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Entre cour et jardin - Page 2

  • La passion selon Artaud

    Toto le Mômo au Théâtre de Vidy. Rencontre avec David Ayala.

    Peu de génies créateurs du XXe siècle, si l’on excepte un Van Gogh, ont vécu leur art avec autant d’intensité existentielle qu’un Antonin Artaud. Être vrai, rester soi-même, résister à toute soumission dégradante, opposer aux institutions et aux pouvoirs mortifères une conscience de feu et une parole renouant avec les sources essentielles de la poésie, oscillant entre le chant de l’aube (l’homme initial, avant le dressage de l’enfance) et le cri de l’ultime chambardement (Auschwitz ou Hiroshima et leurs suites), telles furent les « valeurs », non pas défendues mais incarnées par ce grand fauve fragile jeté, après Rimbaud, dans un monde culturel où il se déplaçait aussi maladroitement que dans les allées de tout pouvoir. Acteur flamboyant, poète au temps du surréalisme, penseur anti-système, théoricien d’un théâtre renouant avec la vie, auteur à la fois éclatant et méconnu, Antonin Artaud est aujourd’hui un mythe par delà lequel on a redécouvert un écrivain aux vues prémonitoires, d’une cinglante lucidité. On le croyait fou : et voici qu’il invoque le « bon sens » pour nous balancer des vérités d’une pertinence lancinante.
    David Ayala le relève d’ailleurs : « Ce qui m’a impressionné, lorsque j’ai présenté Toto le Mômo pour la première fois, c’est que chacun venait me dire qu’Artaud le touchait personnellement pour tel ou tel constat qu’il fait, puis un jeune homme m’a littéralement pris à la gorge en me demandant : « Et maintenant, moi, je fais quoi ? Est-ce qu’on peut continuer de vivre comme on vit après avoir entendu ça ?»
    Avant de le restituer sur scène, préludant au travail dramaturgique et scénographique qu’il a accompli avec Lionel Parlier et Jacques Bioulès, David Ayala a vécu lui-même un premier choc à la rencontre d’Artaud. Il avait dix-sept ans, n’avait jamais lu quoi que ce fût, jeune sportif de haut niveau à Montpellier, pour lequel littérature et théâtre ne rimaient à rien. Sur quoi telle amie athlète lui fit lire Le théâtre et son double, où il découvrit des choses essentielles… sur la vie.
    Or, estimant qu’il avait une dette envers Artaud, lui qui devint ensuite acteur, et qui vivait personnellement « dans la rage », David Ayala entreprit, après voir découvert les brouillons de la Conférence du Vieux-Colombier (janvier 1947) et les fameux Cahiers de Rodez, évoquant la longue claustration psychiatrique d’Artaud traité aux électrochocs, qu’il y avait « là » quelque chose d’essentiel à transmettre, réalisé en mai 1997 et repris aujourd’hui après un long mûrissement, sur la demande de René Gonzalez alerté par Joël Jouanneau.
    Dans une scénographie « destroy » de Jacques Bioulès, où des chaises-cages et des lampes-étoiles constituent l’essentiel du décor, dans un tourbillon chaotique de poussière et de craie (le poète griffonnant fébrilement ses mots sur le sol de la scène), l’acteur marmonne, éructe, vaticine et, surtout, dit des choses essentielles : sur la guerre qui vient de finir, l’empoisonnement de la psychiatrie, l’envoûtement des sociétés, le nouvel ordre américain, ses femmes, les choses, le bal mené par l’esprit contre le corps, l’anesthésie de toute conscience. Maître-mot : la conscience, prononcé par un apparent ahuri, qui parle « en langue » comme un prophète. Or ce grand vivant nous lance enfin : « Ne vous laissez pas aller au cercueil !». Ou ceci encore : « Qu’est-ce que l’esprit sans le corps ? De la lavette de foutre mort ». Et David Ayala, magistral, de nous ouvrir « l’immensité du corps », dont l’esprit fulgure et nous éclaire…

    Théâtre Vidy-Lausanne, jusqu’au 11 décembre.

    Cet article est paru dans l'édition de 24 Heures du 24 novembre

    (Photo Patrick Martin)

  • Une conscience de feu

     La folle lucidité d’Artaud
    C’est l’histoire de l’homme qui se débat comme un fou dans la cage de son corps et dans les codes d’une société et d’un monde qui ont séparé le corps de l’esprit. L’homme en question revient de la guerre que la Raison, incarnée par un Savant, a menée à sa parole de poète et de visionnaire vivant dans son corps la douleur d’être et le refus de se fier aux façades du paraître. Le nom de cet homme est Antonin Artaud, qui revit ces jours sous un chapiteau de théâtre, à Vidy au bord de l’eau, par le truchement d’un spectacle tissé des textes préparatoires de la fameuse conférence du Vieux Colombier (le 13 janvier 1947) où le poète, après neuf ans d’internement, dont trois à l’asile de Rodez, revint à Paris pour s’y expliquer publiquement et dire à ses semblables leurs quatre vérités.
    David Ayala est l’interprète inspiré de ce montage saisissant, où ce qu’on pourrait dire toutes les stations de la Passion selon saint Artaud sont parcourues, jusqu’à la mise en croix de sa parole à la fois christique et iconoclaste. Car nul n’est plus virulent (n’était Nietzsche auquel il fait souvent penser) qu’Artaud à l’égard du Prêtre et du Savant, ces manipulateurs de marionnettes au théâtre de l’Apparence déserté par le sacré. Nul n’est plus virulent contre le Philosophe que ce penseur éruptif en quête de vérité vécue. Nul n’est moins dupe du lyrisme décoratif que ce poète aux images renouant avec l’élémentaire.
    « Ne vous laissez pas aller au cercueil », s’exclame Artaud en constatant la « sacro-sainte soumission » qui nous fait ployer le genou devant les institutions mortifères et toutes les formes d’acclimatation à la mort spirituelle, souvent accomplie longtemps avant notre disparition physique. Or un mot revient à tout moment dans ses proférations, souvent proches du délire ou d’une forme d’incantation « en langue », et c’est celui de CONSCIENCE, qui se rapporte plus à notre relation vivante au réel qu’à aucune instance morale. Conscience du corps fait esprit, conscience de l’immensité du corps,  conscience d’un absolu dont nous éloignent tous les simulacres et qui fulgure dans un verbe incandescent.

  • Une visite à Jacques Lassalle


    A propos des Papiers de Jeffrey Aspern de Henry James




    Maître, en ses dernières étapes, d’un théâtre du questionnement de l’être sous les voiles du paraître, de la parole dans ses balbutiements, d’une vérité à chaque fois atomisée en vérités, lecteur du monde autant qu’il est écrivain lui-même, artisan de la scène autant qu’artiste, professeur aussi («on n’enseigne jamais que que ce qu’on cherche», relèvera-t-il à ce propos), et nous pourions enfin dire honnête homme à l’irradiante conversation, Jacques Lassalle a créé à Lausanne la mise en théâtre des Papiers d’Aspern, nouvelle tendrement cruelle de l'inépuisable Henry James que, depuis longtemps, soit par le cinéma soit à la scène, il rêvait d’aborder.

    «L’oeuvre de James est de celles qui m’ont le plus intéressé, au même titre que l’univers de Tchekhov, et d’abord parce qu’elle est essentiellement fondée sur l’ambivalence. Quant aux circonstances qui m’amènent enfin à monter l’adaptation théâtrale de cette nouvelle si caractéristique de l’art jamesien, elles sont liées initialement à la rencontre, à Londres, de Jean Pavans, traducteur de James et connaisseur sans pareil de l’oeuvre. Jean Pavans est ce type de l’homme-livre se consacrant intégralement à un auteur, dont la ferveur m’enchante. De James, outre ses traductions, Pavans a adapté trois nouvelles pour le théâtre: Le retour à Florence, Daisy Miller et Les papiers de Jeffrey Aspern. Or, après une longue conversation avec lui, il m’est apparu que je devais monter Les papiers de Jeffrey Aspern."

    L’action de la nouvelle de James se passe à Venise, dans un palais décati où vivent, pauvres et retirées du monde, une Américaine nonagénaire et sa nièce. On sait que la première fut la maîtresse du grand poète Jeffrey Aspern (figure qu’on peut imaginer un condensé de Byron et Shelley), dont elle posséderait encore une précieuse correspondance. C’est pour mettre la main sur celle-ci que débarque un jeune homme que passionne l’oeuvre d’Aspern, et qui va ruser en sorte d’amadouer la vieillarde par le truchement de la moins âgée, laquelle s’éprend secrètement de lui. Mais que se passe-t-il en réalité sous nos yeux ? Telle est bien l’énigme que Jacques Lassalle a choisi de démêler.

    «Il y a là un concentré de thèmes jamesiens qui n’ont rien perdu de leur intérêt à l’heure que nous vivons. C’est par exemple la fascination de l’Amérique pour la vieille Europe, et la confrontation des âges et des sexes, sur fond de lent engloutissement dans cette Venise fin de siècle. Le thème de la passion littéraire est également modulé, avec tout ce qu’il suppose de passions, de procédures et de vanités. L’étrange relation qui s’établit entre les trois personnages repose sur un malentendu et de constantes incertitudes qui me passionnent. Où est le vrai ? Il est tant de vrais possibles. James nous met dans la situation qui est la sienne même, de l’écrivain dont la vie est papier, et papier vivant, papier chargé d’amour mais papier négociable aussi, papier qui vous fait brûler et que vous pourriez brûler de la même façon. L’oeuvre de James est une enquête interminable sur nous-mêmes. Plus nous y puisons et plus nous nous nous interrogeons sur notre présence au monde. Et c’est cela, comme chez Tchekhov ou chez Molière, qui ne cesse de m’interroger aussi bien. Je crois aimer par-dessus tout l’ambivaence de nos vies. Et le secret. Sous les déterminations les plus simples en apparence, il me plaît de sonder l’énigme...»

    Dans l’appartement parisien de Jacques Lassalle, qu’on pourrait dire rêveusement bourgeois, et donc un peu jamesien, la substance condensée de la conversation nous a transportés comme hors du temps, mais déjà nous imaginons la représentation à venir...

    «Une oeuvre est toujours une énigme. Nous commençons par travailler autour de la table, et c’est l’espace du savoir. Ensuite, ce qui se joue dans la pénombre de la répétition relève de l’inconnu. Toute lecture, vous le savez, est une nouvelle naissance. La mise en scène est partout et nulle part, mais à la fin je la voudrais invisible. La représentation vient nous questionner doucement sur notre secret. Cependant nous avons besoin des autres. Et ce qui me touche peut-être le plus, alors, est ce petit silence, après le dernier mot et avant le premier applaudissement, qui dit si le partage s’est accompli.»

  • Un ange gardien


    Le professionnel
    de Dusan Kovacevic

    Chacun sait qu'à l'enseigne du capitalisme, l'homme est un loup pour l'homme, et que sous le communisme c'est le contraire. Or voici qu'à la situation contraire succède la précédente, et que c'est reparti pour un tour de manège.

    Hier encore, Teodor était un écrivain, mais empêché d'écrire. On disait alors: dissident. Supposé planquer de géniaux écrits dans ses tiroirs. Et buvant sec en attendant que les lendemains déchantent. Or voici que, le vent de l'Histoire ayant tourné, le proscrit de naguère se retrouve parachuté au « top » de la nouvelle société, directeur d'édition et chargé de « gérer » les nouvelles valeurs, quitte à opérer quelque « restructuration » dans la foulée.

    A Belgrade, après Tito, Teodor est manager. Et voilà se pointer, entre deux auteurs recalés et / ou furieux, un certain Luka. Qui tout de suite tutoie l'écrivain, ex-maudit, comme un frère. Il est vrai qu'une vieille familiarité relie les deux personnages à l'insu de Teodor: Luka, dix-huit ans durant, a de fait fliqué et enregistré les moindres propos de Teodor. Il fut son ombre et son ange gardien en quelque sorte. Il l'a même sauvé une ou deux fois. En l'occurrence, il lui revient de surcroît avec plusieurs tapuscrits établis par son fils Milos, prof de littérature, constituant les œuvres « orales » de Teodor, recueillies d'une beuverie l'autre. Teodor n'en revient pas: intellectuel et snob, comme la plupart des écrivains, il ne peut imaginer qu'un flic le prenne au sérieux. Or, le flic en question est non seulement plus professionnel que lui: il est plus humain, plus intéressant que ce brillant littérateur à la manque ...

    Dusan Kovacevic. Le professionnel (Théâtre).

  • En scène le Temps retrouvé




    D’emblée je l’avoue : que c’est avec un brin de réserve sceptique que je me suis pointé ce dimanche soir à la Salle de répétition du théâtre de Vidy, pour assister à la représentation couplée (en deux temps) de Je poussais donc le temps avec l’épaule, libre adaptation du plus grand roman français du XXe siècle, A la recherche du temps perdu de Marcel Proust, dans une mise en scène de Charles Tordjman, qui signe également l’adaptation du Temps I, tandis que le comédien Serge Maggiani a réalisé celle du Temps II. N’était-ce pas, de fait, une gageure, un impensable défi de restituer, en deux heures, cette extraordinaire chronique de toutes les mémoires, sans la réduire à portion trop congrue ? Et le cher Marcel accepterait-il vraiment de monter sur scène ? Quoi de spécifiquement théâtral enfin dans La Recherche ?

    A ces questions en somme légitimes, Serge Maggiani répond dès le premier quart d’heure, magique et d’autant plus saisissant, dans cette interprétation quasi « chantée », que chacun (enfin presque…) connaît par cœur (rêvons un peu…) le début du premier livre de la recherche, avec la longue rêverie de l’enfant précédant l’illustrissime scène du baiser. Or ces premières pages, lues et relues cent et mille fois, revivent tout à coup comme jamais par la voix du long personnage tout de noir vêtu et comme surgi de la nuit, sous l’arche protectrice constituant le cadre de scène, dans cet orbe de douceur luminescente (à dominante bleue pour le Temps I, amorcée en rouge lupanar pour le Temps II) évoquant d’abord le refuge maternel, qui dit et vit le texte de la voix et du corps, de la main à la cheville, du regard, avec une sorte de candeur maniérée jouant les surprises et les élans du gosse délirant de sentiment dans son attente de Maman, le gosse pelotonné qui pourrait avoir vingt ans ou soixante balais dans son grabat et de semelles de plomb aux pieds…

    Car c’est de cela, chers futurs squelettes amis que nous sommes tous, qu’il va s’agir durant deux fois une heure, d’abord sous les lumières ressuscitées de l’enfance, entre le ciel à l’envers de la Vivonne et celui où moutonnent les ondes des cloches de Combray, puis dans les allées du temps où l’écrivain va entamer sa belle bataille contre la mort : c’est de tout ce qui allait fuir et qu’on a repêché dans les épuisettes de la mémoires, ce qui aurait pu ne pas être et ce qui a été à l’instant unique d’être fixé par la sensation et la conscience, et qu’on retrouve dans le goût d’une petite madeleine, l’inégal arrondi d’un pavé, le tintement d’une cuiller dans un salon, une certaine lumière sur un certain talus frangé d’aubépines de nos vertes années.

    Poésie de l’être, de l’avoir été et de l’instant ressuscité par les mots : musique des mots, peinture d’intérieur ou d’après nature, sculpture en mouvement, enfin théâtre : et le voilà bien, le voilà partout !
    D’abord monologue intimiste, mais bientôt scène nocturne des parents dans le jardin, dialogues entendus de loin, Françoise qui ronchonne dans son sabir, théâtre pervers à la fenêtre des Vinteuil (scène obligée du crachat), théâtre social des « poupées » bruissantes et caquetantes chez les Guermantes, genre Feydeau en plus pointu. Tout cela que module, chose incroyable, ce grand comédien seul sur scène avec son visage glissant entre les âges son tantôt d’un ange à patte de colombe ou d’un danseur à travers temps – celui-ci figuré par des failles de lumière blanche s’ouvrant et se refermant.

    Toute La recherche n’est pas, cela va sans dire, dans cette interprétation dont la fuite du temps, exorcisée et « retournée » par la littérature, est le motif récurrent et dominant. A la toute fin, le comédien s’étant fait gisant hiératique, puis ayant roulé au devant de la scène, enfant et vieillard, revoit Combray tandis que défilent en toile de fond, imprécises et tremblantes, des taches blanches qui pourraient être les livres de Bergotte dans une vitrine, aux ailes éployées, ou les murs de Venise, les étoiles de notre ciel intérieure, qui sait ?

    Il y avait des aubépines, les cuirassiers défilaient dans la rue d’à côté, on fouette un corps sur un lit de plaisir, la grand-mère se meurt, tout se fond et signifie, tout est senti, tout palpite, tout évoque, tout est ressuscité avant de se fondre au noir…