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L’Alsacienne

Quatre d’entre elles (1)

« Mon père n’avait peur de rien, c’est ce qui l’a sauvé pendant la guerre, et je crois que je tiens de lui… », a-t-elle remarqué en me racontant l’Occupation qu’elle a vécue à Mulhouse, lycéenne aux ordres des Führerinnen, tandis que ses deux frères étaient embarqués dans la Wehrmacht.
C’était hier, elle m’a accosté sur le quai de la gare de Lausanne, elle m’avait entendu une fois dans une soirée littéraire et venait de lire mon papier sur le jeune Sénégalais féru de Senghor dont j’ai tiré le portrait dans mon journal, elle aussi était enseignante et connaissait le lascar, ayant même des choses à m’en apprendre, bref warning : la raseuse, me disais-je en imaginant une échappatoire - mais plus moyen de m’en débarrasser, nous allions tous deux à Genève et je n’avais pas le cœur de la remballer, d’autant moins que ce qu’elle a commencé de me raconter d’elle était intéressant...
Je n’en retiens que l’histoire du pharmacien Weiss. A Mulhouse, où les commerçants juifs abondaient, l’annexion de l’Alsace par les Allemands s’est soldée, à part la germanisation à outrance des écoles, par l’humiliation publique, la spoliation de leurs biens et la déportation ultérieure des juifs, dont Marguerite B. a retenu cette scène : les agents de la Gestapo traînant le pharmacien Weiss devant sa boutique, l’obligeant à s’agenouiller et le contraignant, devant une foule croissante et muette, à brouter l’herbe du pavé qu’il y avait là…
Cette scène du pauvre Weiss, qui n’est jamais revenu des camps de la mort, m’a tout de suite rappelé la chèvre d’Umberto Saba, et c’est avec émotion, avec reconnaissance que j’ai quitté Marguerite B. sur le quai de la gare de Genève, hier dans la lumière voilée de cette fin de matinée d’hiver…

La chèvre

J’ai parlé à une chèvre
Elle était seule dans le pré, elle était attachée.
Repue d’herbe. Mouillée
par la pluie, elle bêlait.
Ce bêlement égal fraternisait
avec ma douleur. Et je répondis, d’abord
pour plaisanter, ensuite parce que la douleur est éternelle,
qu’elle n’a qu’une voix et ne change jamais.
Cette voix je l’entendais
gémir en une chèvre solitaire.
En une chèvre au visage sémite
se plaignait tout autre mal,
toute autre vie.

Umberto Saba, Maison et campagne (1909-1910), traduction de René de Ceccaty

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