan Littell, au Grand Prix du roman de l’Académie Française ? A vrai dire la question me semble sans importance, même un peu déplacée à propos des Bienveillantes. La nature de ce livre échappe, de fait, à la logique des prix et même de la vie littéraire, ressortissant à un grand acte humain bien plus qu’à une performance d’écrivain, tout extraordinaire que soit celle-ci. J’y songeais en relisant les dernières pages (261 à 312) de la seconde partie des deux chapitres intitulés Allemandes, dans lesquelles on trouve un concentré saisissant de la puissance illustrative de ce roman au cours d’une scène bouleversante, un débat sur la race aux conséquences humaines immédiates qui fait aussi apparaître la rivalité féroce entre la Wehrmacht et la SS, et l’imbrication de l’idéologique et de la vérité des faits, sur fond de catastrophe militaire (les Allemands sont encerclés à Stalingrad) et de lente descente aux enfers éthiques et psychiques du protagoniste.
    Tandis que la Wehrmacht porte l’offensive sur Grozny, Max Aue est confronté à un vieillard qui s’est présenté spontanément comme Juif aux Allemands et prétend avoir le souvenir, que lui a soufflé un ange, du lieu où il va être enterré. C’est une véritable apparition que ce vieux savant, qui s’exprime en grec classique pour se faire comprendre du SS lettré, à qui il explique ses origines composites de savant chassé du Daghestan par les Russes. En somme prié de lui donner la mort, par un homme qui représente une culture ancestrale et se comporte avec une majesté évoquant un autre monde, Max s’en va au lieu prévu en compagnie d’un soldat voué à l’exécution. Cela se passe en face de la chaîne du Caucase que Max voit pour la première fois, d'une beauté lui rappelant les harmonies de Bach, dans un endroit qui semble idéal au vieillard pour y être enterré. Sa dignité lui interdit pourtant de creuser sa propre tombe. Ainsi est-ce le soldat, puis Max lui-même, qui vont le faire sous les yeux de l’exigeant personnage, lequel réclame une tombe aussi confortable que le ventre de sa mère. Or c’est en souriant que le vieux Juif meurt sous la balle de l’Allemand, que Max Aue considère en tremblant avant d’ordonner à son sbire d’enfouir le corps.
    Et que fait Max après cela ? Il se rend aux bains, desquels il sort revigoré. Et quand il rejoint au casino un officier médecin qui le trouve « en pleine forme », c’est pour remarquer qu’il se sent « renaître » après une « journée curieuse ». Or chaque fois que Max se dit renaître, nous devons comprendre qu’il fait un pas de plus dans le consentement à sa mort spirituelle. Cela requiert, de la part du lecteur, une grande attention et un grand effort de compréhension, car jamais l’auteur ne lui tend la perche. Dans la foulée, un épisode également significatif, et non moins incarné que le précédent, relate les menées d’un officier persuadé que Max entretient, avec le jeune linguiste Voss, des relations indignes d’un SS. Comme il l’a insulté devant témoins, Max le provoque en duel (on est sur les lieux de la mort de Lermontov, soit dit en passant), mais son projet est éventé et immédiatement interdit, lui inspirant la réflexion que « toute action pure » lui sera refusée. Un peu plus tard, une discussion stupéfiante se tiendra entre le jeune linguiste et Max, au cours de laquelle le très brillant Voss lui fera valoir que les dogmes racistes du nazisme ne valent pas un clou du point de vue scientifique. Ces propos pourraient lui valoir une exécution immédiate, mais Max respecte le savoir du jeune homme en admettant que son propre racisme relève de la foi plus que de la science.
    En romancier, Littell fait revivre tous ce qu’il a découvert par ses études extrêmement poussées, entre autre sur les opérations « scientifiques » conduites en marge de la conquête militaire. A ce propos, il faut lire le récit de la conférence (pp.300-310) durant laquelle le sort de milliers de montagnards prétendus juifs par les uns et non-juifs par d’autres, sera décidé, réunissant des gradés de la Wehrmacht (soucieux de ménager les peuples qu’ils vont soumettre) et leurs homologues de la SS (jaloux de leur nettoyage racial) ainsi que des experts venus de Berlin, dont une linguiste teigneuse figurant la science idéologisée la plus brutale. Dans la foulée, la haine provoquée par Max chez l’officier qui l’accuse d’homosexualité, et qui a dû s’excuser, avant que Max l’humilie plus encore au cours de la conférence en prenant le parti de la clémence, finalement victorieux - cette haine aboutit à la mutation de Max Aue à Stalingrad, préludant à cent nouvelles pages admirables.
    On a parlé de Vassili Grossman à propos des Bienveillantes, et c’est vrai qu’il y a du souffle  de Vie et destin dans l’évocation du Kessel (chaudron) de Stalingrad encerclé par les Russes, avec un sens de l'espace impressionnant et des scènes insoutenables. Mais on pourrait parler, aussi, d’un certain fantastique à la Boulgakov dans le long délire de Max consécutif à sa blessure à la tête, d’une force expressive et d’une beauté qui fait doucement sourire quand le pauvre Yann Moix reproche à Jonathan Littell d’écrire « comme en 1926 ».
    Jonathan Littell n’est pas, comme le fut Céline, un fondateur de langue. Fera-t-il œuvre littéraire après Les Bienveillantes ? Ce n’est même pas sûr. Mais serait-il l’homme de ce seul livre qu’il aurait droit, me semble-t-il, à une reconnaissance spéciale de ses frères humains. Après les vaguelettes annuelles du Goncourt & Co, il sera très intéressant de voir l’accueil que lui réserveront les lecteurs allemands (il a dit que cela lui importait particulièrement) et ceux du monde entier, étant entendu que ce livre a valeur universelle.