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  • La folle jase de Joyce

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    Retour sur le roman le plus mythique du XXe siècle se déroule durant une journée: le 16 juin 1904. Longtemps maudit en Irlande, le génial auteur suscite aujourd’hui un culte et une véritable industrie.

    C’est l’histoire de Monsieur Toulemonde se faisant appeler Personne. Le roman total d’une journée au XXe siècle où il se passe à la fois rien et tout. Un semblant d’intrigue en apparence: une bonne femme qui prend un amant, un jeune homme qui se cherche la moindre, le mari de la bonne femme qui tourne en rond comme le Juif errant, une ville entière qui se se gratte du matin au soir. En réalité: l’histoire de l’humanité sur une tête d’épingle. Et toutes les histoires refondues dans un livre-mulet à dix-huit sacoches: à la fois l’Odyssée revisitée, Shakespeare en traversée et la loupe de Flaubert rebrandie sur ce début de siècle qui fait d’Ulysse un Bloom vieillissant sensuel et bon, de Télémaque un jeune Stephen Dedalus libre penseur, de Pénélope une femme décorsetée dont le monologue final est comme une coulée stellaire. A cela s’ajoutant, pêle-mêle et dans tous les genres-styles-langues-dialectes: une kyrielle d’histoires concentrant tous les sentiments humains et toutes les perceptions sensorielles, un enterrement le matin et une virée dans les bordels du soir, toutes les heures du jour et leurs couleurs, la marquetterie superposée du conscient et du subconscient, le cravaté et l’obscène, toutes les voix de la ville et toutes les voix du corps, bref le texte déployé ou plus exactement l’hypertexte de Dublin et de toutes ces “villes de nombre d’hommes” dont Ulysse “connut l’esprit” en son Odyssée.

    Roman docte et sauvage, Ulysse appartient également à la légende par la saga de son édition et de sa traduction, dont la première version française remonte à 1929, sous la plume d’Auguste Morel assisté de Stuart Gilbert, Valery Larbaud et James Joyce lui-même, entre autres. Historique, cette version n’en date pas moins. Lui succède aujourd’hui une traduction entièrement nouvelle (sauf un épisode sonservé de la première, Les Boeufs du soleil), accomplie en trois ans par huit traducteurs dirigé par Jacques Aubert, grand spécialiste de Joyce qui établit l’édition de La Pléiade.

    - Que représente Ulysse pour un lecteur d’aujourd’hui ?

    - Il y a une actualité de James Joyce qui persiste à travers les générations. Contraitrement aux apparences, Ulysse n’est pas limité à un lieu ou un temps. Bloomsday n’est qu’une face de l’oeuvre. Dans cette série d’événements racontée de dix-huit points de vue différents, la seule constante est une interrogation sur le style et l’acte d’écriture. Pour reprendre les catégories de la linguistique selon Saussure, il en va de l’énonciation plutôt que des énoncés. Derrière une apparence d’énoncés très précis et documentaires, le ressort de l’oeuvre est l’exploration des voix, au sens poétique du terme. Dès le début, Joyce associe l’art et la vie dans sa doctrine vivante de la poétique, vécue comme un drame intérieur. C’est d’ailleurs pourquoi les psychanalystes s’intéressent tant à lui. Il y a chez Joyce une extraordinaire volonté d’approfondissement du passage à la limite du langage qui peut parler aux générations actuelles. Joyce va aux limites extrêmes du sens. Il prend le langage par son envers, là où le langage échoue à traduire toute la perception. Ulysse représenterait alors, pour l’auteur lui-même, l’échec de la traduction. Et pourtant il faut traduire et re-traduire Ulysse. Un grand texte est toujours à relire, et toute nouvelle lecture, d’une génération à l’autre, amène à une nouvelle traduction.

    - En 1995,vous avez “ consacré” la première traduction en Pléiade. Vous paraissait-elle digne de l’être ?


    - Je pensais que le premier texte, en partie agréé par Joyce, avait des mérites, sans être totalement satisfaisant. Lorsque j’en ai parlé à l’éditeur, il m’a demandé de faire un test sur un épisode, Les Lestrygons, où j’ai opéré un nombre impressionnant de corrections. On s’en est finalement tenu à la première version faisant encore figure d’”institution”.

    - Qui a décidé, finalement, de procéder à cette nouvelle traduction ?

    - C’est Stephen Joyce et sa femme Solange qui étaient attachés à cette idée et ont relancé l’affaire après la mort du fils de Joyce. Stephen et Solange estimaient la traduction convenable dans les passages les plus “classiques”, qui ne permettent guère de variantes. En revanche, et notamment du fait de l’évolution de la langue et de la sensibilité littéraire actuelle, sous l’influence de Joyce lui-même, ils trouvaient normal qu’il y ait plusieurs traductions, comme c’est le cas en d’autres langues Donc il a été décidé, pour la date du centenaire de Bloomsday, de procéder à une nouvelle traduction. La contrainte de 2004 ne laissait pas une grande marge, et c’est une des raisons qui m’ont amené à réunir un collectif de spécialistes du texte et d’écrivains, lesquels me semblaient les mieux à même de développer la dimension de créativité du livre.

    - La répartition des textes entre divers traducteurs ne menaçait-elle pas l’homogénéité du texte ?

    - Le fait qu’il y ait diversité de styles rendait une distribution plus facile. Mais le travail du coordinateur que je suis en a été alourdi. Il y avait à vérifier que tout ce qui, dans le texte, relève des échos et des résonances, des récurrences, des reprises et des variations soit harmonisé.

    - Quelles règles de travail vous êtes-vous données ?

    - Il était entendu que chacun des traducteurs aurait le dernier mot sur son épisode, même si le contrat me prêtait l’ultime décision. Lorsque l’un d’entre nous avait terminé un épisode, je le revoyais, le lui renvoyais et ensuite le texte circulait. Tout le monde, ainsi, a lu tout le monde. Il y avait une autre difficulté, liée à l’étalement temporel de la composition du livre sur sept ans, dans une période où Joyce était en pleine recherche. Des solutions qui convenaient à certaines parties ne convenaient plus à d’autres. Il était en outre difficile d’établir des règles a priori, dans la mesure où ces règles ne sont pas systématiques chez Joyce, et notamment dans la ponctuation. On sait qu’il est même allé jusqu’à conseiller, pour la traduction française d’un épisode, la suppression de tous les accents et de tous les signes de ponctuation. Or notre langue le supporte mal...

    - Qu’en est-il de l’usage des mots actuels ?

    - Nous nous sommes beaucoup interrogés sur cette question, et d’autant plus que l’équipe appartenait à des générations différentes. Nous étions bien conscients qu’il est gênant de moderniser à outrance, ou d’utiliser des mots vite passés de mode. A la suggestion d’un d’entre nous, nous avons choisi de garder une certaine diversité. Cela a donc été fait au coup par coup et cas par cas. De façon très fréquente, les écrivains nous ont rappelé l’importance de la musicalité ou du rythme de la traduction. La contact des spécialistes et des écrivains a été un enrichissement mutuel constant. La contribution des auteurs a été très précieuse dans l’approche des limites du langage. Finalement, l’équipe a bien travaillé, à la manière d’un “ouvroir”, et serait prête à reprendre l’expérience. Encore faut-il un texte qui résiste, avec des difficultés qui contraignent au dialogue.

    - Pensez-vous à Finnegans Wake ?

    - Eh qui, sait...



    Plus près de la source

    Etait-ce bien nécessaire ? Cela avait-il un sens de procéder à une nouvelle traduction française d’Ulysse dont la première version a quelque chose d’”historique”, sinon de référentiel ? Et confier cette tâche à huit traducteurs n’allait-il pas à l’encontre de l’unité d’encre du texte originel ?

    Ce qu’on peut dire sans être spécialiste de la langue de Joyce (qui requiert déjà sa propre traduction...), c’est que, dès les premiers chapitres de ce nouvel Ulysse, la sensation quasi physique de se trouver plus près de la source est comparable à celle qu’on ressent à la lecture des re-traductions de Dostoïevski signées André Markowicz. Sans doute pourra-t-on regimber sur le choix de telle expression très contemporaine (“faire sa thune” au lieu de “faire sa pelote” ou “putain” au lieu de “sapristoche”, entre cent autres exemples), ou sur telle solution moins convaincante dans la deuxième traduction que dans la première - mais cette observation vaut souvent dans le sens inverse selon les cas.

    Cela étant, à la fois dans le rythme et dans la texture de la phrase, moins policée mais plus vibrante et vivante, plus follement joyce aussi, cette nouvelle version tiendra lieu désormais d’alternative captivante. Sans trancher forcément, on naviguera donc d’une version à l’autre comme on peut transiter et grappiller avec profit entre une kyrielle de traductions françaises d’Hamlet ou de La Divine Comédie....


    Ulysse, mode d’emploi


    Comment lire Ulysse quand on n’a pas l’accès direct, idéal évidemment, au texte original (Ulysses, Penguin Twentieth-century Classics, 937p.) ? Le lecteur peu argenté se contentera de la première version en poche (Folio no 2830), qui reste basique. La même, dans le tome II des Oeuvres en Pléiade, y ajoute un appareil critique monumental. La nouvelle traduction offre désormais une belle alternative. Les trois bouquins réunis feront une ménage d’enfer. Comme nous le suggérait Jacques Mercanton, mais chacun est libre, une fiole de Bon Whisky irlandais peut aiguiser la perception de la lecture de chaque chapitre d’Ulysse. L’auteur péchait d’exemple...

    Une introduction au roman nous semble en outre indiquée, que propose le passionnant ouvrage récemment réédité du peintre Frank Budgen, très proche de Joyce durant ses années zurichoises (1918-1919) et qui “raconte” Ulysse avec autant de bonheur et de justesse qu’il évoque l’écrivain et sa démarche. Cela s’intitule James Joyce et la création d’Ulysse (Denoël, 335) et peut être complété par Les heures de James Joyce de Jacques Mercanton, témoignage également précieux de l’écrivain et critique lausannois (L’Age d’Homme, 1967). Enfin, de magistrales pages se déploient sous la plume d’Ezra Pound dans ses Lettres à James Joyce (Mercure de France, 1970, 350p.), complétées par quelques essais fameux.

    (Paris, 2005)

  • Fugues helvètes (4)

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    De ce que voient les Japonais et ce que vivent les habitants d'une carte postale. D’une fête catholique dont trois Gretchen ignorent le sens. Des artistes en vue et du monde mondialisé. Des canonniers de la Batterie IV/6 et des plongeurs vaillants. De la théorie des Oncles.


    Lucerne, à l’Hôtel Pickwick, ce jeudi 7 juin. – On est ici comme dans une carte postale, et ce matin à déambuler dans la vieille ville absolument déserte, constatant que tout y était fermé pour cause de jour férié, puis étonné de ce qu’aucune des trois Gretchen des auberge du Cerf, du Cygne et de l’Ours ne soit capable de me dire, à moi le huguenot de passage, de quelle sorte de fête il s’agissait, sinon que ce devait être une fête catholique, je me suis vu là comme dans une sorte de décor de théâtre à me demander à quel spectacle j’allais assister tandis que les cloches sonnaient à toute volée et que des coups de canons retentissaient non loin de là.

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    A neuf heures du matin à Lucerne, le jour de la Fête-Dieu, il n’est d’abord que les Japonais à processionner de lieu en lieu pour photographier ce qu’il y a à photographier et se faire photographier devant le fameux Lion de Lucerne ou le fameux Pont de la Chapelle de Lucerne, la fameuse Eglise des Jésuites de Lucerne ou le fameux Panorama des Bourbakis de Lucerne. Ils « feront » ensuite le fameux Musée Wagner de Lucerne et la fameuse Fosse aux Ours de Berne et le fameux Château de Chillon et le fameux Jet d’eau de Genève. C’est ainsi qu’ils ont déjà « fait » Vienne et Salzbourg et que demain ils « feront » Paris. Mais qu’en est-il des Lucernois ? Que cela signifie-t-il de vivre dans une carte postale ?

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    images-4.jpegOn imagine le pire, mais cette vue manque peut-être de sensibilité et d’information. L’un des plus grands comiques suisses, au prénom d’Emil, est sorti de cette carte postale avec un sketch qui me revient à l’instant, figurant un retraité, à sa fenêtre, qui, voyant qu’un étranger parque sa voiture sur la case privée de son voisin Suter, se demande s’il ne va pas téléphoner à Suter ou peut-être même à la police ? L’une de nos plus grandes humoristes, au nom de Zouc, se livre au même genre d’observations, qui nous suggèrent qu’il y a en Suisse un ton propre et net mortifère, comme partout désormais dans le monde mondialisé, mais également son contraire tonique. Je veux croire ainsi qu’il reste des Lucernois vivants dans cette carte postale, et ce n’est pas aux artistes que je pense.


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    Le plus riche et localement célèbre d’entre eux, le presque centenaire artiste national Hans Erni, dont toute famille helvétique de la classe moyenne possède une litho dans son living représentant un cheval ou une gracieuse scène de moissons, a choisi de concilier le dessin et le sport avec une sorte d’ingénuité que les jeunes sauvages de l’art, à commencer par Luciano Castelli, autre enfant du cru, ont perdu entre New York et les foires chic de ce qui se dit l’avant-garde.

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    Les uns et les autres sont à l’art ce que la médaille est à l’impatience de réussir : à vrai dire ce n’est pas cette vie-là que je cherche. Mais qu’entend-on tout à coup ?
    Tout à coup on entend un rugissement sur le pont dit Seebrücke et que voit-on ? On voit soixante otaries humaines de tous les âges et nanties de longues palmes se jeter de là dans le fleuve en ondulant puissamment. Juste avant de se précipiter dans le flot, le chef de la troupe aquatique m’a révélé qu’il s’adonnait à ce jeu depuis trente-trois ans et que l’ambiance de l'ondoyante société était super.
    10a1d7ff3263cec51ed9e46e5af8fe9f.jpgPuis on entend un sourd piaffement ferré prendre de l’importance du côté des remparts et que voit-on ? On voit les trois sections de la batterie des canonniers et des tringlots de la IV/6, du Régiment d'infanterie de plaine, en tenue militaire dite de sortie, traînant trois canons encore fumants, puis une fanfare pédestre en tenue historique dont les musiciens ont de pimpants bérets bleu et blanc, défiler crânement entre les haies de Japonais. La plupart des jeunes Lucernois cuvent encore leur cuite de la veille, mais on en voit aussi dans ces sociétés traditionnelles survivantes à l'ère du SMS et du MMS, amateurs de simples sifflets et autres pistolets.

    Ailleurs, sur les quais se peuplant maintenant, et plus dans l’esprit du temps aussi, quoique le genre soit éternel, on voit en passant deux adolescents sanglotant sur un banc. On voit que le garçon, très beau mais l'oeil cruel, fait souffrir son tendron. Les Japonais l’ignorent. Un peu plus loin, deux jeunes joueurs d’échecs à longs cheveux et barbes se sont installés pour la journée devant une fontaine avec tout ce qu’il faut pour y rester des heures au long de parties compliquées, musique et brasero à saucisses, radio et narguilés. Cela aussi les Japonais l’ignorent, mais je me dis qu’il y à peut-être à Lucerne , comme partout dans le monde mondialisé, plus de survivante vie que ne le ferait croire la carte postale initiale. Sachons la repérer dans le grouillement nippon…
    Ma généalogie maternelle me porte évidemment à ce regain d’optimisme, dont j’ai tiré après Blaise Cendrars ma théorie des Oncles. Qu’une société ait des pères est une chose appréciable pour sa stabilité, mais jamais elle ne vivra vraiment sans Oncles, ni sans Tantes qui sont des Oncles féminins. Une photo de ma famille maternelle est la preuve par l’argentique que les Oncles avaient déjà de l’avenir avant notre venue au monde. Je regarde cette photo regroupant un géant chercheur d’or, une institutrice vouée à l’alphabétisation de la jeune fille chinoise, deux champions de lutte à la culotte, trois élus du peuple paysan des hautes terres, une couturière vouée plus tard au désespoir par un Italien félon, tous debout autour du couple jubilaire de mes arrière-grands-parents maternels lucernois, et je me réjouis à mon tour d’être un Oncle irrégulier, car c’est cela même qui distingue le père, régulier, de l’Oncle : c’est sa position diagonale et défaussée, qui le fait avancer comme le cavalier des échecs - le meilleure exemple de style de progression pour une jeunesse refusant de marcher au pas…. (A suivre)

  • Fugues helvètes (3)

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    De la fuite de Ponce Pilate et du lac qui en a recueilli l’âme tourmentée. D’un caprice de Michael Jackson et de l’opprobre de la Société des Dames. Où un certain cabaret témoigne de la persistance des traditions.


    Lucerne, à l’Hôtel Pickwick, ce mercredi 6 juin - Il fait un tendre soir ce soir sur la Suisse primitive, au coeur du cœur de l’Europe. J’écris à l’instant dans une espèce de blanche cellule oblongue donnant sur Le Pont de la Chapelle à la tour à chapeau de morille, sans doute l’un des monuments les plus photographiés d’Europe et environs, ravagé par le feu il y a quelques années et sauvé par les Japonais. J’écris dans la rumeur des Backpackers américains fêtant leur escale sous mes fenêtres avec les jeunes de la ville, les uns et les autres en cercles assis ou debout, parlant fort de sport et de filles, pour les uns, et pour les autres de filles et de rock, tandis que les filles parlent garçons et garçons. Je suis installé pour ainsi dire incognito dans cette ville qui m’évoque tant de souvenirs de nos enfances, à un quart d’heure à pied d’une très vieille dame que ma visite ravirait mais que j’irai surprendre quand ma pérégrination m’en donnera le loisir, le cœur plus libre.
    Face à ma fenêtre se dresse le Mont Pilate à la cime crénelée, qui doit son nom au fait que le meurtrier du Christ y est venu se jeter dans les eaux sombres d’un minuscule lac serti au creux de ses roches. On se rappelle évidemment qu’après que Tibère eut fait jeter Pilate au Tibre, les eaux horrifiées de celui-ci recrachèrent le déicide qui s’enfuit à travers les roseaux et les buissons jusqu’au Rhône, à la hauteur de Vienne, où il se renoya lui-même. Mais de là encore Pilate fut rejeté, qui se réfugia au bord du Léman pour y subir un sort analogue, lequel le fit rebondir jusqu’au pied de la farouche montagne de ces contrées alpines dont le lugubre petit lac reçut enfin les restes de l’âme tourmentée. C’est aux sursauts de celle-ci, depuis lors, qu’on attribue les orages fréquents de la région, qui fait se dresser les cheveux des enfants à la lisière du sommeil.
    La légende n’est pas seule à faire de Lucerne une façon de centre de divers mondes, puisqu’y survivent les fantômes de Richard Wagner et de l’impératrice Sissi, et que s’y perpétue le culte de Pablo Picasso et de Paul Klee, du pain de poires et de la navigation à vapeur. De ma fenêtre de l’Hôtel Pickwick, choisi par élan de mémoire affectueuse pour le personnage et son auteur, s’aperçoivent également l’étrave de navire de la superstructure du nouveau Centre de Culture et des Congrès conçu par Jean Nouvel, semblant coiffer une sorte d’Alcatraz architectural; l’immaculée église des Jésuites dont la splendeur baroque abrite l’humble froc du franciscain Niolas de Fluë, ou encore, sur sa colline boisée, la pièce montée d’un kitsch étourdissant, semblant de stuc de minaret bollywoodien, du castel Gütsch que Michael Jackson aura convoité quelque temps avant d’y renoncer sous l’effet probable de l’opprobre signifié à mots couverts par la toujours influente Société des Dames (Frauenverein) locale.491c474025af8789f29ee46f7d2c015f.jpg Plus à gauche enfin, côté lac, se distinguent quatorze plans d’un paysage évoquant quelque lavis chinois en dégradés de bleus pers et de noirs veloutés, j’ai bien dit quatorze, et ce fut avéré par sept générations de paysagistes, avec le pic nanti d’un invisible ascenseur mécanique du Bürgenstock au sommet duquel gîte la star italienne Gina Lollobrigida, dont nous rêvions à treize ans au risque de provoquer la jalousie de ses rivales Ava Gardner et Doris Day…
    Ce souvenir de chair ne peut que me rappeler, en ce lieu qui fut aussi celui de nos enfances – ma mère étant native de Lucerne -, les bains de bois, évoquant de hautes cabanes lacustres, où mes tantes (membres elles-mêmes de la Société des Dames) nous emmenaient tout petits nous rafraîchir, du côté réservé à leur sexe, d’où, entre les claies, se voyaient les hommes velus et dangereux.
    « Là-bas c’est le vice », m’avait dit un soir ma tante E. en me désignant un quartier où clignotaient force néons roses et verts. La chose me frappa si fort que je n’eus de cesse d’y goûter une fois, plus tard, quand j’aurais l’âge de hanter ces lieux qu’elle disait mauvais. Or on a beau dire que les traditions se perdent : pas plus tard que tout à l’heure, j’ai repassé dans cette basse ruelle que ma tante perdue de vertu stigmatisait jadis et qu’y vois-je alors ? Gottverdami, sous une enseigne dorée figurant le cerf dans sa parade : ni plus ni moins, irradiant de suaves reflets roses et verts, que le Cabaret Dancing Cacadou…
    (A suivre)

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    cba8d1dc08e601e3dfb6087df7afb6e1.jpgLe Mont Pilate, le Gütsch convoité par Michael Jacskon, vue générale au début du XXes. et le Pont de la Chapelle.

  • Lectures au fil de L'Aire (3)

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    3. Janine Massard, Comme si je n'avais pas traversé l'été
    En 2001 paraissait l'un des plus beaux livres de Janine Massard, et certainement le plus émouvant: Comme si je n'avais pas traversé l'été.
    Il est certains livres qu'il paraît presque indécent de «critiquer» tant ils sont chargés de composantes émotionnelles liées à un vécu tragique, et tel est bien le cas du nouveau roman de Janine Massard, tout plein de ses pleurs et de sa révolte de femme et de mère confrontée, en très peu de temps, à la mort «naturelle» de son père, puis à celle de son mari et de sa fille aînée, tous deux victimes du cancer.
    La volonté explicite de tirer un roman de cette substance existentielle et l'effort de donner à celui-ci une forme distinguent pourtant cet ouvrage d'un simple «récit de vie» où ne compteraient que les péripéties.
    Autant pour se ménager le recul nécessaire que pour mieux dessiner ses personnages et pour «universaliser» son récit, Janine Massard revendique le droit à l'invention, et c'est aussi sa façon de faire la pige au «scénariste invisible, ce tordu aux desseins troubles, qui a concocté cette histoire à n'y pas croire».
    Cette transposition littéraire ne saurait être limitée à un artifice superficiel: en véritable écrivain, Janine Massard l'investit avec vigueur et légèreté, quand tout devrait la terrasser et la soumettre au poids du monde. Alia (dont le prénom signifie «de l'autre côté» en latin) endosse ici le rôle principal d'une femme qu'on imagine dans la cinquantaine, du genre plutôt émancipé, protestante «rejetante» peu encline à s'en laisser conter par le Dieu fouettard de sa famille paternelle, et fort mal préparée aussi à l'irruption, dans sa vie de rationaliste, de la maladie et de la mort.
    En écrivain, Janine Massard se montre hypersensible au poids des mots, lorsque bascule par exemple le sens de l'adjectif «flamboyant» (marquant la victoire de la lumière) pour qualifier la «tumeur flamboyante» qui frappe soudain Bernard, le mari de la protagoniste.
    De la même façon, la romancière recrée magnifiquement les atmosphères très contrastées dans lesquelles baigne Alia, entre pics d'angoisse et phases d'attente-espoir, que ce soit dans la lumière lémanique (Alia, comme son père, étant «du lac» et très proche de la nature maternelle), les couloirs d'hôpitaux où se distillent les petites phrases lamentables des techniciens-toubibs si peu doués en matière de relations humaines, ou en Californie dont les grands espaces et la population déjantée conviennent particulièrement à sa grande fille nique-la-mort.
    Par ailleurs, le recours à l'humour multiplie les ruptures heureuses, par exemple pour faire pièce au désarroi solitaire d'Alia: «Elle devrait mettre à cuire une tête de veau, ça ferait une présence sur la table, en face d'elle...»
    Livre de la déchirure et du scandale de la mort frappant la jeunesse, ressentie comme absolument injuste par la mère qui a porté l'enfant pour qu'il vive (nul hasard qu'Alia, soudain atteinte d'eczéma atopique, se compare au Grand Gratteur Job vitupérant le Créateur), le roman de Janine Massard est aussi, à l'inverse, un livre de l'alliance des vivants entre eux, des vivants et des morts, un livre du courage, un livre de femme, un livre de mère, un livre de vie. A un moment donné, rencontrant la Bosniaque Hanifa de Sarajevo, Alia découvre «l'explosion de l'expression créatrice apparue comme la seule réponse à la barbarie».
    Or, elle-même va «racheter», en écrivant, à la fois son passé et l'enfance de ses deux filles, les beaux moments passés avec Bernard et la force salvatrice du rire ou de la solidarité, la valeur du rêve aussi et la puissance insoupçonnée de l'irrationnel qu'un initié aux pratiques zen va lui révéler en passant, la soulageant physiquement et moralement à la fois. Elle qui se moque volontiers de ceux qui lui recommandent à bon compte de po-si-tiver («il paraît qu'il faut apprendre à vivre sa mort au lieu de mourir sa vie, parole de vivant, ça cause distingué un psy bien portant») ne tombe pas pour autant dans la jobardise New Age, mais découvre bel et bien une nouvelle dimension de l'existence aux frontières du visible et des certitudes.
    Dès le début de son livre, Janine Massard affirme «qu'une mort vous aide aussi à vivre», et cette révélation est d'autant plus frappante que cette nouvelle vie, cernée de mort mais d'autant plus fortement ressentie, est «sans mode d'emploi»...
    Janine Massard. Comme si je n'avais pas traversé l'été. L'Aire, 205 pp.