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  • La Beauté en partage

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  • En ces temps incertains

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    (Le Temps accordé, lectures du monde 2021)
     
    LE BON GÉNIE. - Je suis très attaché, depuis mon adolescence de petit révolté lecteur d’Albert Camus et du Canard enchaîné, dès l’âge de 14 ans, dont je me régalais chaque semaine des chroniques de Morvan Lebesque et de Jérôme Gauthier, anars pacifistes selon mon cœur, à la notion de bon génie de la Cité, que j’ai retrouvée chez le Martin du Gard des Thibault et dans Les Hommes de bonne volonté de Jules Romains – que personne ne lit plus alors que John Dos Passos le situait plus haut qu’un Sartre à la même époque -, et qui m’est plus chère encore aujourd’hui, au dam des cyniques et des nihilistes à la parisienne que je vomis chaque jour un peu plus tant ils sacrifient le cœur à l’aigre cervelet, la dure et chatoyante réalité à leur noirceur d’encre de seiches stériles.
     
    LES NOUVEAUX RÉVISIONNISTES.- Le procès récent qu’on a fait à Paul Gauguin, aux States et ailleurs, relatif à son penchant pour les très jeunes filles, et l’exigence de certains pontes des milieux médiatiques ou muséaux de le retirer des cimaises publiques, me semble aussi grotesque et vain, et bien inquiétant par son extension vertueuse tous azimuts qui voit par exemple, à Genève, l’opprobre jeté sur un Louis Agassiz, biologiste et glaciologue opposé au darwinisme, le général alémanique Johann Suter chanté par Cendrars (chez lequel on a trouvé, horreur, une ou deux phrases frottées d’antisémitisme) et dont la statue a été déboulonnée en Californie, alors qu’on débaptise pieusement telle place ou telle rue pour honorer telle ou telle personnalité moins « suspecte » de nos jours, dont on découvrira peut-être plus tard qu’elle avait de certains penchants louches ou de certaines idées « nauséabondes ».
    Or tout cela pue la fausse vertu et une nouvelle hypocrisie, prête à sacrifier des œuvres de qualité sous prétexte que leurs créateurs avaient des défauts.
    Voltaire n’a-t-il pas trempé dans le commerce des esclaves ? C’est possible, mais il nous laisse Candide et le Dictionnaire philosophique. Léonard de Vinci a-t-il «détourné» le petit Salaï, entré dans son atelier à dix ans et probablement son mignon, en tout cas un vrai petit voyou talentueux qui a caussé bien des souscis au Maestro en prenant de l’âge, ainsi que nous l’apprend la magistrale biographie de Walter Issacson, lequel a pourtant le tort de parler de Leonardo comme d’un « gay ».
    De fait, et une fois de plus, comment rapporter des mœurs du Cinquecento à nos critères, et comment ne pas moduler nos jugements en fonction des us et coutumes de telle ou telle culture ou civilisation ?
    Ou alors tout serait aplati, moral et convenable, absolument épuré comme un Ancien testament dont les chapitres génocidaires (l’appel de l’Éternel à l’épuration ethnique de certaines tribus) seraient caviardés pour ne pas choquer les collégiennes et collégiens californiens ?
     
    LE MONSTRE EST LÀ.– La muflerie éhontée d’un Donald Trump, dont le mot d’ordre (Think big and kick ass) exprime le tréfonds brutal de sa pensée de prédateur mafieux sans scrupules, est un révélateur au même titre que la maladie de civilisation en cours.
    Alexandre Zinoviev me disait que l’avantage de la monstruosité du communisme soviétique tenait à sa visibilité, alors que le Léviathan occidental était plus diffus et moins tangible, mais avec l’actuel Ubu de la Maison-Blanche apparaît mieux la monstruosité du néo-libéralisme ravageur, comme la pandémie contribue à rendre plus visibles les aberrations de nos sociétés fondées sur la concurrence guerrière, l’enfumage idéologique binaire ou l’écrasement des braves gens, etc.
     
    CHERCHEURS ET « TROUVÈRES ». - En lisant les 500 pages des 21 Leçons pour le XXIe siècle de Yuval Noah Harari, après les 1000 pages de Sapiens et de Homo deus, je me dis que ce très brillant historien, vulgarisateur d’une parfaite clarté en dépit de sa considérable érudition, n’accorde pas assez d’attention à ceux que j’appellerais les « trouvères » du génie humain, tout concentré qu’il reste sur le travail des chercheurs de toute espèce en sciences « dures » ou en sciences humaines.
    Réduire les grands récits du XXe siècle aux entités idéologiques du fascisme, du communisme et du libéralisme clarifie évidemment la donne, mais sans quitter les seuls domaines de l’idéologie et de l’approche socio-économique du monde ; or la substance des multiples récits des multiples cultures humaines , le tissu interstitiel de ce grand corps à la fois divers et tenu ensemble de notre espèce singulière m’insatisfait par manque de détails.
    Cependant je me garderai de dénigrer Yuval dont la lecture du monde a le grand mérite de ce qu’on pourrait dire la mise à plat du savoir général en attente d’inventaire des détails particuliers, lesquels requièrent un regain d’attention généreuse.
    N’empêche et une fois encore : un récit sans considération des apports de la littérature et des arts de la même époque me semble décidément insuffisant.
     
    À La Désirade, ce 1er juillet.- La période en cours voit proliférer Les théories complotistes de toutes espèces, évidemment liées à l’échappatoire que constitue la désignation du bouc émissaire, dont René Girard a tout dit et pas seulement dans son essai éponyme, dans Achever Clausewitz avec tous les détails historico-politiques qui s’imposent, autant que dans ses analyses anthropologico-littéraires de Mensonge romantique et vérité romanesque et dans La conversion de l’art.
    René Girard , comme Peter Sloterdijk, apporte les nuances essentielles d’une lecture du grand récit humain du dépassement de la souffrance et des turpitudes de l’espèce scandé par la poésie et les expressions multiples de l’art ou de l’imagination, et je ne cracherai pas sur la culture actuelle de masse parfois traversée par les fulgurances intelligentes de l’observation. Faire feu de tout bois même pourri-mouillé me semble justifié, s’il réchauffe et éclaire, autant que disserter doctement dans le froid des laboratoires de la recherche…
     
    QUESTIONS D’ÂGE. - Je regardais tout à l’heure mes mains de «vieux », qui me semblent à vrai dire moins marquées que les mains de vieux de nos aïeux, dont la vieillesse était à vrai dire plus vieille, si j’ose dire, que la nôtre.
    Curieusement, la notion de génération, qui paraît tellement importante à nos contemporains, m’est absolument étrangère, me rappelant ma sagesse de « vieux » à 18 ans et ma folle «jeunesse» cinquante ans plus tard avant de passer par 155 séances d’accélérateur linéaire et même après, le crabe repoussé sous roche avec l’anguille de la mort.
    Les distinctions entre X, Y et Z me semblent des fabrications publicitaires jouant sur la peur de vieillir, renvoyant au provincialisme dans le temps dont parlait T.S. Eliot à propos des nouvelles tribus amnésiques ou des vioques flattant les « djeunes ».
    Tout cela produit d’époque, donc insignifiant à long terme. Ceci dit je pense à mes aïeux avec tendresse en me rappelant leur humble retrait sans beaucoup de mots pour le dire et sans télé pour en faire un drame, sans conseils de psychologues spécialisés et de sociologues les réduisant à statistique.
    Solitude du vieil Émile descendant tous les jours à son jardin, solitude du vieil Heinrich écoutant tous les soirs les nouvelles de Paris ou de Moscou débités sur un ton funèbre par le speaker de l’Agence Télégraphique Suisse, et nos aïeules n’en pensant pas moins mais ouvertes à l’accueil ou pensives dans leur coin, Louise penchée sur sa machine à coudre Singer à invoquer L’Ecclésiaste ou Agatha tricotant pour les missions - toutes deux si bonnes avec nous qui ne pensions jamais à leur âge.
    À la Désirade, ce dimanche 12 juillet. – Beauté de la mère et de l’enfant. Simple joie devant cette douce présence. Les voir au jeu, dans la caisse à sable, la mère et les deux bambins, résume à mes yeux ce qu’on appelle « la vie » quand on dit «c’est la vie», même en parlant des enfants malades ou des enfants arrachés prématurément à «la vie»…
     
    CONSEILS À SOI-MÊME. - Tout faire en sorte de couper à toute forme d’aigreur, démon mesquin. L’humeur mauvaise me semble le plus vilain trait de l’époque, à base de ressentiment envieux et de mécontentement vague, de mépris latent et d’inattention fébrile, sans la moindre reconnaissance. Toute rivalité mimétique à éviter, à l’imitation de Bartleby l’Occidental ou même d’Oblomov l’oriental. Je sais comment se faufile le serpent volant, djinn impalpable monté des glandes originelles au cerveau reptilien, mais le savoir ne suffit pas à lui résister sauf à regarder par la fenêtre…
     
    Ce jeudi 16 juillet. – La suite de la composition de l’espèce de roman que j’ai intitulé Les Tours d’illusion, avec le chapitre consacré à La question des enfants, m’est venue d’une traite et quasiment en état second de porosité «associative». Or c’est peu dire que la réflexion de MaxDorra sur le thème des associations libres me parle, puisque je la vis bonnement dans la logique obscure indiquée par l’exergue du livre emprunté au journal de Julien Green : « Le secret, c’est d’écrire n’importe quoi, c’est d’oser écrire n’importe quoi, parce que lorsqu’on écrit n’importe quoi, on commence à dire les choses les plus importantes », étant entendu que ce « n’importe quoi » n’a rien à voir avec une indifférenciation chaotique relevant de l’automatisme, et tout avec le langage premier de «dessous la table ».
     
    POUR S’AMUSER. – Quand je dis que je m’amuse en écrivant ou en lisant, je n’enjolive ni n’exagère du tout, ressentant ce jeu comme une vraie discipline, où l’ironie est évidemment de mise, ou plus exactement : l’humour le plus sérieux, la vie étant à mes yeux une farce, et des plus graves.
     
    Ce samedi 25 juillet. – Je me dis ces jours que l’enfance en moi me tient lieu d’ange gardien, à la fois sage aux yeux mi-clos et petit sauvage ; et celui-ci me rappelle la réaction de surprise horrifiée de ma grand-mère et de sa fille (la molle tante H. au mari si dur…) un jour que, le répétant je ne sais d’où, vers mes sept ans, j’ai prononcé tout innocemment le mot de volupté pour en demander le sens – toutes deux s’entendant comme larronnes de paroisse pour m’enjoindre de ne pas évoquer « ces cochonneries »
     
    DE LA POESIE . - La réflexion sur la nature de la poésie relève -t-elle du débat académique ou, pire, de la délibération idéologique, ou pis encore : du tribunal des spécialistes qu’on appelle, aujourd’hui, sans rire, des poéticiens et des poéticiennes ? Rien de tout cela: ce n’est qu’une affaire d’âmes sensibles et d’amateurs attentifs au sens qui veut que l’amateur soit celui qui aime.
     
    Ce vendredi 31 juillet– L’impression que tout, dans le monde actuel, est sens dessus dessous, sous l’effet de la folle situation de pandémie que nous vivons depuis mars dernier, me donne l’idée d’une collection de lettres de refus que tel auteur adresserait aux multiples éditeurs lui proposant de publier son dernier présumé chef-d’œuvre : « Madame, Monsieur, ayant pris connaissance de votre proposition de publier mon incomparable dernier roman, je suis au regret de décliner votre offre au motif que votre ligne éditoriale, autant que votre éthique et les accointances idéologiques de vos collaborateurs et collaboratrices, diffuseurs et libraires affilés, ne correspondent pas vraiment à mes principes écologiques voire animalitaires»…
     
    JACTANCE. - Tout le monde aura pu le constater : qu’on aura tout vu, tout entendu, et lu tout et n’importe quoi durant ces mois de crise sanitaire mondiale à répercussions politico-médiatiques; tout a été dit et ce fut partout, à commencer par les médias et les réseaux sociaux, puisque les cafés du commerce étaient frappés d’interdit – partout, et sur tous les tons, la plus phénoménale foire aux opinions et aux expertises et contre-expertises de toute sorte sur fond de confusion générale et de jactance. Mais pour dire quoi tout ça ? Et qui laissera quelles traces dans nos mémoires ? Quel vibrant souvenir en chacune et chacun de nous ? Quelle marque dans notre journal intime réel ou figuré ?
    par les glandes : sûrement pas.
    PESTE DE L’IDÉOLOGIE. - Temps gris ce matin. Joyeux en dépit des sinistres échos, hier soir, à la décapitation de Samuel Paty, énième victime du fanatisme politico-religieux plus affirmé que jamais dans le monde actuel et particulièrement en France à tolérance à la fois insuffisante et excessive, qui semble visée par cette peste avec une sorte de cruauté particulière. Je dis bien : semble, car je subis l’influence des médias francophones alors qu’il y a des attentats un peu partout et souvient bien plus meurtriers que dans le seul Hexagone.
    Au reste, rien n’est sûr aujourd’hui, et la pandémie est là tous les jours pour nous le rappeler: que rien n’est certain en dépit des prétendues vérités assenées tous les jours par les « faiseurs d’opinion » de la gauche et de la droite, comme je le vérifie en voyant défiler les arguties de Mediapart ou du site libéral Contrepoints, deux faces de la même médaille idéologique binaire.
    Cette chère andouille de Roland Jaccard se demandait l’autre jour, sur Facebook, quelle différence il peut bien y avoir entre islam et islamisme radical; et c’est reparti me disais-je, comme si tout musulman était porté à décapiter un prof de lycée, comme si le christianisme était réductible aux bûchers de l’Inquisition ou du Ku-Klux-Klan, comme si ce genre d’assertions ne relevait pas, précisément, d’un terrorisme idéologique relançant la haine et la vengeance.
    Pour ma part je ferai, de l’opposition radicale à toute forme d’idéologie - à mes yeux la déchéance honteuse de l’esprit humain -, le cheval de bataille de mes écrits de vieille peau juvénile, jusqu’à l’envolée finale en gracieuse fumée ou en cendres au jardin.
    Honte à l’idéologie faisant du Coran ou de la Bible des armes de guerre, honte à l’idéologie libérale masquant tous les trafics, honte à l’idéologie prétendue progressiste et qui n’est qu’un autre voile jeté sur le ressentiment et la volonté de puissance, etc. (Ce dimanche 18 octobre).
     
    Peinture: Robert Indermaur.

  • La potion Balzac et autres pharmacopées

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    (Le Temps accordé, 2021)
     
    MON UNIVERSITE CONTINUE. – La lecture de Balzac m’est devenue, depuis que je l’ai reprise en avril dernier, comme une relance festive de mes universités buissonnières, et pour le meilleur, me semble-t-il, tant ce que j’en vis aujourd’hui m’apparaît dans une quasi totalité jamais perçue jusque-là.
    C’est ainsi que je vois, mieux que jamais avant, ce qui fait d’Illusions perdues le plus extraordinaire « reportage » qui soit relatif à l’origine de la presse, du journalisme et de ce qu’on appelle aujourd’hui les médias, combinant le roman d’apprentissage et l’implacable aperçu de la corruption progressive d’un jeune homme de grand talent et de faible caractère, le tableau de tout un milieu où interfèrent l'Art et l'Argent, la Littérature et le Commerce, le Théâtre et la Politique, et la fusion "poétique" de l'observation sociale et de l'analyse morale, délectable descente aux enfers de l'agréable et du cynisme sous le regard mélancolique de ceux qui refusent la compromission, etc. (Ce mardi 10 août 2021)
     
    À REBOURS. – L’âge où nous nous raconterions en remontant le fil du temps, du jour écoulé aux semaines et aux mois, et sans cesser d’avancer en revivant sans ressasser, en quête non tant de vérité que de sérénité…
    Tel jour par exemple: Lady L. m’a dit tout à l’heure que le souffle recommençait de lui manquer, et cela ne m’a guère étonné après tout ce qu’elle a trafiqué du matin au soir pendant que j’étais à Lausanne pour mes dents, le matin la lessive et le chien jusqu’au casino et retour sans son rollator, ensuite sûrement nos comptes et ses affaires diverses et d’autres rangements, son repas puisque je n’y étais pas et ensuite le repassage pendant que l’aide de ménage s’activait autour d’elle, et tout ça sans trop peiner comme ces derniers jours déclarés «de repos» entre les séquences de chimio reprenant vendredi ; donc sa remarque ne m’a pas trop inquiété les circonstances étant ce qu’elles sont, mais on en revenait à cette espèce de limite qui lui est désormais imposée depuis son opération, et ça ira comme ça ces prochains temps, me dis-je, comme je me le suis dit à moi-même toute la journée en vacillant pas mal du fait de mes troubles cardiaques et neurologiquess et des faiblesses musculaires qui me font craindre l’éventuelle obstruction de mes stents évoquée par l’angiologue Noyau, ce soir sur le quai aux Fleurs avant qu’elle ne me parle de son souffle, sortant à mon tour avec le chien, et dans les couloirs du train durant mon deuxième aller-retour de la journée après le premier trajet matinal en voiture (le deuxième rendez-vous fixé pour récupérer mes dents rechargées), et avant le retour dans les rues de Lausanne, comme en fin de matinée à la bibliothèque universitaire où j’ai fait un saut après le premier rendez-vous et me suis donc trouvé sans dents d’en bas (l’appareil d’en haut à sa place mais celui d’en bas retiré et ne me restant qu’une seule dent heureusement cachée par le masque), et le choc au passage à la bibliothèque vers midi, le coup de blues en voyant tous ces étudiants appliqués, pas un de plus de trente ans, tous beaux et sans un regard pour ce vieil oiseau déplumé qui se rappelait tant d’heures heureuses en ces lieux, la rage et la joie mêlées, la même joie que trois heures plus tard quand j’ai vu, dans la librairie où je m’étais promis d’aller pêcher les coffrets de La Recherche qui me manquent, hélas manquants là aussi, je suis tombé sur Nuit de foi et de vertu, le recueil de poèmes de Louise Glück que Gallimard a sorti en version bilingue et que j’ai commencé de lire sur une terrasse puis dans le train du retour, immédiatement séduit par le ton de cette voix et par les résonances de son chant – et là je m’aperçois que je n’ai pas parlé de l’« épisode grec » de mon premier rendez-vous de ce matin, quand le bel assistant - genre Levantin à voix douce et zyeux perses - de la dentiste (la jolie dentiste, devrais-je préciser, que j’appelle « jeune fille » et qui m’appelle «jeune homme» en me demandant ce que je suis en train d’écrire) m’a évoqué les trois semaines de vacances qu’il vient de passer en Grèce, le salopiau, avant de me proposer de me rincer la bouche…
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    D’AUTRES RÉSURGENCES. - Dans la foulée de cette esquisse de récit mal fichu d’une journée à l’envers, j’entend encore ma bonne amie me dire, l’autre matin, que sa maladie lui ramène tout un monde de souvenirs enfouis qu’elle n’a jamais été du genre à ressasser, n’étant pas de mon espèce introspective passablement obsessionnelle, et voici donc que, confrontés tous deux à un temps plus compté que naguère - ne serait-ce qu’au début de cette année pour ce qui la concerne -, après le rude avertissement de ma crise cardiaque, nous en arrivons à aborder des thèmes, des souvenirs partagés ou non, des considérations sur la vie et les gens qui se chargent d’une nouvelle densité, toutes choses qui seront à détailler plus précisément…
     
    POÉSIE. – En commençant cet après-midi de lire le recueil de Louise Glück sur la terrasse du café de Grancy, gardant mon masque avant la récupération de mes dents, j’ai été immédiatement touché, et même ébranlé, par ces vers rythmés plus que rimés, modulant une mélodie intérieure qui m’a rappelé, en tout différent, les strophes d’un Lubicz-Milsoz ou le Pavese le plus intime et le plus « universel » à la fois, avec un mélange d’extrême sensibilité et de force expressive jamais porté à l’excès ou à l’effet; et ensuite, me rappelant le vieil Alfred Berchtold qui lisait des poèmes à sa chère et tendre en fin de vie, je me suis dit, comme rarement, que j’aurais envie à mon tour de lire ces pages à Lady L. sans penser pour autant, cela va sans dire, que nous sommes peut-être « en fin de vie », non mais des fois…
     
    DÉCADENCE OU MYOPIE ? - Notre ami Claude Frochaux, et nombre d’esprits forts de sa génération et de la nôtre qui la suit, ont-ils raison de conclure au déclin voire à la décadence irrémédiable (c’est la conclusion de L’Homme seul) de la culture occidentale d’après les années 60-70 du XXe siècle, comme si plus rien ne s’y faisait de bien, notamment en littérature, après la disparition des grandes volées de Proust et Céline, ou de Ramuz et Bernanos, et jusqu’à Marguerite Yourcenar ou Michel Tournier, entre tant d’autres pour s’en tenir à la langue française ?
    Pour ma part, j’ai fait valoir maintes fois, à mes amis français dubitatifs, le contraste saisissant qu’il y a entre les sommaires de la NRF des années 20 à 50 et ce qu’il en restait dans les années 70 à 80, pour ne prendre que cet exemple, mais encore ?
    Comparer Céline et Houellebecq fait évidemment sourire jaune, et Frochaux me dira qu’un Thomas Bernhard ou un Philip Roth sont nés avant 1968, qui semble à ses yeux la date butoir à fonction de guillotine, mais peu importe : je me refuse à croire que la «fête» soit finie, comme il le prétend, même si les eaux basses actuelles peuvent en donner l’impression.
    Or, à l’affirmation passée de la mort du roman, dès les années 60-70, Soljenitsyne répondait que tant que l’homme vivrait le roman survivrait, et telle reste aussi ma conviction même si la forme du roman éclate ou se modifie à l’image du monde actuel, et je pense, sans m’arrêter à leur date de naissance, aux Américains Bret Easton Ellis et Dave Eggers, Jonathan Franzen ou David Foster Wallace, Zadie Smith et Judith Hermann en Allemagne, Ian Mc Ewan ou Martin Amis en Angleterre, ou Christoph Ransmayr en Autriche, sans oublier Michel Houellebecq, et je me dis que les fossoyeurs sont peut-être atteints de myopie - enfin qui lira verra...
     
    COUP D’ARRÊT. – Plus s’enrichissent et se nuancent mes observations relatives à la pandémie en cours, plus je suis tenté de voir, sans le moindre cynisme, l’aspect fondamentalement positif de cette maladie mondiale dont les conséquences économiques apparentes seront probablement bien pires que ce qu’on imagine pour le moment – sauf pour les pontes de la Big Pharma et consorts-, mais qui suscitera peut-être des réactions et des réformes plus décisives à long terme, recentrées par rapport à de nouveaux équilibres moins nocifs pour les individus que le monstrueux système actuel fondé sur la compétition et le profit.
    La jactance écervelée des réseaux sociaux, autant que l’affolement entretenu des médias toujours soumis à la même logique du juteux spectacle de l’infortune, ne devraient pas nous tromper sur la perception des braves gens lestée de plus de bon sens, de prudence mais aussi de confiance et d’optimisme naturel.

  • Mot de passe: courage

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    Le Temps accordé, Lectures du monde 2021)
     
    DIVAS. – Jeudi passé, dans la section des thérapies innovantes de l'étage des cancéreux, je lisais Massimilla Doni sur mon smartphone, via l’appli Kindle, à côté de ma douce en énorme gants bleus pleins de glace, les yeux mi-clos tandis que le poison « salvateur » filtrait en goutte-à-goutte...
    J’étais donc à Venise pendant qu’elle fermait les yeux, j’aurais eu envie de lui lire la page d’un lyrisme délirant où Balzac compare la passion du prince Emilio aux folles cascades d’eau tombées des hauteurs du Gothard ou du Simplon (l’Auteur laisse le choix au lecteur…), mais rien ne devait déranger le silence du box de soins où reposait, tout à côté, une femme qui, couchée et de profil, m’avais paru jeune encore, pâle comme une fée, et qui, se levant ensuite, vieillit soudain de façon cruelle – et cruel était aussi ce contraste entre la splendeur vénitienne évoquée par le romancier et la réalité du Service d’oncologie; et voici que tout à l’heure, dans l’espace d’attente de celui-ci au sempiternel mobile, surgit une autre diva qui eût charmé le prince Emilio sous les traits d’une gracieuse patiente à longue robe de soie couverte des même fleurs multicolores que sur son turban cachant la probable nudité de sa tête, etc. (Ce jeudi 15 juillet 2021)
     
    LA CHÈVRE. – Ce rêve du plus pur kitsch surréaliste que j’ai fait à la fin de cette nuit m’a intéressé par l’amalgame de ses images et leur relance non moins délirante, au lendemain des festivités non moins insolites d’hier soir sous nos fenêtres...
     
    Le rêve : je marche sur le trottoir de gauche d’une rue ascendante, bientôt dépassé, sur le trottoir de droite, par Frédéric Maire qui me propose de le suivre au château, là-haut sur une falaise de calcaire ocre clair qui me rappelle celles du Mormont – le fameux Mormont qui a fait «parler de lui» récemment dans les médias en suite de l’action des zadistes opposés à l’exploitation de ses ressources par la firme bétonnière HOLCIM, et parvenu au château Frédéric me prie de l’aider à recoller la tête d’une chèvre de pierre au socle d’un monument célébrant la réconciliation socialo-communiste ; or cela tombe bien car j’ai gardé sur moi, de mes pioches de la veille dans le galetas où nous avons rangé les affaires et les livres de Philip Seelen après sa mort subite, un tube de colle UHU Max Repare Extreme, dont l’effet siccatif est immédiat; sur quoi Frédéric me remercie de sa voix que j’ai toujours appréciée, soit de près sur la terrasse du restau Da Luigi, à Locarno, soit de loin quand il se pointait, minuscule silhouette en chemise blanche à manches courtes, sur la scène de la Piazza Grande où nous avons bien des souvenirs communs, mais aucun qui se rapportât à une chèvre ou au socialisme à visages divers ; enfin je définirai cette voix par l’adjectif juvénile.
    Oui, et la voix juvénile de Frédéric, l’actuel directeur de la Cinémathèque suisse, va de pair avec son regard d’une fraîcheur presque enfantine de cinéphile resté capable d’enthousiasme que je me rappelle même en rêve, mais pourquoi cette chèvre ?
     
    DÉCALAGE. – À propos d’enthousiasme, il en a manqué à la petite foule de jeunes gens en tenues multicolores de coureurs réunis hier soir sur la place du marché au bas de laquelle Freddie Mercury n’en finit pas de jeter un bras de bronze au ciel, et qu’un animateur vociférant incitait à répéter We are the world en même temps qu’un orchestre aussi sommaire que bruyant assenait les trois coups répétitifs de la scie fameuse ; mais ça avait beau s’appeler Freddie’s Night, préludant conjointement au départ du Mountain Cross de toute la jolie bande convoquée au Tour des Alpes: celle-ci ne songeait qu’à sautiller sur place et multiplier les exercices préparatoires de stretching tandis que, souriant avec certaine mélancolie, Lady L. et moi passions sans trop nous attarder, elle avec son déambulateur et moi avec mes douleurs articulaires, chacun se rappelant peut-être ces années non moins festives où nous étions de semblables gazelles des pierriers…
     
    SANTO STUPENDO. – Au hasard d’une recherche documentaire sur la Toile, je tombe sur trois pages, dans la version numérique du Magazine de la Migros surtout dévolu à la gastro de base et au développement personnel de la ménagère helvétique moyenne, consacrées à un ado italien du nom de Carlo Acutis, notable adepte de foot et des Pokémon, béatifié post mortem en octobre 2020 après avoir diffusé la Bonne Parole sur Internet, qui affirmait notamment que l’euchariste est «une autoroute vers le ciel », et dont l’élévation au rang de saint patron d’Internet reste dépendant d’un second miracle à venir.
    De fait, si Carlo, mort à quinze ans de leucémie en 2006, a été béatifié par Sa Sainteté Francesco, c’est grâce à ce premier miracle qu’a été la guérison d’un jeune Brésilien malade du pancréas et dont les proches ont adressé une prière spéciale à l’âme de Carlo.
    Sur quoi je me dis que nous allons proposer, à quelque âme pieuse de notre connaissance, de procéder à la même oraison spéciale afin, d’une pierre deux coups, de délivrer ma bonne amie de sa Bête affreuse et, le miracle advenant, de hisser le beato Carlo au statut de sainteté qu'il mérite...
     
    QUESTION DE FIERTÉ. – J’ai manqué de tact aujourd’hui en proposant une nouvelle fois à Lady L., au moment de descendre sur les quais pour notre balade du soir, de se coiffer d’un foulard, mais j’aurais dû me rappeler que, déjà, elle avait exclu le port d’un postiche après la perte annoncée de ses cheveux, et mon insistance maladroite l’a blessée, mais moi aussi ça me blesse, merde, de la voir ainsi, de la savoir en prise à cette salope de Bête et de ne pouvoir rien faire - ceci dit je lui donne raison, c’est ça, on s’en fout des gens, tu es belle comme ça, t’as raison d’être fière de ta tête, sacrée caboche, d’ailleurs moi aussi j’ai l’air d’un oiseau déplumé et de toute façon qui nous remarque dans les vestiges du soir, etc. (Ce dimanche 25 juillet).
     
    DORÉNAVANT. - Reprenant la lecture d’un petit recueil de morceaux choisis tirés des Essais de Montaigne, je tombe sur ce fragment amorcé par le mot dorénavant, qui se rapporte au vieillissement du corps et à l’altération de ses facultés, lui qui se voit « engagé dans les avenues de la vieillesse », et plus précisément: « ce que je serai dorénavant, ce ne sera plus qu’un demi-être, ce ne sera plus moi. Je m’échappe tous les jours , et me dérobe à moi »
    Et forcément cela me rappelle ce que me disait Lady L. l’autre jour rapport à son propre corps, comme quoi celui-ci lui devient étranger, tout comme l’exprimait aussi notre cher Thierry dans ses carnets, lui que j’ai vu si cruellement atteint dans son intégrité physique et continuer malgré tout, jusque sur son lit de mourant, à rendre grâces à la beauté du monde. Ainsi : «Quand son corps devient infréquentable, il convient de le servir poliment, juste ce qu’il demande, et de penser à autre chose, avec enthousiasme ».
     
    Et cela enfin : « « Ajouter ne serait-ce que sur 10cm2 un peu de beauté au monde, ce qui diminuera d’autant et probablement bien plus de sa laideur ».
     
    CE JEUDI. – Le jeudi étant jour de chimio, donc aux abonnés absents entre treize heures et dix-huit au pire, et l’escort dog Snoooy ayant été confié aux Américains, Lady L. étant trop fatiguée pour cette trotte qu’elle a fait sans moi cent fois et parfois jusqu’à Villeneuve et retour, je me suis dit que ce serait bien de me plier au conseil de l’angiologue Noyau soucieux de l’état de mes artères et de leurs stents : une heure par jour si vous voulez éviter que ça ne se bouche, et pas d’arrêt en chemin sinon ça repart comme à zéro.
     
    Donc je m’y lance, mais pas d’arrêt mon œil vu que j’emporte mon nouveau carnet noir. Et c’est qu’il y en a à noter à dix heures du matin, sur Le quai aux fleurs bien nommé et ponctué de mises en garde (MOLLO) visant les rouleurs de toute espèce zigzaguant plus ou moins souplement entre les marcheurs: la vie déferle, tiens voilà une très jeune fille poussant un landau King size avec des quadruplés, et voici les patrouilles de Suisses allemands au pas décidé, les premières baigneuses en bikinis sur les rochers secs, les bancs encore mouillés sous les arbres, les fleurs et les feuilles tropicales à foison, les jeunes Japonaises et les jeunes Latinos, les Russes qui n’ont pas lu Nabokov et les Nippones qui ont lu Murakami et se font un selfie avec le gay de bronze de la place du Marché clamant à n’en plus finir que we are ze world, - tout ça qu’il faudrait noter alors qu’on passe justement sous les fenêtres de l’ancienne mansarde à balcons modern style de Freddie The Queen… (Ce jeudi 29 juillet)
     
    LE TOP.- Le top, que je me dis ce matin encore pieuté alors qu’il est passé 9 heures et que les ouvriers d’à côté font du bruit depuis un bout de temps - on ne parle pas du pigeon de la cour qui roule les r à n’en plus pouvoir au milieu des autres bêtas - le top ce serait de dire exactement les choses comme elles sont, mais ce ne serait pas l’écrire vu qu’à l’écrit tu ne dirais pas le top, quoique...
    Tu vois bien que tu hésites: quoique. Entre ce qu’on dit et ce qu’on écrit, ce qu’on pense et ce qu’on exprime, le magma de ces Chinoises d’hier soir sur YouTube au pied de la scène géante où Dimash entortillait ses vocalises et ce que devait se dire le même Dimash dans je ne sais quel lieu retiré du Kazakhstan quand il en avait sa claque de tout ça, comme le petit André après son premier jour d’école dans la cité hostile avec les petits crevés de la sale Bande et la prof Olga Schanz dont les rondeurs lui mettent « le piquet », dans le récit d’enfance de Joseph Incardona que tu es allé pécher à la FNAC après avoir lu La soustraction des possibles : « Je voyais la maîtresse gesticuler au-dessus des têtes qui se baissaient tandis que tout le monde écrivait. Faudrait que je m’accroche si je ne voulais pas redoubler une autre année. J’ai regardé par la vitre. Les traces blanches des réacteurs d’avions marquaient le ciel, les lignes finissaient par se dissiper avant de disparaître complètement. D’après mon ancien professeur, M. Diamanti, les premiers hominidés sont apparus il y a environ sept millions d’années. Et moi, combien d’années de vie m’attendaient ? Qu’est-ce que je faisais ici ? Quel était le sens du profond ennui que je ressentais en ce moment, cette lassitude qui me faisait sentir me absolument inutile sur Terre».
    Dire tout ça, écrire tout ça comme c’est, oui ce serait le top du job, et ce n’est pas un scoop de ce matin puisque je me le disais déjà hier en marchant le long du quai aux Fleurs, enfin hier et tous les jours...
     
    QUANT AUX GENS. – Vu les circonstances vous vous dites, évidemment, que les gens en font trop, ou pas assez, et vous vous dites qu’il faut se mettre à leur place, les pauvres, et vous n’y pensez plus, tout contents cependant que l’un ou l’autre se manifeste, et c’est toujours une gaieté d’entendre la voix de Mylène (prénom connu de la rédaction) ou de Jocelyne la facétieuse - le fait étant que les bonnes femmes sont les plus aptes à la compassion à ces moments-là, sinon que les signaux de Denis ou de Bernard prouvent qu’il y a des exceptions à la règle générale, etc.
     
    BALISES. – Et pour celles et ceux (plus moyen aujourd’hui de dire celles sans ajouter ceux…) qui insistent sur le réseau social en vous souhaitant un prompt rétablissement (et que ça saute ! ont-t-il l’air de sous-entendre) non sans réclamer des détails, comme si vous les aviez rencontrés autrement que sur la Toile, vous en avez peut-être froissés en balisant, comme on dit, vu que l’état de ton souffle au cœur n’est pas une confidence à ébruiter, et que son taux de globules blancs ou sa tolérance à la cortisone ne les regardent pas plus que vous n’avez envie d’en savoir plus sur le lupus de leur mère ou le zona de leur fils bègue, etc.
     
    « GARDE ÇA POUR TOI ! ». – Je n’ai pas besoin qu’L. me le recommande : cela va pour ainsi dire de soi, et disons que ça se précise et s’accentue avec l’expérience et la sensibilité de l’âge vu que ça m’est arrivé, plus souvent qu’on mon tour, de chiffonner certains (j’entends : certaines et certains) dans mes carnets publiés sans user d’initiales (je trouve ça un peu hypocrite, quand l’écrivain G.H. dégomme son pair sous les initiales de N.B.) ou en jouant de clefs et de périphrases, mais je souscris de plus en plus à la discrétion, malgré l’évidente indiscrétion que suppose toute publication, et donc je ne parlerai pas du dernier rapport de l’oncologue grec S.P. ni du personnage en question, de ce qui nous est tombé dessus en avril dernier par décret fatal et avec un raffinement dans la cruauté intéressant la Recherche jusqu’à Singapour, ni de ce que j’observe et note au fil de toutes nos conversations avec nos amies Josyane (prénom fictif) et Héloïse, qui en «savent un bout» en tant que pros de la soignance palliative.
     
    Cela étant, je ne crois pas être indélicat en précisant qu’un début de sympathie personnelle est née entre nous et le jeune spécialiste barbu/masqué aux yeux et aux rondeurs de grand ourson, auquel j’ai appris l’autre jour que son prénom de Sotiros n’était porté que par 2555 personnes «au monde», selon Wikipedia, ce qui l’a fait rire en ajoutant que sa région seule en comptait déjà une floppée, etc.

  • Carpe diem

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    (Le Temps accordé, Lectures du monde 2021)
     
    DE l'AMITIÉ LIBRE. - Sous l’effet de la « médiation interne », Don Quichotte et Sancho en restent à une rivalité toujours tendue, alors que la passion partagée de Quichotte et du jeune bachelier pour les romans de chevalerie, image parfaite de la médiation externe, assure à leur relation la liberté requise.
    C’est ainsi que mon amitié avec le Marquis, mon cher Gérard, est restée pure et libre un peu moins de cinquante ans durant alors que tant d’autres de mes relations amicales ou amoureuses ont foiré par manque de distance, l’espace d’une cravate (même virtuelle) ou d’une cravache, comme je le vis depuis quelque temps avec mes rares compères…
    LES ŒILLÈRES DE GUILLEMIN. – Après m’être demandé, hier soir, ce qu’un Guillemin a bien pu dire à propos de Balzac, dont je ne me rappelais aucune conférence qu’il lui aurait consacrée, je suis tombé sur le blog d’un lettré balzacien qui dit avoir été en contact suivi avec l’historien qu’il a pressé à plusieurs reprises de lui parler de Balzac pour s’entendre dire, une première fois, que la lecture de celui-ci l’avait toujours « fait crever», avant d’obtenir un aveu beaucoup plus étonnant (ou peut-être beaucoup moins…) selon lequel, quand Guillemin préparait sa thèse sur Lamartine, il se serait obligé à porter des œillères afin de ne pas être distrait de son sujet, et l’on comprend que l’ « affaire Balzac » faisait partie de ce danger de distraction, et que probablement l’énormité d’un sujet pareil, idéologiquement insaisissable en son embrouillamini, aura épouvanté notre clerc en sa maigreur et son dogmatisme de chrétien de gauche.
    Et quoi d’étonnant ? Encore, avec l’ « affaire Nietzsche », Guillemin pouvait-il s’en tirer en invoquant la «folie» christique de l’énergumène, tandis que le pachydermique Honoré, se la jouant parfois ultra mais sûrement plus proche du « peuple » qu’un Hugo ou qu’un Zola, bons sujets de conférences, ne pouvait qu’affoler la boussole du cher homme – enfin j’imagine…
     
    NOTRE ROYAUME. – Pendant que ma bonne amie se repose, pelotonnée dans la demi-fraîcheur de la maison bleue en compagnie de notre fille aînée masquée de vert qui me passe devant pour le repassage avant de tricoter de minuscules bas de laine au point jacquard, je me trisse en douce avec mon escort dog avec l’intention de marcher en plaine, mais la Jazz en décide autrement qui bifurque tout à coup vers les hauts, et nous voici gravir les pentes en compagnie de Jonny Lang et nous retrouver bientôt au-dessus des clochers et des sapins, dépassant le palace de l’ancien Réarmement moral, puis le chalet Picotin de feu Claude Nobs fondateur du Montreux Jazz Festival, sur les hauts de Caux, pour zigzaguer ensuite le long de la route de plus en plus étroite, bordée de précipices où trois jeunes gens pleins d’avenir et d’alcool se sont fracassés il y a quelques années, jusqu’à l’immense pelouse se déployant au pied de la Dent de Jaman où, débarqué, j’ai été hélé subito par un jeune randonneur français me demandant l’itinéraire le plus direct menant au sommet ébréché de celle-ci...
    Alors moi sur le ton de l'expert: droit en haut par l’arête forestière de droite, en lui précisant que j’ai parcouru l’itinéraire avec le chien Filou dans mon sac, et tu tires à gauche après la double barre rocheuse, tu passes sur le versant sud qui est «à vache» mais gaffe aux herbes lisses, enfin tu atteins la croix sommitale en une heure et des poussières (il a l’air d’avoir de solides jarrets) mais tâche de redescendre avant la nuit sinon ça va «craindre», et lui : pas de souci, merci M’sieur !
     
    Quand notre grand frère se «taillait» les soirs d’été, par delà les frontières honnêtes du quartier de nos enfances, notre mère lançait comme ça : « Mais où est-il encore allé se royaumer », et l’expression m’est restée bien après que le frangin a rejoint la vallée des ombres, et du coup, voyant le soleil décliner au-dessus de l’incommensurable double vasque du ciel et du plus grand lac d’Europe et environs, j’envoie une image à ma bonne amie et trois mots pour lui dire que je reste avec elle partout vu que partout est notre royaume, etc.
     
    RÊVER À LA SUISSE. – En accompagnant ma douce amie à sa séance de physio, à deux cent mètres de la maison bleue et pile dans l’immeuble rénové au rez-de-chaussée duquel se trouve le mythique salon de thé à l’enseigne de ZURCHER, sur la rue du Casino mal nommée puisque ledit casino est ailleurs: sur la rue du Théâtre également mal nommée puisque de théâtre il n’y a plus l’ombre, je me rappelle, ayant pris place à la terrasse de l’établissement, que celui-ci, pendant les années de privation de la Seconde Guerre mondiale, annonçait en vitrine qu’à son regret ses fameux AMANDINOS ne pouvaient être offerts à la clientèle distinguée pour cause, précisément, de restrictions sévères…
     
    Je me le rappelle grâce à Henri Calet, qui était du genre à relever ce genre de détails souvent plus significatifs du «ton» d’une époque ou d’un lieu que tant de particularités signalées par les guides, et qui font plus précisément le charme de son petit récit intitulé Rêver à la Suisse, récemment réédité, où il est également question du funiculaire de Territet et de divers autres sujets plus ou moins cocasses propres à étonner le passant parisien - je me le rappelle enfin en notant les enseignes des boutiques et autres instituts esthéticiens d’en face aux consonances non moins faites pour épater le Montparno, de HAIR SPA, NETSHY ou BESTSMILE, etc. (Ce mardi 6 juillet)
     
    EN ABYME. - Plus j’avance dans la lecture du Balzac de Stefan Zweig et plus je suis impressionné, touché et même émerveillé par le mélange de savoir et d’intelligence sensible, mais aussi de puissance narrative que montre l’écrivain autrichien en essayiste-romancier, qui reconstitue bonnement un feuilleton balzacien en relatant les inénarrables tribulations financières du soupirant de dame Hanska trimballant sa lourde viande de Neuchâtel à Vienne ou de Genève à Venise sans cesser lui-même d’écrire sa romance en 3D dédoublée par sa correspondance délirante avec l’Élue, tout en alignant les chefs-d’œuvre, jusqu’aux Illusions perdues où le romancier bifrons parvient, avec une lucidité saisissante, à incarner ses deux natures opposées et complémentaires dans les figures antinomiques de Lucien de Rubempré et de Daniel d’Arthez.
    Je suis en train, précisément , de (re)lire Illusions perdues, j’en suis au moment où Lucien se trouve verbalement déniaisé par Etienne Lousteau qui lui détaille la corruption du monde journalistique et littéraire; je me rappelle alors ma propre prévention instinctive envers le monde parisien au début des années 70 où Dimitri me poussait d’une main à m’y plonger tout en me retenant de l’autre dans mon quartier bohème du vieux Lausanne - et je me dis que nous avons eu la chance de vivre encore dans une société où la littérature restait un univers enchanté et peuplé de «purs» tel que l’évoque Balzac avec les figures délicieuses du Cénacle, et je poursuis ma propre chronique «en abyme» en lisant Zweig qui lit Balzac, etc.
     
    DE LA COMPÉTENCE. – Je me disais, hier soir, en suivant à la télévision romande les commentaires des «consultants» sportifs réunis par la belle journaliste sportive dont j’ignore le nom, avant et pendant le match opposant l’Espagne à l’Italie, qu’il serait beau que la critique littéraire, à la même télévision ou dans nos journaux, fît montre d’autant de science sagace et de finesse de jugement que ces commentateurs détaillant, admirablement, les multiples aspects de la stratégie respective des équipes, de leurs individualités particulières et de leurs styles, revenant sur les moments forts de la rencontre – d’ailleurs épatante – et se montrant si amicaux les uns avec les autres, surtout, si compétents, autant que les formidables joueurs en présence, alors que les vestiges falots de la critique littéraire, en Suisse romande encore plus qu’en France voisine, pataugent dans l’insignifiance répétitive et le bavardage paresseux sans même le côté voyou saute-ruisseau des loustics à la Loustau… (À la Maison bleue, ce mercredi 7 juillet)
     
    GOODBYE LENIN . – Un rêve bien étrange m’a fait retrouver, la nuit dernière, l’ancien leader de la jeunesse progressiste lausannoise, notre cher U., furieux marxiste au visage poupin et à la passion militante parfois ombrageuse, qui se trouvait en butte aux assauts d’un Vladimir Oulianov en casquette légendaire et poussant devant lui une sorte de carriole militaire, faisant bel et bien mine de le repousser et non sans véhémence, ce qui m’a intrigué car jamais je n’ai entendu le tribun de nos jeunes années s’en prendre à Lénine malgré son ralliement au trotzkysme – et du même coup, me réveillant, je me suis rappelé les sarcasmes que le camarade en question me balançait, à la salle de lecture de la Bibliothèque universitaire quand il me surprenait en train de lire des auteurs politiquement suspects à ses yeux, comme ce «fasciste» de Cingria ou ce «réac» de Ramuz, convaincu qu’une bonne conversation nous amuserait aujourd’hui, tous les deux, au rappel de ces souvenirs… (Ce mercredi 7 juillet)
     
    MOBILE / IMMOBILE. – Ce n’est pas vraiment une salle d’attente, mais plutôt un espace mixte : une espèce de compromis entre un lieu de passage et de patience stationnaire dans le dédale du Service d'oncologie, au septième étage de l’accueil et des examens alors que les soins ambulatoires et autres chimiothérapies se dispensent au sixième dessous avec, entre les deux niveaux, ce puits lumineux commun dans lequel tournent les cocottes de papier d’un mobile géant accroché à un cintre tournant là-haut sous le plafond de verre où crépite la pluie d’après-midi de cet été pourri.
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    L’ambiance de ce lieu est à la fois lente et lourde, avec quelque chose de matériellement palpable et de quasiment « incarné », malgré ou peut-être à cause du silence régnant et de la résignation qui se lit, sinon sur les visages masqués, du moins sur les postures de la plupart des patients, accompagnés ou non mais tous porteurs du même petit bracelet blanc ; et je reste assis sur le siège de skaï bleu clair (du même bleu que les murs et que le faux bassin dans lequel flottent des cocottes-bateaux de papier blanc toutes semblables aux cocottes-oiseaux du mobile) tandis que l’infirmière haïtienne dont j’ai oublié le prénom emmène mon accompagnée (étant déclaré accompagnant j’ai logiquement une accompagnée) pour la prise de sang dont nous évaluerons tout à l’heure les résultats et leurs conséquences avec l’oncologue – un jeune Grec barbu aux yeux qui sourient en dessus de son masque, etc.
     
    COMMENT RACONTER « ÇA »... – Vivant ce que nous vivons, maintenant depuis bientôt trois mois, sur la base de notes télégraphiques consignées tous les jours dans un carnet d’une centaine de pages sur lequel j’ai collé l’image de ma bonne amie dans son beau pull bleu tricoté au point jacquard au début de l’année, la question du récit, de sa formulation et de son éventuelle diffusion, de l’intérêt que cela représenterait autant pour ceux qui le vivent que pour tout un chacun, se pose, qui me renvoie à tous les récits contemporains de même nature dont les premiers remontent aux années 70-80 avec le Mars de Fritz Zorn, s’agissant du cancer, ou aux derniers livres d’Hervé Guibert s’agissant du sida.
     
    Or je l’entends tout autrement qu’un «récit de vie» de plus sur la maladie ou sur l’approche de la mort : j’aimerais que tout fût lié par l’expression des sentiments, dans notre environnement perso d’ici et de maintenant, sur le ton relancé du «j’étais là, telle chose m’advint», la maladie n'étant qu'un des multiples aspects de la vie qui continue, etc.
     
    RETOUR AMONT. - L’atmosphère générale était à l’incertitude liée depuis deux ans à la pandémie, quand on a passé soudain de l’anxiété diffuse à l’angoisse.
    Le premier élément de diagnostic a été d’une brutalité extrême : on a failli crier. Certains experts en la matière le répéteront plus tard comme ils le serinent depuis longtemps en pareilles circonstances : criez donc, lâchez-vous, c’est normal, ça ne peut faire que du bien, etc. Ce genre de formules, mais on n’en était pas là à ce moment-là, comme si l’on n’y croyait pas vraiment, et tout de suite on s’est rassuré en écoutant le spécialiste parler technique et préciser en même temps que l’Opération serait palliative et non curative, et le binoclard à bouc brun roux de détailler, avec son accent alémanique, les actes successifs de son intervention sur le cœur dont il avait devant lui une maquette colorée, en précisant le risque de chaque geste et la mort possible durant les cinq ou six heures que cela durerait, comme pour se dédouaner à l’avance et non sans insister sur l’accord signé de la patiente – tout cela dans cet espace vitré, sur fond de couloirs aux silhouettes blanches de passage, le chirurgien au front dégarni et une assistante, la patiente et son conjoint catastrophé, leur fille aînée qui avait posé sa main sur celle de son père au moment de l’Annonce, la seconde fille sur la tablette en mode visioconférence depuis le chalet avec vue sur le lac, etc.
     
    AU PIED DU MUR. – La pandémie a été comme un premier avertissement : en tout cas je l’ai pris comme ça : comme une possible dénégation.
    Non, vous ne vous en tirerez pas comme ça, me suis-je dit qu’ON nous disait. Je sais bien que cet ON ne rime à rien, mais en même temps je me dis qu’il participe d’un organisme universel qui nous parle à sa façon, et chaque fois que j’ai affronté la mort je me suis dit la même chose : qu’ON m’avertissait.
     
    C’est ainsi qu’apprenant, à trente-cinq ans, la mort accidentelle de mon meilleur ami, je me suis dit : voilà, c’est comme ça. Et c’est ainsi que j’ai accueilli notre premier enfant : comme un fait établissant ma propre mort, et comme une nouvelle vie a commencé ce jour même.
     
    Dostoïevski va se faire exécuter. Il vit pour ainsi dire sa mort au pied du mur quand surgit l’émissaire chargé de sa grâce, et sa vraie vie lui est alors révélée. Sur quoi j’apprends que j’ai le cancer, que je ne ressens pas vraiment dans ma chair, et qu’On le soigne à l’accélérateur linéaire : mon corps n’a presque rien vu passer.
     
    Tandis que mon corps est cloué quand j’apprends que le cœur de mon cœur est touché et que la vie de ma bonne amie est en danger. Tout devenant alors réel, terriblement, inexorablement réel...
     
    JOUR APRES JOUR. –«Restons pragmatiques !» est la première expression, hilarante dans sa petite bouche d’enfant de trois ans, qui est venue à notre petit-fils Anthony par imitation directe du langage de sa mère ou de son père, et c’est à cette hauteur que nous tiendrons un jour après l’autre, en restant sereins et précis dans nos actions, non du tout comme si de rien n’était mais comme c’est : dans ce bel appart de la maison bleue aux beaux parquets de chêne et aux hautes fenêtres donnant sur les pins parasols et le lac aux reflets argentés, sur les arches de fer vert du marché couvert et sur le Grammont cher à Courbet, elle à se reposer de sa deuxième chimio et moi à passer de la lessive au séchoir non sans écrire et chantonner – nous nous le somme dit et répété dès les premiers jour de cette nouvelle : que ce serait un moment après l’autre, quitte à nous pleurer dans le gilet quand on trouvera qu’il y a trop, mais à la réalité salope on se raccroche comme au cou d’un cheval doux, et c’est le contraire du pragmatisme appliqué mais c’est encore mieux comme ça…

  • Un jour après l'autre

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    (Le Temps accordé, Lectures du monde 2021)
     
    DÉSARROI. - Je me trouve à l’instant dans mon antre de la ruelle du Lac, songeant à la vie que nous allons mener ces prochains temps, combien incertaine. Dans l’immédiat, à côté de mes devoirs d’accompagnant auprès de Lady L., je vais m’efforcer de préparer la publication des livres que j’ai actuellement en chantier, de telle sorte que je puisse les soumettre à un éditeur ou, en cas de disparition, afin de permettre à mes exécutrices testamentaires de s’y employer.
    Nous vivons ces jours dans l’anxiété, et il est probable que nous vivrons ces semaines et ces mois prochain des temps difficiles marquée par l’épreuve. Du moins les affronterons- nous ensemble, un jour après l'autre selon son expression ... (28 mai 2021)
     
    Je vais reprendre la rédaction de ce journal de façon plus régulière et plus serrée, plus dense aussi, en essayant de consigner tout ce que nous vivons ces jours sans pathos, comme nous le vivons.
     
    À propos de l’atelier de la ruelle du Lac, à Vevey où je me trouve à l’instant je me disais qu’il serait bon ces prochains temps d’en faire un lieu de travail mieux approprié qu’il ne l’est aujourd’hui, notamment à la peinture.
    Aussi, j’aimerais classer les quelque 3000 livres qui se trouvent en ce lieu de manière plus ordonnée avec, d’une part, l’ensemble des essais, d’autre part la paroi des romans anglo-américains et diverses collections, comme celle du Dilettante et les milliers d’exemplaires de la Blanche de Gallimard, sans oublier les rayons dévolus aux journaux intimes dont je possède deux ou trois centaines.
    Dans les derniers temps que nous nous sommes fréquentés, Dimitri m’a fait découvrir un écrivain du nom de Christian Guillet qui a composé une sorte de journal considérable sur lequel il faudra que je revienne. Dimitri avait cette qualité rare de découvreur qui lui permettait d’accueillir des auteurs qui n’étaient pas à proprement parler des marginaux mais se signalaient par leur authenticité et l'unicité de leur voix - je pense à Anne Laure et à Henri Pollès, à Christian Guillet précisément et bien d’autres, tel un Lucien Noullez, à la fois pour ses poèmes et son journal.
     
    Samedi 29 mai . - Je me trouve le long du petit canal au-dessus duquel on aperçoit les Dents du Midi, lesquelles, très curieusement m’apparaissaient, depuis l’avenue de Nestlé, à Montreux, comme si elles étaient posées sur le lac, alors qu'ici on les voit au fond de la plaine du Rhône de beaucoup plus loin - étrange phénomène d’optique qui me fait penser aux variations de rapport très fréquemment illustrés chez Proust, notamment dans l'évocation des clochers de Méséglise et Combray...
     
    Je suis revenu ces jours à Marcel Jouhandeau par le truchement de ses Carnets de l’écrivain, évidemment à la marge des écrits de ce très grand auteur largement méconnu de public, mais j'y ai retrouvé une base musicale dont la langue a peu d'égales...
     
    Ce dimanche 30 mai. - J’aborde la journée de ce dimanche en évoquant, en contrerimes, le fléchissement de Gargantua, bonne façon pour moi de sublimer la compulsion. Je lisais hier soir dans Les gens de Seldwyla, la nouvelle intitulée Les lettres d’amour détournées, et j’ai ri à la satire du milieu littéraire développée par Gottfried Keller, qu’on pourrait reprendre à la lettre à propos de la paroisse des lettres romandes…
     
    Je vais achever, entre aujourd’hui et demain, la série de mes Pensées de l’aube comptant 50 séquences pour aborder ensuite mes Pensées en chemin qui en compteront 50 autres. Ensuite, le troisième élément du triptyque comptera 50 derniers numéros et j’intitulerai l’ensemble Prends garde à la douceur des choses.
    Ce poème venu en marchant:
     
    Dans le virage il y a là-bas,
    au détour de la plaine,
    une toute petite maison
    où loge une sirène…
    Dans l’ombre on l’entend murmurer
    des sortes de chansons
    tantôt triste et tantôt plus gaies
    qui m’évoquent ton nom...
    Dans le secret de cette onde claire,
    l’écho de nos enfances
    s’entend de loin tant que de près,
    en limpide innocence…
     
    Je me trouve là à la corne du bois près d’un aguet de sangliers qui domine un vaste champ d’herbes ou ces bêtes-là doivent s’en donner à cœur joie à leurs heures, et de l’autre côté, plus haut, au loin vers le nord je vois s’élever les pentes boisées et dominées par les deux pointes des Rochers de Naye et par la dent de Jaman, plus loin encore par l’arête des Verreaux…
    De la peur. - Cela te prend au ventre malgré toi, cela ne peut pas être toi, te dis-tu en posture de te contrôler, mais cela ne se contrôle pas, c’est plus fort que toi et pour un peu tu te découvrirais faible et t’en accuserais, mais en toi un autre toi t’enjoint de te laisser aller sans contrôle et de t’abandonner à ce que tu crois une faiblesse et qui est ta force.
     
    De l’incertitude. – D’un jour à l’autre tout est apparu comme au mourant le mur se rapprochant et plongeant toute certitude acquise dans cette ombre lui révélant que tout sombre, et fermer les yeux fut pour beaucoup la défense, ou nier l’évidence, la masquer comme tous bientôt se masquèrent, et les mourants furent délaissés par les supposés vivants à peu près sûrs maintenant que rien n’était plus certain.
     
    Du reflet. – ILS n’étaient plus sûrs d’être ce qu’ILS paraissaient avant d’apparaître partout et à tout instant sur les écrans, mais de se voir regarder ceux-ci et de se savoir vus par le même truchement à tout instant et partout ne fit que les inquiéter en dépit de leur déni, aussi les fenêtres qu’ils disaient s’ouvrir par les écrans ne furent à vrai dire que les lourdes paupières du sempiternel démon qui du vivant ne voit que le néant.
     
    De l’utilité. – Vous écrivez et grand bien vous fasse, lui dit le Pharmacien convaincu d’être le seul garant de la vie, vous alignez vos questions et je n’ai que des réponses en boîtes et en flacons, vous vous contentez de mots quand moi seul pallie les maux, vous flottez dans l’éphémère au dam de l’ordonnance sanitaire et de la norme établie par nos experts, mais à quoi donc servez-vous ? Et lui de répondre : mystère…
     
    Du rejet. – ELLES ne veulent plus rien leur devoir, elles ont balancé le père avec le porc et les frères à l’avenant, ELLES ne veulent plus dépendre d’eux en rien, ni plus rien entendre d’eux ni rien lire d’eux, ELLES n’aspirent plus enfin qu’à se retrouver entre ELLES quitte à se rejeter en s’arrachant les ailes, mais entre elles, quand elle seront seules sur leur ÎLE…
     
    De la continuité. – Plus vous marchez et mieux vous marcherez, lui dit l’angiologue, un Monsieur Noyau facétieux dont les sentences le revigorent à proportion de leur incongruité : c’est en marchant qu’on devient marcheron, lui a-t-il lancé hier, et ce matin la marche lui en est plus légère, et par manière de placebo il se répète en marchant que plus il marche et que plus c’est beau de marcher ainsi.
     
    Ce lundi 31 mai. - Je reprends ce matin la marche le long du Grand Canal en direction du lac, il fait bon frais côté soleil, la lumière oblique éclaire le grand champ de jeune seigle du côté des Glariers et je me trouve dans les meilleurs dispositions psychiques à la veille de l’épreuve que nous allons affronter avec L., qui va subir aujourd’hui des examens préalables à la première des injections en série qu’elle subira tout au cours de l’été.
     
    UN RÊVE GOGOLIEN. - En marchant je me rappelle le rêve bien étrange que j’ai fait la nuit dernière, véritable sujet de nouvelle gogolienne dont le protagoniste était un être inquiétant, personnage aquilin au visage d’une méchante beauté, à la fois insidieux et suavement brutal que j’ai surnommé l’entremetteur au cours de mon rêve avant de me dire, à fleur d’éveil, qu’il incarnait en somme celui qui dispose de la vie des autres…
     
    La contiguïté du monde matinal tout paisible et tout pur dans lequel je chemine avec le chien, et de ce relent de fantasmagorie onirique exacerbé par notre angoisse de ces jours va de pair avec ma peine à la marche que je force non sans peine tandis que me dépasse une coureuse très blonde à maillot bleu ciel et que, de l’autre côté du canal, comme pour me rassurer, se traîne un plus vieux que moi nanti d’un déambulateur…
     
    À l’approche de la zone des cabanons aux noms ne cessant de me réjouir (Le Panama, Brin d’herbe ou Le calumet), un buisson d’aubépines me rappelle les rives de la Vivonne à Combray, alors que c’est à la Raspelière que je me trouvais tout à l’heure, roulant entre Montreux et Noville, en écoutant Guillaume Gallienne me lire l’épisode de la préparation du grand dîner chez les Verdurin, dans cette partie de Sodome et Gomorrhe où Charlus débarque avec Morel qu’il chambre et chaperonne…
     
    J’ai marché jusqu’à la plage dite de l’Empereur dont j’ignore l’origine de l’appellation, d’où la vue s’étend jusqu’aux pentes embrumées de Lausanne où se distingue le sombre quadrilatère du CHUV, et du coup j’en reviens à nos grands soucis de ces jours et à cet éternel et banal scandale de la maladie et de la mort dont, la plupart du temps, nous nous dissimulons la proximité et les révélations, pour reprendre l’expression du livre que je préfère de Léon Chestov, retrouvé une fois de plus ces derniers temps et dont les phrases limpides aux résonances si graves et douces me font tant de bien.
    Sur la route du retour, toujours à l’écoute de Sodome et Gomorrhe, je relève l’hommage que Proust rend à Balzac par la voix de Charlus, qui cite celui-là en fin connaisseur damant le pion aux réserves pédantes de Brichot et Cottard et rejoint mes réflexions de ce matin à la reprise de ma lecture quotidienne d’Illusions perdues.
     
    Ce mardi 1er juin je me suis réveillé ce matin dans un état de rare confusion à la fois anxieux accablé, peinant à réaliser, comme on dit, peinant à me représenter ce qui nous arrive, pour mieux me répéter que cela nous arrive à nous et à personne d’autre, ou du moins c’est ce qu’on se dit alors que cela arrive à tout le monde - ce qui nous semble exceptionnel et la banalité même, même si cela reste exceptionnel, etc.
     
    Ce mercredi 2 juin.–Je me rappellerai l’angoisse de ce matin, le tremblement de sa voix quand nous nous sommes parlés, mon émotion et la sienne lorsque nous nous sommes promis de nous donner des nouvelles après l’intervention qu’elle doit subir ce matin pour lui rendre le souffle. Nous savons ce qui l'attend, ce qui nous attend, nous savons que l’espoir de la survie est mince, limité à quelques moi sauf à parler de miracle, mais c’est au seul miracle que nous nous remettons - tel est notre espoir de ce jour et pour les jours qui viennent…
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    Ce jeudi 3 juin.– J’ai repris hier soir au hasard la lecture des Passions partagées pour tomber précisément sur l’évocation des dernières semaines de la vie de mon père jusqu’à son dernier jour en mars 1983. Je me rends compte à cette lecture que ces carnets, sous-titrés Lectures du monde, constituent la ligne principale de mon travail littéraire, et je vais donc poursuivre la rédaction du septième volume intitulé le Temps accordé. Parallèlement à ce travail je vais reprendre mon roman et l’achever ses prochaines semaines, je vais mettre au point les deux recueil de poèmes de La chambre de l’enfant et du Chemin sur la mer, et je poursuis tous les jours la composition des pensées du triptyque de intitulé Prends garde à la douceur des choses. Bref, je dois m’efforcer de ne plus perdre de temps - je me comprends , et de me concentrer sur tout ce qui se rapporte à la seule Chose.
     
    Aux dernières nouvelles (il est 16 heures) L. recommence à respirer normalement, on lui a installé un petit dispositif qui permettra les injections de chimiothérapie dès demain - elle devrait rentrer au début de la semaine prochaine. En ce qui me concerne je vais me replier dans le temps hors du temps qui est à la fois celui de l'écriture et de la lecture, celui de la peinture et de la présence partagée avec mes amis et mes amours.
     
    Relevé le passage de Sodome sur le sommeil. Noter ce qui diffère de Balzac à Proust.
     
    Il y a des moments où l’on pourrait hurler.
     
    Toute notion de projet, dans ces circonstances, devient sujet à caution, tout est comme suspendu mais on a déjà vécu cela mondialement pendant une année à l’ensiegne de la pandémie, avec cette incertitude constante et notre façon de « faire avec »

  • Nus et solitaires...

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    (Le Temps accordé, Lectures du monde 2021)
     
    "Nus et solitaires, nous sommes en exil. Dans l’obscurité de ses entrailles, nous n’avons pas connu le visage de notre mère; de la prison de sa chair, nous sommes passés dans l’indicible, l’incommunicable prison de cette Terre. Qui donc a connu son frère? Qui d’entre nous a pénétré dans le cœur de son père ? Qui donc n’est à jamais prisonnier de sa prison? Lequel n’est à jamais un étranger, et seul?" (Thomas Wolfe, L'Ange exilé)
     
    Ce mardi 4 mai 2021. - Consulté notre médecin de famille ce matin, qui portait une de ses chemises les plus kitsch, avec des fleurs tropicales blanches sur fond noir, et je l’ai remercié d’avoir détecté le mal de ma bonne amie à temps, avant le diagnostic plus précis du cardiologue, sans quoi elle risquait d’y rester tant le développement de la tumeur est rapide, d’une taille déjà de mandarine. Or le même cardio a téléphoné cet après-midi à Lady L. pour la rassurer, affirmant qu’elle est en de bonnes mains - ce que je voulais précisément entendre…
     
    Ce mercredi 5 mai. – Mon poème de ce matin est intitulé Veillée d’armes, et c’est cela que nous vivons.
    Veillée d’armes
    Ne ramasse pas tes jouets:
    laisse-les s’amuser,
    ce n’est pas encore le moment
    de se montrer trop sage
    en donnant la main à l’orage...
    Regarde le firmament
    paisible au dessus des nuages
    où divers dieux non moins joueurs
    sourient à vos heures...
    Prends garde à la douceur des choses:
    elles aussi sont bénies
    dans l’aura parfumée des roses,
    au défi des douleurs...
    Tu tiendras d’autant mieux les rênes
    du petit attelage
    lancé demain contre l’orage,
    que de ta force douce
    tu auras su lui opposer
    ta vivante ressource...
     
    Elle avait une bonne voix à neuf heures, ensuite un téléphone avec notre amie H. m’a un peu rasséréné, venant d'une vieille routière des sales d’op, et je suis retourné au CHUV par le chemin des écoliers, la Corniche et les coteaux de Pully, pour re retrouver ma bonne amie sereine et souriante, me reprochant de verser une larme après qu’elle m’a lu un message de son ami D. évoquant l’ «irréversible» - exactement le mot que je ne voulais pas lire à ce moment-là…
    De retour par la route du lac après une escale chez nos amis M., j’ai reçu en voiture un nouvel appel un peu désemparé et je l’ai rappelée à mon tour plus tard pour essayer de nous apaiser l’un et l’autre – mais quelle angoisse derrière nos bonnes paroles… Ensuite, jusqu’à passé onze heures du soir, nous ne cessons d’échanger de petits messages.
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    Ce jeudi 6 mai, Jour J de la Bataille.- Réveillé ce matin à 4 heures, j’ai composé un poème évoquant la présence de nos chers disparus, qui nous demandent de les écouter comme Floristella me l’avait fait remarquer en constatant que Thierry lui reprochait un peu de ne pas le faire alors qu’elle n’en finissait pas de lui parler…
     
    Prière de l’aube
     
    (A nos mères)
    Ils sont survivants parmi vous,
    ceux qui vous ont quittés,
    ils vous écoutent, semblant muets,
    mais laissez-les donc vous parler,
    ne les laissez pas seuls...
    Ta mère murmure en bord de mer:
    les murs l’impatientaient,
    et tous ces barbelés autour
    des cours de détention;
    libérez donc les prisonniers
    des viles intentions,
    libérez-nous Monsieur, là-haut
    qui vous prenez pour Dieu,
    et partout où vous êtes,
    et vos prophètes vrais ou faux -
    faites-vous donc plutôt poète,
    clamait-elle sur ses ergots...
    À toi la douceur insoumise,
    à nous la vive crainte:
    on ne sait jamais, au jardin,
    ce que sait le destin
    au pourtour des églises
    de vos élans et de vos plaintes -
    on reste désarmé...
    Mais ils sont là qui vous attendent,
    espérant votre accueil,
    comme des enfants sur le seuil
    au moment de l’offrande...
     
    Quant à Lady L., Nous nous sommes quittés tout à l’heure, juste avant 8 heures, la voix claire et sans un trémolo, en nous disant juste, justement : « À tout à l’heure », et enfin « Dieu te garde » de ma voix un peu tremblante, après que je lui ai dit que j’allais rester avec elle en alignant lessive et séchage, balade avec Snoopy et autres tâches des plus banales en attendant le téléphone du Dr N. auquel je me suis promis, quoi qu’il m’annonce, et même le pire, de le remercier pour ce qu’il aura fait, sachant qu’il aura tout fait pour sauver la vie de ma bonne amie…
     
    En attendant, je ne cesse de recevoir des témoignages d’amitié et de solidarité sur le réseau social dont j’apprécie, pour une fois, le lien qu’il permet de maintenir, et tout particulièrement en ces temps d’atomisation anonyme liée à la crise sanitaire.
    Passé à 10 heures à l’Atelier, après avoir émietté des croissants à la terrasse de la boulangerie, place de l’Hôtel de ville, à Vevey, au milieu des pigeons et des moineaux, et maintenant, revenu à la Maison bleue, j’écoute et réécoute le poignant Only a man de Jonny Lang en attendant d’apprendre l’issue de la bataille…
     
    Ah mais que j’aimerais sauter par dessus les heures et la tenir dans mes bras… L’attente dans ces conditions est une vraie torture…
     
    Le plus curieux, c’est que les tribulations accidentelles et la proximité de la mort ne m’ont jamais inquiété personnellement malgré deux chutes graves à moto et en montagne, cinq ou six opérations, le cancer et un infarctus, alors que la mort de trois de mes amis proches m’a scié après avoir été marqué à vie, à vingt-cinq ans, par un séjour de quelque temps dans un pavillon de traumatologie, entouré de splendides jeunes gens plus ou moins fracassés et promis, pour certains, à la paralysie partielle ou complète, dont l’un passait ses journées à pleurer à plat ventre…
     
    Il est presque 3 heures de l’après-midi, j’attends toujours des nouvelles de l’hôpital et voilà que, par hasard je lis dans le premier roman traduit du coréen que j’aurai jamais lu jusque-là et que je me suis procuré via Kindle, intitulé Je veux aller dans cette île et signé Lim Chul-woo, cette petit phrase lumineuse qui va se développer en métaphore pleine de sens et de poésie.
     
    La petite phrase est celle-ci : « À une époque nous avons tous été des étoiles » et ensuite : « Chacun d’entre nous brillait, avec une beauté, une clarté et une taille à samesure, quelque part dans le ciel crépzsculaire, dans sa propre cobstellation, et en son seul nom, chacun, sans exception, a été une spkendide étoile »-
    Et ensuite : « Mais nous ne sommes pas les seuls à avoir été des étoiles. Ceux qui sont venus vire sur cette terre et l’ont quittée depuis longtemps, ceux qui naîtront dans un proche avenir ou bien les nombreux visages qui sont assis, roulant des yeux de tous c’ôtés, attendant leur tour dans une gare d’un futur très lointain, tous sont aussi des étoiles ».
     
    Sur quoi l’auteur invite le lecteur à regarder le ciel, où qu’il soit, dans un fossé ou sur un toit, et de se concentrer sur telle ou telle étoile de son choix, qu’il verra se déplacer comme un petit poisson, puis ildécouvrira les bancs de poissons en mouvement et la mer nocturne dans laquelle vivent les étoiles, et de s’exclamer dans la foulée « ah, combien de nouvelles vies d’homme sont-elles en train de naître, contunuellement, quelque part dans le monde,et ailleurs, encore, ah, combien de vies sont-elles en train de quitter la terre sans même laisser de trace ? «
    Et de conclure enfin ce Prologue poétique : « Grands ou petits, rayonnants ou ternes, laids ou jolis, carrés ou ronds, longs ou courts, peu importe, nous sommes tous ces mêmes étoiles qui sont descendues, qui sait quand, de cette très lointaine mer nocturne et qui viennent du même pays natal »…
    Je notes ces phrases en pensant aux parents qui nous ont quittés et aux enfants qui nous sont venus. Je ne sais pas, à l’instant, si l’étoile de ma vie qu’à été Lady L. s’est éteinte dans le ciel pendant ma lecture ou si elle se réveillera après avoir été opérée du cœur, à tout instant le chirurgien qui s’est battu avec elle contre le Monstre pourrait interrompre ma lecture, mais celle-ci, mystérieusement, oriente tout à coup ce que nous sommes en train de vivre de façon nouvelle, sous la mer des étoiles ou les proportions de chacun retrouvent leur modeste mesure...
     
    Et de fait, à 15hh 30 m’arrive enfin la nouvelle tant attendue par la voix du Dr N., chirurgien au CHUV, qui m’apprend que l’opération, d'une durée de huit heures (!), s’est relativement bien déroulée, marquée au début par un arrêt du cœur vite contrôlé, qui a nécessité l’insertion d’un pacemaker après l’ablation de la tumeur et la reconstruction de l’oreillette, comme il nous l’avait décrit et sans les mauvaises surprises qu’il redoutait.
     
    Je lui demande de nombreuses précisions relatives à la suite des traitements oncologique, mais en mon for intérieur je ne suis que reconnaissance - mon étoile n’a pas filé dans le ciel des vapes et je lui dis quelque chose comme Doc sei Dank vu que c’est un haut-Valaisan, mein Liebling wird bis Sonntag auf der Intensiv Station bleiben, doch bin ich endlich so zufrieden, sie lebendig zu wissen, etc.
     
    Ce vendredi 7 mai. – Réveillé à 5 heures du matin, je compose un poème et me rendors, puis, à 8 heures pile, j’appelle l’unité 5 des soins intensifs où l’on m’apprend qu’elle a dormi et que son état est satisfaisant au point qu’on pourrait la déplacer en chambre demain déjà, et tout aussitôt je propage la bonne nouvelle, puis je me rends à Vevey avec Snoopy, sous la pluie, pour y récupérer mon Cervin mandarine.
     
    Ce samedi 8 mai. – Elle a ce matin, quand enfin j’obtiens la communication avec les soins intensifs où je sais qu’elle souffre atrocement malgré les antalgiques, un pauvre voix où je sens l’effort plus qu’hier au soir où elle me disait qu’au moins la douleur prouve qu’elle est vivante. Notre amie H., à laquelle je téléphone un peu plus tard, et qui a derrière elle quarante ans de pratique d’anesthésiste, et jusqu’en Mongolie (!). me dit que le deuxième jour et le troisième, après qu’on t’a scié le sternum, sont pire qu’après le jour du réveil, et je n’ose imaginer ce qu’elle éprouve
     
    Ce mercredi 12 mai. – Deuxième coup d’assommoir cet après-midi, après le passage de l’oncologue auprès de Lady L., qui m’a appris la terrible nouvelle quand je suis arrivé: angiosarcome, cancer rarissime et, je le découvre ce soir via Internet, très difficile à soigner en dépit des nouvelles thérapies. Bref, c’est la pire horreur, que nous allons affronter ensemble. Je la sentais déjà lasse et un peu abattue hier, mais à présent elle est surtout impatiente de quitter l’hôpital, dont l’odeur l’insupporte…
     
    Dès ce soir, j’ai prié mes « followers » de ne plus déposer aucun commentaire relatif à la santé de ma bonne amie sur mon mur, tout en laissant entr’ouverte le guichet de Messenger. J’ai manifesté ma reconnaissance dans les formes, mais à présent ce que nous vivrons ces prochains mois, qui sera probablement très dur, ne regarde personne…
     
    Ce jeudi 13 mai.- Quatre heures du matin: je me réveille et je vois cet abime que le constat médical a ouvert hier après-midi devant nous. A la sensation physique d’accablement, a l’écrasant sentiment de tristesse, je suis résolu, par delà les larmes ravalées et le cri quasi animal de l’âme, a faire face et quand je dis je: c’est nous.
     
    Nous avons décidé de nous battre: d’opposer la vie et notre vérité nue (elle m’a déjà dit qu’elle ne porterait pas de perruque devant nos petits enfants ni même de bonnet) à la maladie et à la mort. Nous nous battrons avec les moyens actuels de la science et de nos faibles forces vives , conscients de l’extrême rareté et de la difficulté reconnue de vaincre ce mal particulier, mais nous ne baisserons pas la garde . Nos enfants nous y aiderons, et nos amis les plus proches. Hier nous avons bien ri sur la terrasse ensoleillée de Cully, avec les M. et leur fils dont le sourire lumineux me rappelle je ne sais quel acteur de cinéma américain a mèche légère et bottes de cow-boy , je leur ai évoqué les cinq jours d’enfer vécus par mon ami R. Couché entièrement nu à la clinique où il venait de se faire opérer d’une tumeur aussi énorme que celle de L., le corps percé de tous côtés par des tuyaux et des drains et autres fils électriques, et qui décida ce jour-là, pour la deuxième fois (la première marquant sa réaction au diagnostic initial) de ne pas lâcher. Exactement ce que m’a dit L. cet après-midi quand je l’ai rejointe dans sa chambre de l’hosto après la visite et le rapport de l’oncologue à nom Grec et prénom rare : que nous ne lâcherons pas.