
Retour au livre total. Premières notes.
De L'Enfer et du chemin. (1)
Je reprends une fois de plus, ici et maintenant, la lecture suivie et e commentaire de La Divine comédie de Dante, initialement fondée sur le coffret contenant les trois volumes de la traduction de Jacqueline Risset en édition bilingue - la plus recommandable il m'a semblé, pour notre langue, même si de nouvelles traductions de L'Enfer ont paru ces dernières années, sous les plumes de Danièle Robert (2016) et de Michel Orcel (2019) alors que René de Ceccaty publiait (en 2017) une nouvelle version de l'intégrale Commedia en octosyllabes...
J’y reviens aussi, mais avec un regard de plus en plus sceptique, dans la foulée de Philippe Sollers en son dialogue avec Benoît Chantre, intéressant quand Sollers oublie de tout ramener à lui, et, aussi, en compagnie du bon François Mégroz, qui nous y a introduit vers 1966-67 au Gymnase de la Cité de Lausanne et dont la traduction très littérale, et le commentaire benoît, sans nulle prétention littéraire, sont pourtant appréciables et souvent éclairants.

C’est notre cher prof, d'ailleurs, qui nous a parlé le premier, à propos de La Divine Comédie, d’un « livre total », comme il n’y en a que quelques-uns dans l’histoire de la littérature.
Or ce qui m’intéresse plus précisément, à présent, c’est que ce livre-somme soit, comme le note Jacqueline Risset, encore «en avant» de nous. Du dehors, et notamment à travers la perception qu’il nous en reste du XIXe siècle, l’œuvre peut sembler anachronique et relevant en somme du musée. Du dedans, en revanche, et dès qu’on y pénètre, dès qu’on se plonge dans ce fleuve verbal, dès qu’on est pris dans le mouvement irrépressible des vers, un nouveau présent s’instaure bonnement, que la traductrice a raison de comparer avec le présent en marche du Temps retrouvé de Proust.

C’est en outre la base, pour moi, d’une nouvelle réflexion sur la vision panoptique. Tout part de l’enfer mais tout porte à en sortir, dès le début. Dès le début on sait d’ailleurs que Dante en est sorti. Dès le début l’œuvre est donnée pour travail de mémoire. D’emblée on sait que l’Aventure, contenant la matière d’une vie entière, a duré peu de temps. Plus précisément : un rêve de trois jours, entre le jeudi saint et Pâques 1300. Ainsi tout le poème apparaît-il comme un fantastique compactage. Or, on pourrait dire que ce condensé est à la fois celui du Moyen Âge et de notre temps, et que le chemin de l’Enfer passe par Auschwitz. Question d’Organisation.

« La grande réserve du mal dans l’univers : L’Enfer de Dante joue dans notre culture un rôle de référence absolue, et curieusement ambiguë », note encore Jacqueline Risset. Au titre de l’ambiguïté, ou plus précisément de l’équivoque à son plus bas niveau, on peut citer évidemment le jeu vidéo lancé sur le marché où L’Enfer est prétexte au déchaînement de toutes les violences. Mais il va de soi que cette réduction n’est qu’une récupération débile de la dramaturgie superficielle de l’ouvrage, excluant sa compréhension par sa conclusion pavlovienne que ce sont les violents qui l’emportent – pure négation du Chemin.

« Nel mezzo del cammin di nostra vita », lisons-nous au premier vers du premier chant, et le quatrième vers du deuxième chant dira : «Je m’apprêtais à soutenir la guerre du long parcours et de la compassion »…
Et tout est là: le chemin, le parcours, et c’est un travail de chaque jour, et quelle lecture engageante aussi. Andiamo...
L'Enfer au fond de soi

Enfer, Chant I. Les trois bêtes. Apparition de Virgile.
On ne sortira pas de son enfer sans le traverser de part en part ni sans l’exprimer à sa façon. C’est le sens et l’enjeu de la Commedia : dire ce chemin et passer outre.
Or, ce chemin nous convoque à l’instant même, mais pas tout seul : ce serait trop. Parce que même seul on a ce cloaque en soi grouillant de toutes les créatures mauvaises, à commencer par la triple Bête.

Et voici précisément paraître, au début de la montée, la « lonza leggera e presta molto », cette espèce de gracieuse panthère « légère et très agile » qui symbolise l’immanence sensuelle autant que la luxure et plus encore. Puis c’est un lion qui fait rage de sa « tête haute », symbole lui d’orgueil, emblème d’hybris et d’amor sui. Et enfin c’est la louve insidieuse, la « lupa » dite aussi «bestia sanza pace », chargée de la foultitude de nos envies et qui porte en elle toutes les virtualités de conflit personnel et collectif, qu’un René Girard pourrait dire l’incarnation du mimétisme, et que Dante commet finalement à l’agitation des traîtres, les pires pécheurs selon lui, voués aux flammes glacées du plus bas enfer.

Tout cela qui fait beaucoup pour un seul bipède, mais voilà qu’au moment de ressentir autant de terreur que d’accablement, le poète perçoit une présence, une « figure » traduit Jacqueline Risset, une espèce d’ombre d’homme («od ombra o d'omo certo ») s’identifiant de la voix comme poète lui aussi « qui chanta le juste fils d’Anchise », à savoir Enée, et se trouve donc illico reconnu par Dante comme son « maître » et même son « auteur », en la personne de Virgile, le seul où, dit-il, il a puisé son « bello stilo ».

Et Dante, pour expliquer son mouvement de panique et de retrait, d’évoquer la dernière bête aperçue dont « jamais son envie ne s’apaise », au point que sa faim se creuse à mesure qu’elle se repaît – splendide image de l’inassouvissement, de celles qui font la saisissante et perpétuelle actualité de la Comédie ; et Virgile de lui dire alors qu’il lui faudra emprunter un autre chemin sur lequel il le guidera jusqu’à un certain lieu, par delà ces eaux sombres et les cercles du grand entonnoir, où « une âme » plus digne que lui, première allusion à Béatrice, le conduira plus haut et plus loin – et la vaillante paire de se mettre en marche de concert…
Nous sommes alors dans la nuit du jeudi 7 au vendredi 8 avril 1300 et Dante Alighieri a 35 ans, l’âge auquel j’ai compris, à la naissance de notre premier enfant, que nous étions mortels…
Train fantôme
Chant III. Portail de l’Enfer. Sarabande des nuls et autres morts-vivants. Apparition de Charon. Dante perd connaissance une première fois...
Le portail de l’Enfer, sur lequel s’ouvre la suite de séquences carabinées du troisième chant, tient quasiment du monument historique, avec référence obligée à Rodin, et pourtant c’est un exercice intéressant que de s’efforcer d’en oublier toute représentation d’art pour retrouver cette sensation d’effroi primal que peut rappeler la porte, en enfance, de notre premier train fantôme, qui se referme en claquant sur le plus effroyable tintamarre.
On entre ici dans le vertige tourbillonnant de la vision dantesque, non sans avertissements terribles inscrits en « lettres sombres » dont la célébrité autorise la citation en v.o. : « Per me si va ne la città dolente / per me si va ne l’eterno dolore / per me si va ne la perduta gente ». Et tout aussitôt est relevé le caractère excellent du «sublime artisan» de cette institution de bienfaisance fondée sur la «puissance divine», la «haute sagesse et le «premier amour», dont une inscription non moins fameuse porte le dernier coup de massue à l’arrivant : «Vous qui entrez laissez toute espérance »...Ce qui sonne, évidemment, le pauvre Dante, auquel Virgile répond que «tout soupçon» et «toute lâcheté» sont à laisser au vestiaire vu qu’on touche au lieu où se précipitent «les foules douloureuses » qui ont perdu le «ben dell’intelletto», cette expression appelant évidemment à des gloses à n’en plus finir et sur quoi je reviendrai quand le boucan sera calmé.
Car le train fantôme s’annonce à grand braoum, alors qu’un geste apaisant de Virgile, la main posée sur celle de son compère, est souligné par «un visage gai»...
On voit ça d’ici alors que se déchaînent les premières troupes de damnés qui ont pour point commun, en ces lieux indéterminés où ils virevoltent en nuées comme des feuilles mortes, d’avoir vécu précisément dans l’indéterminé, sans passions bonnes ou mauvaises, également rejetés par le Bien et le Mal pour leur encombrante nullité, et du coup je me rappelle ce que nous disait le bon François Mégroz à propos du mal, selon lui l’expression même du «non-être». Ainsi, et ce sera une règle de l’Enfer, les damnés sont-ils châtiés par cela même qui a caractérisé leur faute – ceux-là rejetés dans une sorte d'agitation sans douleurs et sans fin pour avoir vécu «sans infamie et sans louange» et n’ayant jamais, somme toute, été vraiment vivants.
Mais voici qu’une autre rumeur gronde au loin, que Virgile identifie comme celle du fleuve Achéron, dont on s'approche donc et sur lequel une barque s’avance conduite par un vieillard vociférant et gesticulant qui n’est autre évidemment que le passeur d’âmes Charon dont, autre souvenir fugace, Dominique de Roux me disait que Céline était la réincarnation contemporaine…
Or, ce qui est sûr, en l’occurrence, c’est que c’est trop d’émotions pour le pauvre Dante, qui perd connaissance, et plutôt opportunément puisque cet artifice «surnaturel» lui permettra d’entrer en enfer sans monter sur la barque dudit Charon…
Le cercle des poètes disparus

Chant IV. 1er cercle de l'Enfer. Les Limbes. Esprits vertueux non baptisés. Compassion de Dante, qui se sent bien avec les Classiques...
Faut-il être catholique, et j’entends bien strictement : baptisé catholique et si possible sachant son Credo par cœur et tout le tralala, plus encore fidèle à la Sainte Messe, pour apprécier et bien comprendre La Divine Comédie de Dante ?
Cela se discute, et moi qui n’ai jamais été qu’une espèce de crypto-catho littéraire (par Léon Bloy, Georges Bernanos, Flannery O’Connor et Annie Dillard, surtout), résidu d’éducation protestante et très marqué par le personnalisme orthodoxe de Berdiaev (surtout pour Le Sens de la création), je suis ce matin une preuve vivante, en tant que chrétien mécréant, de ce qu’on peut éclairer et vivifier son ben dell’intelletto sans considérer que la foi de Dante, même fondamentale évidemment, soit la seule clef de la Commedia et son exclusif emblème.

Plus encore, il me semble que réduire La Divine Comédie à une œuvre d’apologétique ou à une sorte de Traité du Bon Chemin Moral serait aussi limitatif et faux que de n’y voir qu’un chef-d’œuvre du passé classé qui n’a plus rien à nous dire.
Ma conviction est que le ben dell’intelletto n’est pas une exclusivité catholique, et que le poème de Dante a autant de choses à nous dire, hic et nunc, que toute la poésie du monde se concentrant dans quelques grandes œuvres, d’Homère à Shakespeare ou, à l’état diffus dans toutes les œuvres habitées, précisément, par le ben dell’intelletto, toutes spiritualités confondues…

Or, tout ça ne peut se discuter qu’avec de exemples, et ceux-ci devraient être chanté, mais on se contentera de faire appel à son imagination et nous revoici donc en cet antichambre de l’Enfer que forment le Limbes où va se déployer, une première fois, la compassion frottée de mélancolie du poète.
Les lieux sont à la plainte et non aux cris. On y soupire sans torture. Virgile apprend bientôt à son disciple que là séjournent des êtres de qualité supérieure dont le seul tort est de n’avoir point été baptisés selon la foi chrétienne. Il y a bien eu une séance de rattrapage, si l’on peut dire, marquée par le passage en enfer d’un certain « puissant », couronné d’un « signe de victoire », qui n’était autre que le Christ en personne, une certaine nuit, où il emmena avec lui quelques saints personnages de la Bible, d’Abel à à Moïse et de Noé à Abraham, plus Rachel pour le quota féminin. Mais pour les saints d’autres traditions spirituelles : bernique.

Suit une série de rencontre qui fleurent plutôt le Purgatoire, voire le Club des poètes disparus, éclairés par un feu et qui se pointent en aimable procession appelant de loin « le très haut poète » qu’est pour eux leur pair Virgile. Il y a là Homère et Horace, Ovide et Lucain et sans doute y en a-t-il plein d’autres que Dante ne cite pas – il précise d’ailleurs que son «dire souvent saute les faits»…
Mais il n’oublie pas de relever, dans la foulée, qu’il se situe lui-même dans ce prestigieux aréopage classique.
Sur quoi l'on se dirige vers un joli château, symbole de la citadelle philosophique, « sept fois entouré de hauts murs » mais accessible et même accueillant en l’ émail vert du pré à la fraîche verdure qu’il y a là où tout un monde tient sa garden party dont Virgile détaille les participants.

On reconnaît donc Electre et Enée, dont les noms font toujours tilt chez les bacheliers d’aujourd’hui, mais également Penthésilée et Martia, moins connus au box office, et toute la smala des philosophes, des présocratiques Démocrite et Héraclite aux grands esprits des siècles suivants, de Socrate et Platon à Sénèque, Ptolémée et la belle paire de l’antique feuilleton Urgences que forment Hippocrate et Galien, plus Avicenne et Averroès pour la touche multiculturelle.


Bref, c’est le tout beau casting des « sans salut » que Dante salue néanmoins bien bas avant de passer de ce lieu tout de calme à l’air qui tremble où «la lumière n’est plus », à savoir le 2e cercle des luxurieux gardé par le redoutable Minos…
Sources et ressources:
Dante. La Divine comédie. Présentation et traduction de Jacqueline Risset. Garnier Flammarion.
Philippe Sollers. La Divine comédie. Entretiens avec Benoît Chantre. Gallimard. Folio.
François Mégroz. La Divine comédie. Traduction commentaire littéral. L’Age d’homme, en trois volumes.
Dante. Enfer, traduit de l'italien, préfacé et annoté par Danièle Robert, édition bilingue, Actes Sud, 2016.
Dante, La Divine Comédie, nouvelle traduction de René de Ceccaty. Points/Poésie, 2017.
Dante, L'Enfer, traduction nouvelle de Michel Orcel. La Dogana, 2019.