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La Divine Comédie

  • Le dévoreur

     

    Cerbère.jpgUne lecture de La Divine Comédie (7)

     

    Chant VI. Les gourmands. Lamentations de Ciacco. Florence la ville divisée. Aspects historiques et politiques de la Commedia.

     

    L’intensité émotionnelle de la lecture varie évidemment, au fil des chants de la Commedia, comme on le voit particulièrement en passant de la rencontre touchante de Paolo et Francesca, sous le ciel tourmenté par les passions du 2e Cercle, au cloaque répugnant et glacial du 3e Cercle des gourmands pataugeant dans la boue fouettées par de méchantes pluies, sous la garde de l'affreux Cerbère à triple gueule de chien monté sur un corps de ver dégoûtant...

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    Comme on s’en doute, le sort lamentable des gourmands ne tient pas qu’à la propension à se délecter des bonnes choses de  la table, mais vise la voracité sous ses aspects les plus vils, ainsi que l’illustre le nom du damné qui s’adresse alors à Dante, lui rappelant leur commune citoyenneté florentine et s’identifiant sous le surnom de Ciacco, à savoir le cochon.

    inf-6-49-dore.jpgOr, c’est par celui-ci que Dante va prendre des nouvelles des mortels qui furent ses amis ou ses adversaires en la « cité divisée », pour apprendre avec tristesse que certains de ses estimés concitoyens lui réapparaîtront bel et bien enfer.

    De moral ou métaphysique, le poème devient donc, en ces pages, très précisément historique et politique, truffé d’allusions aux événements que Dante a vécus peu avant de se faire exiler et de composer sa Commedia. Au passage, il faut alors noter le caractère tout à fait nouveau de ce « miroir du temps présent » dont les héros ne sont plus des créatures mythiques ou imaginaires mais des contemporains de l’Auteur.

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    Dante  « juge » ainsi, indirectement, les grands personnages de son époque, dont Ciacco lui apprend qu’il les retrouvera tantôt dans le cercle des hérétiques (tel Farinata, chef gibelin bien connu) ou des sodomites (tel Tegghiaio, podestat de San Gimignano), entre autres figures notoires.

    Dans la foulée, il faut rappeler plus précisément que le sort réservé aux damnés se trouve fixé selon le critère dit du contrapasso qui fait du « goût » coupable un motif avéré de « dégoût ». Ainsi, ceux qui n’ont vécu que pour leurs aises de pachas sont-ils condamnés à tâter de l’inconfort absolu…

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    Or, cette triste condition ne manque d’inquiéter Dante, qui demande alors à Virgile ce qu’il adviendra de ces malheureux après le « grand jugement» supposé advenir pour l’éternité. Hélas, le docteur latin ne voit pas vraiment l’avenir définitif  de ces malheureux en rose : « ce qui les attend est plutôt plus que moins », précise-t-il sans craindre d’inquiéter son compagnon avec lequel il continue de parler (« bien plus que je ne dis », souligne Dante) tout en se dirigeant vers les cercles inférieurs où se trouvent avares et coléreux soumis au règne de Pluton le dieu des enfers, confondu au Moyen Âge avec Ploutos le dieu des richesses…

  • Panique à la Love Parade

    william-blake-cercle-luxurieux-dante-divine-comedie-enfer-c.jpgUne lecture de La Divine Comédie (6)

     

    Chant V. Cercle des luxurieux. Tourbillons des damnés emportés par les airs. Rencontre émouvante de Francesca da Rimini. Dante flageole derechef...

     

    On arrive maintenant au lieu « où la lumière se tait », gardé par le redoutable Minos qui désigne, par le  nombre de cercles qu’indique sa queue enroulée, à quel cercle de l’Enfer précisément est affecté le damné qui se pointe.

    Dans la foulée, ce sont les luxurieux que Dante va rencontrer en foules virevoltant dans les airs comme de folles bandes d’étourneaux. L’image est d’ailleurs précise et d’une extraordinaire plasticité quand on suit le déploiement du texte original, plus proche de Lautréamont que du dolce stil nuovo, non sans se rappeler le sort récent de la foule multitudinaire de la Love Parade allemande se précipitant dans un tunnel pour s’y piétiner.

    De la même façon, les damnés sont emportés, littéralement malaxés par les zéphyrs du Désir, et souffrant physiquement à proportion inverse des jouissances qu’ils ont connues sur terre – ce qui ne laisse évidemment de plonger Dante dans la perplexité navrée, et le peinera plus profondément un peu plus tard.

    Dans l’immédiat, il identifie quelques célébrités historiques connues pour leurs débordements sensuels ou leurs amours entachées de violence, telles Sémiramis et Cléopâtre, mais également Hélène et Achille, Pâris et Tristan, « et plus de mille ombres » tournoyantes.

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    Mais la rencontre d’un couple moins tourmenté, auquel Dante demande à Virgile de pouvoir parler, va marquer l’un des épisodes les plus fameux et les plus émouvants de la Commedia, avec Francesca da Rimini, que le poète a connue de son vivant, et du beau Paolo Malatesta, couple adorable que Gianciotto Malatesta, époux épais de Francesca et frère de Paolo, a trucidés.

    Or, Dante a beau se consoler à l’idée que l’affreux fratricide se torde désormais dans les flammes de la Caina, neuvième et dernier cercle de l’Enfer où sont précipités les traîtres et les meurtriers de même sang : le sort si cruel de Francesca et de Paolo ne laisse d’attrister et d’intriguer notre chantre de l’amour courtois.

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    Pour mieux démêler la question de la paradoxale damnation des amants, qui ne tient évidemment pas qu’à leur état d’adultères,  notre bon François Mégroz (dans L’Enfer, p.50) rappelle alors les concepts liés sous l’appellation d’Amour, combinant amour humain et divin, noblesse et perfection. Plus troublant, et René Girard l’a souligné dans Mensonge romantique et vérité romanesque, citant précisément cet épisode comme une scène primitive du mimétisme amoureux : c’est en lisant ensemble un texte évoquant l’amour de Lancelot pour la reine Guenièvre, que Francesca et Paolo ont « craqué », comme on dit…

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    Bien compliqué tout ça, voire tordu ? C’est évidemment ce qu’on se dit en jugeant de ce récit avec nos critères contemporains, mais là encore François Mégroz nous conseille de suspendre notre jugement en replaçant celui de Dante (ou de Dieu imaginé par Dante) dans le contexte, non tant de la morale médiévale que d’une métaphysique de l’amour dont nous n’avons plus la moindre idée de nos jours.

    Bien entendu, le lecteur émancipé de 2020 se récriera: enfin quoi, ce Dante ne fait que relancer la malédiction de la chair et du plaisir en disciple de Paul et de toute la smala des rabat-joie. Quel bonnet de nuit ! Mais La Divine Comédie, une fois encore, ne se borne absolument pas à un traité de surveillance et de punition.  À cet égard, une relecture de L’Amour et l’Occident de Denis de Rougemont serait aussi opportune. Passons pour le moment.

    Et constatons du moins que  Dante n’a pas supporté cette épreuve non plus, puisque le revoici tombé raide évanoui. Décidément…

     

    Rappel bibliographique:

    Dante. La Divine comédie. Traduite et présentée par Jacqueline Risset. Garnier/Flammarion, en trois vol. de poche, sous coffret.

    François Mégroz. L’Enfer. L’Age d’Homme.

    René Girard. Mensonge romantique et vérité romanesque. Grasset.

     

    Image: William Blake.

  • Le club des poètes disparus

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    Une lecture de La Divine Comédie (5)

    Chant IV. 1er cercle de l'Enfer. Les Limbes. Esprits vertueux non baptisés. Compassion de Dante, qui se sent bien avec les Classiques...

    Faut-il être catholique, et j’entends bien strictement : baptisé catholique et si possible sachant son Credo par cœur et tout le tralala, plus encore fidèle à la Sainte Messe, pour apprécier et bien comprendre La Divine Comédie de Dante ?
    Cela se discute, et moi qui n’ai jamais été qu’une espèce de crypto-catho littéraire (par Léon Bloy, Georges Bernanos, Flannery O’Connor et Annie Dillard, surtout), résidu d’éducation protestante et très marqué par le personnalisme orthodoxe de Berdiaev (surtout pour Le Sens de la création), je suis ce matin une preuve vivante, en tant que chrétien mécréant,  de ce qu’on peut éclairer et vivifier son ben dell’intelletto sans considérer que la foi de Dante, même fondamentale évidemment, soit la seule clef de la Commedia et son exclusif emblème.

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    Plus encore, il me semble que réduire La Divine Comédie à une œuvre d’apologétique ou à une sorte de Traité du Bon Chemin Moral serait aussi limitatif et faux que de n’y voir qu’un chef-d’œuvre du passé classé qui n’a plus rien à nous dire.

    Ma conviction est que le ben dell’intelletto n’est pas une exclusivité catholique, et que le poème de Dante a autant de choses à nous dire, hic et nunc, que toute la poésie du monde se concentrant dans quelques grandes œuvres, d’Homère à Shakespeare ou, à l’état diffus dans toutes les œuvres habitées, précisément, par le ben dell’intelletto, toutes spiritualités confondues…

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    Or, tout ça ne peut se discuter qu’avec de exemples, et ceux-ci devraient être chanté, mais on se contentera de faire appel à son imagination et nous revoici donc en cet antichambre de l’Enfer que forment le Limbes où va se déployer, une première fois, la compassion frottée de mélancolie du poète.
    Les lieux sont à la plainte et non aux cris. On y soupire sans torture. Virgile apprend bientôt à son disciple que là séjournent des êtres de qualité supérieure dont le seul tort est de n’avoir point été baptisés selon la foi chrétienne. Il y a bien eu une séance de rattrapage, si l’on peut dire, marquée par le passage en enfer d’un certain « puissant », couronné d’un « signe de victoire », qui n’était autre que le Christ en personne, une certaine nuit, où il emmena avec lui quelques saints personnages de la Bible, d’Abel à à Moïse et de Noé à Abraham, plus Rachel pour le quota féminin. Mais pour les saints d’autres traditions spirituelles : bernique.

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    Suit une série de rencontre qui fleurent plutôt le Purgatoire, voire le Club des poètes disparus, éclairés par un feu et qui se pointent en aimable procession appelant de loin « le très haut poète » qu’est pour eux leur pair Virgile. Il y a là Homère et Horace, Ovide et Lucain et sans doute y en a-t-il plein d’autres que Dante ne cite pas – il précise d’ailleurs que son «dire souvent saute les faits»…

    Mais il n’oublie pas de relever, dans la foulée, qu’il se situe lui-même dans ce prestigieux aréopage classique.
    Sur quoi l'on se dirige vers un joli château, symbole de la citadelle philosophique, « sept fois entouré de hauts murs » mais accessible et même accueillant en l’ émail vert du pré à la fraîche verdure qu’il y a là où tout un monde tient sa garden party dont Virgile détaille les participants.

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    On reconnaît donc Electre et Enée, dont les noms font toujours tilt chez les bacheliers d’aujourd’hui, mais également Penthésilée et Martia, moins connus au box office, et toute la smala des philosophes, des présocratiques Démocrite et Héraclite aux grands esprits des siècles suivants, de Socrate et Platon à Sénèque, Ptolémée et la belle paire de l’antique feuilleton Urgences que forment Hippocrate et Galien, plus Avicenne et Averroès pour la touche multiculturelle.

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    Bref, c’est le tout beau casting des « sans salut » que Dante salue néanmoins bien bas avant de passer de ce lieu tout de calme à l’air qui tremble où «la lumière n’est plus », à savoir le 2e cercle des luxurieux gardé par le redoutable Minos…

    Image: Les Limbes vus par Eugène Delacroix, vision de William Blake, Homère, Averroès et Avicenne.

  • Train fantôme

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    Une lecture de La Divine Comédie (4)
     
     
    Chant III. Portail de l’Enfer. Sarabande des nuls et autres morts-vivants. Apparition de Charon. Dante perd connaissance une première fois...

    Le portail de l’Enfer, sur lequel s’ouvre la suite de séquences carabinées du troisième chant, tient quasiment du monument historique, avec référence obligée à Rodin, et pourtant c’est un exercice intéressant que de s’efforcer d’en oublier toute représentation d’art pour retrouver cette sensation d’effroi primal que peut rappeler la porte, en enfance, de notre premier train fantôme, qui se referme en claquant sur le plus effroyable tintamarre.
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    On entre ici dans le vertige tourbillonnant de la vision dantesque, non sans avertissements terribles inscrits en « lettres sombres » dont la célébrité autorise la citation en v.o. : « Per me si va ne la città dolente / per me si va ne l’eterno dolore / per me si va ne la perduta gente ». Et tout aussitôt est relevé le caractère excellent du «sublime artisan» de cette institution de bienfaisance fondée sur la «puissance divine», la «haute sagesse et le «premier amour», dont une inscription non moins fameuse porte le dernier coup de massue à l’arrivant : «Vous qui entrez laissez toute espérance »...
    Ce qui sonne, évidemment, le pauvre Dante, auquel Virgile répond que «tout soupçon» et «toute lâcheté» sont à laisser au vestiaire vu qu’on touche au lieu où se précipitent «les foules douloureuses » qui ont perdu le «ben dell’intelletto», cette expression appelant évidemment à des gloses à n’en plus finir et sur quoi je reviendrai quand le boucan sera calmé.
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    Car le train fantôme s’annonce à grand braoum, alors qu’un geste apaisant de Virgile, la main posée sur celle de son compère, est souligné par «un visage gai»...
    On voit ça d’ici alors que se déchaînent les premières troupes de damnés qui ont pour point commun, en ces lieux indéterminés où ils virevoltent en nuées comme des feuilles mortes, d’avoir vécu précisément dans l’indéterminé, sans passions bonnes ou mauvaises, également rejetés par le Bien et le Mal pour leur encombrante nullité, et du coup je me rappelle ce que nous disait le bon François Mégroz à propos du mal, selon lui l’expression même du «non-être». Ainsi, et ce sera une règle de l’Enfer, les damnés sont-ils châtiés par cela même qui a caractérisé leur faute – ceux-là rejetés dans une sorte d'agitation sans douleurs et sans fin pour avoir vécu «sans infamie et sans louange» et n’ayant jamais, somme toute, été vraiment vivants.
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    Mais voici qu’une autre rumeur gronde au loin, que Virgile identifie comme celle du fleuve Achéron, dont on s'approche donc et sur lequel une barque s’avance conduite par un vieillard vociférant et gesticulant qui n’est autre évidemment que le passeur d’âmes Charon dont, autre souvenir fugace, Dominique de Roux me disait que Céline était la réincarnation contemporaine…
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    Or, ce qui est sûr, en l’occurrence, c’est que c’est trop d’émotions pour le pauvre Dante, qui perd connaissance, et plutôt opportunément puisque cet artifice «surnaturel» lui permettra d’entrer en enfer sans monter sur la barque dudit Charon…

    Images: détails du Portail de l'Enfer de Rodin; Charon et sa barque.
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  • Rouages de l'Amour


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    Une lecture de La Divine Comédie (3)

    Enfer, Chant II. De l'intercession. Trois Dames à la rescousse. Désarroi de Dante. Virgile le secoue.

    Rien ne se fera sans intercession. Il n’en va pas que d’une filiation poétique mais de tout un engrenage créateur dont l’Amour est le moteur et le mobile central – et par Amour on verra qu’il s’agit d’autre chose que de ce que l’affreux Céline appelle « l’infini à portée des caniches ».

    Or, je ne cite pas Céline au petit bonheur, dont le style n’est pas tout à fait étranger au « bello stilo » qu’invoque Dante, affaire de musique et de rythme et de plastique et de tonne verbale dans le vortex infernal du siècle. Mais on a trois fois trente-trois chants pour préciser cette notion d’Amour, en deça et au-delà de la vision catholique thomiste évidemment centrale dans la Comédie.

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    Pas de trek infernal possible, on l’a vu, sans guide, mais ce guide n’est là que par intercession et saintes suppliques féminines. Virgile lui-même explique alors comment, en son séjour des Limbes où reposent les âmes non baptisées, enfants petits ou non chrétiens, Béatrice est venue le prier d’aider son «ami vrai» , en précisant qu'«Amour m’envoie, qui me fait parler. » Et comme Virgile s’étonne un peu qu’elle ne vienne elle-même en aide à son protégé, Béatrice lui confie alors par quelles voies supérieures elle a été mandée après que «noble Dame», qu’on suppose Marie, a alerté Lucie, martyre et sainte, «ennemie de toute cruauté» et que Dante vénérait particulièrement.

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    Ainsi donc se meut le rouage de l’intercession que la poésie huile pour ainsi dire - l’intercession elle-même relevant d’un mouvement qui va de bas en haut et retombe de haut en bas par le truchement du super-rouage de l’Amour.

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    Or, on comprend que tout ce branlebas céleste et limbaire en impose terriblement à Dante, au fil des explications que lui en donne Virgile, tant que son hésitation pusillanime fait se récrier son guide d’impatience : «Allons : qu’as-tu, pourquoi, pourquoi t’attardes-tu, pourquoi accueilles-tu lâcheté dans ton cœur, pourquoi es-tu sans courage et sans tranquillité », ce qui se dit en vers très allants : « Dunque : che è, perché , perché restai, perché tanta viltà nel core allette, perché ardire et francheszza non hai », c’est vrai quoi « pourquoi es-tu sans courage et sans tranquillité puisque les trois dames bénies ont souci de toi dans la cour du ciel et que mon parler te promet tant de bien ? »

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    Alors, comme les fleurs figées, prostrées par le gel nocturne se redressent au premier soleil, Dante se retrouve tout encouragé par la parole de Virgile et disposé, comme à sa première impulsion, à s’engager dare-dare « sur le chemin dur et sauvage »…

     

  • Evviva La Commedia !


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    Retour au livre total. Premières notes.

    De L'Enfer et du chemin. (1)

    Je reprends une fois de plus, ici et maintenant,  la lecture suivie et e commentaire de La Divine comédie de Dante, initialement fondée sur le coffret contenant les trois volumes de la traduction de Jacqueline Risset en édition bilingue - la plus recommandable il m'a semblé, pour notre langue, même si de nouvelles traductions de L'Enfer ont paru ces dernières années, sous les plumes de Danièle Robert (2016) et de Michel Orcel (2019) alors que René de Ceccaty publiait (en 2017) une nouvelle version de l'intégrale Commedia en octosyllabes...  
    J’y reviens aussi, mais avec un regard de plus en plus sceptique,  dans la foulée de Philippe Sollers en son dialogue avec Benoît Chantre, intéressant quand Sollers oublie de tout ramener à lui, et, aussi, en compagnie du bon François Mégroz, qui nous y a introduit vers 1966-67 au Gymnase de la Cité de Lausanne et dont la traduction très littérale, et le commentaire benoît, sans nulle prétention littéraire, sont pourtant appréciables et souvent éclairants.

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    C’est notre cher prof, d'ailleurs,  qui nous a parlé le premier, à propos de La Divine Comédie, d’un « livre total », comme il n’y en a que quelques-uns dans l’histoire de la littérature. 

    Or ce qui m’intéresse plus précisément, à présent, c’est que ce livre-somme soit, comme le note Jacqueline Risset, encore «en avant» de nous. Du dehors, et notamment à travers la perception qu’il nous en reste du XIXe siècle, l’œuvre peut sembler anachronique et relevant en somme du musée. Du dedans, en revanche, et dès qu’on y pénètre, dès qu’on se plonge dans ce fleuve verbal, dès qu’on est pris dans le mouvement irrépressible des vers, un nouveau présent s’instaure bonnement, que la traductrice a raison de comparer avec le présent en marche du Temps retrouvé de Proust.

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    C’est en outre la base, pour moi, d’une nouvelle réflexion sur la vision panoptique. Tout part de l’enfer mais tout porte à en sortir, dès le début. Dès le début on sait d’ailleurs que Dante en est sorti. Dès le début l’œuvre est donnée pour travail de mémoire. D’emblée on sait que l’Aventure, contenant la matière d’une vie entière, a duré peu de temps. Plus précisément : un rêve de trois jours, entre le jeudi saint et Pâques 1300. Ainsi tout le poème apparaît-il comme un fantastique compactage. Or, on pourrait dire que ce condensé est à la fois celui du Moyen Âge et de notre temps, et que le chemin de l’Enfer passe par Auschwitz. Question d’Organisation.

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    « La grande réserve du mal dans l’univers : L’Enfer de Dante joue dans notre culture un rôle de référence absolue, et curieusement ambiguë », note encore Jacqueline Risset. Au titre de l’ambiguïté, ou plus précisément de l’équivoque à son plus bas niveau, on peut citer évidemment le jeu vidéo lancé sur le marché où L’Enfer est prétexte au déchaînement de toutes les violences. Mais il va de soi que cette réduction n’est qu’une récupération débile de la dramaturgie superficielle de l’ouvrage, excluant sa compréhension par sa conclusion pavlovienne que ce sont les violents qui l’emportent – pure négation du Chemin.

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    « Nel mezzo del cammin di nostra vita », lisons-nous au premier vers du premier chant, et le quatrième vers du deuxième chant dira : «Je m’apprêtais à soutenir la guerre du long parcours et de la compassion »…
    Et tout est là: le chemin, le parcours, et c’est un travail de chaque jour, et quelle lecture engageante aussi. Andiamo...

     

    L'Enfer au fond de soi

     

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    Enfer, Chant I. Les trois bêtes. Apparition de Virgile.

    On ne sortira pas de son enfer sans le traverser de part en part ni sans l’exprimer à sa façon. C’est le sens et l’enjeu de la Commedia : dire ce chemin et passer outre.

    Or, ce chemin nous convoque à l’instant même, mais pas tout seul : ce serait trop. Parce que même seul on a ce cloaque en soi grouillant de toutes les créatures mauvaises, à commencer par la triple Bête.

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    Et voici précisément paraître, au début de la montée, la « lonza leggera e presta molto », cette espèce de gracieuse panthère « légère et très agile » qui symbolise l’immanence sensuelle autant que la luxure et plus encore. Puis c’est un lion qui fait rage de sa « tête haute », symbole lui d’orgueil, emblème d’hybris et d’amor sui. Et enfin c’est la louve insidieuse, la « lupa » dite aussi «bestia sanza pace », chargée de la foultitude de nos envies et qui porte en elle toutes les virtualités de conflit personnel et collectif, qu’un René Girard pourrait dire l’incarnation du mimétisme, et que Dante commet finalement à l’agitation des traîtres, les pires pécheurs selon lui,  voués aux flammes glacées du plus bas enfer.

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    Tout cela qui fait beaucoup pour un seul bipède, mais voilà qu’au moment de ressentir autant de terreur que d’accablement, le poète perçoit une présence, une « figure » traduit Jacqueline Risset, une espèce d’ombre d’homme («od ombra o d'omo certo ») s’identifiant de la voix comme poète lui aussi « qui chanta le juste fils d’Anchise », à savoir Enée, et se trouve donc illico reconnu par Dante comme son « maître » et même son « auteur », en la personne de Virgile, le seul où, dit-il, il a puisé son « bello stilo ».

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    Et Dante, pour expliquer son mouvement de panique et de retrait, d’évoquer la dernière bête aperçue dont « jamais son envie ne s’apaise », au point que sa faim se creuse à mesure qu’elle se repaît – splendide image de l’inassouvissement, de celles qui font la saisissante et perpétuelle actualité de la Comédie ; et Virgile de lui dire alors qu’il lui faudra emprunter un autre chemin sur lequel il le guidera jusqu’à un certain lieu, par delà ces eaux sombres et les cercles du grand entonnoir, où « une âme » plus digne que lui, première allusion à Béatrice, le conduira plus haut et plus loin – et la vaillante paire de se mettre en marche de concert…
    Nous sommes alors dans la nuit du jeudi 7 au vendredi 8 avril 1300 et Dante Alighieri a 35 ans, l’âge auquel j’ai compris, à la naissance de notre premier enfant, que nous étions mortels…

     

    Train fantôme

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    Chant III. Portail de l’Enfer. Sarabande des nuls et autres morts-vivants. Apparition de Charon. Dante perd connaissance une première fois...

    Le portail de l’Enfer, sur lequel s’ouvre la suite de séquences carabinées du troisième chant, tient quasiment du monument historique, avec référence obligée à Rodin, et pourtant c’est un exercice intéressant que de s’efforcer d’en oublier toute représentation d’art pour retrouver cette sensation d’effroi primal que peut rappeler la porte, en enfance, de notre premier train fantôme, qui se referme en claquant sur le plus effroyable tintamarre.
     
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    On entre ici dans le vertige tourbillonnant de la vision dantesque, non sans avertissements terribles inscrits en « lettres sombres » dont la célébrité autorise la citation en v.o. : « Per me si va ne la città dolente / per me si va ne l’eterno dolore / per me si va ne la perduta gente ». Et tout aussitôt est relevé le caractère excellent du «sublime artisan» de cette institution de bienfaisance fondée sur la «puissance divine», la «haute sagesse et le «premier amour», dont une inscription non moins fameuse porte le dernier coup de massue à l’arrivant : «Vous qui entrez laissez toute espérance »...
    Ce qui sonne, évidemment, le pauvre Dante, auquel Virgile répond que «tout soupçon» et «toute lâcheté» sont à laisser au vestiaire vu qu’on touche au lieu où se précipitent «les foules douloureuses » qui ont perdu le «ben dell’intelletto», cette expression appelant évidemment à des gloses à n’en plus finir et sur quoi je reviendrai quand le boucan sera calmé.
     
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    Car le train fantôme s’annonce à grand braoum, alors qu’un geste apaisant de Virgile, la main posée sur celle de son compère, est souligné par «un visage gai»...
    On voit ça d’ici alors que se déchaînent les premières troupes de damnés qui ont pour point commun, en ces lieux indéterminés où ils virevoltent en nuées comme des feuilles mortes, d’avoir vécu précisément dans l’indéterminé, sans passions bonnes ou mauvaises, également rejetés par le Bien et le Mal pour leur encombrante nullité, et du coup je me rappelle ce que nous disait le bon François Mégroz à propos du mal, selon lui l’expression même du «non-être». Ainsi, et ce sera une règle de l’Enfer, les damnés sont-ils châtiés par cela même qui a caractérisé leur faute – ceux-là rejetés dans une sorte d'agitation sans douleurs et sans fin pour avoir vécu «sans infamie et sans louange» et n’ayant jamais, somme toute, été vraiment vivants.
     
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    Mais voici qu’une autre rumeur gronde au loin, que Virgile identifie comme celle du fleuve Achéron, dont on s'approche donc et sur lequel une barque s’avance conduite par un vieillard vociférant et gesticulant qui n’est autre évidemment que le passeur d’âmes Charon dont, autre souvenir fugace, Dominique de Roux me disait que Céline était la réincarnation contemporaine…
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    Or, ce qui est sûr, en l’occurrence, c’est que c’est trop d’émotions pour le pauvre Dante, qui perd connaissance, et plutôt opportunément puisque cet artifice «surnaturel» lui permettra d’entrer en enfer sans monter sur la barque dudit Charon…
     
    Le cercle des poètes disparus

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    Chant IV. 1er cercle de l'Enfer. Les Limbes. Esprits vertueux non baptisés. Compassion de Dante, qui se sent bien avec les Classiques...

    Faut-il être catholique, et j’entends bien strictement : baptisé catholique et si possible sachant son Credo par cœur et tout le tralala, plus encore fidèle à la Sainte Messe, pour apprécier et bien comprendre La Divine Comédie de Dante ?
    Cela se discute, et moi qui n’ai jamais été qu’une espèce de crypto-catho littéraire (par Léon Bloy, Georges Bernanos, Flannery O’Connor et Annie Dillard, surtout), résidu d’éducation protestante et très marqué par le personnalisme orthodoxe de Berdiaev (surtout pour Le Sens de la création), je suis ce matin une preuve vivante, en tant que chrétien mécréant,  de ce qu’on peut éclairer et vivifier son ben dell’intelletto sans considérer que la foi de Dante, même fondamentale évidemment, soit la seule clef de la Commedia et son exclusif emblème.

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    Plus encore, il me semble que réduire La Divine Comédie à une œuvre d’apologétique ou à une sorte de Traité du Bon Chemin Moral serait aussi limitatif et faux que de n’y voir qu’un chef-d’œuvre du passé classé qui n’a plus rien à nous dire.

    Ma conviction est que le ben dell’intelletto n’est pas une exclusivité catholique, et que le poème de Dante a autant de choses à nous dire, hic et nunc, que toute la poésie du monde se concentrant dans quelques grandes œuvres, d’Homère à Shakespeare ou, à l’état diffus dans toutes les œuvres habitées, précisément, par le ben dell’intelletto, toutes spiritualités confondues…

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    Or, tout ça ne peut se discuter qu’avec de exemples, et ceux-ci devraient être chanté, mais on se contentera de faire appel à son imagination et nous revoici donc en cet antichambre de l’Enfer que forment le Limbes où va se déployer, une première fois, la compassion frottée de mélancolie du poète.
    Les lieux sont à la plainte et non aux cris. On y soupire sans torture. Virgile apprend bientôt à son disciple que là séjournent des êtres de qualité supérieure dont le seul tort est de n’avoir point été baptisés selon la foi chrétienne. Il y a bien eu une séance de rattrapage, si l’on peut dire, marquée par le passage en enfer d’un certain « puissant », couronné d’un « signe de victoire », qui n’était autre que le Christ en personne, une certaine nuit, où il emmena avec lui quelques saints personnages de la Bible, d’Abel à à Moïse et de Noé à Abraham, plus Rachel pour le quota féminin. Mais pour les saints d’autres traditions spirituelles : bernique.

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    Suit une série de rencontre qui fleurent plutôt le Purgatoire, voire le Club des poètes disparus, éclairés par un feu et qui se pointent en aimable procession appelant de loin « le très haut poète » qu’est pour eux leur pair Virgile. Il y a là Homère et Horace, Ovide et Lucain et sans doute y en a-t-il plein d’autres que Dante ne cite pas – il précise d’ailleurs que son «dire souvent saute les faits»…

    Mais il n’oublie pas de relever, dans la foulée, qu’il se situe lui-même dans ce prestigieux aréopage classique.
    Sur quoi l'on se dirige vers un joli château, symbole de la citadelle philosophique, « sept fois entouré de hauts murs » mais accessible et même accueillant en l’ émail vert du pré à la fraîche verdure qu’il y a là où tout un monde tient sa garden party dont Virgile détaille les participants.

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    On reconnaît donc Electre et Enée, dont les noms font toujours tilt chez les bacheliers d’aujourd’hui, mais également Penthésilée et Martia, moins connus au box office, et toute la smala des philosophes, des présocratiques Démocrite et Héraclite aux grands esprits des siècles suivants, de Socrate et Platon à Sénèque, Ptolémée et la belle paire de l’antique feuilleton Urgences que forment Hippocrate et Galien, plus Avicenne et Averroès pour la touche multiculturelle.

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    Bref, c’est le tout beau casting des « sans salut » que Dante salue néanmoins bien bas avant de passer de ce lieu tout de calme à l’air qui tremble où «la lumière n’est plus », à savoir le 2e cercle des luxurieux gardé par le redoutable Minos…

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Sources et ressources: 


    Dante. La Divine comédie. Présentation et traduction de Jacqueline Risset. Garnier Flammarion.

     

    Philippe Sollers. La Divine comédie. Entretiens avec Benoît Chantre. Gallimard. Folio.

     

    François Mégroz. La Divine comédie. Traduction commentaire littéral. L’Age d’homme, en trois volumes.

     

    Dante. Enfer, traduit de l'italien, préfacé et annoté par Danièle Robert, édition bilingue, Actes Sud, 2016.

     

    Dante, La Divine Comédie, nouvelle traduction de René de Ceccaty. Points/Poésie, 2017.

     

    Dante, L'Enfer, traduction nouvelle de Michel Orcel. La Dogana, 2019.

     

  • L'Enfer au fond de soi

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     Une lecture de La Divine Comédie (2)

     

    Enfer, Chant I. Les trois bêtes. Apparition de Virgile.

    On ne sortira pas de son enfer sans le traverser de part en part ni sans l’exprimer à sa façon. C’est le sens et l’enjeu de la Commedia : dire ce chemin et passer outre.

    Or, ce chemin nous convoque à l’instant même, mais pas tout seul : ce serait trop. Parce que même seul on a ce cloaque en soi grouillant de toutes les créatures mauvaises, à commencer par la triple Bête.

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    Et voici précisément paraître, au début de la montée, la « lonza leggera e presta molto », cette espèce de gracieuse panthère « légère et très agile » qui symbolise l’immanence sensuelle autant que la luxure et plus encore. Puis c’est un lion qui fait rage de sa « tête haute », symbole lui d’orgueil, emblème d’hybris et d’amor sui. Et enfin c’est la louve insidieuse, la « lupa » dite aussi «bestia sanza pace », chargée de la foultitude de nos envies et qui porte en elle toutes les virtualités de conflit personnel et collectif, qu’un René Girard pourrait dire l’incarnation du mimétisme, et que Dante commet finalement à l’agitation des traîtres, les pires pécheurs selon lui,  voués aux flammes glacées du plus bas enfer.

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    Tout cela qui fait beaucoup pour un seul bipède, mais voilà qu’au moment de ressentir autant de terreur que d’accablement, le poète perçoit une présence, une « figure » traduit Jacqueline Risset, une espèce d’ombre d’homme («od ombra o d'omo certo ») s’identifiant de la voix comme poète lui aussi « qui chanta le juste fils d’Anchise », à savoir Enée, et se trouve donc illico reconnu par Dante comme son « maître » et même son « auteur », en la personne de Virgile, le seul où, dit-il, il a puisé son « bello stilo ».

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    Et Dante, pour expliquer son mouvement de panique et de retrait, d’évoquer la dernière bête aperçue dont « jamais son envie ne s’apaise », au point que sa faim se creuse à mesure qu’elle se repaît – splendide image de l’inassouvissement, de celles qui font la saisissante et perpétuelle actualité de la Comédie ; et Virgile de lui dire alors qu’il lui faudra emprunter un autre chemin sur lequel il le guidera jusqu’à un certain lieu, par delà ces eaux sombres et les cercles du grand entonnoir, où « une âme » plus digne que lui, première allusion à Béatrice, le conduira plus haut et plus loin – et la vaillante paire de se mettre en marche de concert…
    Nous sommes alors dans la nuit du jeudi 7 au vendredi 8 avril 1300 et Dante Alighieri a 35 ans, l’âge auquel j’ai compris, à la naissance de notre premier enfant, que nous étions mortels…

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    Dante. La Divine Comédie. Inferno. Traduit et présenté par Jacqueline Risset. Version bilingue, chez GF Flammarion.

  • Poésie et vérité

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    Unknown-6.jpegUne lecture de la Commedia de Dante (53)

     

    Chant XXI. Cinquième corniche: avarice et prodigalité. Stace le poète.

     

    Une secousse tellurique d'une grande intensité a traversé la montagne du Purgatoire de la base à son sommet sans que Dante ni Virgile ne se l'expliquent, aussi est-ce avec une impatiente curiosité qu'ils vont interroger, à ce propos, une ombre qui vient de leur apparaître, debout au milieu des âmes gisant face contre terre le long de la corniche des ladres et des gaspilleurs - ladite ombre étant elle-même à l'origine du séisme. De fait, celui-ci correspond, ainsi qu'elle s'en explique, à sa libération récente, tant il est vrai que la purification effective d'une âme provoque à tout coup ce formidable tremblement, exultation métaphysique traduite par ce phénomène d'apparence t'ouvre physique... mais d'autres surprises non moindre attendent les compère.

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    Si le chant s'est amorcé par une évocation évangélique explicite (notamment avec l'épisode de la Samaritaine) de la soif spirituelle, et de la foi qui peut l'étancher, c'est de façon plus incarnée, historiquement et poétiquement fondée, Qu'il se développe ensuite à l'apparition de l'ombre citée, qui n'est autre que celle du poète latin Stace, fameux au Ier siècle de notre ère, contemporain de l'empereur Titus et qui se serait converti au christianisme selon Dante - ce qui ne semble pas avéré.

    Mais l'important est ailleurs: dans le fait que l'auteur de la Commedia sauve Stace de la damnation comme il a sauvé Virgile, grâce à la poésie et à la purification terrestre qu'elle a favorisée. D'ailleurs Stace va révéler à Dante que c'est par la lecture de L'Enéide de Virgile qu'il est devenu lui-même, avant que Dante lui apprenne que son guide présent n'est autre  que ce maitre sublime - et l'ombre de Stace de s'agenouiller au pied de l'ombre de Virgile, etc.

    Touchant épisode que cette triple rencontre aux échos littéraires, poétiques et humains dénuées de tout artifice et donnant lieu, avec une pointe d'humour débonnaire, à une sorte de reconnaissance filiale hautement significative, sous l'égide de l'amitié occulte liant entre eux les grands poètes... 

      

      

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Figures de la convoitise

     
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    Une lecture de La Divine comédie (54)
     
    Purgatoire. Chant XX. Avares et prodigues. Exemples de pauvreté voulue. Hugues Capet et la famille de France. Cupides fameux. La montagne tremble…
    À la fin de ce chant poursuivant l’évocation du vice de convoitise que symbolise la «vieille louve» déjà rencontrée au début de la Commedia, Dante se retrouve «timide et pensif», avouant que seul il ne comprend rien de ce qu’il découvre, d’emblée frustré par la non-réponse de son interlocuteur précédent et confronté à un nouveau mystère.
     
    Le lecteur d’aujourd’hui ne peut que partager cette perplexité, mais à un autre niveau, surtout lié à ses connaissances limitées en matière de mythologie antique et de surabondantes références.
     
    Qui était Fabricius faisant vœu de pauvreté, Nicolas qui se montra prodigue envers trois jeunes filles, Midas et toutes celles et ceux, tirés de la mythologie ou de l’histoire biblique, qui défilent dans la cascade de ces vers dont chacun suppose une recherche particulière ?
     
    A cette question, chacun répondra selon sa curiosité ou son besoin, mais l’on peut aussi en faire l’économie en suivant ici la version la plus limpide, et dénuée de notes, de René de Ceccaty, d’où l’on retient deux épisodes principaux : la rencontre d’Hugues Capet, fondateur de la dynastie française et qui déplore les excès de ses descendants, notamment Philippe le Bel et Charles de Valois, lors de conquêtes à la fois ruineuses et vaines – mais c’est évidemment le Florentin qui passe le message taxant notamment Philippe le bel de « nouveau Pilate » ; et d’autre part, le soudain tremblement qui secoue la montagne du Purgatoire, glaçant d’horreur notre pèlerin dont reprend bientôt le route sainte en attendant, dans le chant suivant, l’explication de la tellurique colère...

  • La sirène et le pape pleureur

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    Une lecture de La Divine comédie (53)
    Purgatoire. Chant XIX. Rêve de la sirène. Ange de la sollicitude. Âmes en pleurs de la 5e corniche. Un pontife contrit.
    Les surréalistes n’ont rien inventé en matière d’onirisme poétique, ni la science fiction contemporaine pour ce qui touche aux voyages à travers le temps. Sans remonter à Lucien de Samosate, qui pourrait bien être le premier des auteurs de SF, l’on trouve dans la Commedia de Dante une multitude de scènes et de situations qui rompent avec la plate logique et les conventions «réalistes», sans déroger pour autant à la plasticité poétique et aux harmonies verbales.
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    Un nouveau rêve de Dante, interrompant la marche des deux voyageurs sur les flancs du Purgatoire, se trouve ainsi marqué par l’apparition d’une femme bègue, aux mains difformes et pâle comme un cadavre, dont le chant de sirène touche cependant le poète, lequel apprend dans la foulée qu’Ulysse avant lui a été charmé de la même façon.
    Sur quoi surgit une « figure sainte » qui rompt, précisément, le charme captieux, alors que Virgile découvre le ventre puant de la séductrice, provoquant du même coup l’éveil soudain du dormeur.
    Trois fois que je te rappelle à l’ordre ! lui lance alors son guide impatient de repartir, bientôt relayé par un ange aux grandes ailes battantes qui indique aux compères la suite de l’itinéraire, non sans moduler l’évangélique couplet d’ «heureux ceux qui pleurent car ils seront consolés».
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    Puis une ombre apparaît à Dante sur la cinquième corniche où rampent les âmes en peine, qui s’identifie en la personne du pape Adrien V au bref règne de même pas deux mois, qui a pris conscience du «leurre» auquel il a cédé trop longtemps en s’attachant aux bien terrestres et en se montrant de la plus avérée avarice.
    De quoi pleurer ! Et Dante verserait bien quelques larmes de compassion en se rappelant probablement ses propres fautes , mais l’ombre pontificale le rabroue alors et l’enjoint de poursuivre son ascension tandis que lui-même, «pleure pour réfléchir» en attendant mieux…
     

  • L'amour en Occident

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    Une Lecture de La Divine Comédie (52)
     
    Chant XVIII. Quatrième corniche: les paresseux. Virgile explique la nature de l’Amour et ses rapports avec le libre arbitre. Les négligents. Dante s’endort et rêve.
     
     
    Lire la Commedia requiert autant d’attention que de distance amicalement ironique, me semble-t-il, et cette adhésion réservée s’accentue au fur et à mesure qu’on s’élève, au propre et au figuré, sur les roides pentes du Mont Purgatoire où les Grandes Questions pour un champion de vertu se succèdent.
    La question des questions est à présent celle de l’Amour, et ce sera finalement la seule importante avant et pendant le parcours paradisiaque, avec le défi permanent d’une plus juste et bonne définition de la chose.
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    Amour selon certains Grecs (Eros) où selon un certain christianisme (Agapé), ou quoi d’autre encore, alors que s’y mêle l’autre question qui fait débat, comme on dit, portant sur l’inné et l’acquis ?
    La forme même de la Commedia constitue déjà une réponse, avec sa structure ternaire qui va de la première exploration du tréfonds de l’abjection à la cime rêvée de la vertu sublime, au fil d’une ascèse ascensionnelle représentant en somme le djihâd chrétien dont le but final serait l’éternelle félicité.
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    Mais a-t-on vraiment envie du Paradis ? Et si je ne désirais « rien que la terre » si possible sans guerre, en beauté et en bonté ?
     
    C’est à cette autre question aussi que le lecteur est confronté dans ce chant à déchiffrer patiemment, en confrontant toutes ses traductions et commentaires, ou en se bornant à ce qu’on y trouve à première lecture en attendant de creuser, quitte à lire ou à relire parallèlement L’Amour et l’Occident de Denis de Rougemont où se trouve formulée clairement la distinction entre l’Eros grec et ses dérivés, l’amour courtois des troubadours et l’amour divin selon les Pères de l’Eglise, etc.
    Tout ça nous renvoyant ensuite aux conceptions de l’amour chez les indiens précolombiens, les bouddhistes plus ou moins zen ou les sectes évangélistes défendant la liberté de porter son arme sur soi dès le jardin d’enfants...
    Le libre arbitre est encore une autre question, et celle d’une âme originellement consciente du bien et du mal, sans parler de la prédestination selon le très calviniste Calvin.
    Et moi là-dedans, que cet alpinisme pseudo-divin fatigue un peu vu l’état de mes jarrets et ma paresse naturelle ? Eh bien moi, mon frère, je souris à la vision dantesque de ces essaims affolés, sur cette corniche du Purgatoire, qui se hâtent comme des puces sous l’aiguillon du repentir (ils ont tant tardé à faire le bien sur terre qu’ils se grouillent là-haut !) alors que la vue sur la mer, de ces vires, mériterait plutôt une halte de sereine contemplation...
     
    41KEAN0XN5L._SX280_BO1,204,203,200_.jpgDante. Purgatorio. Traduit par Jacqueline Bisset. La plus belle traduction (en version bilingue) du moment . GF. Flammarion, 2005.
    Unknown-1.jpegRené de Ceccaty. La Divine Comédie. Nouvelle traduction avec la seule version française en octosyllabes simplifiant la lecture et la rythmant remarquablement. Magnifique introduction du traducteur. Points Seuil, 2017,
    41O8hsNvRYL._SX328_BO1,204,203,200_.jpgFrancois Mégroz. Le Purgatoire. Traduction littérale dénuée de toute poésie mais très appréciable pour ses nombreux commentaires. L’Âge d’Homme, 1995.

  • De l'amour chez les taupes

     

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    Une lecture de La Divine Comédie (51)

    Purgatoire. Chant XVII. De la troisième à la quatrième corniche. Visions de colère punie. L'ange de la douceur. Virgile expose la théorie de l'amour. Apparition des négligents. Dante s'endort.

    Sortant du brouillard comme d’un rêve confus - ce moment de l’éveil conscient sera repris souvent et culminera à la fin du Paradis -, Dante nous prend à témoin d’une façon joliment familière que René de Ceccaty traduit avec la limpidité requise :


    « Il t’en souvient, lecteur, perdu
    Dans les Alpes embrumées, comme
    Une taupe, tu voyais peu »...


    Et d’enchaîner sur les pouvoirs de l’imagination, à la fois soutien du « désir de savoir » et possible leurre, comme la recherche de la vérité ou la quête d’amour à tout moment sont menacées par de faux-semblants.
    Cette nouvelle étape de l’escalade du Purgatoire (« c’est par ici qu’on monte ! » a lancé une voix cinglante) sera marquée par un premier aperçu de ce qu’est l’Amour, mobile supérieur de toute la Commedia, dont les obstacle à son rayonnement sont détaillés par le bon guide, lequel pointe « le manquement à l’amour du bien par paresse » et les « rames molles » qui participent déjà du mal.

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    Dans la pénétrante introduction précédant sa traduction (87 pages d’une immense érudition et d’une lecture cependant aisée), René de Ceccaty explique la difficulté quasi inextricable de rendre tout ce qui est signifié par le poème original (aussi obscur en certains points pour les innombrables interprètes italiens qui en ont fait autant de cheveux blancs), soulignant à proportion l’étonnante et gracieuse évidence de sa part lumineuse et bien claire - même aux yeux des taupes (ou semi-taupes) que nous sommes.
    En l’occurrence, ce que dit Virgile, qu’on pourrait dire un saint laïc pré-chrétien, des trois obstacle majeurs à l’amour selon l’esprit divin, saisit ainsi par sa simplicité évangélique, si l’on peut dire, en décrivant le mal qu’on veut « pour autrui » en ces termes:

    "Quand on veut supprimer autrui

    Par arrogance et seulement,

    Et l'abaisser pour exceller.

     

    Quand on craint de perdre pouvoir,

    Grâce, honneur, gloire devant l'autre,

    On lui souhaite le contraire.

     

    Enfin quand on est ulcéré

    D'être insulté, pour se venger

    On fomente le mal d'autrui"...

     

    Or l’aperçu reste partiel, limité à ce lieu ou l’on purge mollesse, et bien d’autres réponses seront appelées ensuite par autant de questions auxquelles le lecteur autant que Dante seront confrontés non sans avertissement octosyllabique de l'excellent Virgile: "Tu dois, toi-même, les trouver »...

    Dante. Le Purgatoire. Présentation et traduction de Jacqueline Risset. GF Flammarion, 374p. 2005.

    René de Ceccaty. La Divine Comédie, nouvelle traduction. Points Seuil, 690p. 2017.

  • Un sage dans le brouillard

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    Une lecture de La Divine Comédie (50)

    Chant XVI. Dans la fumée des coléreux. Marc le Lombard. Explication du libre arbitre. Les causes de la corruption. (Lundi de Pâques, vers 5 heures de l'après-midi).

    La scène est saisissante, une fois de plus, des poètes escaladant la montagne du Purgatoire de corniche en corniche, soudain plongés dans une purée de pois à couper au couteau dans laquelle ils n’entendent d’abord qu’un lointain chœur chantant l’Agnus dei, avant que ne se distingue la voix d’une ombre que Dante, à la demande de Virgile, interpelle pour lui demander qui elle (ou plutôt il) est et par où l’on continue de monter.
    Ainsi que l’écrit la romancière Elsa Morante, citée par René de Ceccaty au début de sa nouvelle traduction de la Commedia, le chef-d’œuvre de Dante est d’un réalisme que « seuls les crétins » pourraient méconnaître, et c’est, de fait, par la foison de détails parfois hyperréalistes que le poète nous scotche en nous faisant passer sur moult obscurités de savoir ou de formulation que cette nouvelle traduction de Ceccaty, soit dit en passant, éclaircit et simplifie à sa façon par ses solutions limpides et élégantes que module le choix à fines ellipses de l’octosyllabe distribué en tercets - il faudra y revenir au fil de la grimpe...

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    Dans l’immédiat, la scène frise le surréalisme, qui voit ces nobles messieurs faire connaissance sans se voir dans l’épais brouillard, ou Marco le Lombard développe un très sage discours sur le libre arbitre et le tour détestable de la gouvernance des papes confondant le pouvoir spirituel et la domination par la force.

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    Lorsque Dante demande, à ce Lombard plein de sagesse, quelle funeste volonté dirige les puissants invoquant le ciel pour se justifier, son interlocuteur lui répond - dans le droit fil de la doctrine du libre arbitre qui responsabilise chaque individu - que si le monde va à sa perte, c’est aux hommes seuls qu’incombe la faute, à commencer par ceux qui devraient montrer l’exemple dans l’observance de lois conçues pour canaliser les vices ou les délires de tout un chacun.
    Octosyllabes à l’appui:


    « Les lois sont là. Qui les applique ?
    Personne. car le pape en place
    Peut ruminer, mais marche mal ».


    Et d’illustrer à sa façon la théorie politique de Dante lui-même - notamment dans son Banquet -, en rappelant que l’équilibre atteint par Rome avec « deux soleils pour deux voies » l’une de Dieu et l’autre du monde, a été rompu en unissant le glaive et la croix lors même que « la force n’est pas ce qui aide les hommes ».
    Pas plus actuel que ce discours de l’invisible interlocuteur qui rappelle que « valeur et courtoisie » ont régné alors que « maintenant les brigands peuvent passer »...
    Tout cela dit « dans le noir » figurant ô combien les ténèbres du monde, alors qu’une lumière angélique pointe à la fin de l’entretien, qui incite l’ombre du Lombard à se dérober soudain par humilité...

    Dante, La Divine comédie, nouvelle traduction de René de Ceccaty. Points Seuil, 690p. 2017.

  • Allegro furioso poi dolcissimo

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    Une lecture de La Divine Comédie (49)
    Purgatoire, Chant XV. Deuxième corniche : envie. Troisième corniche : colère.
     
    Que l'évocation des envieux et des coléreux se fasse sous le signe de la joie n'a rien que de (sur) naturel dans un processus d'ascension à la fois matérielle et spirituelle que le verbe du poète, mêlant à tout moment éléments concrets et visions transfigurées, module en douceur implacable - si l'on ose l'oxymore...
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    Ainsi Dante se plaît-il à indiquer un décalage horaire entre l'instant qu'il vit, passant de la deuxième à la troisième corniche du Purgatoire, montant donc du site des envieux à celui des colériques, et la minute inscrite au même moment sur les horloges de Jérusalem, du Vatican ou du lecteur en train de lire la Commedia au XXIe siècle...
    Les dernières nouvelles qui nous parviennent, en ce mardi de Pâques 2017, au 15e étage du Marriott de San Diego, latitude d'Alger sous le règne d'un monstre de cynisme cupide au prénom de canard de bande dessinée, laissent à penser que l'humaine créature n'a guère progressé depuis le lundi de Pâques de l'an 1300.
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    De la même façon, subitement éclairé par la lumière d'un ange “à la voix joyeuse", Dante ne fait que reprendre l'enseignement des Béatitudes évangéliques détaillées par l'apôtre, alors que Virgile lui rappelle pour sa part que la seule passion vouée aux biens matériels divise les hommes, obstruant la voie qui "court vers l'amour", etc.
    Paroles lénifiantes que ces incitations à plus de mansuétude et de généreuse miséricorde au milieu des enragés de toute sorte ? Le conclure ne serait pas voir que Dante, en donnant trois exemples de douceur (de la vierge Marie, du Grec Pisistrate et du pauvre Etienne lapidé par la foule de Jérusalem) opposée à la mauvaise rage de notre drôle d'espèce qu'il sait en lui aussi, et en chacun de nous - sans parler des fureurs d’enfant pourri-gâté de l'actuel Président américain - inscrit bel et bien l’utopie christique dans la réalité de notre expérience vécue.
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    Comme la lecture de Shakespeare, quoique en plus dogmatique, la lecture de Dante reste ainsi un inépuisable creuset d'observations et de réflexions à transposer dans notre vie, et voici l'aube se lever sur le Pacifique...
     
     
    Peintures: William Blake et Salvador Dali.

  • Mani pulite 1300

     

    images-9.jpegUne lecture de La Divine comédie (48)

    Le Purgatoire, Chant XIV.

    Les envieux. Guido del Duca et Rinieri d’Calboli. Corruption du val d’Arno et de la Romagne. Exemple d’envie punie. Avertissement de Virgile.

    (Lundi de Pâques, vers 3 heures de l’après-midi).

    Les inflexions dramatiques sont inégales, dans le parcours de la Commedia, mais voici que, le long de la deuxième corniche où les envieux se battent les flancs, le récit se fait pour ainsi dire théâtral, avec le dialogue plein de relief de deux anciens ennemis, un Guelfe et un Gibelin, réunis ici par leur vice partagé et ses composantes sociales et politiques, alliant jalousie et concupiscence, convoitise et corruption.

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    L’échange à trois voix s’amorce assez bizarrement, après que Dante s’est identifié, à la demande des deux ombres qu’il a approchées, semblant venir des bords d’un certain ruisseau, avec l’air de ne pas oser prononcer le nom de l’Arno, comme si celui-ci était maudit. 

     

    Or l’un des deux pénitents, du nom de Guido del Duca, de Ravenne, ancien juge de la Romagne, explique alors en quoi le val d’Arno, et la Romagne, ou plus exactement leurs habitants, méritent en effet d’être décriés comme autant de porcs et, en suivant l’aval du ruisseau, de roquets «plus hargneuxqu’il n’en ont la force », auxquels en dessous, « de chute en chute » et tandis que l’eau « s’enfle », succèdent  renards pleins de ruse et loups féroces.

    Pourtant, et ce repentir explique sa présence en ce lieu, le contempteur s’accuse lui-même avec véhémence :

     

    "Mon sang fut si enflammé d’envie

    que si j’avais vu quelqu’un se réjouir,

    tu m’aurais vu devenir tout pâle.

    Je moissonne la paille de ce que j’ai semé ;

    O race humaine, pourquoi mets-tu ton cœur

    Là d’où tout compagnon doit être exclu ? »

    Après quoi suit une nouvelle litanie saisissante, évoquant tous les nobles d’antan, les bons chevaliers « qui nous donnaient amour et courtoisie », enfin tout un âge d’or passé dont on voit bien que Dante regrette lui-même la disparition, remplacé par des « cœurs qui se sont faits si méchants » sous l’effet de l’envie et de la corruption.

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    Le lecteur contemporain pourrait alors penser, non sans malice plus ou moins opportune, que rien n’a tellement changé sous le ciel d’Italie, et notamment s’il a le loisir, ces jours, de suivre les épisodes de la nouvelle série italienne de Stefano Accorsi, intitulée 1992 et détaillant les menées des affairistes et autres politiciens milanais corrompus, tous partis confondus ou presque, qui firent l’objet de la vaste opération Mani pulite, mains propres…

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    La Toscane de 1300 n’est pas, tant s’en faut, comparable à la capitale lombarde de la fin du XXe siècle, et le rêve de Dante de rétablir « amour et courtoisie » sous l’autorité d’un Empereur juste et bon, au dam des fripouilles pontificales de son temps, restera toujours lettre morte, alors que, plus que jamais, l'envie et la corruption prospèrent.

    Cependant on relèvera dans la foulé, avec Giovanni Papini, que les personnages de la Commedia, même passés de l’autre côté des eaux sombres, restent furieusement vivants…

    Or la vie brasse, aussi bien, les pires penchants de notre engeance, autant que ses aspirations à s’élever, comme Virgile ne manque pas d’ailleurs, à tout coup, de le rappeler à Dante que ses curiosités politiques et tout humaines ne cessent de « freiner à la montée »…

    793703_2898203.jpgDante. Le Purgatoire. Traduction et commentaire de Jacqueline Risset. Flammarion GF.

    1359200_4604827.jpgÀ consulter aussi pour ses utiles explications érudites : Lire la Divine comédie, par François Mégroz. L’Âge d’homme, 1994.

  • Coeurs de pierre, yeux cousus

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    Une lecture de La Divine comédie (47)

    Le Purgatoire, Chant XIII.

    Deuxième corniche : les envieux. Invocation de Virgile au soleil. Exemples de charité criés par des voix mystérieuses. Sapia de Sienne. Confession de Dante

    (Lundi de Pâques, vers 1 heure de l’après-midi)

     

    Allégé du poids du P de l’orgueil (premier péché cardinal effacé par l’ange de service), Dante accède, avec son mentor, à la deuxième corniche cette fois pure de toute inscription ou représentation explicative, juste éclairée par l’astre solaire.

    Or la vision a giorno n’en est pas moins inquiétante par ce qu’elle révèle, sous l’espèce de pénitents agglutinés en triste troupe dont les manteaux et les visages se confondent à la pierre dure et grise.

    Tels sont les envieux dont les litanies invoquent la bénédiction des saints et compagnie, alors que Dante constate, pour sa part, ce détail affreux : à savoir qu’ils ont les yeux cousus !

    On l’a vu et revu en enfer : Dante a le génie du contrapasso, à savoir : la concrétisation d’une peine compensatoire proportionnée à la peine commise. Ainsi pourrait-on dire que l’envie, la jalousie ou la concupiscence ont aveuglé, sur terre, ceux-là qui aspirent maintenant à se purifier de ce mauvais penchant...

    Si, comme il le soulignera d’ailleurs explicitement, Dante se trouve moins personnellement concerné par l’envie que par l’orgueil, l’on ne peut pas dire que le premier exemple d’envieux, ou plus exactement d’envieuse, qu’il donne ici soit vraiment significatif.

    Plus exactement, l’apparition et le récit de la Siennoise Sapia, qui s’est réjouie de voir ses concitoyens défaits par les Florentins lors d’une bataille, relève de ce qu’on pourrait dire la Schadenfreude, ou plaisir de voir souffrir autrui.

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    Mais le chant suivant développera ce thème de l’envie, en lequel le penseur allemand Peter Sloterdijk voit l’un des maux les plus ravageurs de notre époque, se manifestant par le démon de la comparaison.

    Je l’ai vu à la télé : il me le faut ! Celui-ci est plus riche que moi, celle-là est plus belle, faisons tout pour leur ressembler, etc.

    Où l’envie, de fait, nous aveugle et nous empêche de voir la multiplicité du réel, nous transforme en automates concurrents et nous font sombrer dans l’indifférenciation, la cupidité larvée et l’inassouvissement morose.  

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    À consulter aussi pour ses utiles explications érudites : Lire la Divine comédie, par François Mégroz. L’Âge d’homme, 1994.

  • Repentir mode d'emploi

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    Une lecture de La Divine comédie (46)
    Le Purgatoire, Chant XII.
    Exemples d'orgueil figurés sur le sol. L'ange de l'humilité. Montée à la deuxième corniche.
    (Lundi de Pâques, de 11 heures du matin jusqu'à l'après-midi)

    Le front bas,remâchant son propre orgueil coupable, traînant la patte, Dante se fait remettre à l’ordre par Virgile qui lui rappelle que ce n’est pas en se battant les flancs qu’il va progresser vers la deuxième corniche des envieux, et pourtant c’est bel et bien en regardant devant lui,sur le sol couvert d’inscriptions comme sur la dalle d’une tombe, que le poète va devoir, encore, se remémorer moult exemples d’orgueilleux tirés de l’Antiquité; or passons sur le détail wikipédant…

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    En mon adolescence de petit protestant, au double sens du terme, l’excellent pasteur de notre quartier des hauts de Lausanne, revenu en ces lieux des banlieues de Marseille – où il était plus proche des prêtres-ouvriers cathos que de nos prêchi-prêcheurs calvinistes moralisants -, me répondit, lorsque je l’interrogeai sur ce qui distingue l’orgueil de la vanité, que le premier désigne la vanité quand « il y a de quoi » tandis que la seconde est un orgueil déplacé vu qu’il n’y a pas « de quoi »…

    8118389.jpgDante place les orgueilleux, au nombre desquels il se compte, sur la première corniche du Purgatoire, mais ce qui compte le plus, en ce douzième chant, n’est pas tant la nomenclature de ceux qui se sont pris pour des géants, des demi-dieux ou des contrefaçons du Très-Haut, tel Nemrod dont le nom est lié à l’érection de la tour de Babel, mais, Virgile y insiste : la façon de prendre conscience de ce péché (cela s’appelle consapevolezza dans le glossaire dantesque), d’en mieux distinguer les contours (à grand renfort d’exemples sculptés ou gravés) et de s’en repentir tout en invoquant la grâce céleste et en psalmodiant des hymnes, ici inspirés par la Béatitude Heureux les humbles, etc.

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    La puissance« réaliste » du poème est souvent impressionnante, qui s’exprime par le détail, notamment lorsque Dante affirme qu’il voit ceci ou qu’il voit cela: ça ne se discute pas, c’est là, c’est du donné et du vécu, après quoi le salut viendra – ou pas.

    D'ailleurs une angélique créature en 3D, apparue en ces lieux, vient d’ouvrir « les bras et les ailes » en désignant la marche à suivre :

    « Venez : ici les marches sont tout près,
    et désormais on y monte aisément.
    Rares sont ceux qui viennent à cette invitation :
    Ô race humaine, née pour voler au ciel,
    Pourquoi tombes-tu ainsi au moindre vent ? ».

    Et voilà qu’en effet notre Dante, orgueilleux dûment repenti, se sent plus léger, avant de s’apercevoir, ô miracle miraculeux, de la raison de son allègement de créature « née pour voler au ciel » :

    « Avec les doigts de la main droite
    je ne trouvai plus que six des lettres
    gravées sur mon front par l’ange aux clefs :
    en observant ceci, mon guide sourit ».

    Eh mais, tout cela n’est-il pas un peu téléphoné ?

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    Virgile, tantôt, sera renvoyé d’où il vient, n’ayant pas droit au show sommital des anges et autres bienheureux agitant leurs palmes dorées dans la forêt paradisiaque, mais il a suffi en somme à Dante de se la jouer belle âme repentie, pour effacer l’initiale d’un de ses péchés et se trouver, du coup, délivré de la pesanteur.

    Mon cher pasteur V*** aurait-il souri comme Virgile, conscient comme celui-ci du fait qu’un huguenot, pas plus qu’un païen, ne saurait passer la douane du Purgatoire ?

    Sûrement oui: il aurait souri en homme sage, sous sa moustache à la Brassens, avec l’air qu’il prenait devant ceux qui se la jouaient élus autoproclamés: « Tu m’en diras tant, bonhomme »...

    DivCo.jpgDante. Le Purgatoire.Traduction et commentaire de Jacqueline Risset. Flammarion GF.
    À consulter aussi pour ses utiles explications érudites : Lire la Divine comédie, par François Mégroz. L’Âge d’homme, 1994.

  • Vanité des vanités

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    Une lecture de la Divine Comédie (45)

    Le Purgatoire. Chant XI.

    Le Pater Noster des orgueilleux. Omberto Aldobrandeschi. Odersi da Gubbio. Provenzan Salvani.

    (Lundi de Pâques, entre 10 heures et 11 heures du matin).

    L’orgueil, ou plus largement ce que les Grecs appelaient l’hybris, portant les individus ou les nations, et plus encore les empires, à céder à la violence de leurs passions égoïstes, au défi de toute modération et de tout équilibre, se trouve visé par Dante (qui en savait lui-même quelque chose !) sur cette première corniche du Purgatoire où l’on aura l’occasion de voir ce qui distingue un poète d’un prêcheur.

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    Dès les sept premières terzine de ce onzième Chant, le poète ne craint pas, en effet ,  de se faire prédicateur en réécrivant, à sa façon, le Pater Noster, ici psalmodié par une troupe d’ombres au front bas dont il est précisé que ce n’est pas pour elles qu’elles prient mais « pour ceux qui sont restés en arrière »…

    Ceci dit, les retouches de Dante au Pater Noster sont à la fois d’un poète et d’un métaphysicien de l’amour cosmique, qui fera de celui-ci (Next stop Paradise) le Premier Mobile mystique de l’Univers, rayonnant d’effets angéliques divers.

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    Or on relèvera que si les ombres du Purgatoire, déjà promises au salut, prient pour nous autres pauvres mortels, un retournement saisissant fait dire aussi au poète qu’il nous incombe de prier pour elles, si tant est que notre « vouloir » ait « bonne racine », car :

    « Ben si de’ loro atar lavar le note

    che portra quinci, si che, mondi e lievi,

    possano uscir a le stelle ruote ». 

    Ce qui donne en français dans le texte :

    « Il faut les aider à laver les taches

    qu’ils portèrent ici, pour que, purs et légers,

    ils puissent monter aux sphères étoilées ».

    Oraisons montantes, cantilènes descendues du ciel, pieuses paroles transitant entre vifs et défunts : tout cela fait un concert aux harmoniques incessamment édifiantes,  mais il y a mieux : Dante raconte des histoires.

    images-3.jpegLa Commedia nous tomberait des mains si elle n’était qu’éminent catéchisme, de même que les fresques contemporaines de Giotto seraient-elles chaulées d’oubli depuis longtemps si elles n’avaient cristallisé que de grises injonctions dogmatiques.

    2783_scrovegni.jpgfrancoiscimabue.jpgCependant trois personnages vont apparaître, contemporains de Dante ( pratiquant une fois de plus le name dropping) qui seront, pour le poète, l’occasion double de signaler le caractère éminemment fugace et futile de tout hybris en matière politique et de toute vanité en matière artistique; et de citer la grandeur de Giotto qui surclasse  celle de Cimabue ; de même qu’en poésie la gloire de Guido Cavalcanti éclipse celle de Guido Guinizelli, tout initiateur du dolce stil nuovo que fût celui-ci. Cinq siècles et demi avant La Foire aux vanités de Thackeray...


    On lit ainsi ces trois tercets sans âge, qui évoquent la sagesse relativiste d’un Montaigne autant que les vers de L’Ecclésiaste:

     

    « La rumeur mondaine n’est pas autre chose qu’un souffle

    de vent qui vient tantôt d’ici et tantôt de là,

    et qui change de nom quand il change de direction.

     

    Seras-tu plus célèbre, en te séparant

    d’une chair déjà vieillie, que si tu étais mort

    Avant d’avoir cessé de dire « pappo e l’ dindi »

     

    Quand mille ans auront passé ? et cette durée

    est plus courte en face de l’éternité qu’un battement decisl

    Par rapport à la sphère qui tourne le plus lentement dansle ciel ».

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    Une fois de plus, en outre,il y a du chroniqueur d’époque chez Dante, qui cite nommément des personnages qu’il a connus de près ou de loin, tel Omberto Aldobrandesco le gibelin tué par les Siennois, qui dit lui-même avoir été arrogant et méprisant de « tous les hommes », Oderisi de Gubbio l’enlumineur admiré par son contemporain poète, ou Provenzano Salvani, chef gibelin qui reconnaît avoir eu « la présomption de soumettre Sienne tout entière à son autorité », et qui a droit cependant au Purgatoire après s’être montré généreux envers l’un de ses amis pour le délivrer des geôles de Charles d’Anjou. 

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    Comme Montaigne le fera dans ses Essais deux siècles plus tard en se référant sans cesse à des situations humaines vécues – qu’elles soient tirées des auteurs de l’Antiquité ou de faits divers contemporains -, Dante truffe son poème d’allusions à des personnages incarnant tel ou tel vice– en l’occurrence l’orgueil ou la vanité –, et qui mêlent accusations et circonstances atténuantes comme s’il était lui-même le Juge Suprême. 

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    On peut discuter, évidemment, de la structure verticale et de la dynamique ascensionnelle du Purgatoire, comme si c’était un archétype universel, alors qu’il s’agit d’une représentation médiévale de l’Occident catholique romain à son pinacle, mais là encore l’invention poétique brise les « formats », comme chez les peintres dont l’idéologie chrétienne se trouve débordée par leur génie parfois peu catholique…

     

    Dante. Le Purgatoire.Traduction et commentaire de Jacqueline Risset. Flammarion GF.

    À consulter aussi pour ses utiles explications érudites : Lire la Divine comédie, par François Mégroz. L’Âge d’homme, 1994.

  • L'éphèbe et la sainte

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    Une lecture de La Divine Comédie (43)

    Le Purgatoire, Chant IX.
    Dante s’endort et rêve. Réveil près de la porte du Purgatoire. L’ange portier. Ouverture de la porte
    (Nuit du dimanche au lundi de Pâques, 11 avril 1300)

    Le neuvième chant du Purgatoire, après un début d’ascension assez physique, est marqué par un rêve mythologico-féerique digne d’inspirer un peintre mystico-psychédélique à la William Blake ou, quelques étages en dessous, un Salvador Dali, dont les illustrations de la Commedia sont assez mollement liquéfiées au demeurant.

    Mais le chant débute par un vrai galimatias, en tout cas à nos oreilles contemporaines.
    En voici la traduction française :

    « La concubine de l’antique Titon
    blanchissait déjà au balcon d’Orient
    en sortant des bras de son doux ami ;
    son front resplendissait de gemmes,
    formant la figure de l’animal froid
    qui frappe l’homme avec sa queue ;
    et la nuit, au lieu oùnous étions,
    avait fait deux pas dans sa montée,
    et baissait déjà son aile pour le troisième ;
    lorsque, chargé encore du fardeau d’Adam,
    vaincu par le sommeil, je m’inclinai sur l’herbe,
    où nous étions assistous les cinq. »

    On imagine l’éberluement perplexe de la collégienne romaine ou du lycéen florentin tombant sur ces vers alambiqués signifiant que, bon,la nuit est tombée « en montant » et que Dante va monter en « tombant » dans un rêve…

    John Cowper Powys a raison, une fois de plus, en soulignant que la Commedia date à divers égards, à la fois par son contenu dogmatique et par ses multiples références à la mythologie gréco-romaine.

    Et pourtant la poésie,musicalité et splendides images à l’appui, sauve la mise de chaque Cantica, indépendamment de son sens moral ou théologique.

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    En l’occurrence, le rêve, qui fait l’esprit « presque devin dans ses visions », acquiert un surcroît paradoxal de présence en combinant la figure d’un aigle à plumes d’or, d’essence résolument chrétienne, et celle du jeune Ganymède, bel éphèbe de souche grecque « ravi au consistoire des dieux » par Zeus, dont l’apparition onirique coïncide, en temps réel, avec le passage subreptice de Lucie, sainte spécialement affectée à la protection de Dante, dont Virgile lui explique l’intervention quand il se réveille.

    Compliqué tout ça, giovanotti ? Pas plus que le méli-mélo New Age de vos séries merveilleuses flirtant avec le fantastique !

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    Et la suite va se corser encore, presque jusqu’au kitsch, avec l’apparition de l’ange portier aux pieds sacrés posés sur la troisième marche de l’escalier accédant à la« porte sainte ».

    ob_393d6615978fe254e6e8d46d13963ba9_dsc-0499.JPGEn cas de film, l’on appréciera le contraste de couleurs destrois marches : la première de marbre blanc (lisse comme un miroir révélant au voyageur ce qu’il est tel qu’il est), la deuxième de pierre noire raboteuse (comme une âme nécessitant un bon récurage) et la troisième de porphyre enflammé « pareil au sang qui jaillit d’une veine », symbolisant pour les uns le feu ou la charité, pour les autres l’Empire dont la mission est, selon Dante, de rétablir (hum) la justice et la paix dans le monde.

    Là encore : génie du détail caractérisant la poésie de Dante, qui voit ensuite son front marqué de sept P par l’épée de feu de l’ange lui recommandant comiquement, prévenant infirmier : «Souviens-toi de laver, quand tu seras dedans, ces plaies »…

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    Or ces sept P, il faut le préciser à l’attention de la collégienne milanaise ou du lycéen napolitain, représentent les sept Péchés capitaux qu’il incombera à Dante d’effacer successivement en franchissant les sept corniches du Purgatoire…

    41KEAN0XN5L._SX280_BO1,204,203,200_.jpgDante. Le Purgatoire. Traduction et commentaire de Jacqueline Risset. Flammarion GF.

    À consulter aussi pour ses utiles explications érudites : Lire la Divine comédie, Le Purgatoire, par François Mégroz. L’Âge d’homme, 1994.

     

  • Deux anges passent

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    Une lecture de La Divine Comédie (42)

    Le Purgatoire, Chant VIII.

    Arrivée des anges. Nino Visconti. Les trois étoiles. Le serpent mis en fuite. Corrado Malaspina

    (Dimanche de Pâques, vers 7 heures et demie du soir)

     

    L’actuelle superstition scientiste accorde plus de crédit aux sciences dites dures qu’au doux savoir, mais l’angéologie est reconnue par l’Abbaye de Thélème et c’est ce qui compte.

    Le penchant naturel (la Bête) de l’homme (et de la femme quand elle se laisse aller) tend le plus souvent vers le bas, aux ordres de son cerveau reptilien, tandis qu’un élan contraire surnaturel le fait lever les yeux vers la cime accueillant le premier soleil ( c’était tôt l’aube au pied des Aiguilles dorées, un dimanche matin de nos vingt ans) ou les derniers rayons du crépuscule en ce huitième chant du Purgatoire.

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    Toute la foule qu’il y a là, autour de Dante et de ses collègues poètes Virgile et Sordel, lève ainsi les yeux en cette fin de dimanche de Pâques de l’an 1300, et pour répond en envoyant deux de ses émissaires ailés, une fois le ciel, aux regards ardents et aux hymnes, porteurs d’épées de feu et tout nimbés de vert espérance.

    Ainsi Dante les décrit-il plus précisément:

    « Verdi come fogliette pur mo nate

    erano in veste, che da verdi penne

    percosse traen dietro e ventilate ».

     

    Autrement dit :

    « Vertes comme des feuilles nouvelles nées

    étaient leurs robes, que battaient les plumes vertes

    flottant derrière eux, agitées par le vent ».

     

    La poésie de Dante ne se réduit pas du tout à l’apocalyptique représentation que scelle le plus souvent l’expression « dantesque », comme le montrent, et de plus en plus en ces lieux de purification, tant d’images d’une infinie délicatesse et surfine harmonie, en contraste absolu avec le chaos vaseux ou visqueux dans lequel rampe le sempiternel serpent.

    Lequel surgira d’ailleurs tout à l’heure là-bas, que le défunt poète Sordel désignera à Dante en ces termes : « vois là notre adversaire », identifiant ce même serpent « qui donna à Eve le fruit amer »…

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    Et le voici rampant :

     

    « Tra l’erbe e’fior venia la mala striscia,

    volgendo ad ora ad or la testa, e ‘l dosso

    leccando come bestia che si liscia ».

     

    Autrement dit :

    « Entre l’herbe et les fleurs venait l’affreux reptile,

    tournant de temps en temps la tête et se léchant

    le dos, comme une bête qui se lisse ».

     

    Mais les anges apparus auparavant ne sont pas là que pour la photo : les voilà qui, tels des « éperviers » fondent comme l’éclair sur le suppôt de Satan…

    Plasticité remarquable de la scène !

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    Ainsi la Commedia nous tient-elle et nous retient-elle, si l’on ose dire, par les deux bouts de la griffe et de l’aile.

    Ainsi de ce souvenir, ce dimanche-là, dans la paroi des Aiguilles dorées où la lumière descendait tandis que nous montions, lorsque mon ami R*** dérocha soudain, et tout aurait pu finir comme ça : mais non, je ne sais quel ange le retint je ne sais comment de ce côté de la vie alors qu’à quelques dizaines de mètres de là, sur une voie parallèle, le guide et chanoine René M ***, qui avait tout vu de la scène, restait encore figé, saisi, pantois, aussi vert que son compagnon à lui et que les deux saints volatiles de la Commedia

    Je n’invente rien: mon rapport a été déposé aux archives angéologiques du canton du Valais…

     

    Dante Alighieri, Le Purgatoire. Traduction et commentaire de Jacqueline Risset. Flammarion GF.

     

     

     

     

  • Salut je t'ai vu

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    Une lecture de La Divine Comédie (41)

    Le Purgatoire, Chant VII. Dialogue de Virgile et de Sordel. La loi de la montée au Purgatoire. La vallée fleurie. Quelques princes négligents.

    (Dimanche de Pâques, de 3 heures de l’après-midi à 7heures du soir)

    Les ombres pullulent au pied de la roide pente aux épreuves ; ce n’est pas tout à fait l’émeute, mais une houle de foule à tourbillons sur cette aire d’attente et de tri où confluent les âmes non damnées mais point encore sauvées ad aeternum.

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    Or il faut se le rappeler à tout moment et se demander ce que cela nous dit : qu’il en va de leur salut, et donc du vôtre possiblement, du nôtre – mais en voulez-vous, en veux-tu, cela m’importe-t-il seulement d’être sauvé, et à quel prix et conditions ?

    Scandale humanitaire à l’étape, qui rappelle l’exclusion des innocents bambins non baptisés juste dignes des Limbes : pas de salut non plus pour ceux qui n’ont pas accédé à la seule vraie foi de leur vivant, tel le « divin » poète Virgile, né trop tôt pour l’onction du baptême et le catéchisme en bonne et due forme.

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    Ainsi le guide de Dante ne pourra-t-il accéder au Paradis de son vivant de mortel pourtant très méritant : le Règlement théologique s’y oppose, établi  sans consultation du Salutiste par excellence que fut le rabbi Iéshouah, qui disait comme ça de laisser venir à lui les petits filous, ainsi que les voyous et autre voyelles.

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    Fin de la digression : comme le jour décline au pied de la montagne aux contritions, Dante trépigne un peu d’impatience et s’inquiète du chemin à suivre auprès de Sordel, qui lui fait comprendre que l’escalade ne se fera pas de nuit (symbole ou sagesse pratique d’avant l’invention de la lampe frontale) mais qu’il est, non loin de là, un lieu protégé où il sera possible de se reposer un peu non sans croquer un biscuit et rendre grâces au vu de la belle Nature.

    Le poète relaie alors le casuiste moralisant et cela donne ça en nouvel italien chantant :

     

    «Tra erto e piano eraun sentiero schembo,

    che ne condusse in fianco de la lacca,

    la dove più ch’a mezzo muore il lembo.

    Oro e argento fine, cocco e biacca,

    Indaco, legno lucido e sereno,

    Fresco smeraldo in l’ora que si fiacca,

    Da l’erba e dali fior, dentr’a quel seno

    Posti, ciascun sara di color vinto,

    Come dal suo maggiore é vinto il meno.

    Non avea pur natura ivi dipinto,

    Ma di soavità di mille odori ».

    Ce qui se traduit, par delà l’enchantement des sonorités picturales, comme ceci :

    Entre pente et replat un sentier oblique

    Nous conduisit au flanc de la ravine,

    Là où le bord s’abaisse jusqu’à moitié.

    Or et argent fin,écarlate et céruse,

    Indigo, bois luisant comme air serein,

    Fraîche émeraude quand on la brise,

    Près de l’herbe et des fleurs, dans ce vallon,

    Verraient ternir l’éclat de leur couleur, 

    comme le moins est vaincu par le plus.

    La nature ici n’avait pas seulement peint, mais par la suavité de mille odeurs

    elle formait un ensemble inconnu, indistinct, ».

    La lectrice et le lecteur futés auront perçu, dans les subtiles correspondances de cette suite d’images, une anticipation du petit Baudelaire illustré.

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    De fait, voici la délicieuse « clairière » des poètes, voici les mots qui sauvent !

    Le salut par la théologie et la prétendue « voie droite » de l’Eglise prétendue sainte par ses docteurs et autres imams ? Des clous !

    D’ailleurs , ce septième chant fait défiler quelques princes contemporains du poète, à peu près aussi ferré en philosophie politique que son compatriote Machiavel, qu’il juge de son haut pour leur « négligence » selon ses propres attentes en la matière. 

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    BeatrixProvensalska.jpgIl y a là tout un beau monde arrimant le poème à ce qu’on appelle aujourd’hui l’actu : tels Rodolphe d’Allemagne et Ottokar roi de Bohème, Grand Nez (Charles d’Anjou) et autres Béatrice de Provence ou Marguerite de Bourgogne, enfin toute une smala qui a coupé à l’Enfer mais devra prier et chanter encore quelques hymnes avant d’accéder au Paradis.

    Alors quoi ? Le salut par l’idéologie religieuse ou politique ? Mon œil !

    Bien plutôt : le salut par ces bribes de musique en nous, qui ne sont l’apanage ni d’une révélation exclusive ni d’aucun Système.

    Or, cela vous chante-t-il d’être sauvé ? Oui si cela me chante, mais faites-en une Loi et je me sauve !

    Salut, je t'ai vu !

     

     

    Dante. Le Purgatoire. Traduction et commentaire de Jacqueline Risset. Flammarion GF :

  • Bordel à l'italienne

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    Une lecture de La Divine Comédie (40)

    Le Purgatoire. Chant VI. 

    L’Antépurgatoire, deuxième assise. Efficacité de la prière. Rencontre des poètes : Virgile et Sordel de Goito. Imprécations contre l’Italie, contre l’Empire, contre le pape, contre Florence

    (Dimanche de Pâques, vers 3 heures de l’après-midi)

    Le poète catholique italien Dante Alighieri et l’essayiste agnostique français Jean-François Revel (auteur notamment de Ni Marx ni Jésus) avaient pour point commun de fonder leur espoir d’une meilleure gouvernance mondiale en appelant, de leurs vœux, un Pouvoir planétaire unique : l’Empereur chrétien pour Dante, et quelque Fédération démocratique supranationale, pour Revel.

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    Ce sixième chant très « politique » a deux pôles. D’un côté : les pouvoirs princiers de tout acabit, dans l’Italie morcelée et hyper-conflictuelle du XIVe siècle, où le goût du pouvoir et la rapacité caractérisent autant les potentats civils que les prélats ; de l’autre, la protestation des peuples et des poètes, dont les invectives montent en puissance au fils des vers, jusqu’à la comparaison de l’Italie, en général, et de Florence en particulier, avec un bordel !

    Est-on bien avancé, sept siècles plus tard, avec la Casta italienne et son calamiteux Cavaliere ? 

    Certes non, et d’autant moins que la voix des peuples se dissout aujourd'hui dans le boucan médiatico-mondain où les sages conseils d’un Virgile et les furibards anathèmes de Dante feraient juste figure de vieilles guimbardes « réacs ». 

    Y a-t-il d’ailleurs au monde, aujourd’hui, un seul poète qu’on pourrait dire un visionnaire politique fiable ? 

    Sûr que non, vu que la base même de l’empire rêvé par Dante, cimenté par le christianisme, n’a plus la moindre existence « politique », et qu’aucun poète actuel ne peut être dit la voix d’un peuple – même s’il y du Dante dans l’auteur de L’Archipel du Goulag… 

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    Du côté des poètes, Dante se réjouit pourtant d’une nouvelle rencontre, en cet Antépurgatoire qu’il s’impatiente par ailleurs de quitter tant le lieu est encombré de foules piétinantes, en la personne de l’illustrissime troubadour Sordel, tenu en haute estime par les seigneurs de ce monde dont il a pourtant stigmatisé virulemment les faiblesses, inspirant alors ces vers cinglants à Dante :

    « Hélas ! Italie esclave, palais de douleur,

    navire sans pilote au milieu des tempêtes, 

    non plus reine des provinces, mais bordel ! » 

    Dans la foulée, le lecteur sans malice aura sursauté en tombant sur le vers 118 de ce chant où il est question du « très haut Jupiter / qui fut sur terre crucifié pour nous », à croire que, pour Dante, l’empire universel était prédestiné à fondre, à Rome , le roi des dieux antiques et le Dieu des rois de la chrétienté…

    Catholique tout ça ? Ô combien, et l’on dira même plus : le comte Joseph de Maistre s’en saoulerait de petit lait !

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    Mais hélas, bis repetita:  ce sont les « gains trop faciles » fustigés par Dante qui auront pourri la Botte, si l’on ose dire, et l’empire n’est plus qu’un piètre décor de série télé signée Berlusconi & Co… 

    Dante. Le Purgatoire. Traduction et commentaire de Jacqueline Risset. Flammarion GF.

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  • Dante pique un fard

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    Une lecture de La Divine Comédie (38)

     

    Purgatoire, Chant V. Pécheurs morts de mort violente et repentis in extremis. Colloque avec Jacopo del Cassero. Bonconte da Montefeltro. La Pia.

     

    (Dimanche de Pâques, de midi à 3 heures de l’après-midi).

     

    Cela a été dit et répété : que Dante a failli, selon son propre jugement, mériter le sort des damnés éternels, auquel il a échappé in extremis grâce à l’intercession de l’Amour (Béatrice), de la Poésie ( son maître Virgile) et de son propre repentir.

     

    Les tourbillonnants troupeaux qui se pressent, si l’on peut dire, au portillon du Purgatoire, regroupent les âmes semblablement rescapées de la damnation,  dont le dernier regard s’est levé vers le ciel alors que leur corps mortel succombait aux pires violences.

     

    Comme on l’a vu dans le chant précédent, l’accès au Purgatoire lui-même ne sera acquis, pour les âmes en question, qu’au terme d’une sorte de pré-lavage assorti d’une attente comptabilisée à proportion des fautes de chacun.

     

    51ycbsEN2rL._SY355_.jpgDe ladite comptabilité, liée à l’idéologie de surveillance et punition filtrée par les Pères de l’Eglise et leur smala « universelle », l’on peut sourire aujourd’hui, même si l’aspect dramaturgique de tout ça reste une curiosité intéressante.

     

    Mais si la Commedia est évidemment datée à cet égard, sauf pour les catholiques de stricte observance qui y trouvent toujours une sorte d’édifice apologétique utile à leur salut, elle continue de nous toucher, mécréants joyeux que nous sommes,  par d’innombrables détails émouvants ou cocasses, historiquement référencés (ici, les « colloques » avec trois personnages connus de l’époque, morts de façon plus ou moins atroce), psychologiquement toujours plausibles ou poétiquement irradiants.

     

    riassunto-quinto-canto-purgatorio.jpgAinsi, tout au début de ce chant dédié aux repentis de la dernière heure, relève-t-on ce trait typique de l’observation dantesque, où le détail « tout humain » fixe soudain l’attention du lecteur.

     

    Plus précisément : après que l’ombre de Dante, qui vient d’être remarquée par les âmes incorporelles débarquées en ce lieu, a suscité l’étonnement et les questions de celles-ci à celui-là (Comment quoi ? Un vivant parmi nous ? Et comment ça ?), le poète, tout troublé, se trouve grondé par Virgile qui l’enjoint de presser le pas. Et Dante, alors, de piquer un fard !

     

    Ce qui donne en v.o. d’époque:

     

    « Che potea io ridir, se non « Io vegno » ?

    Dissilo , alquanto del color consperso

    che fa l’uom di perdon talvolta degno ».

     

    Dûment traduit par dame Risset :

     

    « Que pouvais-je dire sinon : « je viens » ?

    Je le dis, couvert un peu de la couleur

    Qui nous rend parfois dignes de pardon. »

     

     

    Dante, Le Purgatoire. Traduction et préface de Jacqueline Risset. Flammarion GF.793703_2898203.jpg

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  • Le docte et l'indolent

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    Une lecture de La Divine Comédie (38)

     

    Le Purgatoire, Chant IV. Montée à la première assise. Explication de Virgile sur le cours du soleil dans l’hémisphère austral. Nature de la montagne du Purgatoire. Belaqcua et les autres négligents.

    (Dimanche de Pâques, de 9 heures du matin à midi)

    La théologie, ou plus largement l’idéologie religieuse, le catéchisme à tous les degrés, l’apologétique ou l’exégèse, le prône public ou le cryptage ésotérique sont-ils compatibles avec la poésie ?

    C’est ce qu’on se demande assez souvent en lisant la Commedia de Dante, et par exemple en butant sur la rhétorique savante de ce quatrième chant du Purgatoire multipliant les indications topologiques et autres précisions sur la temporalité du voyage. Du chant, on passe à l'exposé savant à outrance. Un peu rasant...

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    Plus précisément, les deux premiers tiers de ce chant évoquant la « pré-pénitence » des négligents, condamnés à une plus ou moins longue attente avant de se pointer au check-point de la montée, sont consacrés à la description précise des lieux, conformément à la représentation du monde en ce début du XIVe siècle, qui situe le Purgatoire dans l’hémisphère sud, dont Jérusalem est le centre, à équidistance horizontale du Gange (à l’Est) et du Maroc ou de l’Andalousie, à l’Ouest.

    Le ton n'est hélas pas à l'érudition joyeuse, et le non-initié s'y perdra. Du moins, dans l’appréciable Guide du lecteur d’une vingtaine de pages qui complète sa traduction commentée du Purgatoire, notre cher et regretté prof et ami François Mégroz s’est-il donné la peine de détailler, croquis à l’appui, la topographie et le symbolisme des sept corniches superposées, autant que l'économie temporelle du voyage initiatique par rapport au cycle astral et zodiacal.

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    Non sans un clin d’œil, le dantologue lausannois remarque tout de même l’impatience de Dante lui-même, au fil du discours érudit de Virgile, dont on sort enfin pour une rencontre plus légère, d’un indolent personnage assis derrière un rocher doré par le soleil matinal, en lequel Alighieri reconnaît un Toscan sympa de sa connaissance, luthier de son métier, épris de musique, du nom de Belacqua et connu pour son indéfectible paresse...

    Or celle-ci lui vaut, par manière d’expiation, l’obligation de patienter en ce lieu autant d’années qu’il en a passées sur terre avant d’être autorisé à gravir la redoutable pente, inclinée parfois jusqu’à 45°. Ah mais, même sans le rocher de Sisyphe à se coltiner, la perspective n’a pas de quoi réjouir le nonchalant.

    Et pourquoi tant de peine, se demandera le lecteur mécréant, alors que c’est dimanche et qu’il fait si beau ?

     

    François Mégroz. Le Purgatoire. L’Âge d’Homme, 1994, 279p.

  • Credo quia absurdum

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    Une lecture de La Divine Comédie (37)

    Purgatoire. Chant III. Reprise du chemin. Inquiétude de Dante. Explication de Virgile sur la nature des corps. Rencontre des âmes lentes. Manfred. 

    (Dimanche de Pâques, vers 6 heures et demie du matin)

    On le sait depuis le premier chant de la Commedia, et cela se trouve répété avant même que les deux compères n’entament l’ascension de la montagne du Purgatoire : que Dante a failli se damner de son vivant, et que seule l’intercession de Béatrice, du plus haut des cieux, et d’un guide spirituel inspiré par le génie poétique, en la personne de Virgile, lui ont permis d’échapper au feu et aux glaces de l’Enfer. 

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    Or ce qui est assez cocasse,c’est que l’amour terrestre voué par Dante à Béatrice reste aussi hypothétique que celui qui inspira à Pétrarque , à travers la figure de Laure, les plus sublimes poèmes, alors que Virgile, né en l’an 19 d’avant notre ère, en vient ici à parler comme un Père de l’Eglise…

    Au regard du philistin contemporain, la représentation du monde selon La Commedia, et plus précisément la situation géographique du Purgatoire, île-montagne surgie de la mer sous la formidable poussée de bas en haut qu’a provoqué la chute, de haut en bas, de Lucifer, paraîtra aussi loufoque que la rencontre, au pied de ladite montagne, d’un mortel doté d’une ombre et d’un cortège d’ombres sans corps mais parlant de toutes leurs bouches. 

    Dante lui-même, d’ailleurs, ne sait plus trop où il en est, mais Virgile est là pour l’enjoindre à faire confiance à la « Vertu divine » au lieu de chercher à comprendre :

    « Matto è chi spera che nostra ragione

    possa trascorrere la infinita via

    che tiene una sustanza in tre persone ».

    Ce que Jacqueline Risset traduit ainsi dans la langue de Diderot :

    « Insensé qui espère que notre raison

    pourra parcourir la voie infinie

    que suit une substance en trois personnes ».

     Et dans la foulée, notre Virgile très pré-chrétien de se lancer, avec un siècle et demi d’avance,  dans une diatribe à la Tertullien, auquel on prête le fameux Credo quia absurdum (« Je crois parce que c’est absurde »), en ces termes relevant de l’apologétique avant la lettre :

    « Contentez-vous, humains, du quia ;

    s’il vous avait été possible de tout voir, 

    il n’était pas besoin que Marie engendrât ;

    et vous avez vu désirer en vain des hommes

    si grands que leur désir pouvait être apaisé,

    alors qu’il les tourmente éternellement :

    je parle d’Aristote et de Platon »…   

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    Or cette défense de la foi contre la raison, quelques siècles avant Pascal et son pari, m’intéresse bien moins en l’occurrence que maintes observations, dans le même chant,relevant de l’affectivité (notamment le lien tendre de Virgile pour son protégé) ou de la complexe théologie des rétributions qui m’a, personnellement, toujours fait horreur.

    Dans la structure ternaire (véritable archétype) et ascensionnelle de la Commedia, ces premiers chants de l’Antépurgatoire localisent aussi bien un premier triage où le classement « au mérite » subdivise les candidats à la purifiante montée. 

    medium.jpgC’est ainsi que le beau Manfred, fils naturel de Frédéric II qui a été excommunié pour son opposition à la papauté, a dû patienter longtemps, ainsi qu’il le raconte aux deux poètes, avant d’accéder au rivage de l’île et conserver malgré tout une« espérance un peu verte ».

    Les exégètes et autres érudits feront leur miel de cet épisode à connotations historico-politiques, alors que j’en retiens, pour ma part, un trait d’émotion tout humain : à savoir que Manfred - mort noblement au champ de bataille et arraché de son tombeau par l’évêque de Cosenza qui le fit jeter dans le fleuve Garigliano de façon ignominieuse – demande à Dante d’aller trouver, à son retour dans le monde des vivants, sa fille Constance afin de  lui donner de ses (rassurantes) nouvelles…

    Dante, Le Purgatoire. Traduction et préface de Jacqueline Risset. GF Flammarion.

  • Le bonheur en passant

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    Une lecture de La Divine Comédie (36)

    Le Purgatoire. Chant II. Le jour se lève sur l’île. Arrivée de l’ange nocher débarquant une centaine d’âmes. Le chant de Casella. Remontrances de Caton le rabat-joie et débandade.

    L’île-montagne du Purgatoire est lieu de transition, de purification et de transmutation par excellence ; mais c’est aussi une sorte de préfiguration terrestre du Paradis et, comme l’écrivait Philippe Sollers, « une image continue de la condition poétique ». D'ailleurs, au chant XXXIII apparaîtra, comme un double moins éthéré de Béatrice, la belle dame au nom de Matelda, « chantant comme femme amoureuse » et passant, selon les dignes dantologues, pour une incarnation du bonheur terrestre.

    !B-(7p+QEGk~$(KGrHqIOKj!EzJreTcCpBM8k!jzdZQ~~0_35.JPGCelui-ci, dans le deuxième chant, est également évoqué dans une scène très émouvante, après les retrouvailles du poète et d’un sien ami au nom de Casella, poète et musicien défunt débarqué en cette même aube d’une barque contenant une centaine d’âmes et conduite par un ange à turbo-propulsion et aux ailes flamboyantes. 

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    Question décor et effets spéciaux, un Salvador Dali eût rendu à sa façon l’apparition quasi surréaliste de l’ange-nocher et de sa barque surfant pleine d’ « ombres vaines » sauvées des eaux infernales de l’Achéron, mais ensuite l’atmosphère se transforme quand le troubadour Casella, sur la demande de son ami, se met à chanter un poème de Dante lui-même, tiré du Convivio et commençant par les mots « Amor che ne la mente mi ragiona – Amour qui raisonne en mon cœur » … 

    Et Dante de commenter : « Mon maître et moi, et tous ces gens / qui étaient avec lui semblaient ravis / comme si rien d’autre ne leur touchait l’esprit ».

    Sur quoi le vieux Caton, rabat-joie en sa fonction de gardien des lieux, s'en vient interrompre le délicieux récital en rappelant à la compagnie qu’elle n’est pas là pour se divertir :

    « Nous étions tous fixes et attentifs

    à son chant, quand tout à coup l’honnête vieillard

    s’écria : « Qu’est-ce là, âmes lentes ?

    quelle négligence, quelle halte est ceci ?

    Courez à la montagne y dépouiller l’écorce

    Qui ne laisse pas Dieu se montrer à vous ! »

    Un Romain suicidé qui se la joue fonctionnaire de Dieu : il faut être Dante pour nous faire avaler ça !

    Mais la troupe se débande bel et bien, « laisse le chant » et court « vers la côte comme un homme qui va et ne sait où »…

    L'on n'en est, alors qu'à l'Antépurgatoire, mais déjà la promesse du Paradis arrache les pèlerins aux bonnes choses d'ici-bas ! Est-ce vraiment le meilleur choix ? La lectrice et  lecteur en verront bien d'autres !

     

    DivCo.jpgDante, Le Purgatoire. Traduction et préface de Jacqueline Risset. GF.

  • Retour à la poésie

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    Une lecture de La Divine Comédie (35)

    Le Purgatoire. Chant I. Invocation aux Muses. Dante contemple les quatre étoiles du pôle Sud. Apparition de Caton, gardien du Purgatoire. Rite de purification sur la plage.

    (Dimanche de Pâques, 10 avril 1300, à l’aube).

    Le premier chant du Purgatoire représente, à la lettre, un retour à la vie, auquel la poésie préside immédiatement. Pour chanter le « second royaume où l’esprit se purifie », Dante va passer du registre de l’expressionnisme visionnaire à celui d’un réalisme poétique plus limpide, marqué par l’irradiation de la bonté, sur un pied plus léger.

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    Après une première invocation à la poésie (« Mais qu’ici la morte poésie ressurgisse, ô saintes Muses, puisque je suis à vous »), le poète arrime pour ainsi dire son chant à l’espace nouveau, entre mer et ciel, dont la montagne du Purgatoire figure le lien visible et le lieu de l’épreuve purificatrice.


    On l’a constaté maintes fois durant la traversée de l’Enfer : la Commedia est un poème métaphysique relevant à la fois de la théologie catholique et de la poésie mystique, dont l’incarnation physique n’est pas moins perceptible à tout moment, on pourrait presque dire :à fleur de peau.

    Il n’y avait pas de ciel en enfer, mais c’est vers les constellations célestes que se dresse aussitôt le regard du poète arraché aux infernales ténèbres, et c’est une perception réellement physique du cosmos qui se communique alors au lecteur, comme sous une voûte céleste contemplée d’un navire ou d’une arête de montagne.

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    De surcroît, c’est en un lieu physiquement et géographiquement situé qu’ont débarqué les pèlerins, à proximité de l’embouchure du Tibre, du côté donc d’Ostie où un grand artiste, poète et cinéaste, du nom de Pier Paolo Pasolini, fut retrouvé assassiné en 1975…

    Mais à l’infernale abjection succède, en cette matinée du dimanche de Pâques, une lumière lustrale qui va baigner ce premier chant, à commencer par la rencontre du digne vieillard posté à l’entrée du Purgatoire, qui n’est autre que le fameux Caton d’Utique, grand défenseur de la république qui s’est suicidé au nom de la liberté en l’an 46 avant Jésus-Christ, après le triomphe de César.

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    Or, s’étonnant de l’apparition de ces deux voyageurs surgis de la « prison éternelle », Caton se fait expliquer, par Virgile, par quelle grâce particulière, liée à l’intercession de Béatrice, Dante se trouve en ces lieux. Et le noble« portier » d’indiquer alors, après une émouvante conversation où sa propre destinée est évoquée, à quel rite de purification Virgile devra soumettre son protégé, le ceignant d’un jonc symbole d’humilité.

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    Un suicidé à l’entrée du Purgatoire ? Voilà qui semble bien peu catholique, alors même que Dante réserve, dans son Inferno, un sort cruel à ceux qui se sont donné la mort. 

    Mais le poète a ses raisons échappant à la Raison théologique, et c’est avec une tendresse tout humaine qu’il évoque cette rencontre et le rituel purificateur qui s’ensuit, marqué par cet autre fait merveilleux qui voit, d’un geste, Virgile rendre, à son protégé, la vision des couleurs que Dante avait perdue en enfer…

    la-divine-comedie,-tome-2---le-purgatoire---purgatorio-54002-250-400.jpgDante, Le Purgatoire. Traduction et préface de Jacqueline Risset. GF.

  • Au bout de la nuit

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    Une lecture de La Divine comédie (34)

    Chant XXXIII. 9ecercle - 4e zone : La Giudecca. Traîtres envers leurs bienfaiteurs, l’autorité humaine ou divine. Première apparition de Lucifer. Les trois traîtres suprêmes de l’Eglise et de l’Empire : Judas, Brutus et Cassius, dévorés par les trois bouche de Lucifer. Descente au centre de la terre. Virgile explique la chute de Lucifer et l’origine de l’Enfer. Les poètes remontent en surface par le souterrain de la burella. 

    Don Quichotte, parti en guerre contre les moulins à vent, eût trouvé qui affronter au tréfonds de l’Enfer selon Dante, dès la première apparition de Lucifer signalée, dans un brouillard épais en train de se dissiper, par le terrible vent que provoquent les ailes tournoyantes de la monstrueuse créature à triple gueule reproduisant, sous forme évidemment blasphématoire, les instances de la Trinité chrétienne. 

     

    Par manière d’improbable allégeance, Virgile inaugure la séquence avec le fragment d’une hymne chrétienne affectée à la liturgie du vendredi saint,  en latin d’église dans le texte : « Vexilla regis prodeunt inferni », après quoi l’on découvre tout un chaos d’ombres éparses plus ou moins entièrement congelées dans la glace du Cocyte, non sans agiter ici tel pied et son jarret ou telle paire de bras; mais trois d’entre eux jouissent, si l’on peut dire, d’un traitement spécial de la part de Lucifer, qui les mâche tout vifs de ses trois gueules faites pour ça.

    Alors Virgile de décliner les noms et qualités des trois élus, en commençant par le plus mal loti dont on ne voit que les jambes gigoter hors de la bouche diabolique :

     

    « Cette âme là-haut qui a le pire supplice »,

    dit mon maître, « est Judas Iscariote ;

    sa tête est dans la gueule, dehors il rue des jambes.

    Des deux autres qui ont la tête en bas,

    Celui qui pend du museau noir, c’est Brutus ;

    Vois comme il se tord et ne dit mot !

    Et l’autre est Cassius , qui paraît si membru:

    Mais la nuit revient ; et à présent

    Il faut partir ; car nous avons tout vu »…   

     

    dante-10.jpgS’agissant de Lucifer et de Judas,  qui donne son nom au lieudit la Giudecca, l’on se dit que ces deux-là ne vont pas se régaler d’une éternité al dente. La tête dans la gueule de Lucifer, pour Judas, constitue décidément  un sort bien cruel réservé à un pauvre type qui s’est déjà suicidé de son vivant ; mais est-il plus enviable, pour Lucifer, d’avoir à mâcher du traître ad aeternum ?

     

    Sans doute les purs et durs de la paroisse catho rappelleront-ils que Lucifer a défié le Père, et que Judas a vendu le Fils, mais tout de même : on sait combien longue est l’éternité, surtout vers la fin...

     

    Quant aux deux autres super-héros du Mal, en les personnes de Brutus et Cassius, mêmement coupables d’avoir assassiné César, fondateur de l’Empire, leur traitement non moins infâme étonne d’autant plus qu’ils ne dépendent pas, en principe, de la juridiction catholique. Mais on a vu, déjà, et à maintes reprises, que l’auteur du De Monarchia n’hésitait pas à appliquer « sa » justice divine en zélateur de l’Empereur autant qu’en serviteur d’un Dieu bien éloigné de l’enseignement du rabbi Iéshouah, au point que l’on s’impatiente de changer d’air !

    La chose va se faire de façon plutôt acrobatique, au fil d’une dernière désescalade incognito, le long du corps très velu du « grand mal », Virgile s’accrochant carrément aux poils de Lucifer et Dante aux bretelles de son guide, jusqu’à la sortie de l’affreux puits quitté par son autre extrémité, d’où l’on débouche sous un ciel étoilé jouxtant l’élégante montagne du Purgatoire, prochaine étape de la rando.

    101321268_o.jpgLa topologie de l’Enfer correspondant, il faut le rappeler, à la vision géo-poétique du monde selon Dante, en cet an 1300, les deux voyageurs sont entrés en enfer à partir de l’hémisphère nord, pour descendre de cercle en cercle jusqu’au tréfonds du Cocyte glacé où gesticule l’Ange déchu, avant de se faufiler jusqu’à une manière de sortie des artistes au joli nom de burella, débouchant enfin dans l’hémisphère sud. Ainsi, de Lucifer découvert à l’aller de face et bien debout, toutes ailes déployées et mâchant furieusement, n’auront-ils vu finalement, comme d’un sablier qu’on retourne, que les pieds fourchus émergeant encore du puits maudit…

     

    Et le poète de retrouver sa douceur de style (on parle, n’est-ce pas, de dolce stil nuovo). Ce qui se module ainsi dans la langue de Dante :

     

    « Lo duca e io per quel cammino ascoso

    intrammo a ritornar nel chiaro mondo ;

    e senza cura aver d’alcun riposo,

    salimmo sù, el primo e io secondo,

    tanto ch’i vidi de le cose belle

    che porta ‘l ciel, per un pertugio tondo.

    E quindi uscimmo a riveder le stelle »...

     

    Dante. La Divine Comédie. L’Enfer /Inferno.Traduction et présentation de Jacqueline Risset. GF/Flammarion.

      

     

     

  • Changer la vie

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    Du sens, aujourd’hui, de cette lecture. Réflexion au seuil du Purgatoire. 

    Quel sens cela a-t-il de lire, aujourd’hui, La Divine Comédie ? Je me le demande une fois de plus après une relecture complète, et annotée, de L’Enfer, et au moment d’aborder la remontée des pentes de la montagne symbolisant physiquement Le Purgatoire.

    On est descendu très bas, jusqu’au tréfonds de l’abjection humaine, et ce fut un sacré spectacle dont se repaît, aujourd’hui plus que jamais, toute une imagerie plus ou moins satanique peuplée de monstres et de zombies, secoué de bruit et de fureur genre hard rock pour Hell’s Angels grimaçants et autres ados décérébrés. Mais qu’en sera-t-il de la suite du show ?

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    Victor Hugo traduisait un sentiment répandu en annonçant une baisse de tension :«Le Purgatoire et le Paradis ne sont pas moins extraordinaires que la Géhenne, mais à mesure qu’on monte on se désintéresse ; on ne se reconnaît plus aux anges ; l’œil humain n’est pas fait peut-être pour tant de soleil, et quand le poème devient heureux, il ennuie. C’est un peu l’histoire de tous les heureux. Mariez les heureux ou emparadisez les âmes, c’est bon ; mais cherchez le drame ailleurs que là ».

    Hugo voit ça en dramaturge romantique, et c’est vrai qu’on en aura moins « plein la vue » sur les corniches ascendantes du Purgatoire que dans les bas étages du « théâtre total » de Lucifer, mais Hugo ne dit rien (ou n’entend rien ?) de la musique de Dante, qui sera l’élément dominant de cette remontée vers la lumière, en consonance avec toutes les formes d’art,et par la magie épurée de son stil nuovo.

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    La lumière de Pâques (à l’aube du 10 avril 1300, plus précisément) éclaire cette matinée nouvelle marquant le début de l’ascension. Jusque-là, le rythme était plutôt à la précipitation, voire à la fuite en avant, dans l’obscurité coupée du temps humain des cercles infernaux. 

    Mais voici que tout bascule vers le haut et que s’annonce cette bonne nouvelle : qu’il y a une vie après les ténèbres et la désespérance, et que ça pourrait se passer là, sur cette île-montagne couronnée d’une forêt merveilleuse.

    Le Purgatoire que réinvente bonnement le poète, rompant avec les représentations méphitiques de l’époque, qui distinguaient mal ce lieu des contrées infernales, participe cependant d’un nouveau dogme catholique datant d’un concile de 1274. L’Eglise admet donc l’existence d’une zone-tampon entre l’Enfer et le Paradis,où les âmes pourront se purifier, mais Dante y ajoute une prodigieuse foison de détails « terrestre » où le récit se fera de plus en plus allègre alors que la substance de la langue du poète ne cessera de s’épurer.

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    George Duby a parlé de « dernière cathédrale » à propos de la Commedia, et de fait, les« ornements » découverts par les voyageurs le long des corniches du Purgatoire évoquent les fresques ou les bas-reliefs, les statues et autres figures sculptées des cathédrales romanes ou gothiques, alors même que le poème multiplie les allusions aux créateurs de toute espèce qui ont arpenté et embelli le champ de l’art. En outre, la composante du rêve sera très présente dans cette suite de chants où, par trois fois, le poète hantera l’univers des songes.

    Entre rêve et réalité (le corps de Dante, soit dit en passant, a retrouvé son ombre) ,Le Purgatoire est à lire, aujourd’hui, comme le récit de la transformation possible de notre vie. 

     

    Le sentiment lancinant de beaucoup de gens, par les temps qui courent, que« tout ça » ne peut pas continuer « comme ça », trouve ici non pas une consolation à bon marché mais la réitération d’un éternel besoin humain de réparation. Le dernier essai, monumental, du philosophe allemand Peter Sloterdijk s’intitule Tu dois changer ta vie, et l’essayiste radicale américaine Naomi Klein vient également de publier un pavé au titre significatif de Tout peut changerdali-salvador-1904-1989-spain-les-princes-de-la-vallee-fleur-4949374.jpg

    Or c’est avec de tels biscuits, entre beaucoup d’autres, que je reprends pour ma part le trek, immédiatement attiré par la lumière du vers que Borges estimait« le plus beau de tous », treizième du premier chant du Purgatoire : Dolce color d’oriental zaffiro…

    Douce couleur du saphir oriental : un nouveau jour se lève, etc.

     

    41KEAN0XN5L._SX280_BO1,204,203,200_.jpgDante. La Divine Comédie, Le Purgatoire. Editions bilingue traduite et présentée par Jacqueline Risset. Préface lumineuse de la traductrice. GF Flammarion.

    Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie. Libella / Maren Sell, 2012. 653p. 

    Naomi Klein.Tout peut changer. Capitalisme et changement climatique. Lux / Actes Sud,  632p.

     

     

  • Larmes de glace

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    Une lecture de La Divine Comédie (33)

    Chant XXXII. 9ecercle : Traîtres, tous pris dans la glace. 1e zone (Caina) : traîtres à leurs parents. 2e zone (Antenora) Traîtres à leur partie et à leur parti

    La falsification et la trahison, on l’a vu - et leur condamnation va toucher, dans le 9e et dernier cercle de l’enfer, au summum de la damnation et des supplices -, sont dans La Commedia les plus graves fautes en cela qu’elles subvertissent, dans les relations proches autant que dans les liens sociaux ou politiques, tout ordre humain ou divin, toute forme d’organisation et d’harmonie. 

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    Or cette perversion, ou plus exactement : cette inversion totale des valeurs,excluant toute confiance et toute foi, est topologiquement représentée par l’entonnoir vertigineux de l’enfer dont le tréfonds offre l’aspect d’un étang gelé duquel émergent des têtes de damnés vivants et grelottants. Le monde à l'envers: on brûle de froid !

     

    « eran l’ombre dolenti nella ghiaccia

    mettendo i denti in nota di cicogna ».

    À relever alors que Dante n’a pas son pareil, en ciseleur de vers parfois hyperréalistes, dans l’évocation physique des faits, comme l’illustrent ces « ombres dolentes dans la glace « claquant les dents comme font les cigognes ». Un peu plus loin, il sera question des deux mêmes têtes, dont l’une à perdu ses oreilles à cause du froid, qui se heurtent l’une l’autre, le gel figeant leurs larmes de rage et de désespoir, comme deux boucs furieux...

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    Or,comme si le sort de ces malheureux n’était pas assez cruel, voici que Dante lui-même, tremblant lui aussi dans le froid éternel, heurte du pied une tête dépassant de la glace et se fait alors houspiller par le damné qu’il a blessé ! 

    S’ensuit, alors, une scène d'une cruauté... dantesque, avec la prise de bec véhémente du poète exigeant de connaître l’identité du damné et lui promettant, si tant est qu’il soit encore en veine de renommée, de parler de lui à son retour sur terre, s’attirant alors la réponse du tac au tac : « C’est du contraire que j’ai envie. / Va-t-en d’ici, ne me fatigue plus ; /tu sais bien mal séduire dans ce bas-fond »…

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    Si l’on se rappelle que les damnés sont, en l’occurrence, des personnages contemporains de Dante et fameux en Toscane, ce genre d’altercation prend un relief particulier frisant le règlement de comptes, sans parler du cynisme de notre champion de l'amour...

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    Mais ce qu’on en retient essentiellement, qui va se prolonger dans les deux derniers chants de L’Enfer, se rapporte une fois encore au motif moral et métaphysique dominant que constitue l’absolue damnation des traîtres, dont le dernier cité ici est le Ganelon de la Chanson de Roland, dûment écartelé sur terre avant de se retrouver au trente-deuxième dessous, tout à côté de deux autres damnés se mordant au cou…