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  • L’amour des livres


    Aux visiteurs de ce blog

    Pour vous qui feuilletez ces pages virtuelles, visiteurs identifiés ou non, proches ou lointains, complices ou sceptiques, j’ai ramené l’autre jour, de la librairie Tschann où je passais, ce petit livre qui ne se veut lui-même qu’un feuillage de mots, arrangé par Manuelle de Birman à l’enseigne de L’Archange Minotaure, sous le titre de L’Amour des livres & de la lecture.
    C’est cela, sans doute, quels que soient nos goûts proches ou opposés, qui nous réunit de loin en loin, dans la conviction partagée que « tout, au monde, existe pour aboutir à un livre », selon la formule de Mallarmé.
    Cela fait-il du monde un cabinet de rat des lettres claquemuré dans sa poussière ? Nullement. Car « l’écriture est un art d’oiseleur, et les mots sont en cage, avec des ouvertures sur l’infini », comme le notait Charles-Abert Cingria.
    Le même Cingria disait que la meilleure critique ne faisait que coudre ensemble des citations. Lui-même ne s’y tenait pas, mais l’art de la citation est une composante de la bonne critique, et voici que Léon Bloy suggère : « On devrait fonder une chaire pour l’enseignement de la lecture entre les lignes ».
    L’autre jour, dans son petit bureau de la rue Huyghens, Amélie Nothomb, folle de lecture s’il en est, me rappelait l’observation de Virginia Woolf selon laquelle n’ a été vécu que ce qui a été écrit, mais une nuance qualitative est apportée sur ce qui est vécu et écrit par Valéry : « La lecture des histoires et romans sert à tuer le temps de deuxième ou troisième qualité. Le temps de première qualité n’a pas besoin qu’on le tue. C’est lui qui tue tous les livres. Il en engendre quelques-uns ».
    Quelques-uns. Le critique d’ultra-droite Robert Poulet écrivit un jour Le livre des quelques-uns, après avoir signé un pamphlet Contre la plèbe.
    Or Philippe Sollers, dans Une vie divine à paraître au début du prochain millésime, prétend lui aussi, sous l’égide du retour de Nietzsche (l’un des personnages du roman) rétablir telle aristocratie de l’esprit et du goût, non sans hautain mépris. Or celui-ci me semble, précisément, une faute de goût. Virginia Woolf, elle encore, ne disait-elle pas que l’aristocrate naturel, sachant sa qualité, n’a pas besoin de se comparer ni de se faire valoir. Ces sont des paysans, des artisans, des gens de nos montagnes qui me l’ont appris bien mieux que des patriciens à particules ou des bourgeois imbus de leur bourgeoisie. D’ailleurs à Sollers et consorts Nabokov lance au passage : « Le Style et la Strucure sont l’essence d’un livre. Les grandes idées ne sont que foutaises ».
    « Lire , c’est aller à la découverte d’une chose qui va exister », écrivait Italo Calvino et ce n’est pas autre chose que dit Deleuze dans Proust et les signes, qui souligne le dévoilement aval de la mémoire bien plutôt que son involution.
    Enfin je recopie ceci d’Alberto Manguel, où je trouve soudain un écho à ma propre conception de la lecture : «Tout lecteur est un lecteur associatif. Il lit comme si tous les livres étaient les livres d’un même auteur prolifique et sans âge ».


    A vous qui me faites l’amitié de me lire, je souhaite de belles et bonnes fêtes et une belle et bonne année 2006.

     

     

    JLK, Autoportrait, 2004.

  • De l’extase matérielle


    En lisant Cavalier seul de Jérôme Garcin et Vous dansez de Marie Nimier

    Le style est la pointe de la discipline et si possible invisible, si possible naturel en apparence, l’effort s’effaçant dans la grâce du geste, comme il en va de la danseuse ou du cavalier, et c’est exactement ce qu’on vit, à l’instant de le lire, à travers deux livres déliés de Marie Nimier et de Jérôme Garcin avec lesquels, en deux bonds élégants, on passera d’une année à l’autre, et qui parlent incidemment de la même chose, à savoir du rapport exact, approprié, supposant un drill rigoureux mais se donnant sans peine, entre la chose vécue et sa transmutation par le verbe.
    Marie Nimier se déplace comme sur les pointes dans les nouvelles et autres tableautins de Vous dansez, où sa légèreté de touche, parfois jusqu’à l’évanescece, va de pair avec la concentration et le mordant de l’expression. Prêt à être portés au théâtre (comme plusieurs l’ont d’ailleurs été), ces dialogues oscillent entre l’évocation lyrique et la satire, comme celui qui oppose le journaliste et la ballerine ou le discours in petto de celle qui passe un casting drillé par un expert à formules toutes faites. Même un peu mince, tout ça est très finement filé dans une belle écriture.
    Avec Jérôme Garcin, celle-ci a plus de corps et de coffre. Ceux qui ne sont pas des fous de cheval (comme c’est mon cas, hélas) et qui n’en pincent pas pour le genre diariste (c’est le cas de Garcin, mais pas le mien) seront étonnés de trotter d’emblée, puis de galoper dans la foulée de ce Journal équestre où l’auteur ne consigne en principe que ce qui a trait à son cheval Eaubac et à sa passion. Or Cavalier seul est bien plus que cela, et d’abord par son style magnifique, dont la tenue reproduit en somme celle de l’écrivain en selle, au double sens du terme.

    Ce début l’annonce à merveille : « Deux heures de promenade sur la plage désertée de Deauville et sous un ciel bas d’apocalypse. La mer est en colère, elle a sorti son beau gris métal. En guise de prélimnaires, les pieds fouettés par les vagues, Eaubac léchouille l’eau salée comme s’il lapait du champagne. C’est un cheval distingué, un peu gourmé. Ensuite, on trotte face au vent et à une fine bruine. Les mouettes s’envolent sur notre passage, Au loin tanguent les bateaux qui rentrent en procession au havre. Eaubac trépigne, à qui la Manche donne des envies de rodéo : la marée est très basse, le sable compact, l’air abrasif. Un char à voile nous croise, et le voici parti en coups de cul et autres figures de gymnastique. Je tends à peine les rênes. On s’installe alors dans un galop puissant et cadencé qui n’en finit pas. Extase matérielle »...
    C’est cela même : extase matérielle. Quand une novice débarquait au couvent d’Avila pour y assouvir son besoin d’élévations mystiques, Thérèse lui désignait aussitôt le seau et la serpillière qu’il y avait là et le grand dallage qu’il y avait là-bas, pour premier exercice spirituel. Dans le même esprit, la danseuse de Marie Nimier et le cavalier de Jérôme Garcin bossent un max pour la seule beauté du geste et de l’art, sans parler du tonifiant plaisir du lecteur. Dans l’un et l’autre cas, la classe du style s’impose, le pied-léger…

    Marie Nimier, Vous dansez. Gallimard, 2005.
    Jérôme Garcin, Cavalier seul. Gallimard, 2006.


  • Fils du vent

                                                        Ce qu’il y a de super, avec le Réseau, c’est qu’on est à la fois tout le monde et personne. T’as pas besoin de mettre un masque. A la limite, même si tu scannes ton portrait t’es pas obligé que ce soit le tien. T’es derrière ton écran et t’as pas de comptes à rendre; en tout cas tant que tu débloques pas t’as pas de comptes à rendre. Moi par exemple, après la mort de Raoul, ça m’a drôlement apporté. Parce que, pendant des jours, ça a été encore plus galère que de son vivant. Déjà que ça avait pas toujours été évident quand je l’avais sur les bras, surtout à la fin avec tout le sang qu’il crachait, mais enfin j’avais l’impression d’exister, même si je savais maintenant que je lui devais pas la vie je lui donnais volontiers tout ce qu’il fallait dans l’urgence , je faisais des heures sup pour éponger ses méfaits et gestes les plus graves, comme il disait, je l’avais adopté même s’il était pas celui que je croyais -  l’autre je m’en foutais bien à présent: c’était quand même pour Raoul que j’avais fini par voter après l’avoir bien agoni pour ce qu’il nous avait fait endurer, au point de souhaiter qu’il disparaisse et qu’on n’en parle plus.
     
                C’est pourtant vrai que j’avais fini par le prendre en charge alors que tous se défilaient plus ou moins. Je m’étais installé dans son deux-pièces de la Cité des Oiseaux et quelque part ça m’arrangeait, je me suis occupé de l’Armoire au Trésor, comme il appelait sa planque à factures,  j’ai tout assumé ou à peu près, j’ai débarqué avec mon Mac et je lui ai fait découvrir le monde de la Toile, il s’est pris au jeu quelque temps avant de tomber par hasard sur les saletés de Wonderland, juste avant que ce club de tarés ne soit démantelé, il a vu le sexe et le fric partout et n’en revenait pas avec son bon naturel de coureur des bois pas vicieux pour un jeton, et là nous avons causé de tout ça, il m’a montré tout ce qu’il y avait de mal barré dans ce pseudo-monde et j’ai reconnu que c’était le risque quand on se met à débloquer, bref on a refait ami-ami, je lui ai pardonné tout ce qu’il a foutu en l’air de notre vie et de celle d’Elena, et d’abord parce qu’il m’a raconté son Elena à lui, tout ce que j’ignorais de mon côté, tout ce qu’elle lui a fait subir que je ne savais pas - même s’il en remettait je sentais qu’il y avait du vrai, et je le sentais revivre de me voir l’écouter, il était encore suffisamment sur ses pattes  pour qu’on recommence à se balader ensemble, on est allés en montagne et dans les réserves du bout du Haut Lac, je lui ai appris des trucs sur l’écosystème et il m’en a appris d’autres en m’amenant chez tous ceux qu’il avait fréquentés à l’époque de la distillerie, il n’y avait quasiment plus de soirs ou de fins de semaine que nous ne passions ensemble, même qu’Elena, qui ne me voyait pour ainsi dire plus, sauf pour mon linge,  commençait à la trouver mauvaise.
                D’ailleurs c’est ce moment-là qu’elle a choisi, Elena, pour faire sa révélation, et là c’est plutôt elle qui s’est montrée sous son moche côté, mais moi je n’ai rien vu venir, enfin peut-être que ça devait tourner ainsi, probable même que c’était obligé: que ça devait se passer comme ça, et voilà qu’un jour où je me disais que Raoul repiquait et que je lance comme ça à Elena, sans penser la vexer, que tous les deux, papa et moi, nous nous sommes retrouvés et que ça donne un peu plus de sens à nos bouts de chemins, voilà qu’elle se met à rire drôlement et qu’elle m’apprend que Raoul n’est pas vraiment celui que je crois: qu’elle n’a jamais voulu me le dire mais qu’à présent elle me le dit, que mon vrai géniteur est un autre mais que je ne saurai jamais qui vu que le nom de celui-là elle se le rappelle même pas, ou disons qu’elle pourrait l’appeller le courant d’air...
     
                A Raoul je n’en ai pas parlé: c’était vraiment le plus mauvais moment, alors que tout semblait plus ou moins s’arranger. Je ne lui ai rien dit, pas le moindre reproche, d’ailleurs sa faute à lui était autant dire rien par rapport à l’autre, et puis je ne savais même pas s’il savait, mais il y a ce qu’on sent, il y a ce que Raoul a dû ressentir de ma part malgré que je m’efforçais toujours de lui envoyer de bonnes ondes; et ce qu’il a ressenti ces jours-là devait venir aussi d’elle, elle qui diffusait de sales vibes depuis l’autre bout de la ville, elle qui nous en voulait maintenant d’autant plus qu’elle regrettait sûrement de m’avoir balancé ça sans crier gare, parce que je sais qu’elle est au fond pas si néfaste, et c’est ma mère ça c’est prouvé, enfin bref loin de m’éloigner de Raoul la nouvelle m’a tellement chaviré que ça m’a rapproché de lui tandis qu’il recommençait à saigner.
               
                Au début, sur le Réseau,  j’aimais bien me faire passer pour le fils d’un footballeur célèbre ou pour un animateur de chaîne, mais après la mort de Raoul j’ai revisité les sites qu’il avait classés, je suis tombé dans certaines tchatches où son nom était connu, et tout à coup ça a été comme si je le retrouvais dans un jeu de miroirs, ça me faisait bizarre, ça m’a troublé comme lorsque je suis allé annoncer sa mort à quelques-uns de ses très vieux complices de la Brasserie des Abattoirs. J’avais parfois eu honte de Raoul quand j’allais le rechercher et qu’on se faisait toute la rue au vu des gens comme il faut, mais à présent c’était plutôt le contraire qui se passait, on me demandait de parler de lui ou on m’envoyait des mails persos à son propos et je voyais se former une autre image de mon pseudo-pater: je comprenais mieux pourquoi tout ça lui était arrivé, je lui en voulais de moins en moins, et d’autant que je supportais de moins en moins, à mon tour, la vie de ces gens  qu’on dit justement comme il faut.
                C’est Raoul qui m’a montré, le premier, la folie du monde, et bien avant que je ne zone sur la Toile, bien avant même qu’il se mette à ne plus rentrer, bien avant qu’il ne se noie dans son verre.
                - La folie, mon garçon, m’avait-il alors dit, c’est à peu près tout ce qu’on estime ordinaire de nos jours. La folie c’est la vie bridée, c’est le travail rien que pour le dinar et le dinar rien que pour la frime. La folie c’est cette course de rats, me disait Raoul, et quand j’étais encore ado il m’a traîné un peu partout en ville, il m’a fait voir les gens se bousculer et se faire la gueule, il m’a fait voir les regards salauds et les gestes qui tuent, puis il m’a emmené de café en café et de bar en bar et m’a présenté ceux qu’il disait les sans merci ou les sans laisse.
                Ce que Raoul ne supportait pas, je l’ai compris en me rappelant ce qu’il avait été avant de tout laisser se défaire de ce qu’il avait fait, c’était cette vie accroupie, cette vie rancie, cette vie protégée de tous côtés, cette vie assoupie: ce semblant de vie.
                Lui qui avait joué les gagneurs et que nous avions connu sur la crête de la vague, comme disait Elena, s’était vu un jour dans une vitrine avec son costume gris et son attaché-case de barge d’affaires, et d’un coup ses yeux se sont ouverts: le même soir il envoyait tout valdinguer et nous avec -  ça je dois quand même le compter dans la colonne déficit.
                Mais comment compter avec Raoul ? Autant décider qu’on va scotcher le vent et le mettre en cage. Autant l’autre était courant d’air, comme disait Elena, que je pouvais oublier vite fait, autant l’autre n’avait fait qu’entrer et sortir dans la vie d’Elena, autant l’autre ne faisait que glacer mes recoins, autant le souffle de Raoul m’avait fait respirer et me décoiffait à vie; autant la force de l’autre me semblait nulle, autant la faiblesse de Raoul me rendait à nos enfances partagées et à sa grande ombre colorée de divinité des sous-bois; autant l’absence de l’autre se décolorait à tout jamais, autant  la présence de Raoul m’était regagnée dans le jardin suspendu de notre maison où tous et toutes  nous l’avions tenu pour Superman.
             Le vieux dandy clodo a mis trois jours pour se décider. Trois jours pour me filer les clefs de l’Armoire au Trésor. Depuis trois jours je le sentais pas à l’aise, depuis que j’avais débarqué aux Oiseaux et après qu’il m’eut raconté pas mal de ses méfaits et gestes, comme il disait.
                Il avait alors une dégaine à faire peur, mais je sentais que ma présence lui redonnait un peu de cran. Il m’avait tourné autour sans oser l’ouvrir quand j’avais attaqué le probème Number One que représentait l’évier de sa cuisine, dont  les strates superposées racontaient l’hisoire de sa malbouffe solitaire de trop de mois. Il s’est retenu pendant des heures, je sentais qu’il avait quelque chose à lâcher mais qu’il hésitait à y venir, et puis je me suis dit que peut-être je me faisais des idées.
                Le troisième jour il riait tout seul dans un coin à relire Le filou scrupuleux de O’Henry, qu’il m’avait fait découvrir à quinze ans lors d’une campée entre nous sur les hauts gazons de Friance; il se poilait entre deux accès de toux à s’arracher les poumons, je le regardais comme s’il était plus jeune que moi, je le voyais tout à coup dépendant et un peu caqueux, je savais maintenant qu’il allait m’annoncer quelque chose, je n’avais même pas remarqué jusque-là la grande armoire verrouillée, je grattais comme un grillon du foyer et lui me citait de temps à autre une fine moulure de l’humoriste, mais j’avais plutôt envie de l’invectiver pour son insouciance et je sentais qu’il le sentait, et tout à coup il fut là, devant moi, debout, petit et grand à la fois, en tout cas solennel comme il savait l’être même quand il titubait sous l’effet de sa dernière tuée, comme il disait, il était là et il me tendait une clef en me désignant ce vilain meuble juste bon à finir à l’Armée du Salut:
                - C’est là-dedans que ça se passe, fils à moi.
                Et cela se passa, de fait, comme annoncé. Cela n’attendit pas l’ouverture complète du double battant: cela sortit parce que cela devait sortir, cela ne pouvait pas ne pas  sortir, cela s’écroula donc, ce fut une avalanche de papiers et de bordereaux, de cahiers, de classeurs et de factures, cela faillit nous assommer puis un tas s’éleva devant nous et Raoul, l’air d’un enfant pris en faute, me lâcha en me regardant par en dessous:
                -Voilà le trésor que je te lègue...
                Le courant d’air ne m’a rien laissé en souvenir, tandis que Raoul nous a légué le vent du dernier jour, qui nous a tous réunis lui et nous.
                Les dettes de Raoul nous ont fait nous retrouver à son insu deux trois fois pour entendre d’abord Elena se lamenter  et mes frères développer des théories morales de gens comme il faut.
                Pour ma part, je leur ai dit l’état de Raoul. Je leur ai détaillé mes premières mesures d’assainissement du marécage raoulien. Puis, tout à trac, je leur ai dit que Raoul ne serait bientôt plus en mesure de s’occuper de lui-même et que moi non plus: que j’en avais ma claque de ne pas les voir se remuer le train. Je leur ai dit que les dettes de Raoul pouvaient attendre mais qu’il fallait lui trouver une maison peinarde pour ses derniers mois, je leur ai dit que Raoul avait encore des trucs à leur apprendre et que ça le ferait revivre un peu plus de n’avoir pas qu’un fils mais bien trois comme à la belle époque des écrevisses et des fins de mois mirifiques, je leur ai dit que j’étais fier d’être le fils de Raoul (mes faux frères n’étaient pas censés savoir que je n’étais, moi, que le rejeton d’un courant d’air), j’ai dit à Elena que je comprenais qu’elle ait aimé le cher lascar, enfin je leur ai proposé de m’aider à aider Raoul et pas un n’a résisté cela va sans dire.
                Raoul m’en a d’abord voulu de le caser en maison, mais je lui ai dit de se la coincer avant de lui expliquer la situation générale et particulière.
                Comme il pouvait s’en rendre compte lui-même, Raoul se faisait parmi et saignait à se saigner. Or ça n’allait pas s’arranger. Bientôt il aurait besoin, son naturopathe me l’avait prédit, de solides doses de morphine et de divers soins compliqués, même s’il était entendu qu’on n’allait pas s’acharner à le retenir dans ce triste monde. Tout ça coûterait encore quelques factures d’assurances en retard et ce n’était pas lui, qu’on sache, qui allait dégager les fonds de l’opération Bons Soins. Bref, Raoul comprit et baissa la tête, puis il la releva et me sourit l’air malin. 
                C’est à cette dernière époque, je crois, que nous avons vraiment retrouvé, Elena son jules de vingt ans, et nous trois notre paternel plus ou moins par le sang.  
                Tout ça je me le suis raconté cent fois, après la mort de Raoul, mais ça ne m’aidait pas à surmonter le blues. J’étais complètement à terre. J’arrivais pas à croire qu’il nous avait fait ça alors que c’était annoncé quasiment à l’heure près. Mais on a beau savoir, on a beau avoir parlé de ça en long et en large: quand t’es devant qui t’aime qui bouge pas plus qu’un mort, là c’est vraiment que t’as touché le fond.
                Pourtant Raoul avait une sacrée belle figure en tant que macchabée: Elena lui a retrouvé un costard de ses années glorieuses, on l’a coiffé et manucuré, il avait son noeud papillon et ses boutons de manchettes à diamants réchappés de toutes les saisies, bref on aurait dit qu’il allait réclamer sa canne à pommeau pour se relever comme un Lazare de dancing.
                Je me suis raconté ça tout seul tous mes soirs d’après le dernier jour, mais c’est grâce au Réseau que j’en ai fait cette espèce de story.
                Un jour que je parle de ces histoires de courant d’air et de vent à Sally Burke de Bradford, dont la Home Page m’avait flashé, elle me demande si je connais Le vent souffle de Mansfield, et moi je lui que non: je pense à Jayne, évidemment, et je lui réponds comme ça par mail que je n’ai pas vu le film. Alors elle m’explique que ce n’est pas de la Mansfield américaine au buste considérable qu’elle me cause, mais de la Néo-Zélandaise à l’air de fée un peu fêlée, une raconteuse d’histoires sur laquelle elle travaille pour son Master,  et du coup elle me balance Le vent souffle  en pièce attachée; et surtout, Sally me dit qu’il faut que j’écrive ce que je lui ai raconté: que ça peut m’aider et que c’est exactement ce qui manque sur la Toile et partout, parce que c’est une histoire vraie comme les écrivait Mansfield la Néo-Zélandaise.
                Donc je recommence à  mettre ça par écrit, et comme il s’est passé du temps entre deux ça se met à vivre autrement, je me le rappelle comme un scénar de quelqu’un d’autre, puis j’en arrive tout doucement à sentir, vraiment, qu’il y a comme du vent dans mon tas de papiers. 
                Et c’est pour ça, sûrement, que c’est le dernier jour que je préfère me rappeler: parce qu’il m’a donné le titre de cette histoire et que c’est alors seulement qu’a commencé de souffler l’esprit de mon père.      
                - Putain ce vent, mais putain, dirent mes frères sur le champ d’herbes sauvages surplombant le fleuve où Raoul nous avait demandé de répandre ses cendres, et c’est ce vent qui nous a ressoudés à jamais, ce vent avant le vin qui roulerait dans les verres (je lui avais promis que nous nous soulerions tous à sa mémoire), ce vent de vie qui foutait la pagaille dans les cheveux d’Elena et qui séchait, dans nos yeux, les larmes qui faisaient de nous trois les frères de notre vieux.


                                                                           «Un grand vapeur, d’où coule
                                                                            une longue boucle de fumée,
                                                                            va vers le large, ses sabords sont
                                                                            allumés, il a des lumières partout.
                                                                           Le vent ne l’arrête pas, il coupe
                                                                            les vagues et se dirige vers
                                                                            l’ouverture béante entre les rocs
                                                                            pointus qui mène à... C’est la lumière
                                                                            qui lui donne cette beauté si terrible
                                                                            et ce mystère.»

                                                                                                 (Katherine Mansfield)
               
                 

  • Balthus revisité


    Un mythe et ce qu’il crypte

    On apprend maintes choses intéressantes à la lecture du livre que Raphaël Aubert a publié récemment sous le titre du Paradoxe Balthus, qui désigne à la fois les dénégations du peintre, surtout sur le tard, relatives à l’érotisme de sa peinture (comme quoi ses nymphettes ne seraient que des anges, dans un univers essentiellement religieux...) et à son rapport avec les maîtres anciens, dont il serait un continuateur direct. Il y a un mythe Balthus, généreusement alimenté par lui-même, touchant à la fois à ses prétendues origines aristocratiques et à tout le décorum entourant le personnage de légende qu’il a composé dès ses jeunes années. Or le moins qu’on puisse dire est que ses affabulations n’ôtent rien à la dimension hors norme du personnage, né dans un climat artiste où il eut Rilke pour mentor et Jouve pour ami et admirateur, entre autres rare pairs, dont un Giacometti. Du moins Raphaël Aubert revisite-t-il sa biographie et les fondements et composantes essentielles de son oeuvre sans se priver de battre en brèche diverses idées reçues.
    Entre autres observations, celles qui portent sur les arguties dilatoires du peintre, relatives à la perversité de son érotisme ou aux sources identifiées de certains de ses tableaux (La rue, de 1933, « citant » explicitement L’Elévation de la croix de Piero della Francesca, entre autres), sont particulièrement éclairantes, désignant les motifs « cryptés » de l’oeuvre mais aussi la modernité, voire la postmodernité de son entreprise de revisitation des maîtres anciens, d’Enguerrand Quarton (dont La Pieta de Villeneuve-les-Avignon a probablement inspiré la fameuse Leçon de guitare) à Courbet (qui a fait dire à Picasso, vache ce jour-là, que Balthus n’en avait pas dépassé l’imitation…) dont il a réinvesti l'Origine du monde en version impubère.
    Filiation, faisant de Balthus le « dernier classique », ou rupture et recomposition entre les peintres du passé et le solitaire du Grand Chalet, se réappropriant formes et structures pour les détourner au profit de ses obsessions et de sa poésie propres, dans une optique moderne voire post-moderne ? Raphaël Aubert penche plutôt pour la seconde option, en démythifiant le grand seigneur glacé « dont-on-ne-sait-rien » au bénéfice d’un artiste majeur qui gagne ici en humanité passablement « tordue » ce qu’il perd en superbe mythico-mondaine…

    Raphaël Aubert. Le paradoxe Balthus. La Différence, 121p.



    Alice, daté de 1933, fut la propriété de Pierre Jean Jouve, fasciné par sa « charnalité » intense…

  • Amélie Nothomb au soleil de minuit

     


    En relisant Les catilinaires
    Ce roman est sans doute, avec le récent Acide sulfurique, l’un des ouvrages les plus remarquables de la romancière, que je relisais l’autre soir avant de la rencontrer à Paris. Cette confrontation entre le couple le plus tranquillement civilisé qui soit, de profs en retraite dans la maison de leur rêve, et de l’emmerdeur absolu que figure leur voisin débarquant tous les jours pour leur imposer sa présence taiseuse de rustre de mauvais poil, débouche sur des abîmes juste entrevus au passage, comme souvent dans ces romans si elliptiques, mais qui n’en sont pas moins effrayants, relatifs au non-être et donc au mal.
    Palamède Bernardin est en effet celui qui, s’ennuyant mortellement au monde, rempli come une outre vide d’un gaz acide, ne peut faire que diffuser son poison intérieur et en contaminer autrui. Il y a chez lui comme une variante du démon de petite envergure.
    Or parlant hier de ce livre avec Amélie Nothomb, qui lui a été « donné » par une conversation surprise dans un bus belge, elle m’a appris que les habitants d’un seul pays au monde, sur les 37 traductions faites des Catiliniares, l’avaient interprété au rebours de tous les autres, en trouvant incompréhensible son couple et tout à fait normal le personnage qui se rend tous les jours chez ses voisins pour ne faire que les assommer de son silence revêche.
    Je reviendrai, ces jours prochains, sur cette rencontre d’Amélie Nothomb qui fera l’objet d’un long entretien, intéressant me semble-t-il. Dans l’immédiat, cependant, je me demande si notre projet de Réveillon à traîner nos raquettes du côté de Tampere ne va pas être remis à des jours meilleurs…

  • Notes en courant


    Autour de La possibilité d'une île, de Philippe Sollers et de Frédéric Pajak...

    C’est à une superbe analyse de La possibilité d’une île que Philippe Sollers se livre dans le dernier numéro de Ligne de risque, où il prend bien soin de présiser tout ce qui le distingue, lui le nietzschéen au pied-léger, du schopenhauerien qu’est à l’évidence Houellebecq, mais en multipliant les observations pertinentes et somme toute généreuses, malgré les piques. On retrouve d’ailleurs celles-ci dans le nouveau roman de Sollers, Une vie divine, dont les soixante première pages sont assez épatantes et relèvent nettement plus du vrai roman qu’à l’ordinaire, même si le protagoniste est le même éternel libertin que nous connaissons et qui développe ses vues en coachant une élastique Ludi et diverses autres dames aux silhouettes non moins joliment troussées.
    Cela étant, Sollers charrie lorsque, comparant Houellebecq et Bret Easton Ellis dans Ligne de risque, il réduit celui-ci à un « simple ludion de marché », une « figure pour magazines ».
    A-t-il lu sérieusement Lunar Park ? Cela m’étonnerait. Evidemment l’auteur américain est peu philosophe, mais je le trouve, pour ma part, plus romancier que Michel Houellebecq et surtout que Philippe Sollers. Comme il en va de Houellebecq pour beaucoup de critiques, l’image médiatique de Bret Easton Ellis fausse probablement la donne, mais que cela a-t-il à voir avec la substance de ses romans et particulièrement du superbe dernier, tellement plus pénétrant et inventif qu'American Psycho ? Ce qui est sûr à mes yeux, c’est que la substance romanesque de Bret Easton Ellis est organiquement beaucoup mieux « tenue ensemble », et vivante et libre, comme sont vivants et libres tous ses personnages, y compris sa propre projection, que la substance des essais-romans de Philippe Sollers, dont la somptueuse prose (réellement étincelante dans ce nouveau livre, vive et radieuse) et l’intelligence hypercultivée (et hyper-étalée) ne font pas illusion, à mes yeux, sur le côté complètement plaqué de la dramaturgie romanesque à proprement parler, le temps, les lieux, les couloirs de la mémoire et du sentiment, bref ce rêve éveillé du roman qu’est précisément Lunar Park et, aussi, dans une toute autre tonalité, La possibilité d’une île, et que n'est sûrement pas Une vie divine...
    On sent évidemment, dans les pages d’Une vie divine, la pointe de jalousie que Sollers éprouve à l’égard de Michel Houellebecq, mais il ne devrait pas: allons.  Lors même qu’il prétend instaurer une nouvelle noblesse du goût, cette façon de se pousser au premier rang de la photo est précisément un peu « plèbe », je trouve. Enfin je n’ai rien, pour ma part, contre la « plèbe » qu’il est désormais de bon ton de mépriser. J’ai le tort, sans doute, de ne voir que des gens…


    A ce propos, et pour en revenir à un autre roman qui vient également de paraître chez Gallimard, de Frédéric Pajak, je trouve chez celui-ci ce même mépris, précisément, mais alors à une dose « panique », dans la peinture endiablée qu’il fait des personnages de La guerre sexuelle, dont l’écriture a heureusement assez de chien pour retenir l’attention. Mais quoi ? Faut-il vraiment s’intéresser à cette galerie de nuls ? Je me le demande. J’aimais beaucoup Reiser, dont les pires charges avaient toujours quelques chose d’un peu tendre, à part la drôlerie. Chez Pajak, le comique y est certes, mais le trait se force à la longue jusqu’au mécanique, après un début caracolant, et c’est un peu dommage chez un auteur qui a le punch de Houellebecq mais pas les soubassements…


    Philippe Sollers. Une vie divine. Gallimard, 524p.
    Frédéric Pajak. La guerre sexuelle, Gallimard, 141p.
    Ligne de risque. N0 22. Décembre 2005. Texte absolument réjouissant( !) de Michel Houellebecq, intitulé Mourir, et deux approches de La possibilité d’une île, d’assez haute volée, signées François Meyronnis et Yannick Haenel. Notamment…

  • Panique à Lunar Park

    Bret Easton Ellis à la Star'Ac

    A La Désirade, ce samedi 10 décembre. – C’est pendant les pubs de la Star’Ac que j’ai commencé de lire Lunar Park, hier soir, avec un retard qui doit venir des quelques papiers dédaigneux que j’avais lus à gauche et à droite, disant à peu près : pas terrible, déballage narcissique, ragots de pipole, ces choses-là. Ce qui m’étonnait un peu, de la part de Bret Easton Ellis, et d’ailleurs André Clavel m’avait plutôt mis l’eau à la bouche - André Clavel qui est un vrai lecteur, lui. Mais les choses qui doivent se faire se font, et lire Lunar Park pendant les pubs de la Star’Ac est une bonne façon de cumuler les plaisirs du prime, n’est-il pas ?
    Ce qui est sûr, c’est que les 50 premières pages de Lunar Park, qui m’ont bientôt scotché par-delà les pubs, tout en reluquant de loin tel duo d’adorables baleines (Magali et Liza Minelli) ou tel combat de jeunes coqs (Jérémie et Pascal au coude-à-coude assassin), c’est qu’il faut être bien distrait (ce que sont hélas beaucoup de mes consoeurs et frères) pour ne pas saisir vite la haute malice et la vigueur panique de cette fausse autobiographie jouant avec tous les standards médiatiques du monde actuel pour les « retourner » en quelque sorte.
    Bret Easton Ellis raconte en somme comment il est devenu un personnage de Breat Easton Ellis en devenant le romancier multimillionnaire auteur des livres de Bret Easton Ellis, de la même façon que son père, qu’il dit haïr pour de bonnes raisons (on en découvre les premières traces dans les terrifiantes nouvelles de  Zombies), lui a inspiré le personnage de Pat Bateman d’ American Psycho après avoir été ce personnage « dans la vie »
    On sait que Pat Bateman, le protagoniste d’American Psycho, est un yuppie psychopathe, voisin de Tom Cruise dans son appart de Manhattan, qui ramène des meufs chez lui pour les tringler avant de les tronçonner. Ces mauvaises manières ont fait dire, par les Ligues féministes américaines, que Bret Easton Ellis était forcément misogyne pour imaginer de tels « comportements inappropriés ». Ce que ces dames, et beaucoup de critiques distingués avec elles, n’ont pas vu, c’est que Patrick Bateman ne tuait qu’en imagination. Cela change-t-il quoi que ce soit ? Si fait : cela distinguait ce roman de l’hystérie apathique aux coups de sonde dostoïevskiens (Norman Mailer l’a écrit lui aussi) d’un snuff polar banal jouant sur le goût de la violence et du sexe gore. Il y avait, autrement dit, un élément critique là-dedans qui relevait d’autre chose que de la démagogie au goût du jour. Ce qu’on n’a pas assez compris, depuis Less than zero, c’est que Bret Easton Ellis est le médium d’une certaine réalité américaine, qu’il vit et traduit avec une porosité rare et une intelligence instinctive de pur romancier bien faite pour déstabiliser pas mal de nos confères et soeurs et les pitbullettes des Ligues de vertu.
    Le combat faisait rage entre Jérémie et Pascal (en duo de vrais mecs hormonés se coulant des regards je t’aime-je-te-tue à n’en plus pouvoir) quand je suis arrivé à l’évocation, dans Lunar Park - après la « descente aux enfers de la drogue » du romancier et la « main tendue » de Jayne, mère de son fils Robby (lui prétendait que c’était plutôt le fils de Keanu Reeves qui fréquentait Jayne à la même époque, mais le test a prouvé le contraire) vers laquelle il revint du « bout de la nuit » - des lendemains du 11 septembre (ils se sont mariés cette année-là) où l’on a commencé de voir, dans toutes les villes d’Amérique, des attentats à tous les coins de rue, et les cadavres innocents s’amonceler jusqu’à la hauteur des derricks, et la peur de tout et l’horreur absolue : « Jayne voulait élever des enfants doués, disciplinés, poussés vers le succès, mais elle redoutait à peu près tout : la menace des pédophiles, des bactéries, des 4 x 4 (nous en avions un), des armes à feu, de la pornographie et du rap, du sucre raffiné, du rayonnement ultraviolet, des terroristes, de nous-mêmes »…
    L’humour embusqué de Bret Easton Ellis, dans sa ressaisie de la paranaoïa collective de l'Amérique de Bush,  n’est pas très éloigné de celui de Michel Houellebecq, en plus fou, et sa fantaisie de fictionnaire mimant les délires contemporains est bien plus riche d’observations virtuelles et actuelles que ne le disent ses détracteurs distraits, comme il en va d’un Maurice Dantec. Mais percevoir cela suppose une certaine attention, pour ne pas dire un certain manque de préjugés…
    Madame Public a finalement préféré les langueurs mâle de Jérémie aux raucités de fauve blessé de Pascal, le dinar a de nouveau pissé un max à la Star Ac et tout est bien: comme le dit et le répète Nikos, c’est en allant jusqu’au bout du truc qu’on se dépasse à tous les niveaux du machin, mais ce soir je ne regarderai pas Super Seniors à la télé romande : il y a quand même des limites à l’obscénité…