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  • Quand la chronique de cinéma devient partage de passion

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    Passionnant aperçu du meilleur et du pire de la production mondiale au tournant des années 1960, le recueil des Chroniques cinématographiques de Bernard de Fallois (1926-2018) qui fut éditeur, essayiste de haute volée et critique de cinéma sous le pseudo de René Cortade, nous fait «voir», « revoir » ou découvrir plus de 140 films avec un brio érudit pur de tout pédantisme, une intelligence éclatante et une qualité de cœur que module une langue merveilleuse de vivacité et d’élégance.

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    L’exercice de la critique - qui fut parfois un grand art sous les plumes de Baudelaire et de Sainte-Beuve, de Proust ou de Jean Starobinski, de Walter Benjamin ou de Mary McCarthy - se fait aujourd’hui rarissime et particulièrement dans le domaine de la chronique cinématographique ou l’érudit monomaniaque, le spécialiste jargonnant ou le porte-voix complaisant des modes et de la publicité se répartissent le «parts de marché» médiatiques alors même que tout un chacun s’improvise commentateur de tout et n’importe quoi via les réseaux sociaux .

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    Ce qui est sûr, à ma connaissance en tout cas, c’est qu’un recueil de critique tel que les Chroniques cinématographiques de Bernard de Fallois, alias René Cortade sous son pseudo momentané, est sans pareil aujourd’hui, qui se lit cependant comme si ses coups de cœur et ses coups de gueule dataient de ce matin.

    C’est que l’art des plus grands créateurs à la Chaplin, Hitchcock, Fellini, Becker, Bergman, De Sica, Tati, Dreyer, Ford, Welles et autres «élus» ne vieillit pas alors que tant de «films cultes» d’une saison ne résistent pas à l’épreuve du temps, lequel balaie aussi le tout-venant de la critique souvent conformiste - ou brillant d’anticonformisme de façade en ces années de la Nouvelle Vague où Bernard de Fallois exerça son talent de franc-tireur passé de l’enseignement de la littérature à la critique littéraire et cinématographique (notamment dans les hebdos Arts et Le Nouveau Candide, de 1959 à 1962) avec une puissance de synthèse et une verve exceptionnelles.

    De Charlot à Proust, Céline et Cabiria…

    Contre toute attente, de la part d’un grand proustien écrivant dans un hebdo dirigé par le très brillant et peu gauchisant Jacques Laurent, la critique de cinéma pratiquée par Bernard de Fallois n’est en rien confinée dans une idéologie «de droite», même si le successeur de François Truffaut dans les pages d’Arts se plaît à fustiger les «penseurs» de la Nouvelle Vague et plus généralement les réalisateurs «à messages» qui en restent aux bons sentiments «de gauche». Ses critères de jugement sont essentiellement artistiques mais pas du tout limités à l’art pour l’art. Le cinéma selon Fallois (amateur très avisé de cirque autant que de littérature) est fondamentalement ancré dans la réalité humaine de notre temps , dont le langage spécifique s’adresse à tous et se distingue de la littérature et des arts plastiques ou musicaux tout en s’y abreuvant naturellement. De fait, et à tout moment, René Cortade nourrit ses jugements de rapprochements entre le cinéma et la littérature ou la musique, et parfois d’une façon inattendue, comme à propos de Charlot.

    « L’artiste dont Chaplin est le plus proche », écrit-il ainsi, « aussi bien par la coloration affective de son comique que par ses procédés, ce n’est pas De Sica, ni Clair ni Tati, c’est Proust ». Et d’argumenter exemples à l’appui. « Marcel emprisonné dans le tambour d’une porte de restaurant dont il ne peut se dégager, Marcel riant sans comprendre que depuis dix minutes Albertine essaie de lui passer le furet sans être vue (…) sont exactement les situations privilégiées des films de Chaplin ».

    Celui-ci, comme Proust, détaille à tout moment une « psychologie de la gaffe », mais le rapprochement na va pas au-delà car « il reste trop de sagesse et de raison dans l’univers proustien pour que Charlot puisse vraiment s’y sentir à l’aise. » Sur quoi c’est en Bardamu de Louis-Ferdinand Céline, dans le Voyage au bout de la nuit, que le critique voit le frère de Charlot : « Une tragédie sans noblesse , une farce énorne et sanglante, telle est la vie dont Céline et Chaplin nous ont peint les soubresauts désordonnés (…) Par l’invective ou par le rire, ces deux œuvres dénoncent de manière aussi radicale la frime sociale et la duperie de la vie «seule et dernière maîtresse des hommes ».

    Ailleurs, Bernard de Fallois rapprochera Charlot de la Cabiria de Fellini «qui vit et souffre dans toutes les grandes villes du monde », et c’est aussi «à l’ombre de Fellini» qu’il situera Les Bonnes femmes de Claude Chabrol, selon lui le meilleur film de l’auteur du Beau Serge dont il éreinte en revanche À double tour en se demandant si ce film raté ne sonne pas le glas de la «nouvelle vague» ?

    À propos de celle-ci, Bernard de Fallois se montre d’ailleurs aussi disposé à reconnaître les talents réels et les réussites éventuelles (comme Jules et Jim de Truffaut) qu’à brocarder les enthousiasmes convenus par effet de mode ou de snobisme. Ainsi taxe-t-il À bout de souffle, qu’il est chic et quasi automatique d’estimer un chef-d’œuvre de « film assez inhumain, assez hargneux, assez vide », tout en lui reconnaissant la qualité d’expression « la plus franche, la plus complète, la plus réussie de la Nouvelle Vague », alors même qu’il voit bel et bien, en Godard le jobard, un artiste original en dépit de son « infantilisme prolongé »..

    Entre réel et chant du monde

    Les chroniques de Bernard de Fallois sont une mine foisonnante d’observations et de réflexions, à la fois sur les films et leurs sujets, les acteurs et l’époque, et plus largement sur la condition humaine dont le cinéma rend compte dans le langage le plus accessible à tous en participant à ce que le chroniqueur, après Jacques Audiberti, appelle «le chant du monde».

    « Il est bon de siffler et meilleur d’applaudir », écrit René Cortade, parfois cruel quand il persifle (« On n’a jamais réussi à faire de cette pintade dodue une grande actrice », note-t-il à propos de Sofia Loren, qu’il traitera plus gentiment ailleurs…) souvent très juste quand il se montre sévère avec les faiseurs médiocres ou les succès trompeurs, sans épargner les ratés des réalisateur les plus brillants ; mais c’est en somme quand il applaudit qu’il est le meilleur. À cet égard, c’est un vrai bonheur que de le lire, qui nous donne souvent l’envie de voir (ou de revoir) les films auxquels il consacre ses plus enthousiastes éloges, dûment détaillés.

    Le goût de Fallois/Cortade est très solidement centré, dont le noyau est à la fois dur et doux, qui lui permet de toucher à tous les points de la circonférence, du plus anodin en apparence (la beauté exquise de Brigitte Bardot et son intelligence instinctive parfois plus fine que celle des mecs qui la dirigent) au plus éminent en termes de génie artistique, dans Tonnerre sur le Mexique d’Eisenstein ou dans La Dolce Vita de Fellini qu’il analyse admirablement à chaud, juste avant la palme d’or de Cannes, mais après le scandale en Italie et le déferlement de pieuses condamnations. Contre ses collègues qui ne voient en ce film qu’un suite décousue de sketches, René Cortade célèbre le grand poème mélancolique des illusions perdues succédant aux Vitelloni, et c’est avec la même intelligence poreuse et pénétrante qu’il nous fait redécouvrir les tenants profonds de Viridiana, le noir chef-d’œuvre de Bunuel.

    Quand il parle de John Ford, on dirait que Cortade a vu tous les westerns et les policiers de l’époque, de même qu’il semble tout savoir du cinéma italien et tutti quanti , n’hésitant pas à talocher le gauchisme de salon d’un Visconti ou l’intellectualisme froid d’un Antonioni, comme il fustige les sublimités cérébrales d’un cinéma français aussi pédant que prétentieux, de Duras à Resnais et jusqu’au Sartre embarqué dans la réalisation de Sorcières de Salem de Raymond Rouleau, qui lui fait dire qu’ «on savait depuis longtemps que la présence de l’éminent philosophe suffit en général à transformer les meilleurs acteurs en une série de cornichons agrégatifs »…

    Mais il sera aussi féroce contre La Jument verte d’Autant-Lara, trahison vulgaire du charmant conte de Marcel Aymé, avant d’applaudir Léon Morin prêtre de Jean-PierreMelville, d’après le superbe roman de Béatrix Beck, ou Plein soleil de René Clément d’après Patricia Highsmith.

    D’une totale indépendance d’esprit, Fallois/Cortade ne craint pas de défendre le docu-choc Mondo cane de Jacopetti, conchié par tous , ou de porter aux nues la comédie musicale West side story pour ses acteurs-danseurs et sa splendeur «picturale» tout en égratignant la musique de Bernstein...
    Ainsi que le souligne Philippe d’Hugues dans sa préface, les jugement de Cortade sont clairement subjectifs, mais néanmoins étayés et nuancés, jusque dans le plus vif, et c’est encore un plaisir de les discuter ou même de les disputer.
    Dire enfin que le maître-mot de ces chronique me paraît la passion généreuse de leur auteur, immédiatement donnée en partage - et vite, alors, retournons à toutes voiles aux «toiles» !

    Bernard de Fallois , Chroniques cinématographiques. Préface de Philippe d’Hugues. Editions de Fallois, 458p.

    Dessin: Matthias Rihs.

  • Souvenir d'enfantaisie

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    344012636_133451736300732_4986211208078543013_n.jpgOu la grâce, parfois, des vers de Jean Cocteau…
     
    Ces vers une fois de plus me reviennent de je ne sais quel sommeil éveillé de l’enfance ou d’un temps antérieur sans nom, en deça ou par delà le corps à deux têtes que l’amour emmêle en ce quatrain:
     
    Je n’aime pas dormir quand ta figure habite
    La nuit contre mon cou ;
    Car je pense à la mort laquelle vient trop vite
    Nous endormir beaucoup…
     
    La dédidace indique simplement Souvenir, sous le nom manuscrit au stylo bleu de Jean Cocteau, le livre m’a coûté 150 francs suisses actuels dans une brocante; je disposais déjà de plusieurs éditions de Plain-Chant, mais c’est par ce recueil intitulé Poèmes, Morceaux choisis, paru aux éditions du Grand-Chêne, à Lausanne, en septembre 1945, tiré à deux mille exemplaires sur papier vélin (numéro 1733), que je suis revenu ces jours à la poésie de Cocteau, ou plus exactement à ses moments de grâce ici disséminés dans les fragments du Cap de Bonne-Espérance, du Discours du Grand Sommeil et de Plain-Chant ou d’Opéra et du Musée Secret, notamment.
    La poésie chez Cocteau, autant que le voulu poétique, sont partout dans les écrits, les graffiti, les dessins et tous les gestes artistes et même publicitaires de ce touche-à-tout que j’ose dire angélique pour sacrifier à son propre kitsch, mais ce n’est pas ce qui requiert ici mon attention, vouée à la seule grâce...
    C’est ensemble un sentiment d’embrassement et la sensation pensée de l’arrachement et d’un initial déchirement que les mots remémorent :
     
    Je mourrai, tu vivras, et c’est ce qui m’éveille !
    Est-il une autre peur ?
    Un jour ne plus entendre auprès de mon oreille
    Ton haleine et tu cœur.
     
    La nuit de nos enfances ne nous suppose pas faisant l’amour, sauf à laisser agir la poésie dont les mots sont autant de lucioles aux lisières des prairies :
     
    La main d’un maître anime le clavecin des prés,
    notait un petit dormeur - et cet autre:
     
    Un homme qui dort, tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes...
     
    Sur quoi nous revenons aux stances de Plain-chant dont la confidence émane de la trentaine du Poète - on insiste sur la majuscule.
    Voyons donc un peu plus loin:
     
    Tout sera changé de ce que nous sommes,
    Oui tout à l’envers.
    Et les murs épais du sommeil des hommes
    nous seront ouverts...
     
    Le Poète ! Son orgueil ! Béni des fées ! A moi les muses ! Menues griffes de la vanité: petites vertus de la clique Verdurin et compagnie. Et la surprise revient dimanche soir:
     
    Sur une mer en l’air de maisons et de vide
    Rappelez vous le bal: un bateau fait en fil…
     
    Or, le fil de la grâce n’est en rien continu. J’y insisterai et jamais assez à propos de cette période fabuleusement littéraire et donc prodigue de words, words words, même à l’enseigne de ce qu’on proclame alors avant-garde et voulu moderne, contre toute éloquence de salon et toute emphase d’académie, et la guerre est passée, et vient de s’éteindre un génie dans sa prison de liège : 1923, année de Plain-chant, fait suite à 1922 au novembre marqué par le dernier endormissement de Proust dont les ailes du Livre s’ouvrent alors pour toujours, et l’on est supposé désormais moins se payer de mots, la parole océanique brassant tout mais avec cette folle précision de chaque mot de chaque phrase de chaque page de la Recherche qui, loin de noyer ou de banaliser la poésie en revalorise au contraire ce que Baudelaire appelait les minutes heureuses, et me revoici, disons : au petit bonheur, devant ces mots de la Délivrance des âmes de Cocteau entre 1916 et 1918 :
    Comme le nez du lièvre bouge,
    Bouge la vie, et, tout à coup
    Ne bouge plus. Un sang rouge
    Coule du nez sur le cou...
     
    (À suivre...)

  • Quand deux romanciers nous confrontent aux mystères de la religion

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    Avec le même formidable culot, et malgré ce qui différencie, voire oppose, leurs visions respectives des tenants et aboutissants de la saga judéo-chrétienne, Metin Arditi, dans Le bâtard de Nazareth et Romain Debluë, avec La Chasse au cerf, proposent chacun leur interprétation de la vie et des enseignements de Jésus et des deux mille ans de débats, conflits, bienfaits spirituels et méfaits temporels liés à la supposée révélation et à ses avatars historico-théologiques ou philosophico-littéraires…
     
    Au premier regard l’on pourrait dire que nous avons là, sur la même ligne de départ éditorial, un vieux sage et un jeune fou.
    D’un côté, le bientôt octogénaire Arditi de grande expérience, Turc et juif séfarade d’origine mais établi en Suisse depuis sa jeunesse et qui a tout réussi en apparence (belles études scientifiques puis commerciales et, fortune faite, non moins brillante carrière littéraire dans la foulée, par ailleurs mécène et fort engagé dans les entreprises de bonne volonté), et de l’autre celui qui pourrait être son petit-fils pour l’âge, né en milieu littéraire romand (deux écrivains déjà dans la tribu Debluë) et tout en promesses personnelles, docteur en philo à moins de trente ans et signant aujourd’hui un véritable monstre d’intelligence et de porosité sensible de plus de 1000 pages.
    Plusieurs Christs, mais un seul Jésus…
    Le bâtard de Nazareth, selon Metin Arditi, est en somme le fruit de l’arbre juif, qui résume le message de Jésus au fameux «aime ton prochain comme toi-même », en lui ajoutant «ton lointain», comme il est prescrit dans le Lévitique, troisième des cinq livres de la Torah.
    Aimer son prochain ne va pas toujours de soi, mais aimer son «lointain» est beaucoup plus difficile encore, et les docteurs de la loi en sont le meilleur exemple, qui prônent l’exclusion des enfants mamzer, comme ils appellent les bâtards, la lapidation des femmes adultères ou prostituées, stigmatisent aussi les lépreux menaçant d’affaiblir la vigueur de la tribu d’Israël autant que les miséreux de tout acabit. Sous prétexte que le Temple, symbole de la nation reconstruite au dam des païens, doit être préservé des impurs, son parvis en sera nettoyé sans inclure d'éventuel coquins marchands, et c’est ainsi que les parents de Jésus et celui-ci en seront chassés.
    À préciser alors que le Jésus de Metin Arditi est lui-même mamzer, bâtard né de la relation forcée de Marie l’innocente et d’un soldat romain, ensuite adopté avec sa mère par le sage Joseph déjà père de plusieurs enfants et qui l’instruira dans l’observance fidèle des lois juives.
    L’on imagine alors les convulsions scandalisées des gardiens du temple chrétien : comment ce Juif de Metin ose-t-il ? Jésus rejeton d’une fille-mère ! Et ce n’est qu’un début, car ce Jésus n’aura rien du suave Seigneur à dégaine de hippie de certaine imagerie mais sera révolté, violent même et bien décidé à exclure l’exclusion, non sans aimer en sa tendre chair sa chère Marie de Magdala, et le pompon sera l’apparition d’un Judas tout différent du présumé traître déicide que Dante place au tréfonds de son Enfer, dont Arditi fait, avant l'apôtre Paul, le premier initiateur virtuel de la secte future à laquelle Jésus préfère à vrai dire la fidélité (promise à Joseph) à la loi juive d’amour bafouée par les rabbins et autres grands prêtres du Sanhédrin…
    Le Judas de Metin Arditi est différent du Judas du grand écrivain israélien Amos Oz ou du protagoniste de L’Evangile selon Judas de Maurice Chappaz, de même que le Jésus du Bâtard de Nazareth est différent de celui du Nobel de littérature J.M. Coetzee, du Christ de Pascal ou du Jésus d’Ernest Renan, mais c’est au traducteur de la Bible juif André Chouraqui que j’emprunterai la réflexion selon laquelle, dans la Bible, la voix de Jésus de Nazareth, dit aussi rabbi Yéshoua, est unique…
    Un objet littéraire sans pareil
    Unique: c’est aussi ce qui distingue l’apparition et la qualité de La Chasse au cerf de Romain Debluë sur la scène littéraire romande, et française et francophone aussi bien, qui pourrait à la rigueur (par ses dimensions symphoniques et sa thématique spirituelle) rappeler les 590 pages de L’Été des sept dormants de Jacques Mercanton, d’une tournure plus romantique cependant que néo-classique, ou plus explicitement, malgré leur inspiration nietzschéenne majeure, les 1312 pages du chef-d’oeuvre de Lucien Rebatet, Les Deux étendards, achoppant lui aussi à un grand débat entre athéisme et croyance entre deux jeunes amis – Michel l’agnostique double de l’auteur, et Régis le catholique intégriste - et la jolie Anne-Marie qu’ils se disputent…
    La chasse au cerf est, selon son auteur, un roman d’apprentissage, à la fois chronique d’une initiation spirituelle et roman d’amours intenses, tant spirituelles que charnelles - à vrai dire plutôt cérébrales et sublimées que sensuellement exprimées.
    Romain Debluë pense et écrit un peu comme on le faisait au début du XXe siècle, à l’époque de Léon Bloy ou d’André Suarès dont il a souvent les accents enflammés ou fuligineux, les arrêts péremptoires et la morgue parfois méprisante du Juste. Ses personnages sont dans la vingtaine mais se distinguent absolument des jeunes gens de leur génération, son écriture est truffée de tournures ampoulées et de mots obsolètes alternant parfois avec des vocables d’aujourd’hui, entre autres helvétismes surprenants ou cocasses – il ose écrire le mot méclette -, on est ici dans l’anachronisme complet, tout au moins en apparence, et l’on présume que beaucoup des lectrices et des lecteurs tombant sur les 1044 pages de ce livre à la fois fascinant et rebutant, en laisseront tomber la lecture, noyés par le monceau de références et de citations aux philosophes Hegel ou Heidegger, aux écrivains Malraux ou de Bernanos, aux mystiques Catherine de Sienne Jean de La Croix, etc.
    Le protagoniste, Paul Savioz, probable double littéraire de l’auteur, est un jeune Helvète débarquant à Paris de nos jours pour y faire des études d’histoire après une licence en lettres peu satisfaisante à l’université de Lausanne. On pense en passant au roman de Ramuz Aimé Pache peintre vaudois pour ce qui touche à l’installation parisienne de ce bon fils d'excellente parents très féru d'études, au point que la matière de celles-ci déborde bientôt de toute part et submerge la part existentielle quotidienne des personnages.
    C’est dire que le roman accouche d’un essai et que la plupart des conversations du protagoniste et de ses amis seront des manières de dissertations truffées voire saturées de citations parfois latines et pas toujours traduites, cela constituant l’un des aspects les plus problématiques du livre ou, plus exactement, de sa lecture.
    Dès son arrivée à Paris, rue du Bac, dans le septième arrondissement, Paul Savioz fait la connaissance, sur le même palier où ils habitent, d’un jeune Français de son âge, venu d'Orléans, la dégaine avantageuse du Jeune homme au chapeau rouge du Titien, prénom Justin, étudiant en philosophie agnostique, compagnon d’une tourbillonnante Marion, Parisienne volubile et elle aussi ferrée en philo, charmante illico quoique non moins agaçante au premier déboulé - joli personnage...
    À ces deux comparses s’en ajouteront quelques autres dans la foulée : un Guillaume catholique non moins qu’original, savant et sympa, spécialiste avéré du Grand Siècle; puis une Françoise illico sublime et poursuivant elle aussi des études peu convenues (notamment sur la mystique de Salvador Dali), ou encore un Russe au prénom de Nicolas passionné par la pensée de Blaise Pascal – cela pour la première partie parisienne du roman, après laquelle le retour au pays de Paul Savioz sera l’occasion d’autres rencontres, notamment d’une Émilie aux états d’âme compliqués, sinon désespérés, plus conformes alors au mal du siècle.
    De l'ensemble du roman, l'on peut dire que ses péripéties romanesques sont moins saillantes que ses innombrables dialogues et autres monologues, la société évoquée par Romain Debluë se réduisant en somme à ses quelques personnages juvéniles, auxquels s’ajoute le trio formé par le bourgeois Martial Odier (d’emblée odieux au narrateur, et jugé trop facilement trop vite à notre goût), son épouse diaphane genre Lady Macbeth évanescente. et le seul enfant du roman en la personne du petit Christophe atteint de leucémie et passionnément attaché à son violon… À relever à ce propos : que Romain Debluë, qui connaît la musique, en parle assez merveilleusement. Mais parler de musique, parler d'art, parler de littérature, parler de poésie, parler de peinture ou de cinéma, parler de philosophie, parler d'amour ou parler de Dieu est une chose, et donner vie à des sentiments, communiquer des émotions, faire vivre des personnages en ronde-bosse est autre chose...
    Les pièges du sublime
    C'est que, plus encore qu’un récit d’initiation, La chasse au cerf l’est d’une conversion, dont la fin touche à l’édification explicite, au dam du roman. Il faut quelque 600 pages à Paul Savioz pour que lui soit révélée « la vérité », un peu comme il advint à Paul Claudel rencontrant Dieu derrière une colonne de Notre-Dame, et voici l’hymne qui en résulte : « Ô l’heure de l’éveil ! Ô l’heure où le matin splendide pénètre dans la vie d’un homme, et fait toute chose nouvelle, et lui surtout ! Ô l’heure où s’évapore le mauvais rêve avec la sale nuit qui l’avait engendré ! Ô l’heure où l’âme altérée s’emplit de lumière, et la boit comme les eaux vives ! Ô l’heure où l’oreille, comme de l’enfant jadis, se tend vers la musique du monde, et vers le chant des choses ! »
    Sublime envolée, et qui envoie bouler les sceptiques : « Il y a , un peu partout éparpillés, de nombreux désolants crédules de l’idée selon quoi l’âme s’assombrit et s’étrique lorsque pénètre dans elle la foi ». Alors que Paul, tout à l’inverse , sent son âme s’évaser comme un arbre immense » et devenir l’homme nouveau prêt à poursuivre le chemin du pèlerin sur 444 autres pages…
    Et le roman là-dedans ? Disons que Dieu y devient son copilote forcé, limitant d’autant la liberté de l'auteur, voire sa crédibilité pour ce qui touche à certains de ses personnages. Par contraste absolu (tout y devient absolu), L’Ennemi y surgit en effet, sous les traits d’un démon caricatural , en la personne de Martial Odier, méchant capitaliste voué au culte de Mammon (brrr) père du petit Christophe qui s’est dit ennemi de la musique et se pose en Adversaire démoniaque alors que son enfant chéri vient de mourir à l'hôpital. Et vous croyez, jeune homme, que nous allons gober ça ? L’on aura beau citer Bernanos ou Dostoïevski, mais non : ça ne passe pas.
    Passe donc l’essai juvénile souvent éblouissant. Passe le poème en prose aux pages étincelantes. Mais quant au mystère de l’incarnation : le roman n’y est pas, ou pas encore dans ce fol ouvrage où il y a en somme « trop », comme s'en doute d'ailleurs Paul Savioz lui-même : trop de tout, trop de trop, vraiment too much, mais peut-être pas tout à fait assez de coeur en partage, pas assez de corps et de chair, pas assez d'odeurs, pas assez d’âme simple pour que vive, vibre et respire le roman…
    Metin Arditi. Le bâtard de Nazareth, 192p. Grasset, 2023.
    Romain Debluë. La Chasse au cerf, 1044p. L'Aire, 2023.

  • Ceux qui sont au-dessus de ça

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    Celui qui met du bien de côté pour après si jamais / Celle qui exige que son cercueil reste entrouvert / Ceux qui marchent au plafond dans le vaisseau retourné / Celui qui se réveille dans le rêve de son grand frère Œdipe aux manies complexes / Celle qui surfe en silence sur le blog d'Oceania / Ceux dont les chats se taisent sur les fourneaux flamands / Celui qui peint des oiseaux aux murs de sa case en moins /Celle qui fantasme sur les faisans sans ombres / Ceux qui demandent au mort de saluer leurs voisins de palier accidentés sur la route d'en haut / Celui qui loupe le virage quantique et se retrouve coincé entre deux dimensions / Celle qui se duplique pour échanger / Ceux qui sourient toujours sur leurs blogs désaffectés / Celui qui s'est projeté dans le nouvel espace de faisabilité virtuelle / Celle qu'on a débranchée sans la mettre au courant / Ceux qui estiment que mieux vaut guitare que jamais / Celui qui jalouse le chant du rossignol sans se l'avouer / Celle qui étudie sa façon de clore les paupières genre vierge au rocher de Léonard de Vinci / Ceux qui conseillent le martinet au moine intempérant / Celui qui a l'instant d'Isaac Newton a dix-neuf ans s'interdit d'être glouton quand il a la grippe / Celle qui a crocheté un filet à fiancés / Ceux qui dans l'Arche de Noé restent à l'écoute de la perce-oreille, etc.

  • L'unique et sa difficulté

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    En lisant La Chasse au cerf de Romain Debluë...
    (Le Temps accordé - Lectures du monde 2023)
    À La Désirade, ce lundi 24 avril. – Il est 6h du matin et je me dis que j’aimerais trouver les mots justes, le ton juste, la juste approche d’ensemble et de détail, enfin ce qu’il convient d’écrire à propos de La chasse au cerf de Romain Debluë.
    Ce n’est pas facile, et le peu que j’en ai lu jusqu’à maintenant, notamment sous la plume de l’amphigourique Maxime Caron, montre à quel point il est difficile de parler de ce livre, sans en rester à des généralités flatteuse qui disent peu de chose de l’objet en question.
    De quoi s’agit-il ? D’un objet littéraire sans pareil aujourd’hui et dont je n’entrevois pas d’équivalent dans la littérature romande récente, si l’on excepte L’Été des Sept-Dormants de Jacques Mercanton – romantique plus que néo-classique-, ni non plus dans la littérature française contemporaine, sauf à se rappeler les 1312 pages du chef-d’œuvre de Lucien Rebatet, auteur maudit, avec Les deux étendards qu’il m’a dédicacé le 14 mars 1972.
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    Romain Debluë pense et écrit un peu comme on le faisait au début du XXe siècle, à l’époque de Léon Bloy ou d’André Suarès dont il a souvent les accents enflammés ou fuligineux; ses personnages sont dans la vingtaine mais se distinguent absolument des jeunes gens de leur génération adonnés aux rave parties ou aux secousses du rap, son écriture est truffée de mots obsolètes alternant parfois avec des vocables d’aujourd’hui entre autres helvétismes surprenants ou cocasses – il ose écrire le mot méclette -, on est ici dans l’anachronisme complet, tout au moins en apparence, et l’on présume que la plupart des lectrices et des lecteurs tombant sur les 1044 pages de ce livre à la fois fascinant et rebutant, en laisseront tomber la lecture après 3 ou 33 pages, sauf à épicer leur bircher matinal de morceaux de Heidegger ou de Bernanos, de Catherine de Sienne ou de Hegel, etc.
    La chasse au cerf est, selon son auteur, un roman d’apprentissage, à la fois la chronique d’une initiation spirituelle, et un roman d’amours intenses, tant spirituelles que charnelles.
    Le protagoniste, Paul Savioz, probable double littéraire de l’auteur, est un jeune Helvète débarquant à Paris de nos jours pour y faire des études d’histoire après une licence en lettres peu satisfaisante à l’université de Lausanne. On pense en passant au roman de Ramuz Aimé Pache peintre vaudois pour les grandes lignes de cette évocation de la vie d’un jeune étudiant installé à Paris pour y faire des études, mais la matière de celles-ci déborde bientôt de toute part et submerge la part existentielle des personnages, c’est dire que le roman accouche d’un essai et que la plupart des conversations du protagoniste et de ses amis seront des manières de dissertations truffées de citations parfois latines et non traduites, c’est l’un des aspects les plus problématiques du livre ou, plus exactement, de sa lecture. Cela explique sûrement la frontale opposition des médias romands à parler de ce roman risquant de ne pas plaire au public rétif à tout effort de réflexion - pensent les journalistes qui en savent quelque chose, n'est-ce pas ?
    Dès son arrivée à Paris, rue du Bac, dans le septième arrondissement (juste derrière le Bon Marché), Paul Savioz fait la connaissance, sur le même palier où ils habitent, d’un jeune Français de son âge, venu d'Orléans, la dégaine avantageuse du jeune homme au chapeau rouge du Titien, prénom Justin, étudiant en philosophie, compagnon d’une tourbillonnante Marion, Parisienne volubile et elle aussi ferré en philo, charmante illico, non moins agaçante au premier déboulé, très joli personnage...
    À ces deux comparses s’en ajouteront quelques autres dans la foulée : un Guillaume catholique non moins qu’original et savant et sympa, spécialiste avéré du Grand Siècle, bientôt une Françoise angélique et poursuivant elle aussi des études peu convenues (notamment sur la mystique de Salvador Dali), ou encore un Russe au prénom de Nicolas passionné par la pensée de Blaise Pascal – il a visiblement lu La Nuit de Gethsémani de Chestov que Dimitri m’a présenté comme le livre qui lui a sauvé la vie à vingt ans... ) , cela pour la première partie parisienne du roman, après laquelle le retour au pays de Paul Savioz sera l’occasion d’autres rencontres, notamment d’une Émilie aux états d’âme compliqués.
    Cela aussi pour le tracé général du roman, aux péripéties romanesques moins saillantes que ses innombrables dialogues et autres monologues, la société évoquée par Romain Debluë se réduisant en somme à ses quelques personnages juvéniles, auxquels s’ajoute le trio formé par le bourgeois Martial Odier (d’emblée odieux au narrateur, et jugé trop facilement), son épouse diaphane et le seul enfant du roman en la personne du petit Christophe atteint de leucémie et passionnément attaché à son violon…