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  • Mort à table


    medium_Frank.jpgDernière révérence à Bernard Frank

    Je me demande souvent pourquoi je continue d’acheter Le Nouvel Observateur depuis près de quarante ans, chaque semaine ou presque, alors que tant des aspects de cet hebdo de la gauche caviar m’y agace, parfois même m’y horripile, mais j’y reviens malgré tout pour quelques plumes de style, et la première était celle de Bernard Frank dont j’aimais le ton et le rythme des chroniques, quoi qu’il racontât, parfois presque rien, mais toujours au fil d’une espèce de soliloque nonchalant et vif à la fois, un peu snob ou superficiel les jours « sans », et qui ouvrait cependant à tout coup, dans la masse et la presse du tout-venant, la parenthèse de propos fleurant bon Paris et la France et la conversation telle que la société littéraire française l’a modulée comme nulle part ailleurs, des salons aux cafés.
    Je reviens sans cesse au Journal littéraire de Léautaud, dont une ou deux pages, même de celles où il n’y écrit que des observations de tous les jours, suffisent à m’aérer et me tonifier, et c’est un peu de ça qu’on trouvait dans les chroniques (je ne suis jamais arrivé au bout d’aucun de ses romans) de Bernard Frank, à plus forte raison dans les recueils de ses chroniques. Son Pense bête fait ainsi écho aux morceaux réunis de Passe-temps de Léautaud. Plus que Léautaud, cependant, dont il n’avait pas en revanche la pureté de ligne, Bernard Frank était attentif à l’actualité littéraire, ou à l'actualité tout court, dont il parlait en toute liberté, se fichant de plaire ou de détoner.
    L’ensemble de ses livres a été récompensé, en 1981, par le prix Roger Nimier, ce qui semble aller de soi pour l’inventeur du groupe improbable des « hussards » qu’on pourrait dire de la droite littéraire anarchisante ou bohème, avec Nimier précisément, Blondin ou Laurent, dans la filiation de Drieu ou de Chardonne.
    Bernard Frank écrivait ses chroniques à la main, dans une manière qui n’était pas désuète pour autant, qu’on pourrait dire de la ligne claire. On lira cette semaine son dernier envoi dans le Nouvel Obs, après quoi l’on reviendra à sa géographie parisienne des Rue de ma vie, nourrie par une trentaine de déménagements, à Mon siècle ou En soixantaine, à La panoplie littéraire ou à Solde où se distille le mieux son talent de gourmet des lettres mort au restaurant à l’âge-limite des lecteurs de Tintin…

  • La chute de l’oiseau Styron

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     Le grand romancier américain, auteur de La proie des flammes et du Choix de Sophie, n’est plus.

    C’est un des derniers monstres sacrés de la littérature américaine de l’après-guerre qui vient de s’éteindre en la personne de William Styron, mort hier dans sa maison du Massachussets, à l’âge de 81 ans. Héritier direct de Faulkner, en moins génial du point de vue de la langue mais avec de formidables ressources de conteur et de romancier-moraliste sondant le tréfonds de l’âme humaine, Styron avait acquis une renommée mondiale avec deux grandes symphonies romanesques : Les confessions de Nat Turner (1967, prix Pulitzer), évoquant, dans une fresque, la vie d’un esclave noir en Virginie (entre 1800 et 1831) et l’insurrection qu’il déclencha, suivie de lourdes conséquences ; et Le choix de Sophie (1979), où un jeune journaliste du Sud rencontre, après la guerre, une Polonaise rescapée des camps de la mort. Rappelons aussi que Styron était entré en littérature avec deux livres d’une âpre intensité : Un lit de ténèbres (1951) et La proie des flammes (1960). 

    « Tous mes romans expriment le conflit opposant notre besoin fondamental de liberté et de dignité aux puissances de l’oppression, quelle qu’elles soient », m'avait déclaré William Styron en 1994, à la parution d’Un matin en Virginie, trois récits plus personnels et émouvants (avec une poignante évocation de la mort de sa mère) qui avaient fait suite à Face aux ténèbres, terrible récit de la dépression qu’avait subie l’écrivain, me confiant enfin ce vœu d’après sa mort: « J’aimerais renaître sous la forme d’un de ces grands oiseaux de mer qui me faisaient rêver lorsque j’étais jeune »…

    Dits de William Styron:

    - Que représente l'enfance à vos yeux ?

    - Pour beaucoup de gens, c'est l'âge d'une sorte d'idyllique innocence qu'on ne peut retrouver, mais qui diffuse toujours une précieuse douceur. Nous savons pourtant que l'enfance n'est pas qu'innocence, et que les ombres du mal y rôdent aussi. Pour un écrivain, au demeurant, c'est un terreau d'une grande richesse. 

    - Que pensez-vous de la résurgence actuelle des fondamentalismes, tant aux Etats-Unis que dans les pays musulmans ?

    - Je pense que c'est un des phénomènes les plus damgereux qui se manifestent à l'heure actuelle. La démocratie, aux Etats-Unis, limite encore l'extension du mal, mais certains des leaders du fondamentalisme américain ont la même mentalité que les ayatollah, et je suis sûr qu'ils seraient prêts à tuer s'ils en avaient le pouvoir.

    -Qu'estimez-vous le thème essentiel de votre oeuvre ?

    - En exergue au Choix de Sophie, j'ai cité ces mots du Lazare de Malraux, qui résument en somme ce que je crois avoir accompli, sans projet préalable d'aileurs: "Je cherche, écrit malraux, la région cruciale de l'âme, où le mal absolu s'oppose à la fraternité". 

    (Extrait d'un entretien à Paris, en 1994)

     

  • Le suicide du perdant radical

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    Un essai de Hans Magnus Enzensberger
    Y a-t-il un lien entre celui qui, « pétant les plombs », mitraille une classe d’école ou un groupe quelconque, avant de retourner son arme contre lui-même, et le kamikaze se faisant exploser au nom de l’islamisme ? Tous deux sont en effet des avatars de l’homme du ressentiment que son sentiment d’échec et sa haine de soi, son orgueil blessé ou son humiliation remâchée, longtemps couvés, poussent soudain à une explosion de violence qui le vengera, l’auréolera un instant de gloire médiatique ou lui vaudra (croit-il) le paradis. Au fil d’une analyse claire et percutante, le poète et essayiste allemand Hans Magnus Enzensberger définit ce qu’il appelle le « perdant radical », notamment dans ses occurrences politiques, d’Hitler à Ben Laden. Distinct du raté se consolant dans la compulsion, de la victime qui peut faire valoir ses droits et réclamer compensation, ou du vaincu se résignant plus ou moins, le perdant radical s’isole et se fait invisible tout en cultivant sa rancœur obsessionnelle et en attendant son heure. La rubrique des faits divers en dénombre tous les jours, qui ont soudain explosé, parfois sous le plus anodin prétexte. L’amélioration des conditions de vie ne semble pas résorber le phénomène, au contraire elle l’exacerbe, et notamment sous l’effet de l’exhibition à jet continu des images médiatisées de la fortune et du bonheur, qui fait que « le potentiel de déception des hommes a augmenté à chaque étape du progrès ».
    « Ce qui occupe l’esprit du perdant de manière obsessionnelle », note Enzensberger, « c’est la comparaison avec les autres, qui a tout instant se révèle à son désavantage ». Et de reprendre, de préférence au concept freudien de pulsion de mort, « le constat déjà ancien qu’il peut y avoir des situations dans lesquelles l’homme préfère une fin dans l’effroi qu’un effroi sans fin – que celui-ci soit réel ou imaginaire. »
    Passant de la sphère privée à la dimension collective de cette folie destructrice, Enzensberger en vient évidemment à l’exemple du Führer cristallisant l’humiliation des Allemands après le traité de Versailles et se lançant dans une entreprise mégalomane et suicidaire proportionnée à son fanatisme, finissant dans l’extermination et l’auto-immolation.
    Toutes tendances confondues, les factions réunissant des perdants radicaux dans la foulée des chefs de guerre sont légion par les temps qui courent, mais un seul mouvement violent a fédéré les perdants radicaux à l’échelle de la planète, et c’est l’islamisme.
    De modèle européen à l’origine, le terrorisme est la plus dangereuse réponse, pour les musulmans eux-mêmes, à l’orgueil blessé procédant de l’immobilisme séculaire des sociétés arabes, dont l’autocritique s’amorce, mais si difficilement. A ce propos, Enzensberger cite un rapport établi à la demande des Nations unies par des chercheurs arabes en 2002-2004, sous la direction du sociologue égyptien Nader Fergan, qui aboutit à des constats à la fois connus et peu commentés dans les médias. On y admet ainsi que les Etats arabes se retrouvent à la dernière place de toutes les régions du monde en matière de liberté politique. Que, même en tenant compte des énormes revenus du pétrole, les pays arabes arrivent en avant-dernière position en matière d’économie. Ou, entre autres exemples, que le nombre total de livres traduits à partir d’autres langues depuis douze siècles (le califat d’Al-mamoun en 813-833) correspond au nombre actuel de traductions faites en Espagne au cours d’une seule année ! Enfin qu’une femme arabe sur deux ne sait ni lire ni écrire…
    Evoquant ensuite les raisons de l’immobilisme du monde musulman, que d’aucuns imputent aux agresseurs extérieurs ou à la colonisation, alors que d’autres civilisations (Inde, Chine ou Corée) se sont développées malgré les mêmes tribulations, Enzensberger en vient aux conséquences actuelles des déficits de connaissance et d’inventions accumulés, produisant un décalage croissant, encore accentué aujourd’hui par l’exode des cerveaux de pays incapables de se réformer. Et d’illustrer la blessure narcissique qui procède de cet affaiblissement et  la fuite en avant que manifestent les prédicateurs de la haine réclamant pour eux seuls la liberté d’outrager ceux qui ne pensent pas comme eux, sans tolérer aucune critique. Bien entendu, s’empresse de relever Enzensberger, « tous les musulmans ne sont pas des Arabes, tous les Arabes ne sont pas des perdants, tous les perdants ne sont pas radicaux… »
    Pourtant c’est bel et bien les perdants radicaux (qu’on évalue à 7 millions de djihadistes armés à l’échelle mondiale), et dont il faut préciser que peu sont issus de milieux fondamentalistes ( !) qui constituent le grand danger visant, non tant l’Occident que les régions du monde au nom desquelles agit l’islamisme.
    «Les réfugiés, les demandeurs d’asile et les migrants ne seront pas seuls à en souffrir, écrit Enzensberger. Des peuples entiers devront, à cause des actes de leurs représentants autoproclamés, et contre toute justice, payer un prix énorme. L’idée que la terreur pourrait améliorer leurs perspectives d’avenir, qui sont déjà suffisamment sombres, est absurde. L’histoire ne fournit aucun exemple d’une société en déclin qui en tordant le cou à son potentiel productif aurait pu survivre de manière durable. Le projet des perdants radicaux consiste, comme en ce moment en Irak ou en Afghanistan, à organiser le suicide de toute une civilisation ».
    Hans Magnus Enzensberger. Le perdant radical. Essai sur les hommes de la terreur. Traduit de l’allemand par Daniel Mirsky. Gallimard, 56p.

  • La fondue de Louis le Mol


    Une criante injustice a poursuivi, dans les royaumes de ce monde, les sujets désignés de naissance au port obligatoire de la couronne, lors même qu' ils n'aspiraient peut-être qu' à se livrer aux activités placides du commun des pêcheurs à la ligne. Moins chanceux qu'un prince Charles adonné sans trop de contrariétés à l'aquarelle à notre époque où la mode de couper les têtes a passé, Louis Capet incarna du moins le roi malgré lui, auquel seule sa fin tragique a donné quelque relief, un cran au-dessous de sa royale moitié. Mais à propos, que serait devenu Louis XVI s' il n'avait été si brutalement « raccourci »? Comment ce retraité-né aurait-il fini ses jours ?

    C'est à ces questions, entre autres, que Jean-L uc Benoziglio, romancier valaisan de souche, Parisien d'adoption et demeuré très Helvète dans l'esprit (c'est à savoir démocrate d'E urope polymorphe ouverte à l'érudition joyeuse) et même assez Vaudois sur les bords (au sens de l'autodérision débonnaire et de la latinité lémanique), s' est attaché à répondre avec toute la sagacité, l'humour et l'écriture à ellipses scintillantes qu' on lui connaît.

    Dès son apparition sur le débarcadère de Saint-Saphorien où, l'air d'une pyramide coiffé du « pyramidion » d'une perruque et le regard vaguement effaré du myope déplacé, le cidevant Louis Capet, fautivement appelé Papet (!) par le syndic Chavannes qui l'accueille en présence du bailli von Pfyffer et de son représentant local von Villiger (des futurs cigares ?), présente toutes les apparences d'un notoire passionné de serrurerie qui, des embrouilles de la politique, et surtout de la politique d'asile réglée par ces Messieurs de Berne, n'a ostensiblement « rien à souder », pour user d'une expression qui serait plutôt, à vrai dire, celle du sieur Jaccoud, pilier de bistrot hâbleur à la Pomme de Pin voisine … Bien plus important pour Capet au moment de son arrivée chez les Vaudois: il a la dent. Faim de roi foi de moi. Quand c'est qu' on en casse une ?

    S'il a jamais joué un rôle dans l'H istoire, ce Capet relégué dans la maison d'un certain Guichard massacré à Nancy en 1791 avec d'autres Suisses (ce qu' il ignore et dont il n'aurait probablement cure) ne se soucie que d'obtenir, de Leurs Excellences, une carabine pour chasser un peu et un confesseur papiste qui lui sont refusés d'un sec « Knif » (« Kommt nicht in Frage », hors de question) apposé sur sa requête écrite, à laquelle il ne sera même pas répondu mais que le narrateur, historien à ses heures, retrouve aux Archives bernoises.
    L'air de n'y pas toucher, ledit historien se fait d'ailleurs un malin plaisir (partagé par le lecteur) de ramener Lafayette à celui qui voudrait l'oublier, et Necker aussi venant lui faire un rapport économique carabiné, et Constant de Rebecque pour une litanie de regrets a posteriori, ou cet ex-révolutionnaire se rappelant qu'un roi même déchu peut signer une recommandation utile …
    Guère intéressé par ces visiteurs de marque, Capet ne se montre pas plus sensible à la qualité du petit blanc local (auquel il préfère le kirsch et la bière …) et l'essai de stimuler sa bonne humeur par une fondue se solde par un vrai fiasco ., au terme d'une véritable « scène à faire » ...

    Finalement, le seul personnage avec lequel notre royal taiseux entretient un semblant de relation est la jeune Aline (futur personnage de Ramuz ?), fille du pêcheur du coin s' occupant de son ménage comme une « vraie fée du foyer » et qu' il gratifiera d'une crise de monarchique dépit au moment où elle lui apprendra qu' elle va frotti-frotter ailleurs.
    Au demeurant, ce n'est pas tant la figure de Louis Capet qui nous intéresse que les multiples notations latérales dont il est le prétexte, qu' il s' agisse du pouvoir qu' il représente malgré tout, des traits de caractère récurrents des Suisses en général et des Vaudois en particulier, ou des Français en relation avec nos « pittoresques » ténèbres extérieures, dont le romancier truffe son tableau sans trop peser. « Le Suisse se lève tôt mais se réveille tard », cueille-t-on au passage entre une vacherie sur l'expansionnisme des libérateurs républicains et l'annonce de la chute de Louis Capet dans un escalier vaudois, le 31 janvier 1798, autant dire hier ...

    Jean-L uc Benoziglio. Louis Capet suite et fin. Seuil, 183 pp.

  • Le temps retrouvé du conte

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    Michel Layaz tend à retrouver la magie des verts paradis
    Le désenchantement du monde, la perte du sens du sacré et de tout lien social ou familial, la dilution des rites dans la sauce hyperfestive et les célébrations artificielles tissent la toile de fond des temps que nous vivons en Occident matérialiste, où l’esprit du conte se dilue dans la platitude du quotidien ou des best-sellers pleins de vide.
    Or un mouvement s’observe, en littérature, de retour à la magie narrative, fût-elle parodique, dont un Antoine Volodine est peut-être le meilleur exemple en France, auquel on pense un peu en lisant, dans une forme littéraire moins accomplie et originale, le dernier roman du Lausannois Michel Layaz intitulé Il est bon que personne ne nous voie.
    Conçu en deux parties, dont la première est cousue de fragments de monologues du narrateur (à chaque fois séparés par des points de suspension évocateurs) enregistrés sur un petit magnétophone bleu, où il évoque son âge tendre d’adolescent, et la seconde rédigée dans un cahier marron par le même personnage octogénaire vivotant un « dernier amour » avec sa soignante, en l’asile de vieillards où il sent la vie le quitter, ce nouveau roman de Layaz reprend les thèmes, fantasmes et autres figures obsessionnelles des ouvrages précédents de l’auteur, au fil d’une espèce de conte surréalisant, à lire sans en attendre la moindre assise « réaliste », malgré l’ancrage local dans notre bonne ville avec son bon lac, ni la moindre vraisemblance psychologique. S’il fait écho aux Larmes de ma mère (qui vient d’être réédité en collection de poche, soit dit en passant) pour le noyau familial qu’il évoque, autant qu’à la petite société recomposée de La complainte de l’idiot, semblant d’abord un peu niais et un peu gratuit, gagne en sens et en consistance pour peu qu’on le rapporte à son effort de ressaisir, par l’évocation fantaisiste et la naïveté rejouée, la magie de l’adolescence.
    Avec Raton son compère, qui dit « tare pour barre » et vit à sa façon l’innocence du jeu, notamment au football, Walter son aîné et mentor hantant un chalet-« cathédrale » qu’il partage avec sa tante Giulietta, autre âme candide; et Charlotte surtout, la fille en fleur, sauvageonne et fée-sorcière qui exalte sa fantaisie imaginative et lui révèle les magies de la nature et du sexe, le jeune-vieux conteur retrace un parcours initiatique marqué par un premier amour « vert », auquel fait pendant celui de Lucie-Lucifer en ses derniers jours. « C’est à quinze ans que les gens devraient entrer à l’asile de vieillards », note-t-il plaisamment alors qu’il dit toucher à « l’âge de l’infini » commun, dit-on, aux enfants et aux poètes…
    Michel Layaz, Il est bon que personne ne nous voie. Zoé, 185p.



  • Quatuor des origines

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    En lisant Lignes de faille de Nancy Huston


    I. Sol, 2004
    On revient du côté de la vie, captée dans toutes ses nuances avec une empathie constante, en se plongeant dans le nouveau roman de Nancy Huston, intitulé Lignes de faille et constituant, par le truchement de quatre voix (Sol l’enfant « prodige », Randall son père, Sadie la mère de celui-ci et Kristina la mère de celle-ci), une remontée du cours du temps, de 2004 à 1944, lancée par le soliloque d’un enfant d’aujourd’hui, né coiffé de parents qu’il estime aussi formidables qu’il l’est-lui-même, avec la bénédiction du Très-Haut et du président Bush Bis.
    Solomon, qu’on appelle Sol, ou Solly quand on le chérit et le pourrit autant que Tess sa mère, est à six ans le fils préféré de Dieu et de Google, qui sait déjà tout (par exemple comment les chiens enculent les femmes sur internet, ou que son arrière-grand-mère est lesbienne) et pourtant il reste un petit garçon à beaucoup d’égards, notamment quand il est question du grain de beauté à la tempe qui inquiète tant sa mère que celle-ci a programmé une opération. Cette Tess est intéressante, qui incarne la mère américaine « concernée » par excellence, passant d’un cours sur les relations parents-enfants à un séminaire sur l’estime de soi, entre méditation et réprimandes à son conjoint Randall, dont les jurons et les complaisances (il ne condamne pas immédiatement le scandale d’Abou Ghraïb, qui à elle lui fait si mal) ne sauraient « passer », qu’elle s’affaire à contrer d’une voix toute douce.
    Cela se passe en Californie, la boîte du père est engagée dans l’effort de guerre en Irak par ses recherches sur les robots guerriers, ce qui super-excite son fils en mal d’héroïsme, mais on sent bientôt le centre de gravité du roman se déplacer avec l’apparition de deux personnages aussi imposants que dérangeants pour le trio « waspy », à savoir la mère Sadie, débarquée d’Israël au lendemain de la petite opération du gosse, qui n’a pas l’air d’être curative soit dit en passant, infligeant chaque matin au garçon ses deux heures de lecture de l’Ancien Testament au dam de la mère protestant de son protetantisme. La mère de la mère de la mère de Solly n’est pas moins gratinée, qui vit à New York avec une amie après le suicide de son conjoint, et dont on sait qu’elle a passé par « les camps » ou un truc comme ça.
    On retrouve, dès les 129 pages du soliloque de Sol, la porosité totale de Nancy Huston, et son mélange de sarcasme et de compassion, de vivacité et de mélancolie, à la hauteur «chorale » de Dolce agonia.

    II. Randall, 1982.
    C’est une étrange émotion qu’on éprouve en découvrant, avec ce qu’on sait déjà du père de Sol, ce Randall à la fois sympathique et un peu flottant, en butte au moralisme bigot de sa jeune femme, quel enfant il fut lui-même, puisque la suite du roman le fait parler à son tour, en sa sixième année, petit garçon un peu bousculé par les incessantes querelles opposant son père, dramaturge new yorkais plutôt bohême, juif mais indifférent à la religion, et la redoutable Sadie, sa femme convertie au judaïsme et, comme souvent les convertis, poussant le zèle à outrance.
    Plus exactement, il y a de l’hystérie en Sadie, qui devient pour ainsi dire une spécialiste du Mal, donnant des conférences sur la Shoah et poussant ses nouvelles recherches du côté des « fontaines de vie » des nazis, ces élevages d’enfants volés en Ukraine, en Pologne et dans les pays baltes, pour être casés dans des familles allemandes et drillés selon les meilleurs principes aryens. Son intérêt n’est d’ailleurs pas fortuit, puisqu’elle découvre que sa mère, la chanteuse Erra que son fils et son conjoint adorent, a précisément connu ce sort avant d’être déportée.
    Sous le regard du petit Randall, qui devient ici comme un frère ou un double enfantin du petit Sol, le lecteur assiste ainsi à un début de guerre entre une goy sioniste par raccroc, qui se met à hurler dès qu’on n’est pas d’accord avec elle, et un brave type surtout soucieux de bon temps en compagnie de son fiston. Les recherches de Sadie la poussant à emmener sa famille en Israël, le trio se retrouve à Haïfa où le chemin de l’écolier Randall va croiser celui d’une fille un peu plus âgée, prénommée Nouzha, qui lui apprendra l’histoire de son point de vue de Palestinienne alors même que la haine se déchaîne entre leurs communautés, pour culminer avec le massacre de Sabra et Chatila.
    Autant dire que cette lecture, aujourd’hui, prend un relief tout particulier, et pourtant cet aspect, évidemment important, n’est pas essentiel dans le roman, qui me rappelle soudain le grand roman des origines d’Amos Oz, Une histoire d’amour et de ténèbres, et tous ces livres nous confrontant à nos sources mêlées.
    On est ainsi parti, avec le premier soliloque du « winner » américain, de l’Empire arrogant de Bush, et nous voici remonter à l’époque du Sharon chef de guerre, en attendant que Sadie, fille d’une créature du nazisme, poursuive le récit. Or le roman de Nancy Huston nous touche d’abord par les voix qui s’y expriment, du côté du plus intime de l’individu.

    III. Sadie, 1962.
    Le lecture de Lignes de faille évoque le sentiment qu’on peut éprouver en découvrant la photographie d’une personne que nous connaissons lorsqu’elle était enfant. Après avoir rencontré Sadie grand-mère et impotente, en 2004, au fil du premier monologue de Sol, et l’avoir retrouvée dans le personnage hyperactif de la mère de Randall, c’est ainsi en petite fille, âgée de 6 ans comme les deux premiers narrateurs, que nous la voyons réapparaître en 1962 à Toronto, entre une grand-mère autoritaire et conventionnelle, une prof de piano tyrannique et un père-grand psychiatre et prodigue de mauvaises plaisanteries. Mal aimée, complexée, triste d’être le plus souvent séparée de sa mère artiste (le père Mortimer, du genre beatnik, a disparu peu après sa naissance), Sadie entretient une espèce d’horreur d’elle-même que stimule un personnage imaginaire qu’elle surnomme l’Ennemi. Folle de joie lorsque sa mère, qui l’a casée chez ses parents faute de moyens, la reprend chez elle, Sadie séduit aussitôt Peter, l’ami-imprésario de sa mère, qui lui trouve une maturité rare et fera un bon père de substitution quand, la carrière de Kristina décollant, le trio se retrouve ensemble à New York. C’est alors, cependant, qu’après divers indices qui l’ont intriguée, Sadie va entrevoir une part secrète de la vie de sa mère, lorsque débarque un étranger blond et roulant les r et qui demande à voir Erra. D’un récit à l’autre, le puzzle se reconstitue ainsi, dont les parties, à fines touches diachroniques, évoquent autant d’époques et de drames, modulés à chaque fois par une voix d’enfant.

    Kristina 1944-1945
    L’autobiographie à paraître de Günter Grass s’intitule En pelant les oignons, et c’est au même dévoilement progressif et douloureux que fait penser Lignes de faille de Nancy Huston, dont le dernier chapitre se passe précisément en 1944 (alors que Grass avait juste 17 ans) dans l’ Allemagne de la défaite en proie à la terreur et au chaos.
    On connaît déjà l’extravagante Erra, qu’on a vu au diverses étapes de sa vie d’artiste et de femme libre, et qu’on retrouve ici sous le nom de Kristina qui lui a été donné lorsque, à une année, volée en Ukraine par les nazis, elle a été confiée à une famille allemande qu’elle croit la sienne. Il y a là le brave grand-père qui la choie et semble la préférer à sa sœur Greta, plus conventionnelle et jalouse, sa mère qui l’aime fort elle aussi, un frère Lothar aux armées et le père, instituteur, également sous l’uniforme.
    D’emblée, le récit de Kristina tourbillonne, immédiatement marqué par son tempérament sensible et généreux d’artiste-néée. L’évocation de la vie plus ou moins insouciante qui va son cours dans cette famille d’Allemands ordinaires, tandis que le ciel rougeoie des proches villes incendiées par les bombardements des Alliés, est marquée par un crescendo dramatique que ponctueront la mort du frère et, dans un accès de colère, la révélation faite à Kristina par sa sœur qu’elle n’est pas un enfant de la famille mais qu’elle a été adoptés. Peu après, un garçon de dix ans, d’abord muet et impénétrable, sera recueilli à son tour dans la famille, qui révélera bientôt à Kristina sa vraie destinée d’enfant volé.
    Ainsi s’achève ce roman des origines qui, de l’Amérique des « gagneurs » ne doutant de rien, en remontant les générations et en multipliant les points de vue, déploie une frise de portraits en mouvements d’une vibrante humanité, dont l’insertion dans l’histoire multiplie les résonances et les observations, notamment à propos des enfants « germanisés » de force. L’idée de donner la parole, successivement, à quatre enfants de six ans, pourrait sembler une « contrainte » artificielle, voire « téléphonée », mais il n’en est rien, au contraire : ce parti pris donne à la fois sa forme et son ton à cet ample et beau livre plein du souffle, de la rage et des interrogations, de la compassion, de l’humour et de l’intelligence sensible de Nancy Huston.
    Nancy Huston. Lignes de faille. Actes Sud, 484p.
    En librairie le 24 août.


    Photo: Horst Tappe

  • Sur la ligne de crête

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    Prix Femina à Nancy Huston, et Médicis à Sorj Chalandon.

    C’est à Lignes de faille de Nancy Huston qu’a été décerné hier le prix Femina, dont les débats ont été marqués par l’exclusion de Madeleine Chapsal des rangs du jury. (cf. encadré). Malgré cette bisbille parisienne, c’est l’un des plus beaux romans parus cet automne qu’ont distingués les dames du Femina, et sans doute l’un des ouvrages les plus ambitieux de la romancière française d’origine canadienne. En quatre longues séquences à rebrousse-temps, entre 2004 et 1944, quatre enfants de six ans y évoquent leur petite histoire personnelle et familiale enchâssée dans les tribulations du siècle. Brassant de grands thèmes dans une sorte de coulée symphonique, Nancy Huston rend admirablement le ton de chaque époque en animant des personnages de chair et d’émotion. 

    Quant au Médicis, ordinairement considéré comme le plus « littéraire » du quarteron de tête des prix automnaux, c’est au journaliste Sorj Chalandon qu’il a été décerné, pour Une promesse. Après Le petit Bonzi, un premier roman à caractère autobiographique, le grand reporter de Libération, prix Albert Londres en 1988,  s’est attaché à l’évocation de l’énigmatique claustration d’un vieux couple du tréfonds de la province française, autour du secret duquel se développent la rumeur et le questionnement du voisinage.

    Comme chaque année, les pistes de lecture proposées par les volets « étrangers » des deux prix méritent l’attention. Ainsi le jury du Femina a-t-il distingué une autre romancière en la personne de l’Irlandaise Nuala O’Faolain, pour L’histoire de Chicago May, parue chez Sabine Wespieser, petit éditeur souvent remarqué par ses découvertes. En l’occurrence, c’est une épopée canaille qui se déploie dans ce roman évoquant les frasques d’une aventurière de haut vol sur fond d’Irlande misérable. De son côté, le jury du Médicis a couronné l’écrivain roumain Norman Manea, pour Le retour du hooligan : une vie, paru au Seuil. L’occasion de découvrir un écrivain puissant retraçant, dans ce livre, une destinée marquée par les persécutions successives du nazisme et du communisme, avant son exil aux Etats-Unis et l’ultime déception qui l’attendait en Roumanie « libérée ». 

    Enfin, Jean-Bernard Pontalis a reçu le prix Médicis de l’essai pour Frère du précédent, paru chez Gallimard, alors que les jurés du Médicis décernaient le Femina de l’essai à Claude Arnaud pour Qui dit je en nous, publié par Grasset. Pour ce qui est des prix les plus convoités, le Goncourt et le Renaudot, leurs lauréats seront désignés le lundi 7 novembre prochain.

    medium_Prix2005.jpgTous pourris ?

    Après le coup d’envoi de la saison des prix littéraires parisiens donné la semaine dernière avec l’attribution du Grand Prix du roman de l’Académie française au livre-événement de la saison, Les Bienveillantes de Jonathan Littell, paru chez Gallimard, la deuxième volée des prix fait apparaître, une fois de plus, l’omniprésence des grandes maisons (Galligrasseuil…) dans le palmarès. Belle exception avec le Femina à Nancy Huston, publiée chez Actes Sud (comme Laurent Gaudé, lauréat du Goncourt en 2004), mais cette consécration n’en a pas moins été marquée par un coup d’éclat significatif du jury féminin qui n’a pas aimé, mais pas du tout, que Madeleine Chapsal, révèle, dans son Journal d'hier et d'aujourd'hui, les dessous de l'attribution du prix 2005 et, plus précisément, les rapports supposés entre certains éditeurs et membres du jury. Ces propos ont été jugés "diffamatoires" par la majorité des dames du Femina, qui lui ont proposé de démissionner, avant de l'exclure. "Par solidarité", Régine Deforges a aussitôt annoncé sa démission du jury Femina. Mais où est le vice, où la vertu ?

    Les « révélations » de Madeleine Chapsal pouvaient-elles aider à « moraliser» le système des prix littéraires parisiens ? On peut en douter à en juger par les résultats des polémiques et esclandres qui se poursuivent depuis… le début du XXe siècle. Or donc, tout est-il pourri au royaume des prix ? Le Femina à Nancy Huston (notamment) incite une fois de plus à la nuance…

     

  • La noce à Gogol

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    Le Mariage de Nicolas Gogol raconte l'histoire d'un notable russe presque trop vieux pour se marier mais qui en rêve sans cesser d'hésiter, et d'une fille de marchand prête à fermer les yeux sur la dégaine de son prétendant, pourvu qu'il soit noble.

    C'est parce que cela se fait et pour échapper à la «dégoûtation» du célibat que Podkoliossine se fait tailler un noir habit de noce. Or la difficulté de l'entreprise le taraude, qui exige des bottes bien cirées; et comment épargner alors ses cors aux pieds? Lancinante question. Le premier dialogue du maître, trônant sur son canapé de fonctionnaire gradé (l'équivalent d'un colonel, mais sans épaulettes) et de son fidèle valet Stepan, est un régal immédiat: du pur Gogol ahuri et déjanté, ensuite relancé par l'arrivée de la marieuse Fiokla, vieille teigne que les hésitations de son client impatientent. Survient pourtant celui qui mènera le jeu: l'entreprenant Kotchkariov, mal marié lui-même par Fiokla et la chassant pour amener directement son ami chez Agafia, où se pointent cinq autres prétendants. Le défilé est cocasse, du jeune employé Omelette visant surtout la dot de sa future, à l'officier d'infanterie en retraite Anouchkine dont la promise doit parler français, en passant par le lieutenant de marine Jevakine, rangé des voilures mais resté coquin, ou enfin Starikov le marchand à jolie barbiche que la belle snobe au dam de sa tante qui pense qu'on doit se marier «dans son milieu».

    En fin de course, et grâce à son ami entremetteur, Podkoliossine sera préféré aux autres pour sa délicatesse et sa modestie, mais c'est par la fenêtre qu'il s'enfuira in extremis, trop effrayé par la réalisation de son rêve. Sa valse-hésitation panique constitue le motif central de cette comédie à la fois caustique et tendre, brassant divers thèmes (le conformisme, la solitude, le vieillissement, la vanité sociale, etc.) et déroulant une épatante frise de personnages. Dans une traduction bien en bouche de Marc Semenoff, à quelques termes près (notamment un «salaud» excessif dans la bouche de Kotchkariov), la pièce n'a pas pris une ride en dépit de l'évolution des mœurs.

    Il y a un style Kléber-Méleau, dont la réalisation de ce Mariage est l'un des plus beaux exemples. D'une clarté classique dans sa mise en scène et un décor tournant de Roland Deville dont la perfection artisanale caractérise aussi la maison, la réalisation vaut surtout par la lecture et l'interprétation, en pleine pâte et sans chichis esthétiques ou référentiels. Philippe Mentha est d'une parfaite justesse en Podkoliossine «oblomovien», à la fois sincère et sensible, raisonnable et pleutre. Son contraire viril, Kotchkariov, est magnifiquement campé lui aussi par Nicolas Rinuy, et Virginie Meisterhans n'est pas moins convaincante en jeune femme paniquant elle aussi à l'idée de rester seule et qui découvre que la noblesse peut être ailleurs que dans les titres.

    Pour compléter une galerie de portraits sans défaut, Fabienne Guelpa donne un relief truculent à Fiokla; Lise Ramu est une tante-chaperon pleine de rude sagesse paysanne; Thierry Jorand excelle dans la figure massive et concupiscente de l'employé Omelette, autant que François Silvant en Anoutckhine style guindé dindon ou que Samy Benjamin en Jevakine à mollets de pintade et penchants lubriques; sans oublier enfin, plus russes que nature, Jean Bruno l'irrésistible serviteur et Michel Fidanza le marchand Starikov sorti des boutiques de Mirgorod. Autant dire: l'heureux hyménée d'un texte savoureux et d'une interprétation à l'avenant…

    Lausanne-Renens. Théâtre Kléber-Méleau, jusqu'au 19 novembre. Durée du spectacle: 2h15. Ma-me-je, 19h. Ve-sa, 20h30. Di, 17h30. Relâche lundi. Réservations: 021 625 84 29