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  • Vie et destin

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    Nous ne nous déroberons pas,
    sauf à trop de douleur;
    nous récusons tous les excès
    et le mal pour le mal...
     
    Le sang des innocents colore
    le ciel absolument indifférent,
    et de l’aurore au couchant
    tout n’est qu’essor et substance
    à la vie à la mort...
     
    Ta vie ne deviendra destin
    qu’au hasard d’un chemin choisi les yeux fermés,
    et le chagrin mêle à la joie
    de te savoir vivant
    l'effroi de l’éprouver...
     
    Peinture: Robert Indermaur.

  • Ceux qui la sentent passer

     

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    Celui qui sait par cœur toutes les notes de La Flûte enchantée / Ceux qui voient la musique en couleurs et notamment Messiaen et Debussy mais aussi Dutilleux et Arvo Pärt / Celui qui échappe au canard du doute à lèvres de vermouth en se repassant le 4e Concerto brandebourgeois / Celle qui se rappelle l’ami disparu avec lequel on écoutait le Göttingen de Barbara / Ceux qui te répètent qu’ils te reçoivent 5 sur 5 et dont le regard dit tout le contraire / Celui que Vivaldi met en joie alors qu’il n’est qu’épicier non mais t’y comprends quelque chose ? / Celle qui sait les pouvoirs érogènes des ragas de l’Inde / Ceux qui ne se doutent pas qu’ils ont l’oreille absolue et ne semblent pas en souffrir à vue de nez / Celui qui écoute le doux murmure des nonnes à la sieste / Celle qui prête son oreille à un mendiant aveugle qui lui sourit en entendant tomber la pièce / Ceux qui sont à l’écoute des démunis aux heures réglementaires / Celui qui fait semblant de ne pas entendre son heure sonner / Celle qui entend ce que lui disent les lèvres du sourd-muet aussi salace que bien foutu / Ceux qui laissent dire en souriant comme le bourreau qui retient le couteau pour le plaisir / Celui qui mâche du chewing-gum alors que la chanteuse de fado mime le désespoir de celle que son macho plaque pour une Islandaise rousse mais friquée de passage au Barrio Alto / Celle que son père richissime veut absolument faire opérer pour qu’elle devienne le soprano dramatico de ses rêves / Ceux qui écoutent la radio des voisins mais baissent la voix pour critiquer leurs émissions à la con / Celui qui a ce qu’on appelle deux voix dont il use parfois dans les soirées récréatives / Celle qu’on appelle le rossignol de la ZUP / Ceux qui dérogent à leur vœu de ne jamais manger d’oiseau en se tapant de temps en temps un bonne paire de cailles tirées les dimanches de brume / Celui qui entend la musique de l’ascenseur sans se douter que c’est du Monteverdi First Class / Celle qui laisse s’épancher la concierge avant de lui faire comprendre que son appareil audio n’est pas branché / Celle qui sait la partition de Violetta par cœur mais n’a pas encore trouvé l’homme qui la fera souffrir comme dans La Traviata / Ceux qui n’écoutent que leur courage hélas peu causant chez des retraités finlandais en saison morte, etc.


    Image : Lucian Freud, La Mère.

  • Swiss Genius

     

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    …C’est finalement à la Commission fédérale Culture & Hygiène qu’a incombé la charge de finaliser le contrat d’assurance de l’œuvre de la plasticienne Heidi Bibelotti, en vue de sa présentation dans les hauts lieux de l’Art contemporain globalisé, à hauteur de 2 millions d’euros, étant entendu que l’aspect ludique et subversif à la fois de l’installation serait mis en valeur par une scénographie adaptée à chaque espace muséal par le bureau d’architectes Rudi & Noldi, autres phares avérés de la Nouvelle Créativité Helvétique dûment sponsorisée par le conglomérat bancaire avec l'aval des élites du peuple …

    Image : Philip Seelen      

     

     

        

  • Le martyre du blasphémateur

     

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    À propos de Wise Blood (Le Malin) de John Huston, tiré de La sagesse dans le sang de Flannery O’Connor.

    Il est souvent mortifiant de voir ce qui a été fait d’un grand livre au cinéma, et c’est pourquoi je me suis gardé, pendant des années, de voir Le Malin (Wise Blood) de John Huston, tiré du premier roman de Flannery O’Connor, paru en 1952 et marqué par une extrême concentration de substance explosive, tant sociale et psychologique que spirituelle.
    Or, contre toute attente, le voyant enfin l’autre soir, force m’a été de reconnaître la réussite exceptionnelle de ce film ressaisissant les thèmes essentiels du roman en en simplifiant la ligne générale et non sans modifier aussi le dessin de certains personnages, à commencer par la fille du faux aveugle qui, de petite fille, devient ici une jeune fille plus troublante.
    À la lecture, La Sagesse dans le sang reste aujourd’hui, je dirais même :plus que jamais, un roman d’une étrangeté folle, comme le relevait Flannery elle-même dans les lettres où elle dissuadait ses lecteurs-éditeurs de le « normaliser ».
    À quoi rime l’errance furibonde de Hazel Motes, revenu de quatre ans de guerre dans son bled du Tennessee pour y faire « des choses » qu’il n’a jamais faites, telle le fondation d’une nouvelle Eglise du Christ sans Jésus, dont il proclame que ce n’est qu’un escroc dans les pattes duquel l’a jeté son grand-père le terrible pasteur ? À quoi rime, parallèlement, la quête non moins énigmatique du jeune Enoch, qui s’accroche aux basques d’Hazel et lui ramène un Jésus de substitution en la personne d’un ancêtre de l’homme naturalisé à bouche cousue qu’il dérobe dans le Museum local, et quelle mouche le pique à se déguiser en gorille de fête foraine pour cavaler dans sa nuit solitaire ? À quoi rime enfin le harcèlement, par Hazel, de l’aveugle prêcheur et de l’enfant qui le guide ?
    Telles sont, entre beaucoup d’autres, les questions que se pose le lecteur au fil du roman, dont le tissage extrêmement serré se détend dans Le Malin de John Huston, qui gagne en intelligibilité et en émotion ce qu’il perd en revanche en profondeur paradoxale et en folie drolatique.
    Flannery14.jpgCe que John Huston rend admirablement avec son adaptation, dans ce trou de province des années 50 où les rappels à l’ordre foisonnent en grandes pancartes sur fond de dèche et de grossièreté, c’est le ton du roman et le dessin de ses personnages, à commencer par Hazel dont la tension frénétique d’antichrist est portée à l’incandescence par un Brad Dourif sidérant. Dans le même registres des allumés, le faux aveugle de Harry Dean Stanton n’est pas moins inquiétant, face sombre d’une galerie de « grotesques » dont les femmes bien intentionnées, bonnes chrétiennes conventionnelles mais peu douées pour ces « horreurs » mystiques, sont le pendant. De la rose catin que visite Hazel au début du roman, à sa brave logeuse le pressant de l’épouser et découvrant des clous dans ses souliers et un cilice de fil de fer barbelé sous sa chemise, elles ne rompent en rien avec l’étrangeté mystérieuse de ce roman illustrant les dérives extrêmes du puritanisme, dont l’émotion finale qu’il dégage (dans le film autant que dans le livre) est bien moins paradoxal qu’il ne semblait d’abord…

  • Devant la mort

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    En lisant La chasse au cerf de Romain Debluë.
    Paul Savioz est un jeune Helvète débarqué à Paris après un début d'études de lettres à Lausanne. Insatisfait de celles-ci, il opte, en Sorbonne pour l'Histoire, plein d'espérances bientôt refroidies en dépit de la présence d'un prof hors norme. Mais dès le premier jour, sa rencontre de Justin l'étudiant en philo qui crèche à côté de sa thurne de la rue du Bac, et de la tourbillonnante Marion, compagne parisienne de celui-ci, est marquée par d'immédiats et passionnés échanges. Sur quoi son voisin d'en dessous, épais bourgeois qui gagnera peut-être à être connu et l'a entendu jouer de son violon, le presse de remplacer le prof absent de son jeune Christophe, atteint d'une leucémie. Or voici ce qu'on lit aux pages 112 à 114 de La Chasse au cerf:
    "Remonté là-haut, dans son appartement qui avait pour plafond les toits, et pour plancher le plafond des Odier, Paul Savioz demeura pour un long temps assis dans son canapé, sans pensée nette et tout empli d’une perplexité mêlée d'effroi. Bêtement, il ne parvenait d’abord à fixer son esprit que sur une chose : la sonate nommé par Jeanne Odier, dont le premier thème dominait, très au-dessus le chaos obscur qui règnait dedans son crâne. Bien sûr, il avait fini par accepter l’offre ; et le voilà donc professeur privé de violon du jeune et grave Christophe, qu’il n’avait point encore pu rencontrer, appointé grassement pour cette tâche, dont il devrait s’acquitter au rythme de deux heures par semaine. Morne, et vastement avachi, il sentit en lui se former, au milieu des mélodies de Mozart, une angoisse inexorable. Et si l’enfant venait à mourir ? Et si lui n’était pas à la hauteur ? Et s'il allait ainsi gâcher les derniers bonheurs des derniers mois de ce gosse infortuné ? D’appréhension, il se redressa sur son séant, et se redressant d’un coup trop sec, il se mordit la lèvre au sang. Du dos de la main, il s’essuya, laissant près de son poignet une petite tache pourpre, qu’il considéra longuement. Enfin, il eut un ricanement bref, et récita : "L’Étoile s'élargit lentement, et Kanut, / la tâtant de sa main de spectre, reconnut / Qu’une goutte de sang était sur lui tombée". De son pouce auparavant léché, il frotta la trace rouge ; elle disparut, et lui de constater : "J’aurais pu choisir Macbeth aussi…" Il prit un temps de réminiscence, rassembla quelques souvenirs épars, et déclama en se frottant à nouveau sa main désormais propre : "Out, damned spot ! out, I say ! What, will these hands ne'er be clean ?" Revivifié quelque peu, il put commencer de voir en face sa situation neuve. Il songeait au saisissant courage de cet enfant qui apprenait que soudain sa vie n’était plus une évidence, et décidait de persévérer dans le travail du violon, souvent ingrat, souvent pénible, alors qu’il eût été si simple pour lui de tout envoyer valser au diable, et de se prostrer devant la télévision en attendant ou la guérison ou la mort. Aurait-il eu, lui Paul, cette résolution à son âge ? Il en doutait fort. À nouveau, mais sans succès, il tenta de se figurer la réaction qui eût été la sienne, en semblables circonstances. Et aujourd’hui ? Malade si gravement, lutterait-il ? Se résignerait-t-il ? Ignorance profonde ! Et quel surplus de science sur soi-même avait cet enfant, qui se connaissait dans l’adversité la pire, et s’était découvert un cœur ferme infiniment. Lui, il savait sa bravoure , même s'il n’en avait peut-être pas, comme tel, encore conscience. Paul, en revanche, vivait avec l’incertitude de sa vaillance. Son existence, telle que traversée jusques alors, pouvait être aussi bien être celle d’un couard, que celle d’un héros. À nul instant de sa vie, dont le cours rectiligne n’avait jamais sinué au bord de l’abîme, il n’avait été sommé par les événements de choisir entre ces deux voies, qui demeuraient toujours devant lui, comme des chemins encore à emprunter, ou à n'emprunter pas. "Tout homme, déclarait Aristote, sait qu’il va mourir ; mais tant que ce n’est pas imminent, aucun ne s’en soucie. " Mais d’abord : devant quoi trembler ou ne pas trembler ? Comment avait-on présenté la mort soudain le menaçant au jeune Christophe ? Et à lui-même, quoi lui aurait- on dit ? Et désormais, s'il se découvrait proche de l’expiration, que croirait-il distinguer parmi les ombres montantes, au-devant de lui, dans le grand crépuscule où le regard erre lamentablement ? Il avait appris de Lucrèce que nil igitur mors est ad nos neque pertinet hilum, et certes c’était la maxime aussi admirablement ciselée que confortable; mais il comprenait maintenant que la mort n’est pas ma mort, et que si, peut-être, la mort peut nous être rien, si elle est triomphe du néant, ma mort n’en demeure pas moins un coup d’œil porté de l’abîme sur moi,– et à ce titre, rien ne me concerne plus qu’elle. Le jeune historien se débattait, comme il pouvait, dans ces considérations qui germaient en lui, et croissaient, à la manière de plantes sauvages, dans un fouillis de feuilles, de tiges et d'épines. Son esprit, sciemment, avait été abandonné en friche par sa génération, et quelques précédentes : l’on avait conspiré pour qu’il n'y crût que le chaos, et que la végétation de ses idées fût si compliqué, si intriquée, qu’il fût impossible d’y voir jamais se développer ni la moindre fleur, ni le moindre fruit. Ainsi peut se concevoir l’âme d’un jeune homme né au siècle d’après tout : comme un palais de cristal, lointain, à peine encore visible pour les vues les plus perçantes, pris dans un enchevêtrement impénétrable de ronces et de liane, de branches et de broussailles,– et le monde alentour encourageant à l’épaississement incessant de cette silve enténébrée.
    Il ne faut point s'en étonner. Paul Savioz, en effet, était né parmi ces générations qui se pressent, éperdus et hagardes, au bord du précipice des derniers âges, et dont la masse effondré vers l'abîme fait monter au ciel abandonné des vacarme de catafalque. Générations d’après tout, pour qui la vérité n’est plus une évidence, pour qui le bien et le mal ne sont plus des certitudes, et pour qui la beauté est affaire de configurations hypogastriques..."
    Romain Debluë. La chasse au cerf. Editions de l'Aire, 1044p. 2023.