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  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde 2020-2022)
     
    LUDIONS. - Julie a débarqué en fin de matinée avec ses deux petits tourbillons, qui ont distrait ma bonne amie de son chagrin. C’est une chance pour nous d’avoir ces deux fistons, qui nous rappellent sans le vouloir que la vie continue, la vie bonne et belle.
     
    TCHEKHOV. - Alors que je craignais un peu de retomber dans ses litanies humanistes convenues, j’ai été surpris, hier, et même saisi par la tenue du texte consacré par Georges Haldas à Tchekhov, reprise sans doute d’une préface destinée aux éditions Rencontre dont le souvenir me poigne en passant (dire que l’édition romande actuelle est ce qu’elle est désormais, misère !)
    Or la présentation de Georges Haldas est du meilleur niveau, synthèse claire et nette et sans le hachis ordinaire de ses phrases, qui fait bien la part de l’homme et de l’œuvre, avec l’évolution bien illustrée de celle-ci dans le temps. (Ce lundi 8 février 2021)
     
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    LE CHIEN. – Hier après-midi, dans le grand salon désert du Lausanne-Palace aux (rares) employés masqués, j’ai rejoint Roland Jaccard qui m’avait annoncé par Messenger qu’il avait un cadeau à me remettre peut-être empoisonné ; et tout de suite je lui ai demandé de me rassurer en me promettant de ne pas se supprimer en ma présence, ce qu’il a fait non sans me recommander de prendre une assurance vie...
    Or à peine arrivé après quelque nouvelles échangées, je lui ai demandé de quel cadeau il s’agissait, pour m’entendre dire qu’il s’agissait d’un chien qu’il allait d’ailleurs chercher dans sa suite, et de se lever tandis que, vite, j’informais Lady L. de ce rebondissement inquiétant.
    Quant au chien en question, c’était ce livre de 850 pages que Roland m’a remis en revenant de ses appartements, intitulé Le monde d’avant et rassemblant les pages de son journal de 1983 à 1988, se situant juste avant le Journal d’un homme perdu que j'ai relu récemment avec beaucoup d'intérêt...
    À part ça, deux heures durant, la conversation fut aussi vive qu’intéressante, touchant à tous nos intérêts respectifs. Nous avons parlé de nos santés, des vaccins chinois et russe que la Suisse ne veut pas homologuer, de la Corée dont je découvre le cinéma qu’il connaît depuis les années 80, de Gabriel Matzneff enferré dans son déni et de Serge Doubrowski qu’il a longtemps fréquenté, de la noblesse personnelle et de la passion de Pierre-Guillaume pour la littérature auquel il a consacré un hommage dans le dernier numéro du Service littéraire qu’il me remet, de mes projets et du Tchekhov que selon lui je devrais donner aux éditions Arléa, etc...
     
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    Lady L. est ce matin un peu patraque au retour de sa balade avec le chien. Elle a les bras tout flagadas et la mine un peu flétrie, aussi me suis-je affairé à lui remonter la pendule en l’encourageant (forza ragazza !) à reprendre sa peinture destinée à décorer la future chambre d’un des enfants.
    Pour ma part je me requinque à relire ma liste consacrée à Ceux qui lénifient, commençant par « Celui qui a cessé de léninifier pour se mettre à lacancaner », puis je reviens à la lecture de Jim Harrison dans La position du mort flottant dont je vais tirer une suite de mes réflexions sur la poésie.
     
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    Ceux qui n’ont pas compris qu’il y avait énormément de poésie dans la prose de Balzac, avant celle de Proust et Céline et après celle de Saint-Simon et de Chateaubriand, ne peuvent pas comprendre qu’il y en aussi dans la prose des récits de Jim Harrison autant qu’il y en a dans ces espèces de notations de carnets émaillant les pages de La Position du mort flottant.
    Comme il le remarque lui-même, Jim Harrison est un écrivain, et un poète «à cru», qui ne raffine ni ne peaufine. Avec son refuge dans les bois, il participe en somme de la filiation des métaphysiques naturelles illustrée par Waldo Emerson et Henry Thoreau, au même titre qu’Annie Dillard mais en plus rustaud quoique bien plus subtil et cultivé - lecteur de René Char et de Rilke, entre tant d’autres - que n’en donne son image de boucanier du Montana.
     
    CE QUI NOUS CHANTE. - En somme je ne fais, je ne fais bien, je n’ai jamais fait et ne ferai jamais bien que ce qui me chante. Je me le dis ce matin en considération de l’immensité des choses et de la relativité non tant restreinte mais extensive qui parait en découler, en tout cas à mes yeux, et je me dis que le mieux que je pourrai faire du temps qui me reste, peut-être bref ou peut-être plus long, sera de ne plus faire, mais vraiment, consciemment et plus encore : consciencieusement, que ce qui me chante. (Ce jeudi 1er avril)
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    En passant dans le couloir, tout à l’heure, je vois les volumes alignés, d’un beau gris léger, du Journal intime d’Amiel, et je me dis : à quoi bon s’agiter, a quoi bon se presser de publier, de toute façon ce qui doit l’être le sera - ou pas, etc.
     
    VIVANTS. - Ma balade du soir, avec Snoopy, me fait longer le quai aux fleurs et, à la hauteur du petit groupe des deux amoureux de bronze, j’en avise deux autres bien émouvants aussi, siégeant tout à côté, que je « prends » discrètement avec mon smartphone, tout en me réjouissant une fois de plus de voir tant de vie bonne en ces soirées de printemps, qui nous fait oublier les lamentations à n’en plus finir de certains… (Ce samedi 3 avril)
     
    BALZAC ET DURAS. – Je relis Duras et Balzac, alternativement, avec une distance et une lucidité renouvelée marquée, dirais-je, par un relativisme mieux équilibré. Autant Balzac me stupéfie dans les grands largeurs de son intelligence «dans la masse» ressaisie par le détail, autant Duras m’intéresse par les seuls détails, sa vision me semblant beaucoup plus dépendante de partis pris d’époque. Cela étant Un Barrage contre le Pacifique échappe encore aux maniérismes et tics à venir, qui friseront souvent le ridicule par la suite, en tout cas à mes yeux…
    Je vais d'ailleurs insister, dans la lecture de Barrage contre le Pacifique que je destine à la revue de Bernard Deson, , sur ce qu’on peut dire l’innocence des personnages, qui fait des protagonistes, mère comprise, des sortes d’enfants perdus. D’aucuns y ont vu un réquisitoire contre le colonialisme, mais c’est à vrai dire autre chose, même si le constat sur le « grand vampirisme » y est bel et bien ; mais Duras n’a rien ici de l’écrivain engagé au premier degré, qui soutiendrait une thèse – rien de ça.
     
    FRAGILE. – Je ne sais si c’est l’âge, qui exacerbe chez moi certaine propension sensible jusqu’à l’excès sentimental, mais le fait est que j’observe, depuis quelque temps, une certaine tendance, chez moi, au spasme larmoyant et au sanglot de larmes quasiment irrépressible. Henri Calet : « Ne me secouez pas, je suis plein de larmes »…
     
    NUANCE. - En lisant Faire parler le ciel de Peter Sloterdijk, je mesure, par rapport à un Michel Onfray, toute la distance qui sépare un tâcheron de la vulgarisation à prétention «cosmique» d’un penseur-artiste à la double compétence de philologue et d’éclaireur de l’Intelligence.
     
    À la Maison bleue, Montreux-sur-jazz, ce dimanche 18 avril.- La froidure limpide de ces soirées de printemps est un enchantement de bonne vie le long du quai aux fleurs où toute une joyeuse foule afflue en fin de semaine, et passant tout à l’heure près de la table de ping-pong jouxtant l’auberge de jeunesse de Territet, à deux pas des eaux du lac orangées par le couchant où se détachaient les silhouettes de deux petits amoureux, j’ai souri en pensant au prétendu nihilisme de Roland dans son soft goulag cinq étoiles, et je me suis rappelé la goût de Cioran pour le chocolat…
    Quant au Monde d’avant de notre ami Roland, il me fait revenir à la spécificité du journal, intime ou extime - comme l’a appelé Michel Tournier -, dont la pratique n’a plus rien de sa présumée innocence à l’ère d’Internet.
    De fait, l’extension prodigieuse du domaine de l’indiscrétion, dont procède évidemment l’étiolement de toute intimité, font que le « pacte » initial du journal intime s’est aujourd’hui complètement modifié.
    En modèle du genre, le Journal intime d’Amiel, qui ne voyait parfois en celui-ci qu’un produit moite d’onanisme intellectuel, et qu’il avait demandé à ses proches de jeter au feu après sa mort, représente douze volumes de plus de 1000 pages chacun, que personne probablement n’a lu de A à Z, même pas Roland Jaccard qui en a été un défenseur passionné. Mais d’Amiel aux «montages» de Max Frisch, de ceux-ci aux carnets du cinéaste japonais Ozu ou à ceux d’Andy Warhol, du journal «privé» longtemps censuré de Julien Green aux 583 nouvelles pages du Monde d’avant, comment ne pas voir que le genre a éclaté et avec lui la délimitation des faits « réels » et de la fiction ?
    Ce qu’on appelle journal, intime ou débridé de tout secret, n’est-il que la consolation livide de tant de romanciers ratés, comme le pensent tant de romanciers qui se croient arrivés ? L’alternative n'est évidemment qu’un leurre de plus, quand ce qu’on attend reste l’étonnement voire l’enchantement tenant aux mêmes sortes de petits riens dont l’écrivain en « musicien » fait un peu tout, dans quelque genre que ce soit.
     
    Julien Green l’écrit le 15 juillet 1956 de sa main appliquée, après s’être branlé ou avoir sucé Robert, à moins qu'ils ne viennent tous deux de se partager Jonas le jeune Allemand: « Le secret, c’est d’écrire n’importe quoi, c’est d’oser écrire n’importe quoi, parce que lorsqu’on écrit n’importe quoi, on commence à dire les choses les plus importantes ».
     
    Ce qui ne signifie pas, cela va sans dire, que Julien Green, plus que Roland Jaccard se contente du n’importe quoi très en cour de nos jours. Au contraire ils prennent très au sérieux le fait d’être écrivain, et même: qu'on le considère comme un écrivain est à peu près la seule chose qui importe à Roland; et qu’on ne doute pas de l’authenticité de son journal écrit d’un jet et publié sans ratures.
    Donc Roland a mal aux dents, il se rend lundi dans un dispensaire dévolu aux contrôles vénériens et mardi soir il passe à Apostrophes ou chez Michel Polac dont ses amis lui diront merveille ou pis que pendre, il téléphone à Cioran mercredi qui l'impressionne toujours par ses saillies inattendues, et jeudi il se plaint de ses amis Contat et Ben Jelloun dont l’arrivisme social l’énerve même s'il envie leur « avancées », il reproche vendredi au socialisme de Mitterrand d’être le parti de l'envie alors que lui-même dérive de la gauche peu militante à la droite prudente, il revoit samedi un film de Douglas Sirk avec le même bonheur qu’il partage avec L. qu’il n’épousera pas pour autant, en connivence pleinement partagée pendant cinq ou six ans après quoi l’élan faiblira comme aura foiré la passion de cet enfoiré de Gabriel pour cette cinglée de Vanessa, enfin le dimanche après-midi le verra rédiger une belle page consacrée au philosophe russe Léon Chestov, l’un de mes penseurs préférés avec Vassily Rozanov, etc.
    Soir, au jardin japonais de Burier. – La conception occidentale de l’individu, à laquelle Goethe fait allusion dans le fragment de Poésie et vérité cité en exergue du Monde d’avant, ne serait pas ce qu’elle est sans les Grecs et sans le premier écrivain de la chrétienté que fut l’apôtre Paul, fondateur à cet égard avant le premier «diariste» explicite qu’est Augustin d’Hippone, et j’y repense en assistant à l’envol d’un héron cendré au-dessus de l’étang que franchit un petit pont de bois à la japonaise, me rappelant ce que nous disait, ce midi, notre ami M. au repas que nous avons partagé avec nos chères et tendres, rapport aux multitudes chinoises et à notre méconnaissance de la planète asiatique.
    « Et moi ? Et moi ? Et moi ? », chantait Antoine en nos années bohèmes, et c’est aujourd’hui l’obsession des internautes, dont certains publient d’ailleurs leur « cher journal » comme l’inepte déballage d’une Anna Todd, vendu à des millions d’exemplaires.
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    Mais là encore je pense que la littérature est «transgenre» et ce qui compte, dans le journal de Roland Jaccard comme dans celui de Klaus Mann ou de Virginia Woolf, de Léon Tolstoï (qui admirait Amiel) ou d’Hervé Guibert, de l’Italien Cesare Pavese ou du poignant Journal d’un homme déçu de Barbellion, c’est la voix particulière de la personne et son rapport «physique» au langage plus que la posture du personnage.
    À cet égard, les manières de dandy pseudo-désespéré de l’ami Roland, se la jouant cynique alors que le taraudent ses angoisses nocturnes, sa conscience professionnelle de chroniqueur et le souci quasi paternel de coacher sa jeune amante candidate au concours d’une haute école, relèvent d’une esthétique à cosmétique rétro (son culte de Louis Brooks et de John Wayne, d’Egon Schiele ou du génial Otto Weininger cumulant les traits contradictoires du juif antisémite et de l’inverti homophobe…) pas pire que celle d’un Charles Bukowski cultivant sa dégaine de clodo pourri dégueulasse en Léautaud ricain…
     
    Ce mercredi 21 avril.Le Monde d’avant de Roland Jaccard est aussi encombrant, avec ses 843 pages et ses 900 grammes de papier imprimé, qu’un chien de garde autrichien (la mère de l’auteur était Viennoise, suicidée comme son père), impossible à glisser dans la poche revolver d’une nymphette…
    Stendhal disait qu’un roman est un miroir qu’on promène le long de son propre chemin, et Proust que chaque (bon) lecteur recrée le livre qu’il est en train de lire. Or je (re)découvre, en lisant Le Monde d’avant, tout ce que j’aime, que Jaccard dédaigne ou décrie de bonne ou de mauvaise foi: l’amour des enfants qu’il vomit et l’agrément des chemins de campagne qu’il évite, la vie de famille qu’il hait et qui m’amuse, mon désintérêt total pour le ping-pong et les échecs qu’il pratique en maniaque compulsif, enfin tout ce qui fait qu’il est lui et que j’en suis un autre.
    Un écrivain est-il plus lui-même dans son «cher journal» que dans un roman ? Je ne suis pas sûr que notre ami Roland le pense, ni ne suis sûr du contraire. Mais le fait est que pas mal de romanciers (un Stendhal justement, un Tolstoï ou un Gide) en disent autant ou plus sur eux-mêmes dans leurs romans que dans leurs écrits intimes, alors que le nombrilisme d’Amiel touche à l’universel humain.
    Conclusion de ce matin nuageux à couvert : Le «monde d’avant» est une fiction autant que nos spéculations sur le temps à venir, et maintenant ? Maintenant faut pas que j’oublie mes 12 médics de cardiopathe en rémission de cancer et un peu vacillant entre deux doses de Pfizer, comme Lady L. vient de se tirer avec le chien pour sa consulte à elle, ensuite on aura la visite des deux petits lascars de notre seconde fille qui ont l’air décidés à s’amuser encore quelque temps sur cette planète, mais ça c’est le monde d’après et gaffe de ne pas tirer l’échelle…

  • La Beauté en partage

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    Exposition des Amis de La Désirade
    -Paysages de LK
    -Les 100 Cervin de JLK
    -La collection (Joseph Czapski, Thierry Vernet, Pierre Omcikous, Jean Fournier, Richard Aeschlimann, Floristella Stephani, Armand Desarzens, Jacques Berger, Olivier Charles, Pietro Sarto, Stéphane Zaech, Robert Indermaur, Pierre Gisling, Robert Hainard, Kurt von Ballmoos, Neil Rands, Karl Landolt, Charles Clément, Bona Mangangu, Géa Augsbourg, Pieter Defesche, etc.)
     
    -La Boîte à livres (aux prix concurrentiels de 1, 3 et 5 francs).
    Invitation à la Maison bleue
     
    En mémoire de Lady L., alias Lucia K, alias Lucienne, décédée en décembre 2021, et dans la lumière de sa présence en nos cœurs,
    Jean-Louis Kuffer et les siens
    (Sophie et Julie, et leurs compagnons Florent et Gary),
    vous prient d’assister au vernissage de l’exposition-vente qui marquera la fondation de l’Association des Amis de La Désirade,
    le samedi 19 novembre 2022, dès 16h.
    à la Maison bleue,
    22 , Grand-Rue, à Montreux
    (L’exposition sera visible jusqu’au 17 décembre)
     
    Le produit intégral de la vente des tableaux présentés - dont une partie seulement seront à vendre - et de 1000 livres à très bas prix, sera affecté aux activités culturelles (expositions, rencontres, concerts, édition) projetées sous l’égide de cette association à but non lucratif.
     
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  • Le Temps accordé

     
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    (Lectures du monde, 2022)
     
    PAYSAGES DE LADY L. – Ma bonne amie me dirait, ce matin gris et glacial, que cela « sent la neige », et tout à l’heure je lancerai une flambée et remercierai le Parfait d’être en vie, mais pour l’instant je me sens tout imparfait, sans L. et physiquement mal fichu quoique la joie au cœur et l’esprit ailé, me rappelant que c’est ce froid qui nous a poussés à nous trouver un refuge au bord du lac, au début de la pandémie, juste après mon infarctus, dans la Maison bleue où elle nous a quittés dans la nuit du 14 au 15 décembre 2021, après huit mois de lutte courageuse contre ce qu’elle appelait La Bête (un terrifiant angiosarcome du cœur, absolument inguérissable) et ces derniers mots : « Lady veut dormir »…
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    J’ai annoncé samedi soir, sur Facebook et mes divers blogs, ma décision de rendre hommage à Lucienne (alias Lucia, alias Luke) en montrant ses paysages et la cinquanttaine de nos tableaux acquis en quarante ans de vie commune ou reçus de nos amis artistes, ainsi qu’une partie des 100 Cervin que j’ai commis ces dernières années au titre du «cliché augmenté» et que je vendrai comme je vendrai 1000 livres à bas prix, non pour m’enrichir mais pour concrétiser notre idée, avec quelques amis, de fonder les Amis de La Désirade qui feront, de notre maison au bord du ciel, un lieu d’accueil et d’échanges, d’expos et peut-être le foyer d’une unité d’édition…
     
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    Nous n’avons jamais prétendu, ni L. ni moi, nous poser en artistes, mais j’ai commencé de m’adonner à la peinturlure à l’âge de treize ans, sous le charme montmartrois de Maurice Utrillo, j’ai renoncé aux beaux-arts à seize ans par goût préférentiel de la littérature et ne suis revenu au dessinage et à l’aquarelle, puis à l’huile, que vers 1995 (à Vienne, plus précisément), ma bonne amie attendant le XXIe siècle pour endosser un sage tablier et, en complicité avec une voisine artiste, à peindre des parapluies, puis des fleurs, puis des paysages dont certains grands formats révèlent son indéniable œil de peintre, assez proche en somme du regard de ce grand coloriste qu’était notre ami Thierry Vernet.
    De Joseph Czapski, rencontré via L’Âge d’Homme et les Aeschlimann, à Floristella Stephani, la compagne de Thierry, lequel m’a fait connaître Jean Fournier, tandis que Dimitri commandait notre double portrait à Pierre Omcikous , le cercle de nos amis peintres s’est élargi et nos curiosités respectives (sa passion particulière pour Nolde), nos voyages aussi des Pays-Bas (la grande expo Bosch et une escale à la fondation Kröller-Muller ), au Portugal ou en Toscane, les paysages d’Algarve ou d’Andalousie, de la Côte Ouest parcourue de Frisco à Big Sur, bref notre vie commune s’est enrichie d’un merveilleux livre d’images mentales ou picturales où les peintres proches de la mère de Lady L., notre chère Katia, ont resurgi avec Pieter Defesche devenu grande figure de l’art contemporain au Limbourg - tout ça constituant ce que j’appelle trop pompeusement notre « collection », qui compte tout de même, sur un lot d’une centaine d’objets, une quinzaine d’œuvres à mes yeux majeures, dont une magnifique évocation quasi abstraite d’un rivage lacustre et matinal de Karl Landolt, épigone de Ferdinand Hodler que notre ancien conseiller fédéral Christoph Blocher, véritable collecionneur quant à lui, brûlera peut-être d'acquérir, mais ce sera à un prix proportionné à ses milliards, sinon rien…
     
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    Bref c’est ainsi, en tout cas, que nous concrétiserons, en la présence-absence, de Lady L. notre désir de transmettre notre héritage avec nos enfants, et de faire peut-être, de la Désirade, un foyer de partage et d'émulation joyeuse où la lumière de Lucia continuera de réchauffer le froid du monde … (Ce mardi 27 septembre.)

  • Pour mieux dire adieu à Godard, refaites donc votre cinéma…

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    Quand il disait « adieu au langage », JLG pensait « bonjour » en nouvelles échappées, en nous invitant à nos propres montages. Un œil sur le dernier roman de Virginie Despentes, amorcé le 11 septembre, et l’autre sur une adorable série « philosophique » espagnole: tout nous fait langage, salut j’tai vu et bonjour les hirondelles…
     
    Quand « ils » ont dit adieu à Godard, à savoir les médias quasiment tous aussi unanimes qu’avec la reine Elisabeth, on a pu se dire « sauve qui peut la vie », à croire que la mort était vaincue par un artiste, même si la lucidité portait à penser qu’il y avait comme un malentendu dans cet engouement funéraire – le même qui fit consacrer plus de dix pages au journal Libération, après sa mort, du poète Henri Michaux. Or, que n’a-t-on lu ces derniers jours : Godard a rejoint Johnny et Rimbaud ?
    Mais que célébrait-on au juste ? Un génie ou une marque ? Une « icône », selon l’expression que devait vomir l’intéressé, une figure de rebelle cristallisant la révolte de la contre-culture occidentale, ou juste un nom, comme d’un produit de luxe, Cabochard ou Rebelle ? Vous aurez apprécié les rubriques : Godard et les femmes, Godard et Mao, Godard et les Palestiniens, Godard et la peinture, Godard et la 3D, mais encore ?
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    Bien entendu, tous nos techniciens de surface médiatique y sont allés de leurs références collationnées, célébrant l’auteur « culte » d’À bout de souffle, présumé chef-d’œuvre (ce qui se discute), le chef de file non aligné de la Nouvelle Vague - formule d’époque aussi sagement homologuée que celle de Nouveau Roman -, signant Pierrot le fou et Le Mépris, puis tant d’autres films-expériences en phase avec leur époque ; mais les thuriféraires actuels , dont certaine eussent pu être ses petits-fils, avaient-ils vraiment vu les films qu’ils citaient et réelleement évalué le rapport de JLG au cinéma « classsique » et à sa dilution actuelle dans le feuilleton et dans l’imagerie multitudinaire où chacun, via Instagram, se fabrique un livre d’images ?
    Bref, cette congratulation générale n’est-elle pas une trahison ? Oui et non. Oui, car JLG détestait tout cela. Et non, car Godard en jouait, comme Fellini joue de la féerie foutraque de la télé en la stigmatisant…
    Quand il dit « adieu au langage », ainsi qu’il l’explique lui-même assez malicieusement dans un entretien parallèle à son film éponyme de 2014, JLG parle en vaudois, langue pleine d’ambiguïtés et de doubles sens, de litotes et de formules comme celle qui consiste à dire qu’on est «déçu en bien», expressions typiques d’un pays jadis soumis à une occupation et dont les traces de celle-ci (alémanique en l’occurrence) se retrouvent dans le langage comme dans le savoureux «comme que comme», signifiant «de toute façon» et traduite du « so wie so » germanique…
    Ce qu’on ne peut dire avec des mots, Rocky l’exprime d’un regard…
    Dans la foulée, JLG souligne aussi l’importance des façons de parler, autre locution à double sens, qui se corse avec les accents et les intonations – cinq tons nuancés dans la langue coréenne qui font qu’un mot peut signifier une chose et son contraire -, et le Vaudois parisianisé Godard (dont l’accent traînant-chantant est à peine plus marqué que celui de Ramuz) comme celui-ci revenu de Paris, ne sera pas moins attentif à la langue-geste chère au grand écrivain, en véritable philologue à extensions polymorphiques multiples puisque la langage de l’image et des affects sensoriels, par le cinéma, brasseront chez lui bien au-delà du seul domaine des vocables, par les détours de la représentation picturale et des collages musicaux, jusqu’aux silences et aux questions que se pose supposément le chien Rocky Miéville...
    Adieu au langage, dont la fusion et l’effusion formelle font un peu penser au dernier Céline de Guignol’s band ou au dernier Joyce de Finnegans’s wake, est en somme le film-expérience « pictural » le plus radical du dernier Godard, après Film socialisme et Notre musique, notamment.
    Lorsque nous avons découvert cet OVNI cinématographique en 3D au festival de Locarno, Rocky posant littéralement son museau sur les genoux des spectateurs du premier rang , au cinéma Rialto (souvenir perso), un collaborateur de Godard expliqua aux spectateurs présents, prévenant leur décontenancement probable (!) qu’ils ne devraient pas en chercher la signification en termes logiques ordinaires, mais plutôt en grappiller les éléments pour en faire leur propre film. Or celui-ci changera à chaque fois que nous verrons ou reverrons Adieu au langage, comme je viens de la vérifier après l’avoir revu au lendeman de la mort de JLG, deux jours après le 11 septembre…
    Une lecture du monde actuel qui en suscite d’autres…
    Si je rappelle la date de la tragédie de nine/eleven, c’est pour souligner le fait que l’Histoire, avec une grande hache, reste probablement le personnage principal du « roman » de JLG, ou tout au moins son obsessionnel bruit de fond, et dans Adieu au langage plus que jamais, dont le scénario est quasi inexistant, la narration déconstruite, les personnages à peine esquissés, le « discours » éclatés en multiples citations plus ou moins inaudibles. Bref : du Godard tout pur en tant que plasticien du cinéma et tout de même frustrant si vous attendez d’un film qu’il vous raconte une histoire, avec des personnages sympas ou pas, des situations significatives et un sens repérable.
    Le 11 septembre 2022, date de la mort d’Alain Tanner, cinéaste plus explicitement « narratif » que son compère JLG, j’entamai pour ma part la lecture d’un roman dont le titre lamentablement accrocheur (Cher connard) et la couverture criarde me laissaient à penser que j’allais le détester, avant d’être «déçu en bien» contre toute attente…
    Le dernier roman de Virginie Despentes nous ramène, en effet à sa façon, à la question du langage, et c’est intéressant ! Evoquant une société dont la langue (verlan à l’appui, avant les fantaisies inclusives) se tribalise ou se fonctionnalise, la romancière réinvestit la tradition française du roman épistolaire avec un échange de messages genre tweets-fleuves parodiant ceux des réseaux sociaux, d’abord sur un ton virulemment agressif (un jeune écrivain qui s’adresse à une célèbre actrice vieillissante en la comparant à un crapaud), puis au fil d’une complicité croissante qui se développe, entre les deux protagonistes, en tableau d’époque et en portraits que nuance la tendresse.
    Dans la foulée, on aura remarqué que deux personnages assez représentatifs de la société du spectacle, deux « pipoles » comme l’est Virginie Despentes, peuvent receler des trésors de sensibilité, des blessures, des failles, des qualités de cœur comme chacune et chacun, et que ce qui semble banal l’est beaucoup moins sous la « papatte » d’un écrivain. Question de style !
    Sacré personnage que Rebecca Latté, la protagoniste de Cher connard, genre Béatrice Dalle en « pire mieux ». Godard l’eût-il « kiffé » ? Faites-lui un SMS posthume pour le lui demander. Mais ce qui est sûr, c’est que Maria Bolaño, la prof d’éthique de la série « philosopohique » d’Hector Lozano, intitulée Merli, Sapere aude, à voir ces jours sur Netflix, aurait touché Godard par son goût furieusement indépendant de la vérité dégagée de tous les conforts intellectuels. Dans Adieu au langage, c’est du côté des enfants, du côté du chien et du côté de la nature qu’il « retrempe » lui-même sa recherche d’une introuvable vérité.
    De Jacques Ellul à la théorie des associations libres…
    Assez significative : la référence, au début d’Adieu au langage, au protestant franc-tireur Jacques Ellul, dont un personnage évoque les prédictions prophétiques sur un smartphone et qui, sur le langage, a laissé lui-même une mémorable Exégèse des nouveaux lieux communs relançant celle de Léon Bloy.
    Autant dire que le gauchiste de 68, signant une Chinoise qu’on reverra comme un symbole de la jobardise intellectuelle des années 60 en Occident, à l’époque de tous les terrorismes intellectuels, a fait du chemin en persistant « enfant terrible » à dégaine de vieux sage.
    Ceci dit, pour en revenir au « dernier Godard », il faut lire les essais de Max Dorra, à commencer par Lutte des rêves et interprétation des classes, où le psychiatre inspiré parle si pertinemment de la démarche du cinéaste, pour apprécier la portée de l’œuvre de celui-ci dans son travail sur les associations libres, au sens où l’entendait Freud, qui interroge les soubassements du langage et ses relations avec le rêve et le réel, les couleurs et les musiques du monde.
    Dans Adieu au langage, le rouge d’un pavot - rappelant les rouges de Nicolas de Staël, ou de Matisse - et la foison polychrome d’un parterre de fleurs, ou la beauté de deux enfants au jeu, la grâce d’un chien écoutant bruire la rivière, la splendeur d’un bateau à aubes accostant à un débarcadère, constituent autant de réponses immanentes et muettes, modulées comme les déclinaisons du mot NATURE, aux questions que ni l’idéologie, ni la théologie ou la politique ne résoudront jamais alors même que d’incessants reflets de la violence du monde, cisaillant les belles images du poème visuel, nous rappellent que cela continue à «péter» à Gaza ou en Ukraine…
    Jean-Luc Godard, Adieu au langage. DVD Wild Side . Avec divers compléments dont un entretien de 40 minutes.
    Virginie Despentes. Cher connard. Grasset, 2022.
    Hector Lozano, Merlí, sapere aude. Netflix.
    Max Dorra. Lutte des rêves et interprétation des classes. Editions de L’Olivier, coll. Penser / rêver, 2013.
    Jacques Ellul, Exégèse des nouveaux lieux communs. La Table ronde, coll. Petite vermillon, 1994.

  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde 2020-2022)

    COMPLOTISTES & CO - Vous avez dit complot ? Ô combien, mais encore faudrait-il s’entendre sur la forme et la nature de la présumée conspiration. L’Etat profond ? Les puissants masqués en collusion ? Les riches claquemurés dans les bunkers de luxe de Davos ? Les Chinois ?

    Et pourquoi pas tout le monde, tant qu’on y est ? Pourquoi pas les grandes surfaces et leur clientèle masquée ? Pourquoi pas notre espèce entière qui pompe l’air des oiseaux et le pollue jusqu’à faire crever moineaux et sardines ? Pourquoi pas un complot de la vie même ?

    Et quoi faire alors ? Virer le capitalisme ? Foncer en gilets jaunes sur tous les capitoles oiseux ? Une révolution de plus ? OK mais laquelle ? Ou baisser les bras et se retirer sous sa tente ou dans sa cabane dans les bois ? Cultiver son jardin comme Candide ? Le cher vieux Léautaud alcestueux avait fait inscrire sur sa tombe « foutez-moi la paix! ». Mais quelle paix ?

     

    QUEL APRÈS ? - Faut-il se la jouer paix des morts avant terme ? Peut-être est-ce à quoi rime la nouvelle forme de consentement feutré à quoi nous porte le complot continu de la Grande Distribution ?

    Ils vous ont dit comme ça que ce temps suspendu serait celui d’un retour à la culture, et vous avez vu: plus de cafés ni de piscines ni de librairies, ces lieux saints de la conversation, de la brasse coulée et de la lecture. Et plus que tout: plus de travail ! Mais quel travail ?

    Dans son dernier roman à tournure de dystopie catastrophiste, sous le titre de Calendrier de l’après , le sympathique Nicolas Feuz, momentanément allégé de ses activités ordinaires de procureur, brosse le tableau terrible d’un monde dévasté par le virus où deux reliquats de notre espèce survivent: les bien-pensants, soumis à la Gouvernance de quelque élus, et les inutiles qu’on parque et qu’on traite en réservant aux contrevenants l’exécution publique par le gaz.

    Cette vision simple de notre Après se veut effrayante et joue sur la peur ambiante, mais éclaire-t-elle en quoi que ce soit la situation actuelle et ses lendemains ? Je crains bien que non, car je crois que la réalité a beaucoup plus d’imagination, et notre espèce plus de ressources de survie.

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    LES BRAVES GENS.- La redoutable Flannery O’Connor, sans illusions sur la nature humaine en sa qualité de mystique christique auteure de nouvelles géniales écrites dans sa ferme sudiste grouillant de poules et de paons, constatait que les braves gens ne courent plus les rues tout en s’attachant à leur observation tendre et vache à la fois.

    Je suis hélas beaucoup moins catholique que cette illuminée, mais à la fois plus confiant en les braves gens, sûrement beaucoup plus nombreux qu’elle ne le dit en son jansénisme de grande malade vouée à une mort aussi prématurée que celle de Pascal, autre cinglé notoire.

    Parions donc débonnairement, en ce dimanche enneigé à la fraîcheur roborative, pour le meilleur au milieu du pire - pour les braves gens de bonne volonté et d’autres lendemains qui chantent sans trop de boniments...

    CRISTAL DU SONGE. – Je n’aime pas parler de « poèmes » à propos de mes contrerimes, et j’exclus tout commentaire lorsque je les publie sur Internet, comme il en irait d’objets trouvés sur une grève qu’il serait à mes yeux déplacés de qualifier de « bons » ou de « mauvais », pas plus qu’il n’est sensé de critiquer un tesson en bien ou en mal. Il est vrai que je compte les pieds de mes vers, mais c’est juste affaire de rythme et de sonorité, l’apparition du premier et l’enchaînement de ceux qui suivent relevant plus de l’instinct verbal ou du subconscient que de l’artefact, mais il en va à mes yeux de la poésie comme de la pensée, qui découlent, comme le disait le disgracieux Paul Verlaine au verbe (parfois) de pur cristal, « de la musique avant toute chose », et cela rejoint le Rimbaud des Illuminations qui me touche (parfois) au plus profond pour je ne sais quelle raison.  

             Donc voilà pour ma « musique » de ce matin :

     

    Au doux parler

    Le style nouveau de la douceur,

    le fameux dolce stil;

    si dice: dolce stil nuovo,

    rétablit la valeur

    de la douce chanson des mots...

     

    À l’insane jactance en cours,

    au discours des chaos,

    le style subtil au jour le jour

    oppose l’harmonie

    labile des oiseaux...

     

    Tu es telle mon hirondelle,

    dans le torrent des airs,

    en joyeux tourbillons,

    que les vers en ribambelles

    à leur tour jailliront ...

     

    Au fond du ciel est un mobile

    secret et radieux,

    dont la grâce efface la trace,

    tout au plaisir présent

    d’un murmure volubile...

     

    CONTRE PASCAL. – En toute modestie quasi onirique, non moins qu’enfantine, je me disais ce matin, entre deux sommeils, que l’Éloge de la douceur auquel j’aimerais me consacrer en mes derniers temps serait un recueil de notations pratiques, politiques ou poétiques  qui prendraient en somme le contrepied des Pensées de Pascal que je suis en train de relire, plaidant - contre toute apparence -, pour la bonté fondamentale de la créature humaine moyenne, la restauration d’une confiance universelle en celle-ci (moyennant son propre effort de changer de vie) et le décri de la théologie exaltant les bienfaits de la douleur et les méfaits d’un Dieu mauvais.

    Tout sublime qu’il soit, avec sa langue de colombe à fiel verbal de vipère, Pascal me semble d’une dureté à côté de laquelle un Voltaire fait figure d’aimable compagnon, même si je déclinerais l’offre de passer mes vacances avec l’un ou l’autre, ou à la rigueur aux eaux avec Voltaire, mais à distance.

    À vrai dire il y a de l’ayatollah chez Pascal, qui dit à peu près ce que proclament les fanatiques d’un Allah janséniste : que le monde est immonde et que plus on le hait et plus on est digne d’être aimé et sauvé, ce genre d’absurdités…

    DE BONS CONSEILS. – Or c’est tout en douceur que j’envisage ma révolution mondiale, patiemment adaptée à toutes les populations et peuplades, et sans contrainte aucune, en rupture totale de persuasion clandestine, cartes sur table et chiffres à l’appui, en conseillant d’abord à chacune et chacun d’évaluer ce qui ne va pas dans sa vie et, à supposer que ce soit le cas, pourquoi et comment en changer dans la mesure de ses possibilités et en aimable connivence avec son proche entourage et ses voisins de palier, et sans tarder passer à l’action, agir en conséquence, changer de job s’il ne te plaît pas vraiment, changer d’époux s’il te bat, te changer toi-même si tu bats tes enfants, ainsi pour commencer et ensuite continuer en ne faisant que se conformer à ce qu’il y a en chacune et chacun de bon qu’on feignait jusque-là d’ignorer, poil au nez.       

     

    LE GAMIN. - Je me suis réveillé ce matin en pensant au gamin, comme je l’appelais hier soir en parlant de sa connerie avec Lady L. Elle m’avait évoqué la première l’avalanche survenue ce dimanche à peu près mille mètres au-dessus de notre balcon lacustre, citant la piste du Diable qu’il m’est arrivé de dévaler naguère, sur quoi je me suis renseigné plus précisément pour apprendre que quatre jeunes skieurs sauvages, ce magnifique dernier dimanche, ont été soufflés par une avalanche de neige fraîche à l’aplomb des rochers de Naye, dans un entonnoir vertigineux où ils s’étaient risqués au mépris des prescriptions claires répétées ces derniers jours par les instances responsables de la sécurité en montagne, et c’est ainsi que le gamin s’est retrouvé enseveli sous plusieurs mètres de neige dont les sauveteurs l’ont finalement arraché pour le transporter en hélico à l’hôpital où il a succombé à ses blessures en cet affreux dimanche dont ses parents et ses potes survivants ne se remettront probablement jamais malgré le temps censé guérir toutes les blessures, etc. (Ce mardi 19 janvier)

    HORS NORMES.- Mourir comme ça pour le fun relève de la connerie pure à pleurer, et j’ai bel et bien réprimé hier soir un bref sanglot en me figurant la fin atroce de ce gamin étouffé et fracassé, tout comme, un autre dimanche super où nous devions partir ensemble, mon ami Reynald s’est disloqué dans les séracs du Dolent bien nommé après qu’il se fut risqué tout seul sur la dernière pente glaciaire de la paroi jetant ses feux glorieux sous le soleil dominical - petits cons dérogeant aux sacro-saintes normes élémentaires de sécurité, non mais tu percutes ?!

    Et comment que je « percute » , pour parler le volapük des kids, même si j’ai toujours été plus regardant en matière de normes de sécurité que nos malheureux lascars, mais quoi de plus normal que de se fiche des normes à dix-neuf ans, surtout en période d’obsession sanitaire et sécuritaire généralisée ?

    ET APRÈS ? - Le gamin ne saura jamais ce qui l’attendait, qui nous attend. Tu crois que le vaccin va nous sauver ? Vous pensiez crânement que la pente tiendrait, mais le défi et le déni sont soumis aux même lois de la gravitation en temps idéal que sous l’orage ou la guerre des mondes, et demain reste incertain, pauvres gamins que nous sommes...

    CAPABLES DU CIEL. - c’est aujourd’hui que les Américains changent l’eau de leur bocal national, avec un nouveau ministre de la santé transgenre en lequel (ou laquelle) d’aucun(e)s verront un signe de dégénérescence alors que ma bonne amie et moi nous en amusons plutôt sans nous réjouir pour autant : aux fruits à venir de nous dire si l’arbre transformiste était un bon choix; et à ceux qui nous disent que le nouveau président ne sera pas meilleur que le précédent, je réponds que pire que ce dernier est inconcevable, et la série de pardons accordés par le ploutocrate en son dernier forfait en dit tout: rien que des crapules hideuses, reflétant sa propre ignominie.

    Est-ce dire que Joe Biden sera aussi capable du ciel que Léonard de Vinci ou Jean-Sébastien Bach ? Sûrement pas, mais du moins ne subira-t-on plus cette seule image omniprésente de bateleur de grande surface entouré de Barbies laquées et de laquais serviles: ainsi distinguera-t-on plus tranquillement ce qui a de l’importance (la bonne vie et les braves gens) et ce qui en a moins (le Pouvoir et le Profit), tâchant de voir plus sereinement le ciel et pas le faux Dieu du paltoquet brandissant la Bible comme une arme d’intimidation massive.

    DÉSARMEMENT MORAL. - Je me trouvais donc hier soir au bord du ciel, sur la terrasse enneigée du palace de Caux désormais voué au management hôtelier «à l’international » après avoir été le siège du Réarmement moral cristallisant l’idéal d’un autre temps sous l’égide d’un paternalisme capitaliste bon teint.

    Or, considérant l'extension d'une nouvelle hypocrisie moralisante qui ne me semble pas valoir mieux que celle-là, je ne serais pas loin, au nom du ciel très pur, de préférer le désarmement moral, en tout cas pour ce qui touche aux assauts de la vertu prétexte à tous les lynchages , etc.

    La vue élargie , le grand large et l’air tonique, la griserie quasi cosmique et la beauté de tout ça, enfin Snoopy qui réclame un biscuit de plus: la putain de belle vie, quoi !

     

    Ce jeudi 21 janvier. –  J’ai prié ce matin mon éminent confrère E.S. de m’excuser, sur Messenger, de n’avoir pas même accusé réception de son envoi, par le même canal, d’une communication qu’il a consacrée à l’évaluation comparée des avantages et des inconvénients de l’impérialisme en tant que tel et du capitalisme monopolistique, selon l’économiste allemand Schnupfeter,  au motif que j’étais hier soir, après avoir été appelé en urgence au bloc opératoire de la clinique, tout occupé à procéder, par voie transsphénoïdiale,  à l’ablation d’une tumeur bégnine sur l’hypophyse de la jeune Rosalind (dix neuf ans, les yeux verts et la grâce fragile), et l’on sait (E.S. plus que d’autres d’ailleurs en  sa qualité de  chercheur en neurobiologie) quelle concentration sévère requiert cet acte chirurgical. Il me semblait par ailleurs que j’avais évoqué récemment, auprès du cher prof sûrement distrait par ses multiples activités (il fait aussi dans le piano et l’essai plastique) mon peu de goût pour les idéologies en général et les théories économiques en particulier - moi qui m’en remets à peu entièrement à Lady L. en matière de finances et de cuisine -, mais je me suis contenté de rester évasif dans mes remerciements, sans entrer non plus dans le détail à propos de Rosalind…

     

    DOUBLE COUP DE FOUDRE. – Il y a longtemps, déjà, que mon admiration pour le romancier anglais Ian McEwan m’a attaché à ses ouvrages, d’une intelligence sensible bien rare en cette période  d’eaux basses, et je me disais ces jours, à la lecture très annotés (au stylo rose) de Samedi, que de tels livres ont la valeur de véritables essais, mais en actes, si l’on peut dire, où les relations entre les personnages (hier soir entre le jeune carabin Henry Perowne et la jeune Rosalind, à l’opération de laquelle il assiste auprès du Patron du service de neurochirurgie), impliquent le lecteur avec une intensité et une précision englobant la situation rapportée et les affects du lecteur autant que ceux des protagonistes. En l’occurrence, Henry tombe raide amoureux de Rosalind en train d’être charcutée en finesse  (il tient le haricot dans lequel le Patron dépose la tueur à consistance de pudding brunâtre, mais également de son propre futur décidé à ce moment-là, qui sera celui d’un spécialiste de non moins haute volée que son boss… Bref, comme le dit Proust dans Le Temps retrouvé, tu deviens le livre que tu lis si le livre en question est sérieux, pour autant que ta lecture soit aussi sérieuse que lui…

     

    CHRONIQUE. - J’ai bouclé ce matin ma 120e chronique destinée au média indocile Bon Pour La Tête, dont j’ai motif, je le crois en tout orgueil scientifiquement mesuré, d’être content et fier. Que voici donc…

     

    Le réalisme positif optimisera notre passif

     

    Prenant le contrepied du catastrophisme en vogue, notamment illustré par Le Calendrier de l’après, dernier roman dystopique de Nicolas Feuz, entre autres raisons de désespérer entretenues par la gauche perdante et la droite arrogante, Rutger Bregman parie pour les utopies réalistes en affirmant que l’humanité vaut mieux que ce qu’on croit…

     

    Le constat remonte à la plus haute Antiquité, pour le dire à la façon débonnaire de l’excellent Alexandre Vialatte: il y a ceux qui se lamentent devant le verre à moitié vide, et ceux que réjouit au contraire le verre à moitié plein. Et après ?

    Cette question de l’après s’est posée dès le début de la pandémie, mais l’auteur de best-sellers romands Nicolas Feuz, procureur au civil comme chacune et chacun sait, n’a pas attendu la troisième vague pour brosser, de notre avenir, le tableau le plus noir dans son dystopique Calendrier de l’après, évoquant une situation comparable à celle d'un hiver nucléaire (on pense à La Route de Cormac McCarthy en encore plus pire, la poésie métaphysique et la qualité littéraire en moins), où l’humaine engeance s’est trouvée réduite à quelques milliards à dominante féminine, survivant en deux clans mortellement opposés: les biens-pensants soumis à la Gouvernance et les inutiles voués au rebut et à l’extermination par le cube à gaz; et plus rien qui ne fonctionne après l’extinction des médias et du flux pétrolier, sauf les drones et autres tasers paralysants pour sauver un brin d’action...

    Passons sur le détail décidément improbable de cette fable pour ados et public confiné en quête de frissons, pour se demander quand même, si tant est qu’il y croie une seconde, ce que veut dire notre cher procureur neuchâtelois, à vrai dire mieux inspiré quand il traitait des réalités criminelles que son métier lui a fait observer de près que dans ce roman vite fait sur le gaz ?

    Que la cata est irrémédiable ? Que la dictature sanitaire a gagné ? Que la peur seule peut nous ouvrir les yeux ? Qu’un couple idéal à la love story remastérisé peut nous servir de modèle ?

     

    Et si l’humanité était moins foncièrement mauvaise ?

    Les hasards de ces derniers jours ont fait qu’après avoir lu Le Calendrier de l’après, et tandis que, pédalant mes 10 kilomètres quotidiens sur mon vélo d'appartement, je regardais sur Netflix les épisodes de la traque du Tueur de la nuit, j’ai poursuivi une autre lecture battant en brèche le pessimisme de la dystopie de Nicolas Feuz et du reportage consacré aux abominables méfaits de Richard Ramirez, avec deux livres qui m’ont immédiatement séduit et passionné par leur ton et leur apport documentaire, signés Rutger Bregman: à savoir le tout récent Humanité, une histoire optimiste, et l’antérieur Utopies réalistes, déjà salué par un succès mondial.

    Dans son dernier livre, qui relève de la plus belle synthèse d’investigation, l’historien-journaliste et essayiste néerlandais défend la thèse – il faudrait plutôt dire le sentiment dominant, fondé sur des constats étayés -, que l’homme n’est un loup pour l’homme que dans certaine circonstances, et que la fameuse théorie du verni de culture recouvrant à peine une créature naturellement féroce relève plus de l’idéologie que de la réalité.

    En homme de bonne volonté pragmatique plus qu’en idéologue, assez proche en cela de l’historien israélien Yuval Noah Harari, qui lui a d’ailleurs rendu le plus vif hommage, Rutger Bregman s'oppose crânement à toute une tradition spirituelle ou philosophique fondée sur le péché originel, la chute ou la défiance de principe, multipliant les exemples de fausses preuves visant à établir le naturel foncièrement mauvais de notre espèce, à partir de célèbres faits imaginés ou observés.

    Ainsi prend-il le contrepied de la fable ultra-pessimiste du roman de William Golding, Sa majesté des mouches, où l’on voit un groupe d’adolescents anglais de bonne éducation retomber dans la barbarie après s’être retrouvés seuls sur une île, en citant plusieurs situations et expériences concrètes comparables qui ont abouti à des résultats beaucoup plus nuancés voire opposés.

    De la même façon, à propos d’expériences faisant longtemps autorité en matière de psychologie sociale, comme le test fameux de Stanley Milgram et de sa machine à électrochocs tenant à prouver qu’un bourreau sommeille en chacun de nous, Bregman a enquêté et conclut là encore à l’interprétation abusive, voire malhonnête de plusieurs cas d'école analogues.

    À la question de savoir pourquoi des gens “bien” agissent mal, qu’une Hannah Arendt avait abordée à sa façon à propos du peuple allemand, Bregman rapporte en outre de nouvelles explications, s’agissant de la guerre, selon lesquelles la plupart des soldats de la Wehrmacht n’agissaient pas par sadisme boche caractérisé mais par esprit de camaraderie, ou rappelant cette observation d’un colonel américain qui découvrit que la plupart de ses hommes ne tiraient pas quand ils le pouvaient, ou que seul l’usage à haute dose de drogues a “aidé” de braves jeunes gens à se transformer en brutes sanguinaires, à Oradour-sur Glâne ou au Vietnam.

    Et de citer Rousseau, souvent moqué pour son “idéalisme” romantique, qui aura fait preuve selon lui de plus de réalisme que ses détracteurs en considérant l’invention de l’agriculture comme le moment où les cueilleurs-chasseurs, menant une vie plutôt détendue à en croire les archéologues, furent chassé de leur Eden terrestre ainsi que le raconte la Genèse biblique en son mythe originel de la Chute, etc.

     

    Un nouveau réalisme basé sur la confiance

    L’optimisme de Rutger Bregman a cela de particulier qu’il se fonde sur un réalisme rompant avec les “assises du désirable” typiques de Mai 68, marquées par les slogans des gauchistes prenant leurs aspirations pour des réalités, avant de déchanter et de déprimer, alors que son réalisme s’oppose aussi à celui d’une droite invoquant aveuglément les Lois du Marché

    Sur mon vélo d’appartement, je me rappelle les bons conseils du cycliste Albert Einstein traversant la campagne argovienne et découvrant en pédalant que la pratique précède la théorie.

    Or, c’est également en pédalant sur mon engin, devant mon laptop connecté à Netflix ou à la chaîne européenne ARTE, que j’aurai multipliés ces derniers temps mes observations de septuagénaire cancéreux en rémission et de cardiopathe aux muscles flagadas, relatives à la férocité monstrueuse de certains individus maltraités en leur enfance (le tueur de la nuit Ramirez), le ressentiment social légitime fondé sur l’injustice aboutissant à une violence illégitime (un reportage consacré au jeune Suédois infiltré dans les mouvements néo-nazis anglais et américains) ou l’envie primaire surexcitée par l’étalage obscène des scènes de la vie des milliardaires (le non moins édifiant Empire du bling), entre autres illustrations de l’imbécilité humaine (le verre vide ) à quoi s’oppose le verre plein de la bonne volonté auquel se fie le gentil Rutger Bregman - et ce mot magique de confiance m’est venu ce dernier lundi en apprenant que la veille, par temps radieux et confiance excessive en leurs forces, quatre gamins ont été emportés par une avalanche dans la montagne que je vois par la fenêtre en pédalant en tout sécurité…

    Donc la confiance , me disais-je en repensant au livre de Rutger Bregman parlant pratique avant toute théorie, sous le titre d’Utopies réalistes, serait la clef du pacte humain: la confiance en l’ingéniosité et la bienveillance humaines, mais assortie à la prudence (en cas de risques d’avalanches , gamin, tu fais gaffe) et au respect mutuel fondant la relation humaine, etc.

    Je ne sais pas si Rutger Bregman , moins « idéaliste » que les idéologues gauchistes de bonne volonté à la manière de mon ami Jean Ziegler ou de Noam Chomsky et de la très verte Naomi Klein, a raison de faire confiance en ses semblables en se posant, notamment , en champion du revenu de base universel, multipliant à foison les exemples d’applications réussies de celui-ci, mais ce que je sais est que son propos, clair et captivant, fait du bien, non du tout en dorant la pilule mais en exposant des faits têtus, intéressants et encourageants, à l’opposé de tant de jérémiades et de rancœurs stériles qui nous asphyxient par les temps qui courent...

     

    NE PAS DÉNONCER : DÉCRIRE. – Je m’en suis fait une éthique personnelle, que j’oppose à la pratique pléthorique et quasi obsessionnelle de la dénonciation vertueuse de gauche (Mediapart) autant que de droite (Contrepoints ou Boulevard Voltaire), sans parler du nouveau tribunal populacier des médias multiples et des réseaux sociaux : décrire les faits et citer les dits avec précision, en laissant la conclusion à chacune et chacun.

    Mon ami Anton Pavlovitch Tchekhov a montré l’exemple au temps des prêcheurs pacifistes à la Tolstoï et des flagellants orthodoxes à la Dostoïevski : si tu es écrivain et qu’il te chante de décrire des voleurs de chevaux, nul besoin à la fin, si tu as vraiment fait le job, de dire qu’il est mal de chourer des canassons.  J’ai développé cette thématique dans le cinquième chapitre de mon dernier libelle, Nous sommes tous des zombies sympas, intitulé Nous sommes tous des délateurs éthiques, et comprenne qui voudra bien.

     

    GISANTS DU MATIN.Je constate une fois de plus ce matin, et je note mentalement, que les premiers instants de l’éveil, à peine dégagés de la scénographie magique des rêves, sont les plus poreusement ouverts aux associations d’images et d’idées fertiles, et j’en fais la remarque tout haut à Lady L. couchée à mes côtés et déjà en train de parcourir le monde au moyen de sa tablette à plus large écran que mon smartphone, éclatant soudain de rires à la vision du « meme » qui circule dans le monde entier, figurant un Bernie Sanders en mitaines devant le Cervin – mon Cervin dont j’ai entrepris la figuration picturale en 100 exemplaires. Or l’entendant prononcer ce néologisme étrange de « meme », je lui demande d’en vérifier l’origine de l’usage, ce qu’elle fait aussitôt au moyen de la même tablette que je la vois  manipuler avec une pointe d’envie, mais non : je dispose déjà d’un laptop Macpro de moyenne taille et d’un I-Mac à grand écran sur lequel je rédige tous les jours mon Cher Journal…

     

    FAUX DÉBAT. – Les prétendus débats relatifs à la « gestion de la pandémie » font rage, et l’incitation à une « vraie discussion » lancée sur Youtube par un certain Dr Louis Fouché plutôt sympa dans son rôle de « rassuriste », m’a intéressé hier soir  le temps d’une heure à l’écouter argumenter contre les mesures prises par le gouvernement français en la matière, et à me renseigner ensuite je me suis rendu compte, avec retard, que ce brillant parleur, soutenu par le Dr Raoult et prônant la liberté des médecins traitants et le droit des patients à choisir leur traitement – rappelant dans la foulée la prise de conscience des sidéens mal conseillés en d’autre temps – avait été déjà largement loué, comme un gourou, et conspué, comme un dissident, par les uns et les autres dans ce qui n’est pas un débat mais un dialogue de sourds sur les réseaux sociaux, dans les médias et dans la rue, où tout le monde a ses raisons et ne voit chez l’autre que des torts.

    Or le bon sens de Lady L., quand je lui ai parlé de mon intérêt pour le discours de ce Fouché moins sanguinaire que le mitrailleur de Lyon, lui fait a hausser les épaules en invoquant une typique « affaire française », et poursuivre le déchiffrement d’un plan de tricot compliqué en langue anglaise.  Sagesse de Gaïa, me suis-je dit en me rappelant que j’avais interdit à sa mère, de son vivant, de « philosopher » avant dix heures du matin dans notre maison commune de l’Impasse des philosophes bien nommée,  après que je lui eus filé les œuvres complètes de Sénèque…

     

    PAS LE TEMPS. – À propos d’une vie transhumaine ou des vains débats en des lieux inopportuns (la discussion sur Internet ou sur les plateaux de télé me semble décidément mal barrée), ma sage bonne amie en voie de perfectionner, en complicité avec sa fille aînée, sa pratique du  point de jacquard et ses multiples déclinaisons à la jacasserie mondiale, me dit qu’on n’a « pas le temps», et je surabonde au moment de me remettre au temps de la peinture et de persister à tenir mon Cher Journal comme le faisaient les dames de l’entourage de Léon Tolstoï (et le patriarche lui-même), ou le cher Amiel, ou l’irascible Paul Léautaud, mon souci étant de plus en plus de rendre compte de ce que nous vivons tous les jours à l’attention particulière de nos deux petits-fils, Anthony (quatre ans cette année) et Timothy (deux ans en juin) qui en feront ce qu’ils voudront. 

  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde 2020-2022)
     
    DE QUOI RIRE. - Je me suis rappelé la neige de notre enfance après avoir lu, ce matin, le dernier texte de l’ami Quentin évoquant une garderie d’aujourd’hui dont les mioches sont devenus des « clients » jouant avec des « objets transitionnels » sous l’égide de la nouvelle pédagogie, mais Lady L. en sa compétence expérimentale me rappelle que ce vocabulaire remonte au moins aux années 50, du temps des Winnicot & Co, à quoi j’objecte qu’aujourd’hui ces termes font bel et bien « habits neufs » pour tout un chacun qui « psychologise » à tout-va, même si Quentin en remet une couche alors que nos petits-enfants ont encore droit, dans leur garderie montreusienne, à de candides monitrices moins appareillées en matière de langage technique…
    Cela étant, notre gâte-sauce a raison de pointer la jobardise, nouvelle ou pas, de la tendance actuelle des « sachants » à tout conceptualiser et cérébraliser, comme un certain Rabelais le faisait des pédants et des cagots il y a déjà bien des années; et le même rire rabelaisien me revient à l’observation de ce qui, par les temps qui courent, devrait plutôt nous faire désespérer. Surtout, j’apprécie qu’un garçon de 30 ans et des poussières s’exprime avec autant de vivacité alors que les « millenials » semblent se pelotonner dans leurs terriers en s’envoyant de petits messages vertigineusement vides via Tik Tok…
     
    CONSULTATION . - L’excellent Docteur H. , seul à ma consulte de fin de matinée, et prenant sur lui de me piquer le doigt pour le contrôle de mon TP, me répond qu’il « fait aller » quand je lui demande des nouvelles de sa santé, puis il me propose de m’inscrire par Internet sur la liste d’attente du vaccin, et je lui réponds que ça se fera en temps voulu en précisant que je ne suis pas du tout opposé à la chose comme d’aucuns qui en font un nouveau thème de fronde idéologique à la flan; mais je ne lui dis rien de mes nouvelles douleurs articulaires ou périphériques ( un putain d’orteil que je croyais cassé) de crainte qu’il n'ajoute un médoc aux douze de l’ordonnance que je l’ai prié de renouveler au titre de ma contribution au soutien de la Big Pharma helvétique. Sur quoi je regagne notre sweet home du bord du lac où je me reconnecte au site du Washington Post en quête des dernières nouvelles de la House - mais c'est encore trop tôt...
     
    MIDNIGHT. - Après mes divers travaux du jour, une longue sieste, la balade raccourcie avec Snoopy sur les quais enneigés et un film gentiment extravagant sur Netflix (Un casse à Central Park), j'ai suivi en live les délibérations de la House aboutissant à la mise en accusation du Président pour incitation à la violence, suivies de la vidéo bonnement surréaliste où ledit Président, comme si de rien n'était, les yeux au ciel et s'en prenant à la fois à la droite et à la gauche, proclame son horreur de la violence, absolument contraire à ses principes moraux, etc.
    On croit rêver mais pas du tout: avec Donald la réalité est irréelle et le rêve une preuve aux assises du désirable...
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    ANGES & FANTASMES. - Le rêve très détaillé que j’ai fait ce matin, après m’être réveillé à cinq heures et avoir pallié mon souffle au cœur avec un grand verre d’eau puis m’être rendormi, m’a ramené dans la mansarde parisienne de la rue du Bac où j’ai passé tant de nuits, qui m’évoquait aussi la soupente de la rue de la Félicité où j’ai créché durant mon séjour de 1974 aux Batignolles et ma chambre sous les toits de La Perle aux Canettes, avec un œil-de-bœuf donnant sur la chambre voisine dans laquelle deux personnages aux silhouettes blanches me semblaient en train de faire l’amour, sur quoi l’un d’eux surgissait, très gentil , puis deux autres, puis deux ou trois femmes dont l’une connaissait mon nom et me demanda si j’étais déjà allé en Ayatollie (elle avait dit Anatolie) alors que je demandais à l’ange couché à ma droite (nous étions vaguement couchés) s’il était plutôt Asie ou banlieues parisiennes, après quoi l’un des types genre Francais moyen déclarait que c’était le moment de partir pour leur virée au Touquet - me clignant de l’œil en ajoutant qu’ils étaient férus de la Côte d’Azur, ce qui fit réagir Lady L. toujours aussi attaché à l’exactitude géographique, quand je lui racontai ce rêve alors qu’elle prenait des nouvelles de Washington sur sa tablette - et je me suis interrogé alors sur ma propension croissante à voir des anges autour de moi, et pas que dans mes rêves... (Ce jeudi 14 janvier 2020)
     
    MESSAGERS. - La fonction traditionnelle des Anges est celle de messagers, mais la question que je me suis posée ce matin, toujours en présence de Lady L. encore couchée dans notre grand lit à cadre de palissandre qu'elle à acquis chez Benoît Lange (!) le fameux marchand de meubles ethnos, était de savoir qui nous envoie les messages de ces rêves, l’explication freudienne étant loin de me suffire - les trois pauvres pages consacrées à l’interprétation des songes dans le dernier numéro de L’Obs me semblant d’une platitude atterrante. Comme si les psys étaient plus avisés en la matière qu’un Proust ou qu’un Fellini !
     
    DE LA RÉALITE. - Taxer quelqu’un d’angélisme est censé vous poser en adulte responsable qui a le sens des réalités, mais les messages angéliques de plus en plus réalistes, par le détail, que je reçois depuis quelques décennies m’aident à mieux voir ce qui dans la réalité procède d’une présence qui rayonne, et je ne parle pas que des petit enfants et des vieilles saintes: je parle de l’ange des brasseries évoqué dans mon rêve de cette nuit.
    De fait à un moment donné, le plus émouvant dans mon souvenir, l’un des mecs mal rasés de mon rêve citait soudain cette phase de Cingria, tirée du Canal exutoire: « Un archange est là, perdu dans une brasserie », et je prononçai ce dernier mot de brasserie en même temps que lui et nous échangions alors un sourire de connivence rare...
     
    NO PASARAN. - Je devrais avoir la mine sombre et soucieuse, ce matin, l’air gravement «concerné» en me rappelant le reportage «alarmant» que Lady L. m’a recommandé de voir hier soir sur ARTE, consacré à l’infiltration du jeune étudiant suédois Patrik Hermansson dans les mouvements d’extrême-droite anglais et américains ; je devrais m’indigner, et cela a été ma première réaction à la découverte de ces affreux idéologues en cravates et culottes courtes et des hordes d’imbéciles hargneux tout pareils à ceux qui viennent de déferler sur le Capitole, mais à ce mouvement panique de colère a succédé un autre sentiment plus en phase avec ce que je crois la réalité tant anglaise qu’américaine , européenne et suisse, qui fait que « ça »ne passera pas, ou pas comme ça… (Ce vendredi 15 janvier)
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    KATYN ET LES JUIFS.- Bien entendu, je sais que « ça » existe et je le savais avant de voir ce reportage. Je ne suis pas vraiment étonné d’entendre tel fasciste anglais vociférer dans une rue de Londres que le Goulag et le massacre de Katyn est imputable aux Juifs, ni de voir un de ses comparses gesticulant proposer qu’on réunisse les migrants dans le tunnel sous la Manche et qu’on y foute le feu, ou encore que tel idéologue américain recommande le bombardement nucléaire du Pakistan et prédise une monnaie unique à l’effigie d’Adolf Hitler.
    Je sursaute évidemment d’horreur comme le jeune Patrik à Charlottesville quand se défoule la meute raciste et judéocide, mais je sais aussi, au même moment, que tout ne va pas dans le même sens, et je me rappelle alors Le complot contre l’Amérique de Philip Roth, dans lequel il est montré que, même au temps où le nazisme séduisait certains Américains et certains Anglais (dont un certain monarque), « ça » n’a pas vraiment passé.
    En entendant Jez Turner, leader surexcité du London Forum parler de Katyn comme d’un crime juif, je me suis rappelé que notre ami Czapski a passé cinquante ans de sa vie à rétablir la vérité selon laquelle ses camarades polonais n’ont pas été massacrés par les Allemands mais par les Soviétiques, comme je me rappelle les théories conspirationnistes antisémites fondées sur le Protocole des sages de Sion - inventé comme chacun sait par la police du tsar pour accuser les Juifs d’un complot mondial - quand je découvre les thèses de Q-Anon & Co…
    Cependant, tout convaincu que je sois du danger réel que représente l’Alt-right américaine, je crois que « ça » ne passera pas, ou pas comme ça, mais peut-être « ça » va-t-il évoluer et ne sera pas moins grave sous de nouvelles formes ?
     
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    LE COURAGE DE L’OPTIMISME. – Contre la gauche perdante et la droite arrogante, le nouveau catastrophisme relancé par la pandémie et l’aveuglement consentant, Rutger Bregman plaide pour ce qu’il y a de fondamentalement bon dans la créature humaine et défend des « utopies réalistes » dont la redistibution des richesses est l’un des points forts, au dam des frileux, et tel sera le thème de ma 120e chronique sur le « média indocile » de Bon Pour La Tête.
    Dès que j’ai commencé de lire Humanité, une histoire optimiste, le ton et plus encore le formidable matériau documentaire accumulé et analysée par ce Batave hors norme et hors partis m’a botté, me rappelant le réalisme joyeux de notre chère Katia, et la lecture, ensuite d’Utopies réalistes, consacré notamment au succès des applications du revenu de base universel, m’a surpris et séduit bien plus que les scies actuelles sur le retour des « vieux démons » et autre « montée des périls ». Dans la foulée, j'ai offert ces livres à nos filles pour Noël après que Lady L. s'en est régalée elle aussi...
    Non, ce n’est pas se leurrer ou s’illusionner que de parier sur la générosité plus que sur le cynisme ou le sempiternel égoïsme des nantis, même si l’on sait l’infinie ingéniosité de notre espèce à creuser sa tombe et préférer trop souvent le pire au meilleur, etc.
     
    TRUMP ET BALZAC. – Lorsque Bernard Pivot, recevant Michel Butor pour la somme critique que celui-ci a consacré à Balzac, lui demanda à quoi tenait son intérêt pour le grand buveur de café, le cher prof-écrivain répondit juste : parce que c’est intéressant, mon cher, Balzac est intéressant ; et c’est pourquoi je m’intéresse, aussi au personnage balzacien que figure à mes yeux Donald Trump, supposé le personnage le plus puissant du monde et disposant, sur son bureau, d’un dispositif lui permettant de commander cinquante Cocas Zéro par jour, voire plus quand il est énervé. L’un de ses biographes lui donne 16 ans d’âge comportemental, un psychiatre voit plutôt en lui un enfant demeuré, lui-même se considère comme le Président le plus intelligent de l’Histoire et sa spécialité est de considérer ce qu’il dit sur le moment comme la seule réalité tangible dans l’espace et le temps, alors qu’il prend ses décisions en fonction de ce que lui a inspiré son dernier interlocuteur, comme la résolution du bombarder la Syrie lui a été dictée, un quart d’heure après avoir envisagé le contraire, par sa fille Ivanka lui montrant en larmoyant des images d’enfants martyrs, etc.
    Trump lui-même, en tant que personne venue au monde le 14 juin 1946 (le même jour que Che Guevara, Boy George et moi), natif donc du signe des Gémeaux, est probablement un sujet d’observation passionnant pour les psychologues et les psychiatres, mais c’est de façon plus naïve (faussement naïve cela va sans dire) que je m’intéresse à cet individu aussi génial à sa façon qu’imbécile à beaucoup d’égards, comme m’intéressent plus sereinement un Léonard de Vinci ou un Albert Einstein, génies avérés et lumineux, etc.
     
    RIEN QU’UN FANTASME ? – L’extraordinaire plasticité des opinions de Donald Trump, autant que de ses postures et comportements, décisions et revirements, me semble du plus haut intérêt en cela que son oscillation chaotique entre tout et n’importe quoi renvoie à la réalité actuelle – dont elle procède évidemment – et, plus précisément, à la situation mondiale soumise à toutes les incertitudes de la pandémie. Trump est à la fois un symptôme sur pattes et une métaphore, un solipsisme narcissique et une marque transnationale, un colosse fragile et le fils drillé d’un despote familial devenu lui-même autocrate tribal, mais il est aussi, et peut-être surtout, ce que les autres en ont fait, à savoir un fantasme à la saveur suavement insipide de marshmallow et à la consistance de baudruche pleine de vide : le rêve américain en sa dimension élémentaire de paradis kitsch pour Barbies à la Kardashian, sous garde armée. Mais encore ? Suffit-il de dire que Trump est un fasciste à l’américaine, ou que c’est une réincarnation du Père Ubu ? Je n’en crois rien, pas plus que le virus ne se réduit à un mal qu’un vaccin suffirait à guérir…
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    UN ROMAN DE SIMENON. – La trajectoire sociale de Trump relève-t-telle plutôt de la comédie humaine à la Balzac ou du roman russe à la Simenon ? Je me pose la question en me rappelant que Czapski voyait plus, dans les romans de Simenon, de la complexité obscure à la manière des romanciers russes que de celle du génie balzacien, supposée moins « métaphysique ». Autant se demander ce qu’en feraient deux grands romanciers aux « natures » opposées, tel le «diurne » Tolstoï et Dostoïevski le « nocturne », à moins qu’on ne se rappelle le roman de Simenon le plus russe et le plus balzacien à la fois, à savoir Le Bourgmestre de Furnes, saga d’un parvenu social dont on découvre finalement la secrète blessure… Or je me demande quel grand romancier actuel (si tant est qu’il y en ait un seul ?) serait capable de faire de la story de Donald Trump un roman qui ne s’en tienne pas aux clichés du personnage connu et de ses œuvres ?
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    RÉVÉLATIONS DE MIDI. – Je me disais tout à l’heure, midi approchant, qu’il y a un peu plus d’un an que je sortais de l’hosto après un accident cardiaque qui m’a permis d’apprécier les bienfaits de la médecine et l’excellence de nos soignants, quelques semaines avant les premières rumeurs liées à un certain virus, suivies par les péripéties mondiales se soldant aujourd’hui par 2 millions de morts et la prédiction, après qu’un certain président américain eut parlé d’une espèce de petite grippe à soigner à l’eau de javel, de 500.000 nouveaux morts aux seuls USA d’ici à la fin février, mais quoi de sûr en ce temps de fake news ?
    Quoi de sûr ? Juste ceci : deux petits garçons qui ont moins de quatre ans à eux deux et couratant déjà comme des fous autour de nous, deux lutins dont la seule présence de lapins endiablés me rappelle l’image des billes de mercure se répandant n’importe où et n’importe comment, dont l’infinitésimale musique se répand dans les sphères au ravissement du maître de l’univers clignant de l’œil en chacun de nous…

  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde, 2022)
     
    OMNIA I – Ceci relevé dans les deux cahiers éponymes de Barbey d’Aurevilly :
    « La voix est la fleur de la beauté, dit Zénon ».
     
    « Les enfants nous consolent de tous les chagrins, en attendant les épouvantables qu’ils ne manqueront pas de vous donner ».
     
    « Le plus grand penseur serait la Mort si elle pouvait juger la vie ».
     
    « Quand on a des opinions courantes, je laisse courir »...
     
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    DESPENTES DANS LE BAIN. – À poil (au propre) dans notre bain nordique avec vue sur le val en berceau et les eaux bleu pâle à coulures turquoises du plus grand lac d’Europe, les crêtes de haute Savoie et le ciel épuré de ses traces de longs-courriers, je me suis immergé (au figuré) dans les eaux plus troubles du dernier roman de Virginie Despentes dont on claironne que ce sera l’événement de la rentrée littéraire française, et j’y allais avec le préjugé le plus négatif qui fût, me rappelant diverses insanités verbales de la pipole punkoïde (notamment sa déclaration de sympathie aux frères Kouachi) et mon essai de lecture du premier tome de Vernon Subutex, dont l’ostentation « balèze » du ton et la muflerie de la « provoc » m’avaient épuisé à mi-parcours malgré la « papatte » évidente de la meuf (pour user de son volapük tribal), tout cela m’était resté sur l’estomac sans parler des postures publiques du personnage médiatique dont l’accointance socio-sexuelle avec le « philosophe » multigenre Paul Preciado achevèrent de me faire conclure à la créature d’époque incarnant à peu près tout ce que j’abomine, et pourtant…
     
    Pourtant, contre toute attente, et ce dès les vingt premières pages de ce Cher connard , je me suis surpris à m’intéresser illico au dialogue « épistolaire » d’un Oscar, jeune auteur à succès versant immédiatement dans l’agressivité débile, à laquelle, du tac au tac, répondait aussitôt sa destinataire, « icône » de sa jeunesse devenu star du cinéma français et, passée la cinquantaine, lui apparaissant désormais comme un «crapaud», ce qui lui valait précisément le fameux «cher connard», lequel enchaînait en se réjouissant de la réponse en somme « cherchée » et s’excusant, retirant son post, etc.
     
    Quoi d’intéressant là-dedans ? D’abord l’hystérie ordinaire de la chose, et ensuite la « papatte » de la romancière, la découpe immédiate des personnages, et la modulation mimétique de leurs langues respectives, entre « mec relou » et « meuf chelou », etc. Et bien plus, à mes yeux en tout cas : le contenu latent de tout ça et sa projection bel et bien littéraire : le paradoxe des mails bientôt « fleuves », car la relation d’abord impossible d’apparence se développe à sursauts et peu à peu en sympathie barbelée; la diffusion publique de cette matière privée - puisque l’échange se fait « à vue » comme les « dialogues » sur Facebook, Snapchat ou Tiktok, Twitter et consorts – et le brassage « en sutuation » de divers thèmes, sociaux ou professionnels, existentiels ou culturels, qui s’enchevêtrent avec l’intrusion soudaine d’une tierce correspondnte au prénom de Zoé, qui va déclencher d’autres effets en cascades – et le roman se construit bel et bien dans cette « déconstruction » de relations entre deux célébrités paumées qui s’écorchent et se rapprochent en se dévoilant, par delà les divers préjugés qu’on pourrait relever chez chacun d’eux et que l’échange dévoile et démonte plus ou moins.
    L’on me dira que c’est du déjà vu, mais est-ce bien sûr ? Tu as 5000 « amis » sur Facebook et te rappelle ce que te disait Vladimir Volkoff à propos de sa difficuté, dans son « college » de Macon (Georgia) d’expliquer à ses étudiants la différence qu’il y a entre l’amitié et la connection sociale. Il leur demandait, en 1987, combien ils avaient d’amis, et elles ou ils répondaient : à peu près deux cents, voire trois cents. Alors lui d’essayer de montrer, par la littérature, ce qu’est une vraie relation amicale, comme mon amie la Professorella, Anne Marie Jaton, s’efforçait de le faire avec ses étudiants de l’université de Pise, etc.
    L’amitié, et la tendresse que suppose celle-ci, les nuances de l’affectivité en butte aux malentendus « de genre », les stéréotypes récurrents de la féminité et de la mâlitude, les conséquences prévisibles ou non de l’exposition de l’intime à la meute des « followers », le micmac lié à la représentation fantasmatique de l’écrivain qui cartonne ou de la star adulée, tout ça se trouve ressaisi dans Cher connard, la « papatte » en plus, à l’évidence plus rythmée et musicale que celles d’un Philippe Djian, Aurélien Bellanger ou Eddy Bellegueule en eaux voisines.
    Bref, Virginie Despentes, par delà son bluff d’apparence, m’a réellement étonné dans le premier tiers de son roman, en attendant la suite… (Ce dimanche 11 septembre)
     
    OMNIA II. – Cela encore de Barbey d’Aurevilly :
    « Heine dit de Cervantès : « Je l’aime jusqu’aux larmes ».
    Il appelle Mme de Staël la grand-mère des poitrinaires ».
    « Pleurer à creuser le caillou, - expression de Marguerite de Valois ».
    « Un chef de parti n’est jamais après tout qu’un bon caporal ».
    « La mort, c’est le baiser de Dieu (Kabbale) ».
    « Dans toutes les grades œuvres, il n’y a pas à proprement parler de personnages secondaires ». Chaque figure est, à sa place, personnage principal ».
    « Se faire le propriétaire des dons de Dieu ».
    « Épicuriens armés contre la vie. La vie, c’est l’ennemi. Car c’est la douleur ».
    Noté en 1855 : « La littérature actuelle, c’est la trompette du rabâchage ».
    « L’homme a le don d’avilir la Nature en la touchant et de la rendre presque aussi ridicule que lui ! »
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    NOTRE DEMI-SIÈCLE. – Le compte y est : il y aura cinquante ans, cette année, que le Marquis et moi nous sommes rencontrés à L’Âge d’Homme, juste après mon accident de moto, donc moi et mes béquilles les samedis soirs à la maison sous les arbres, avec Dimitri et Geneviève, et ensuite un peu partout, à Paris et à Florence, nous revoyant seuls les deux de semaines en quinzaines et ne cessant d’échanger des centaines de lettres à travers les années, autant de liasses manuscrites ou dactylographiées à la diable désormais déposées aux Archives littéraires de la BN et prêtes à livrer à la postérité leur contenu sans le moindre intérêt puisqu’elles sont toutes limitées à la prolongation amicale plus ou moins chiffrée de nos conversations à n’en plus finir sur la littérature et la déchance du monde actuel qu’il voit du haut de sa tour d’ivoire de contemporain de Pascal et de Racine, ou de Proust et Léon Bloy, ou de Ronald Firbank et Ivy Compton-Burnett, lui très dandy d’Ancien Régime et moi plus rocker anarchisant, bref deux amis pratiquant ce que René Girard appelle la médiation externe, à savoir la juste distance pudique entre intimités jamais diffondues, lui attaché à ses femmes (deux veuves de bouchers) comme un vieil enfant à ses mères et amantes, moi plus flottant entre les corps et les cœurs avant la rencontre de Lady L., ne parlant presque jamais de nos livres et beaucoup des films, des musiques, de nos goûts partagés ou non et de nos dégoûts stimulant nos tempéraments cousins de polémistes, chacun à sa guise et façon, etc.
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    Cher Gérard et sacré Sylvoisal – son pseudo littéraire contractant les mots Lys et Valois – dont je suis aujourd’hui l’un des seuls à savoir qu’il est l’un de nos meilleurs prosateurs, poète anachronique et merveilleux essayiste littéraire, auteur récent d’une vingtaine de livres tous publiés à compte d’auteur sauf un essai sur Chesterton, formidable traducteur de Cowper Powys et de maints autres auteurs anglais, de Gore Vidal et de Chesterton, à la puissance de travail stupéfiante chez un rentier apparemment tout oisif à squelette d’oiseau, à cela s’ajoutant la gentillesse la plus exquise de la personne et la fantaisie poétique la plus débridée de l’écrivain dont témoigne, notamment, son inénarrable Forêt silencieuse faite d’une seule phrase de 300 pages…
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    Or lisant Cher connard de Virginie Despentes, qui relance à sa façon dépravée la tradition épistolaire française, je souris en me disant que celle-ci, par le truchement de ce qu’on appelle la littérature, résiste malgré tout aux atteintes du temps et aux variations de langue, de la Sévigné à Céline, ou de Jules Renard à ce pur produit de la « dissociété » actuelle que figure l’auteure de Baise-moi ou de King Kong théorie…
    Quant à faire lire Cher connard à mon ami le Marquis : je n’y réussirai pas plus qu’à lui faire user enfin d’un ordi ou d’un smartphone, en revanche nous nous amuserons volontiers à évoquer les personnages d’Oscar et de Rebecca dont je lui détaillerais les gestes et pensées comme il me racontera ses lectures récentes des romans oubliés de Pierre Benoît ou que j'évoquerai les nouvelles d’Edith Wharton que je suis en train de lire parallèlement…

  • Des montagnes magiques de Kozuck émane une vraie poésie…

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    L’artiste belge aux origines polonaises expose une série de peintures dont l’hyperréalisme apparent, proche de la représentation photographique, traduit cependant une vision plus intérieure à base contemplative. À découvrir dans la merveilleuse galerie de La Tine, à Troistorrents, jusqu’au 17 septembre.
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    Au premier regard on s’y tromperait. L’affiche annonce des huiles de Michel Kozuck, mais ce qu’on voit d’abord ne semble pas vraiment de la peinture : plutôt de la photo « pictorialiste », puis à y regarder de plus près : de la peinture d’après photos d’une technique hautement élaborée, mais tout de suite il se passe autre chose dans ces grands paysages de montagne, et pour peu qu’on ait l’œil un peu avisé la peinture apparaît bel et bien sous l’apparence d’une représentation hyperréaliste, mais avec quelque chose en plus qui la distingue de cette catégorie contemporaine.
    Pour ma part j’ai pensé aussitôt « peinture abstraite », dans un sens que je tâcherai de préciser et qui n’a guère à voir non plus avec ce qu’on appelle l’art abstrait, par opposition à la peinture figurative, renvoyant plutôt à l’ « abstraction » d’un Cézanne qui n’a cessé de peindre autre chose que des pommes ou d’infinies variations de la montagnes Sainte Victoire, comme si le « sujet » n’avait aucune importance par rapport à la transmutation de l’objet « naturel » en construction stylisée ressaisissant les données du réel pour en tirer une évocation jouant des formes et des couleurs, des plans et des valeurs où le blanc figure l’espace, des sensations visuelles et toute une « musique » dépassant la vision réaliste ou académique.
    Ainsi de la peinture de Michel Kozuck, apparemment soumise à la pure représentation des montagnes le plus souvent imaginaires qu’il y a là en nombre, à quoi s’ajoutent telle forêt ou telle porte sertie dans le feuillage, tel herbage ou tel autre élément de paysage, tel carré d’herbe au détail hyper minutieux rappelant la fameuse Grande touffe d’herbe de Dürer, en laquelle je vois également une projection picturale « abstraite »...
    Au demeurant, il va de soi qu’on peut se contenter d’apprécier l’aspect « réaliste » de la peinture de Michel Kozuck, dont tous les paysages ne sont pas imaginaires, ainsi que l’illustrent quelques cimes aisément identifiables, telle les Dents du Midi ou les Aiguilles dorées et le clocher du Portalet, dans le massif du Trient, ou encore ce qui pourrait être le Mont Dolent – sans l’être vraiment, mais qu’importe ? On n’est pas ici dans l’illustration des merveilles de la nature du genre « calendrier », mais dans l’expression d’une vision contemplative procédant d’une évidente quête de beauté.
     
    De l'image, du cliché et de la vision d'artiste
     
    À l’époque de Photoshop et d’Instagram où prolifèrent les images pour ainsi dire parfaites, et non moins tautologiques, illustrant mécaniquement la « perfection » de la nature comme pour ressasser l’évidence selon laquelle « la nature est la nature », l’œil contemporain discerne de moins en moins ce qui distingue un cliché d’une image chargée de sens ou d’émotion, disons d’un « supplément d’âme ».
    Michel Kozuck, trop sévère à vrai dire à son propre égard, comme tous les grands exigeants, écrit lui-même qu’il « tente vainement de pirater la lumière, quête illusoire, elle sera toujours plus belle et plus intense dans la nature infalsifiable ».
    Et d’ajouter : « Braconnier perpétuel, je ne sers sans doute à rien ». Ou encore, plus incisif : « Ni moderne ni passéiste. Je construis des puzzles à une seule pièce. Je ne me reconnais pas comme faisant partie de la caste des artistes et n’apprécie pas certaines fanfaronnades contemporaines. Dans les courants d’art actuel, je me noie. Dans les courants d’air, je respire ».
    S’agissant du binôme peinture et montagne, le cliché par excellence me paraît le Cervin, dit Matterhorn par les Alémaniques et les Anglais, parfait ornement signalétique des affiches touristiques et autres boîtes de chocolat. L’histoire de l’art « alpestre » en compte un certain nombre, la plupart bien sages, fidèles et donnant la patte, pour un Kokoschka qui aboie au ciel fou, le cliché littéralement mis en pièces.
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    C’est entendu : le cliché est une plaie. Plaie du goût, plaie du langage, plaie de la perception atrophiée et de l’expression simpliste, plaie de la littérature et des arts, de la poésie et de la musique. Accro du cliché, le philistin déclare beau ce qui est joli et joli ce qui est beau. Un aspect du cliché est le kitsch, qu’on pourrait dire la parodie mièvre du beau. Le kitsch est un simulacre, le cliché ramène toute vision a du déjà vu, tandis que l’art est apparition.
    C’est cela que produit l’art de Michel Kozuck : des apparitions. Lorsque vous êtes en montagne, dans les Beskides ou les Préalpes vaudoises, sur les hauts d’Ailefroide ou en Afghanistan, cela se passe comme une aile de brune passe sur un jardin suspendu, comme un brouillard glacial se déchire soudain sur le bleu pervenche d’un lointain, comme un jaune inconnu colore la rouille d’un pierrier, comme s’irise le camaïeu gris chiné de blanc d’une paroi qu’une lumière inattendue sort du néant, etc.
     
    Malgré tout l’art reste bien reçu, merci…
    Michel Kozuck est un peintre autodidacte belge d’origine polonaise, dont les racines plongent dans les hauts gazons des Tatras où peignait parfois l’extravagant Witkiewicz, génie polymorphe affirmant l’impossibilité physique et méta de représenter vraiment la nature, qu’il déformait donc horriblement pour en saisir la « forme pure », tandis que Michel Kozuck reste plus humble, plus doux mais non moins lucide quant à la représentation de la beauté pure.
    Dans un texte datant de 2016, Thierry Devillers écrit que « la montagne est un enthousiasme, un « transport divin ». Et de préciser : « Dans la Bible, d’Abraham au Golgotha, en passant par Moïse recevant les tables de la Loi, les Béatitudes et la Transfiguration, la montagne est partout. Kozuck la peint-il d'après nature ? Non. S'il la peint d’après photo, c’est pour qu’elle reprenne l'âme que l’appareil lui a volée. Mais je crois que l’essentiel se trouve ailleurs : dans la cosa mentale, ces images eidétiques emmagasinées dans sa mémoire où souffle l’esprit des Tatras».
    L’on n’invoquera pas, pour autant, les figures d’une mystique vaporeuse. Rien, me semble-t-il, de « théosophique » dans la démarche de Michel Kozuck, dont la spiritualité est plus immanente, plus silencieuse aussi dans son accueil du visible.
    Je ne m’en réjouis que plus, découvrant son œuvre sur le tard - l’exposition actuelle étant la septième en le même lieu -, de constater que Michel Kozuck ne parle pas dans le désert, puisque Gérald Lange l’accueille depuis 2005 en sa galerie magique de La Tine, et que divers amateurs très éclairés l’accompagnent de leurs commentaires, tel Carl Havelange évoquant ses « paysages imaginaires » : « Kozuck peint comme Giacometti sculptait et comme Bouvier ou Walser écrivaient. Pour vérifier qu’il est possible de peindre. Il répète ad libitum le geste lent, toujours déçu, toujours récompensé, de déposer des pigments sur la toile. Il y passe chaque fois des semaines, laissant peu à peu venir à l’œil un paysage dont il n’avait au début qu’une idée incertaine et fragmentaire. Un paysage né de la mémoire et de l’oubli, travaillé par la main seule qui tient le pinceau et se déplace. Quand on peint, on ne pense à rien »…
     
    Michel Kozuck, Huiles. Galerie de la Tine, Troistorrents, jusqu’au 17 septembre 2022. Ouvert tous les jours de 14h 30 à 18h30. Fermé le lundi. Site de la galerie. www.latine-galerie.com
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     

  • Le Temps accordé (12)

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    (Lectures du monde, 2020-2022)
     
    Ce mercredi 24 juin 2020. – Drôle de rêve cette fin de nuit. Une espèce de jeune cadre d’apparence très lisse me demandait, dans un bus dont je graffitais la paroi , si je savais qui avait volé le béton, et je lui répondais avec impatience que je n’en savais rien, sur quoi le tendre souvenir de Ruben me revenait avec l’odeur du ciment travaillé à grande eau et je m’inquiétais de son absence avant de me réjouir, éveillé, d’avoir coupé aux terribles crampes nocturnes de ces dernières nuits - grâce probablement à une double dose de sulfate de quinine et la désormais rituelle cuillère de sucre vinaigré -, après quoi je reprenais ma chronique sur la belle Bulgare à livrer demain…
    MES PENSEURS. – Depuis ma seizième année je ne suis sensible qu’à des pensées cristallisées par le verbe ou le style et donc à des penseurs qui tous, d’Albert Camus à Simone Weil, de Charles-Albert Cingria à Stanislaw Ignacy Witkiewicz et Vassily Rozanov, de Léon Chestov et Nicolas Berdiaev à Annie Dillard, de Pascal et Montaigne ou Spinoza à Peter Sloterdijk ou René Girard, entre tant d’autres, sont aussi, voire surtout, des écrivains ou des poètes à leur façon, à l’exclusion des philosophes à systèmes ou des idéologues.
    LES ENFANTS. – Le pauvre Robert Poulet, éminent critique littéraire et misérable idéologue d’extrême-droite, me dit un jour qu’il fallait se défier absolument de la perversité cachée des petits enfants, me recommandant en outre de ne pas « entrer dans le XXIe siècle » en procréant, alors que le « mal » était déjà fait – notre première petite fille se trouvant sur la bonne voie d’une prochaine venue au monde.
    Je ne sais pourquoi la fille de ce prophète de malheur, dont les jugements critiques souvent pénétrants vont de pair avec une sorte de morgue supérieure (même à propos de Céline ou de Bernanos, il y va de jugements à la limite de la condescendance), s’est donné la mort, et je présume que sa douleur est pour beaucoup dans son amertume absolue, et je ne le juge donc pas d’avoir été pour moi un si mauvais conseiller, comme l’a été le plus proche mentor de ma vingtaine, mais ce que je sais, fort de cette expérience, c’est qu’on est redevable des erreurs des autres autant que de leurs bons exemples ; et voyant les petits enfants de notre seconde fille, je me dis que rien n’est meilleur ni plus beau dans la vie que leurs yeux qui brillent.
     
    Ce jeudi 25 juin. – Ma dernière chronique à propos de Lisière de la belle Bulgare Kapka Kassabova que m’a révélée mon compère Alain Dugrand, m’a donné pas mal de fil à retordre et je crains qu’elle ne rende pas l’ampleur et la substance humaine de ce formidable reportage par les monts et forêts des Balkans extrêmes, avec ses remarquable portraits ; mais une chronique est forécment marquée par les hauts et les bas de celui qui prétend la travailler «au corps», et le mien n’était pas ces jours au mieux de sa forme même si je n’ai à me plaindre que de mon oeu de souffle et de mes douleurs partout, de ma peine à marcher et de la vieille fatigue qui me pèse aux épaules, autant dire rien. D’ailleurs je reste plutôt actif dans mes publications quotidiennes, ma chronique n’est finalement pas si mal et je ne cesse de chantonner en écoutant cliqueter les aiguilles à tricoter de ma bonne amie …
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    À part quoi je constate, probable effet de l’âge, que je deviens de plus en plus émotif, vite au bord des larmes en regardant tel film ou tel épisode de websérie un tant soit peu peu sentimental, etc.
     
    DÉCADENCE OU MYOPIE ? - Notre ami Claude Frochaux, et nombre d’esprits fort de sa génération et de la nôtre qui la suit, ont-ils raison de conclure au déclin voire à la décadence irrémédiable (c’est la conclusion de L’Homme seul) de la culture occidentale d’après les années 60-70 du XXe siècle, comme si plus rien ne s’y faisait de bien, notamment en littérature, après la disparition des grandes volées de Proust et Céline, ou de Ramuz et Bernanos, et jusqu’à Marguerite Yourcenar ou Michel Tournier, entre tant d’autres pour s’en tenir à la langue française ?
    Pour ma part, j’ai fait valoir maintes fois, à mes amis français dubitatifs, le contraste saisissant qu’il y a entre les sommaires de la NRF des années 20 à 50 et ce qu’il en restait dans les années 70 à 80, pour ne prendre que cet exemple, mais encore ?
    Comparer Céline et Houellebecq fait évidemment sourire jaune, et Frochaux me dira qu’un Thomas Bernhard ou un Philip Roth sont nés avant 1968, qui semble à ses yeux la date butoir à fonction de guillotine, mais peu importe : je me refuse à croire que la «fête» est finie, comme il le prétend, même si les eaux basses actuelles peuvent en donner l’impression.
    Or, à l’affirmation passée de la mort du roman, dès les années 60-70, Soljenitsyne répondait que tant que l’homme vivrait le roman survivrait, et telle reste aussi ma conviction même si la forme du roman éclate ou se modifie à l’image du monde actuel, et je pense, sans m’arrêter à leur date de naissance, aux Américains Bret Easton Ellis et Dave Eggers, Jonathan Franzen ou David Foster Wallace, Zadie Smith et Judith Hermann en Allemagne, Ian Mc Ewan ou Martin Amis en Angleterre, ou Christoph Ransmayr en Autriche, sans oublier Michel Houellebecq, et je me dis que les fossoyeurs sont peut-être atteints de myopie - enfin qui lira verra...
     
    COUP D’ARRÊT. – Plus s’enrichissent et se nuancent mes observations relatives à la pandémie en cours, plus je suis tenté de voir, sans le moindre cynisme, l’aspect fondamentalement positif de cette maladie mondiale dont les conséquences économiques apparentes seront probablement bien pires que ce qu’on imagine pour le moment, mais qui suscitera peut-être des réactions et des réformes plus décisives à long terme, recentrées par rapport à de nouveaux équilibres moins nocifs pour les individus que le monstrueux système actuel fondé sur la compétition et le profit.
    La jactance écervelée des réseaux sociaux, autant que l’affolement entretenu des médias toujours soumis à la même logique du juteux spectacle de l’infortune, ne devraient pas nous tromper sur la perception des braves gens lestée de plus de bon sens, de prudence mais aussi de confiance et d’optimisme naturel.
     
    LE BON GÉNIE. - Je suis très attaché, depuis mon adolescence de petit révolté lecteur d’Albert Camus et du Canard enchaîné, dès l’âge de 14 ans, dont je me régalais chaque semaine des chroniques de Morvan Lebesque et de Jérôme Gauthier, anars pacifistes seon mon cœur, à la notion de bon génie de la Cité, que j’ai retrouvée chez le Martin du Gard des Thibault et dans Les Hommes de bonne volonté de Jules Romains – que personne ne lit plus alors que John Dos Passos le situait plus haut qu’un Sartre à la même époque -, et qui m’est plus chère encore aujourd’hui, au dam des cyniques et des nihilistes à la parisienne que je vomis chaque jour un peu plus tant ils sacrifient le cœur à l’aigre cervelet, la dure et chatoyante réalité à leur noirceur d’encre de seiches stériles.
     
    LES NOUVEAUX RÉVISIONNISTES.- Le procès récent qu’on a fait à Paul Gauguin, aux States et ailleurs, relatif à son penchant pour les très jeunes filles, et l’exigence de certains pontes des milieux médiatiques ou muséaux de le retirer des cimaises publiques, me semble aussi grotesque et vain, et bien inquiétant par son extension vertueuse tous azimuts qui voit par exemple, à Genève, l’opprobre jeté sur un Louis Agassiz, biologiste et glaciologue opposé au darwinisme, le général alémanique Johann Suter chanté par Cendrars (chez lequel on a trouvé, horreur, une ou deux phrases frottées d’antisémitisme) et dont la statue a été déboulonnée en Californie, alors qu’on débaptise pieusement telle place ou telle rue pour honorer telle ou telle personnalité moins « suspecte » de nos jours, dont on découvrira peut-être plus tard qu’elle avait de cartaisn penchants louches ou de certaines idées « nauséabondes ».
    Or tout cela pue la fausse vertu et une nouvelle hypocrisie, prête à sacrifier des œuvres de qualité sous prétexte que leurs créateurs avaient des défauts. Voltaire n’a-t-il pas trempé dans le commerce des esclaves ? C’est possible, mais il nous laisse Candide et le Dictionnaire philosophique. Léonard de Vinci a-t-il «détourné» le petit Salaï, entré dans son atelier à dix ans et probablement son mignon, en tout cas un vrai petit voyou talentueux qui a causé bien des souscis au Maestro en prenant de l’âge, ainsi que nous l’apprend la magistrale biographie de Walter Issacson, lequel a pourtant le tort de parler de Leonardo comme d’un « gay ». De fait, et une fois de plus, comment rapporter des mœurs du Cinque Cento à nos critères, et comment ne pas moduler nos jugements en fonction des us et coutumes de telle ou telle culture ou civilisation ? Ou alors tout serait aplati, moral et convenable, absolument épuré comme un Ancien testament dont les chapitres génocidaires (l’appel de l’Éternel à l’épuration ethnique de certaines tribus) seraient caviardés pour ne pas choquer les collégiennes et collégiens californiens ?
     
    LE MONSTRE EST LÀ.– La muflerie éhontée d’un Donald Trump, dont le mot d’ordre (Think big and kick ass) exprime le tréfonds brutal de sa pensée de prédateur mafieux sans scrupules, est un révélateur au même titre que la maladie de civilisation en cours.
    Alexandre Zinoviev me disait que l’avantage de la monstruosité du communisme soviétique tenait à sa visibilité, alors que le Léviathan occidental était plus diffus et moins tangible, mais avec l’actuel Ubu de la Maison-Blanche apparaît mieux la monstruosité du néo-libéralisme ravageur, comme la pandémie contribue à rendre plus visibles les aberrations de nos sociétés fondées sur la concurrence guerrière, l’enfumage idéologique binaire ou l’écrasement des braves gens, etc.
     
    CHERCHEURS ET « TROUVÈRES ». - En lisant les 500 pages des 21 Leçons pour le XXIe siècle de Yuval Noah Harari, après les 1000 pages de Sapiens et de Homo deus, je me dis que ce très brillant historien, vulgarisateur d’une parfaite clarté en dépit de sa considérable érudition, n’accorde pas assez d’attention à ceux que j’appellerais les « trouvères » du génie humain, tout concentré qu’il reste sur le travail des chercheurs de toute espèce en sciences « dures » ou en sciences humaines.
     
    Réduire les grands récits du XXe siècle aux entités idéologiques du fascisme, du communisme et du libéralisme clarifie évidemment la donne, mais sans quitter les seuls domaines de l’idéologie et de l’approche socio-économique du monde ; or la substance des multiples récits des multiples cultures humaines , le tissu interstitiel de ce grand corps à la fois divers et tenu ensemble de notre espèce singulière m’insatisfait par manque de détails.
    Cependant je me garderai de dénigrer Yuval dont la lecture du monde a le mérite (?)de ce qu’on pourrait dire la mise à plat du savoir général en attente d’inventaire des détails particuliers, lesquels requièrent un regain d’attention généreuse. N’empêche et une fois encore : un récit sans considération des apports de la littérature et des arts de la même époque me semble décidément insuffisant.
     
    À La Désirade, ce 1er juillet.- La période en cours voit proliférer Les théories complotistes de toutes espèces, évidemment liées à l’échappatoire que constitue la désignation du bouc émissaire, dont René Girard a tout dit et pas seulement dans son essai éponyme, dans Achever Clausewitz avec tous les détails historico-politiques qui s’imposent, autant que dans ses analyses anthropologico-littéraires de Mensonge romantique et vérité romanesque et dans La conversion de l’art. René Girard , comme Peter Sloterdijk, apporte les nuances essentielles d’une lecture du grand récit humain du dépassement de la souffrance et des turpitudes de l’espèce scandé par la poésie et les expressions multiples de l’art ou de l’imagination, et je ne cracherai pas sur la culture actuelle de masse parfois traversée par les fulgurances intelligentes de l’observation. Faire feu de tout bois même pourri-mouillé me semble justifié, s’il réchauffe et éclaire, autant que disserter doctement dans le froid des laboratoires de la recherche.
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    QUESTIONS D’ÂGE. - Je regardais tout à l’heure mes mains de « vieux », qui me semblent à vrai dire moins marquées que les mains de vieux de nos aïeux, dont la vieillesse était à vrai dire plus vieille, si j’ose dire, que la nôtre. Curieusement, la notion de génération, qui paraît tellement importante à nos contemporains, m’est absolument étrangère, me rappelant ma sagesse de « vieux » à 18 ans et ma folle «jeunesse» cinquante ans plus tard avant de passer par 155 séances d’accélérateur linéaire et même après, le crabe repoussé sous roche avec l’anguille de la mort. Les distinctions entre X, Y et Z me semblent des fabrications publicitaires jouant sur la peur de vieillir, renvoyant au provincialisme dans le temps dont parlait T.S. Eliot à propos des nouvelles tribus amnésiques ou des vioques flattant les « djeunes ». Tout cela produit d’époque, donc insignifiant à long terme. Ceci dit je pense à mes aïeux avec tendresse en me rappelant leur humble retrait sans beaucoup de mots pour le dire et sans télé pour en faire un drame, sans conseils de psychologues spécialisés et de sociologues les réduisant à statistique. Solitude du vieil Émile descendant tous les jours à son jardin, solitude du vieil Heinrich écoutant tous les soirs les nouvelles de Paris ou de Moscou débités sur un ton funèbre par le speaker de l’Agence Télégraphique Suisse, et nos aïeules n’en pensant pas moins mais ouvertes à l’accueil ou pensives dans leur coin, Louise penchée sur sa machine à coudre Singer à invoquer L’Ecclésiaste ou Agatha tricotant pour les missions - toutes deux si bonnes avec nous qui ne pensions jamais à leur âge.
     
    À la Désirade, ce dimanche 12 juillet. – Beauté de la mère et de l’enfant. Simple joie devant cette douce présence. Les voir au jeu, dans la caisse à sable, la mère et les deux bambins, résume à mes yeux ce qu’on appelle « la vie » quand on dit «c’est la vie», même en parlant des enfants malades ou des enfants arrachés prématurément à «la vie»…
     
    CONSEILS À SOI-MÊME. - Tout faire en sorte de couper à toute forme d’aigreur, démon mesquin. L’humeur mauvaise me semble le plus vilain trait de l’époque, à base de ressentiment envieux et de mécontentement vague, de mépris latent et d’inattention fébrile, sans la moindre reconnaissance. Toute rivalité mimétique à éviter, à l’imitation de Bartleby l’Occidental ou même d’Oblomov l’oriental. Je sais comment se faufile le serpent volant, djinn impalpable monté des glandes originelles au cerveau reptilien, mais le savoir ne suffit pas à lui résister sauf à regarder par la fenêtre…

  • Le Temps accordé (11)

     
    (Lectures du monde 2020-2022)
     
    L’INSTIT HELVÈTE. – La figure de l’instituteur au savoir bonnement universel, incluant la botanique et l’astronomie, la vie des continents ou des plantes et la survie des monuments, l’enseignement du chant et de la gymnastique me semble l’incarnation par excellence du génie helvétique, et j’y vois soudain un personnage de roman hors d’âge qui pourrait avoir fréquenté Anton Pavlovitch Tchekhov sur le tard, fait du vélo avec le jeune Albert Einstein, conversé à Pétersbourg avec Léon Chestov et Andréi Biély ou partagé un lunch avec Carl Gustav Jung. Pourquoi se gêner dans un roman ouvert à la fantaisie et au merveilleux ? De là aussi mon idée de revenir au Cantique des cantiques autant qu’au Livre de Job...
     
    CONCRET ET ABSTRAIT. - Alain Gerber trouvait singulière, dans mon écriture, la constante alternance du concret et de l’abstrait, sans rien de voulu de ma part mais signalant peut-être l’un des divers aspects de ma dualité de natif des Gémeaux partagée entre l’apollinien et le dionysiaque, l’animus et l’anima, le diurne épris de clarté et le nocturne à l’écoute des grandes ombres – et me revient alors cette page de Sodome et Gomorrhe où le Narrateur, à propos de la mort de sa grand-mère, évoque l’univers du sommeil : « Monde du sommeil, où la connaissance interne, placée sous la dépendance des troubles de nos organes, accélère le rythme du cœur ou de la respiration, parce qu’une même dose d’effroi, de tristesse, de remords agit, avec une puissance centuplée si elle est ainsi injectée dans nos veines ; dès que pour y parcorir les artères de la cité souterraine, nous nous somms embarqués sur les flots noirs de notre propre sang comme un Léthé intérieur aux sextuples replis, de grandes figures solennelles nous apparaissent, nous abordent et nous quittent, nous laissant en larmes », etc.
     
    Il y a là-dedans une forme de délire contrôlé qui me semble procéder du noyau pur de ce qu’on appelle la poésie, ou de ce qu’on appelle plus largement la littérature, ou de ce qu’est la vraie pensée en lien avec ce qu’on appelle le corps, l’esprit, le cœur et l’âme.
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    INCARNATION. – Jean-Claude Fontanet me disait un jour que les personnages de ses romans étaient en somme des âmes qui se cherchaient un corps, et c’est avec une intensité concentrée extrême que ce grand déprimé s’est, non pas tant libéré que dépassé lui-même dans son mémorable Mater dolorosa et plus encore dans L’Espoir du monde.
    Lui-même était une âme prise au piège de cette terrible maladie qui l’a prostré des années durant, parfois claquemuré pendant des semaines dans le silence et la tristesse, au dam de sa pauvre dame, et trouvant pourtant le courage d’écrire pour ne pas mourir – et là ce n’est pas se payer de mots que d’user de cette expression.
    Quant aux personnages de mes Tours d’illusion, je voudrais que ce fussent autant d’affects et d’aspects de la diversité humaine ressaisie dans cette réalité augmentée que figure la vraie fiction distribuée entre les instances du corps souffrant et jouisssant, de l’esprit en éveil, du cœur palpitant et de l’âme radieuse.
     
    LOIN DE PARIS. – Comme Ramuz le disait à Grasset, et comme le pensaient aussi un Georges Haldas ou un Alfred Berchtold,notre culture littéraire romande est profondément différente de la culture française filtrée par le centralisme parisien ; notre culture découle (notamment) de Rousseau et du romantisme allemand, enracinée dans la civilisation paysanne séculaire en constante confrontation avec les villes, ouverte au nuancier des langues et aux incessantes disputes confessionnelles, longtemps soumise à la tutelle du pasteur et du professeur en terre protestante et plus originale dès le début du XXe siècle, notamment avec l’affirmation autonome de Ramuz et de ses amis.
     
    En ce qui me concerne, quoique n’ayant cessé de faire le voyage de Paris durant des décennies de jounalisme littéraire, je n’ai jamais été dupe ni soumis à la condescendance du Français, ou plus exactement du Parisien, à l’égard des Romands autant que des Belges et autres périphérique de la « francophonie », vérifiant récemment la persistance de cette prétention tournant désormais à vide dans un milieu littéraire où règne l’esprit pédant et prétentieux généralisé ( de l’attachée de presse au libraire et du journaliste au représentant tous sont experts, de même que tout abonné à Facebook est artiste potentiel ou écrivain), la figure du prof de lettres de centre gauche devenant le parangon du goût et l’indicateur des dégoûts – mais la condescendance n’est pas moindre à droite et je le constate en toute tranquillité et sans être dupe non plus de ce qu’est devenu la littérature romande, où le nivellement par le bas devient aussi la norme.
     
    Bref je me sens tout Parisien dans nos Préalpes et très Romand à la rue des Canettes, fort de mon ascendance italienne et alémanique et de mes accointances certaines avec le blues américain et le roman russe, etc.
     
    DARK MAN. – Achevant ce matin la lecture de La Blonde en béton de Michael Connelly, je me dis que les romans de celui-ci ont valeur à la fois de reportages très fouillés sur la mégapole américaine et ses troubles sociaux ou personnels (on était alors au lendemain des émeutes liés au tabassage de Rodney King) et d’aperçu du « coeur noir » de l’homme, précisément désigné en ces termes dans le troisième opus de ce très grand professionnel dont le travail mérite un respect du même genre que celui qu’exprimait Patricia Highsmith dans l’article qu’elle a consacré à Simenon quelque temps après notre rencontre de 1988 ; et je disais ce matin à L. que ce genre de littérature, en fin de compte, me semble tout aussi intéressant que ce que les pédants appellent la « vraie littérature», sans tout mélanger pour autant – étant entendu que les livres de Connelly relèvent de l’artisanat plus que de l’art (comme les Maigret de Simenon) et que ses intrigues et son écriture ne vont pas sans stéréotypes répétitifs et sans clichés à la pelle…
     
    BAPTÊME. - Nous avons assisté ce matin au baptême du petit Timothy, à l’église catholique de Bellevaux, célébré selon le rite par le curé vietnamien de la paroisse, tout à fait dans son rôle à la fois digne et débonnaire, présent et transparent.
    Trois générations et diverses confessions se trouvaient réunies dans la belle lumière du grand cube de béton aux baies immenses donnant sur les arbres et les frondaisons, et la cérémonie m’a paru simple et vraie, comme une île de sérénité dans l’océan de l’actuel chaos. Le môme emmailloté dans les bras de la religieuse noire en costume de missionnaire de la Charité conforme à l’ordre fondé par Teresa la sainte albanaise sujette à toutes les controverses, notre beau-fils à moitié français mitraillant les séquences avec son appareil japonais, son homologue père du bambin à moitié irlandais et notre Julie aux yeux embués de larmes sincères composaient un tableau d’époque bigarré à souhait et non moins radieux. (Ce samedi 21 juin)
     
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    NOTRE JOIE. – Ma bonne amie passe aujourd’hui le cap de se 72 ans. 38 ans de partage « globalement positif » avec cette belle vieille ado, me disais-je ce matin en pensant aux deux sortes de vieilles peaux de notre génération : les vieux croûtons rassis et les vieux ados demeurés à mèches rebelles. Je viens de retrouver en outre, en feuilletant L’Ambassade du papillon auquel je suis revenu pour me rappeler diverses choses précises de notre vie commune, ces mots de Hofmannstahl plus que jamais de notre actualité : « La joie exige toujours plus d’abandon, plus de courage que la douleur ». (Ce lundi 22 juin).
     
    ORGUEIL ET VANITÉ. – Un auteur ou un artiste – un « créateur » quelconque, ou une « créatrice », sont-ils habilités à s’enchanter de leurs propres productions sans faire preuve de la plus douteuse vanité ? J’ose le croire, comme le pensait tranquillement une Flannery O’Connor prête à défendre becs et ongles l’excellence de ses écrits, comme elle l‘aurait fait des qualités de ses enfants si elle en avait eus au lieu d’oies et de paons.
    Faut-il alors parler de légitime orgueil, au lieu de vaine vanité, et quelle différence d’ailleurs entre celle-ci et celui là ? C’est ce que j’ai demandé un jour, en notre adolescence, à notre bon pasteur Pierre Volet qui m’a répondu, sous sa moustache de crin noir, que l’orgueil se justifiait quand « il y a de quoi » tandis que la vanité consiste à se flatter quand il n y a pas « de quoi »…
    Mais l’écrivain et l’artiste sont-ils à même de juger s’ils ont « de quoi » être fiers des produits de leurs firmes ? Là encore j’en suis convaincu, et Maître Jacques partageait cette conviction.
    «Nous sommes , toi et moi, de ceux qui savent ce qu’ils font », me dit-il un jour, et cela valait en somme autant pour ce que nous faisions que pour ce que font les autres, etc.
     
     

  • Le Temps accordé (10)

     
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    (Lectures du monde 2020-2022)
     
    DE L’IDÉOLOGIE. – Durant toute la première soirée que nous avons passée ensemble, le lendemain de son exil en Suisse, je me suis efforcé d’obtenir, de la part d’Alexandre Zinoviev, un aperçu clair et net de ce qu’il entendait par idéologie, dont il prétendait être le seul contempteur crédible en Union soviétique, mais ses réponses anti-idéologiques m’ont paru formulées dans un langage essentiellement idéologique, et c’est peut-être à partir de ce soir-là que je me suis définitivement purifié de cette langue de bois à deux faces, si j’ose dire, qui fait qu’aujourd’hui des idéologues de droite à la Renaud Camus ou à la Zemmour usent d’une rhétorique morte du même genre que celle d’un Edwy Plenel à la gauche de la gauche ; et ce langage est aussi celui des idéologues nationalistes ou chrétiens, islamistes ou scientistes, du Big Brother d’Orwell ou des émules « inclusives » de Big Mama – d’où mon retour et mon recours à Babel, tour de garde de la langue vivante avec vue sur l’oued de la poésie…
     
    CHOSES DE LA VIE. - Une impulsion soudaine, hier dans la file d’attente hygiénique de la Landi Bricoloisirs, un vrai poème, en regardant les beaux gros mollets bronzés de notre voisin barraqué V. aux longs cheveux couleur paille et au regard de veau - je me suis dit que c’était assez de sérieux: qu’il fallait absolument que j’en revienne à ma veine comique qui participe à la fois de Tchekhov et de William Trevor « à l’international », mais aussi de Zouc et d’Emil « au plan national », dont seul mon ami Tonio me semble un représentant local ainsi que je me le disais hier en lisant le message impayable qu’il m’a envoyé pour m’annoncer en même temps la mort de la chère Elsa, muette depuis quelque temps déjà dans son EMS de l’Armée du salut, et sa difficulté de bander à plus de soixante piges. Voila bien mon salut: le comique ou, plus précisément : le tragi-comique, vu que la rioule seule ne suffit point...
     
    À La Désirade, sur nos monts indépendants de privilégiés, le confinement se poursuit en plein air et nos petits enfants nous ont été rendus, donc tout est bien ; notre chère Gemma repose là-bas entre les terrasses ensoleillées de Grinzing où nous avons partagé le vin doré, et la tombe de TB à cinq mètres de la sienne, « La vie est vache, me disait le vieux Guido Ceronetti quelques mois avant son départ « au jardin », selon l’expression de Marcel Aymé, et moi de lui répondre : « et rien ne vaut la vie », etc. (Ce jeudi 4 juin) .
     
    DU RICANEMENT. - La grimace du démon mesquin et la morgue du cynique me semblent produire cette caricature hideuse du rire que j’ai dû subir pendant des années dans le cadre de mon activité mercenaire exercée dans la proximité « sympa » d’un zombie de la culture culturelle. J’en garde une horreur quasi sacrée, sans rancune d’ailleurs pour la personne en question, plutôt reconnaissant d’avoir identifié par elle un travers humain combien répandu en cette époque où la dérision entache à peu près tout ce qui est digne d’être admiré. Au demeurant je m’efforce de ne plus me contenter de l’adjectif « admirable », bonnement propice à susciter le ricanement en question.
     
    UBU AUX STATES. - Donald Trump brandissant la Bible en menaçant d’envoyer la troupe contre les « émeutiers » qu’il ne cesse de provoquer par réseaux sociaux interposés, représente une telle caricature qu’on devrait lui être reconnaissant d’incarner si parfaitement la démagogie de cette Amérique à la fois pillarde et bigote, dont la violence et la vulgarité font pour ainsi dire figure de modèles-repoussoirs.
    Tout de cet homme, né le même jour que Che Guevara et que moi-même (en personne), est humainement hideux, suant la stupidité satisfaite et le vide intellectuel, la brutalité d’un mafieux sous l’aspect d’un poupon-baudruche trépignant à la moindre contrariété.
    Mais comme le disait Zinoviev des Russes par rapport aux Soviets, et comme les Allemands auront dû le reconnaître à propos d’Hitler, les Américains peuvent le dire aujourd’hui : nous l’aurons bien voulu, et probablement faudra-t-il plus qu’un virus pour se débarraser non du vilain personnage mais de tout ce qu’il représente, qui continue d’enchanter nos « libéraux ». (Ce samedi 6 juin)
     
    DÉGRINGOLADE. – Travaillant tous les jours, avec l’adorable Joël, à la réédition d’une partie des considérables archives du Passe-Muraille, je me dis que le commentaire littéraire, et toute forme de débat intellectuel, en Suisse romande autant qu’en France parisienne, sont tombés à un niveau d’insignifiance dont ce râleur de Castoriadis à tête d’œuf avait raison d’annoncer l’inexorable montée.
    Bien pire que le confinement hygiénique en cours, cette espèce d’affadissement et d’aplatisssement généralisé du discours critique, cette asthénie et ce recroquevillement sur soi manifesté jusque dans les rangs des plus jeunes, qui se foutent apparemment de tout ce qui ne concerne pas leur quart d’heure de gloriole, cette atomisation et cette paresse devraient nous décourager de plus rien faire, et pourtant non, parions pour les quelques pelés et autres tondues qui ont encore à cœur de dire quelque chose, semons et restons joyeux au lieu de céder au pire que représente l’aigreur.
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    GRÂCES RENDUES.- Grisaille pluvieuse ce matin, qui me rend tout pensif après un rêve d’une étrange splendeur. Or j’aimerais, précisément, revenir à la Beauté et m’y tenir comme à la fin de sa vie notre ami Thierry s’efforçait de s’y tenir, coupant court à ce qu’il appelait ses zéphyrs.
    Cela commence, en ce qui me concerne, par la mise en ordre rigoureuse de mes affaires à tous égards et en mes divers lieux, par la rédaction plus scrupuleuse de mon journal, par la poésie et la peinture, par la finition parfaite de tous mes écrits consignés sur mes divers supports numériques, par la suite du classement des papiers du Passe-Muraille et par la marche à pied, notamment, et tout cela dans la bonne et belle humeur qui est la meilleure façon de rendre graces à la bonne vie. (À la Désirade, ce dimanche 7 juin).
     
    Unknown-1.jpegGUILLAUME ET LE CHANT DU MONDE . - Il faisait l’autre matin un temps à se pendre et je trouvais le monde affreux, infâme le Président américain brandisant sa Bible comme une arme et méprisable la meute de ses larbins racistes; et j’avais beau savoir, le vivant tous les jours, que ce quart d’heure de noir absolu se dissiperait comme un brouillard dès que je me remettrais en chemin en souriant à mon ange gardien: l’image de ce pauvre George Floyd qu’un imbécile de flic haineux avait empêché de respirer m’accablait de tout le poids du monde quand une autre image de rien du tout, surgie d’un fin petit livre paru chet mes ami d’autre part, intitulé Les Toupies d’Indigo street, m’est revenue et avec elle le chant du monde - l’image heureuse recyclée par un jeune homme de trente ans pile, du poète japonais Bashô qui avait peint cet haïku sur le ciel de soie: «À un piment, ajoutez des ailes : une libellule rouge »…
    Un an après une année d’errance, Guillaume Gagnière accomplit à peu près le même travail d’orfèvre que celui de Nicolas Bouvier ciselant les phrases du Poisson-scorpion, au fil d’un récit visant à la simplicité et au naturel, jamais trop visiblement «voulu poétique», bien incarné mais sans graisse, qui rend scrupuleusement les changements de relief et de couleurs du décor évoqué par Bouvier avec les détails propres aux virée de sa génération, la troisième ou la quatrième après Blaise Cendrars et Charles-Albert Cingria, les périples d’Ella Maillart et des compères Bouvier et Vernet, le «trip» des routards partis pour Katmandou et plus ou moins échoués à Goa dont Lorenzo Pestelli, dans Le Long été, a laissé la trace la plus scintillante quant au verbe et la plus désenchantée quant à l’esprit, et jusqu’aux backpackersactuels. Ainsi le petit Guillaume trouve-t-il aussitôt son ton, pimenté d’humour, et son rythme allant, ses formules propres et la juste distance d’une écriture ni jetée comme dans un carnet de notes brutes ni trop fioriturée.
    Cela commence par un Soliloque du corps marqué par une première crise d’urticaire, entre la Malaisie et la Thaïlande, lequel corps subira plus tard force cloques et autres claquages de muscles, jusqu’à «une sorte de lupus» au fil de marches de plus de mille kilomètres, sans parler d’un épisode de pénible yoga soumis aux contorsions du caméléon écartelé ou du chameau asthmatique,entre autres coups de blues et de déprimes qui rappellent aussi celles du cher Nicolas à Ceylan… Cependant le corps exultera aussi en sa juvénile ardeur, de parties de surf en étreintes passagères, etc.
     
    DU VAGUE ET DES SENTIMENTS PRÉCIS. - À ses camarades qui s’invectivaient au nom d’idéologies opposées, les latinistes maurrassiens que figuraient les frères Cingria contre les germanistes fascisants à la Gonzague de Reynold et consorts, Ramuz, invoquant ce qui au contraire rapprochait les uns et les autres, à savoir la sensibilité littéraire et le gout du beau ou du vrai, affirmait que le monde des assertions idéologiquees était celui du vague, pulsions et opinions mêlées en nuages et vapeurs, alors que celui des sentiments imposait naturellement la clarté de l’analyse et la précision des nuances ; et c’est exactement ce que j’observe à tout moment, à l’heure actuelle des théories les plus fumeuses suscitées par la pandémie, où les uns et les autres criant au complot de la partie adverse en appelant spécialistes et scientifiques à la rescousse, lesquels experts brandissent autant d’arguments pour ou contre ; et l’on pourrait étendre l’observation à l’analyse critique des œuvres littéraires ou artistiques, souvent bien plus précise et pénétrante quand elle relève de l’intuition et de la sensibiité, du goût et des associations comparatives, que sous couvert d’autorité supposée scientifique réduisant les objets à la textualité du texte ou à la matérialité du matériau plastique, etc.
     
    DE L’ENCHANTEMENT. – Il n’y a pas de formule chimique ni d’équation physique de la joie, me dis-je en écoutant, sur Youtube, six jeunes chanteurs de la compagnie King’singers interpréter a cappella cet extrait de la liturgie de saint Jean de Nicolaï Kedrov (1871-1940) d’une puzreté de ligne mélodique et d’une densité polyphonique à tirer des larmes à une statue de pierre les yeux fermés. Le bond et les rebonds de nos petits lascars d’un et trois ans dans l’herbe, sur la terrasse ensoleillée où leurs parents leur ont installé un joli toboggan et une caisse à sable, ou la lecture de quelques pages alertes de Colette, de Roussel ou d’Audiberti, me semble ressortir à la même nature « divine » que je ressens à vrai dire sans guillemets en mon tréfonds.
     
    ÉCOUTER LIRE. – J’ai « lu » des centaines de pages de la Recherche proustienne, ces dernières années, en roulant seul à bord de notre Honda Jazz Hybrid, et c’est avec un bonheur tout particulier que j’y reviens sur le papier, comme si les personnages y trouvaient une nouvelle dimension, et la modulation diverse des voix des lecteurs (le moelleux Michel Lonsdale ou le précieux Guillaume Galienne, notamment) y aura sans doute ajouté un quelque chose qui me revient en redécouvrant les dialogues inouïs de ce prodigieux théâtre.
    Car c’est surtout cela, en effet qui ressort de ces lectures variées : c’est le théâtre, la comédie, la drôlerie, la plasticité en quasi 3D des situations qui fait bel et bien de la chronique proustienne un roman projeté dans l’espace, bien plus que Saint-Simon et parfois supérieur, dans sa profondeur de champ et ses variations de voix, au roman de Céline.
     

  • Le Temps accordé (9)

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    (Lectures du monde 2020-2022)
     
    DE LA BEAUTÉ. – Quel rapport entre la repousse d’une frêle fleur blanche dans cette chambre toujours confinée de fin mai (je le note le 10 août 2020), la cavalcade soudaine sous l’orage de quelques vaches filmées en noir et blanc au smartphone et semblant battre des ailes comme des anges à gros culs, deux jeunes homosexuels (dont l’un d’eux est un handicapé sévère à gestes de crustacé et sourire hilare) enlacés sur un banc du Luxembourg et se baisant à pleines bouches, un champ d’oliviers aux troncs torsadés, une autre trisomique au crâne rasé dansant en tenue légère et le vieux Soljenitsyne dans le sous-bois d ‘une forêt moscovite – quel autre lien que l’exclamation du témoin dantesque des enfers du XXe siècle : « Comme le monde est beau ».
    Il fallait le montrer comme ça : comme Germinal Roaux dans les 16 minutes de son journal de confinement intitulé, ou comme Stéphanie Pillonca dans Laissez-moi aimer, son docu filmant un groupe de jeunes gens difformes, handicapés plus ou moins lourds, qui s’expriment en dansant et disent ces amours que nous préférerions ne pas voir. Mais non : la beauté rayonne.
     
    APPARITION. – Devant le Forum commercial de Montreux, se faufilant entre les vieux masques, je vois un loustic de quatorze ou quinze ans, en compagnie d’un compère plutôt skin à tête rasée - mais lui le vrai lutin shakespearien, du genre sang mêlé indo-asiate aux traits fins d’Ariel et à la dégaine d’un loulou des banlieues galactiques, les poignets de force adornés de bracelets à breloques, sa veste de cuir hérissée de piquants, brassard à svastika hitlérienne et futal ajouré en larges bandes découvrant une peau marronnée, et je me dis, me figurant son père le recevant ce soir de retour de sa chasse : pas peur mon fils, Hitler connais pas…
     
    LAST NEWS. – Files d’attente des démunis à Geneva international, en quête d’aide d’urgence. Détail : que 700.000 personnes, en Suisse, vivent au-dessous du revenu minimum. Pour le site Observateurs. Ch, c’est sûrement la faute des étrangers ou des médias socialistes.
     
    À la déchetterie des hauts de Montreux(international), juste sous l’autoroute, on se réorganise selon les normes hygiéniques. La ressourcerie et sa bibliothèque à ciel ouvert, où j’ai trouvé l’anthologie de la poésie française établie par Gide, en Pléiade, et déposé de tas de livres en échange, est ces jours inaccessible.
    Lu dans la bio de Leoardo que son bardache le plus jeune, le surnommé Salaï, très beau et très chapardeur, avait dix ans quand il est entrée dans l’atelier du Maestro. Mais que font les justiciers de la Vertu alors que la Joconde continue de les narguer ?
     
    VEILLEUR. – Belle journée de l’Ascension. Visite des enfants en couples et de nos petits lascars. Rien de plus beau au monde que deux tout petits dans une caisse à sable sous le soleil exactement, avec une espèce de voile latine comme protection.
    Un connard d’intellectuel joue la provoc de salon en prétendant que même la première enfance est un nid de perversion. Et ta sœur espèce d’enculé des neurones, à genoux dans ta chapelle de freudien à tête de fossoyeur !
    Quant au Vieux de la montagne il s’est tenu un peu à l’écart, un peu flagada derrière ses volets, manquant de souffle et d’énergie mais n’en pensant pas moins… (À La Désirade, ce jeudi 21 mai).
     
    DE L’UNIVERS. – Je l’ai rencontré un ou deux fois et ses livres m’ont accompagné partout, mais ce n’est qu’aujourd’hui, plus précisément ces matins, que j’entre vraiment dans sa commedia de jeune octogénaire vélocipédiste zigzaguant entre les champs ensoleillés de sa mémoire de petit provincial et les banlieues à pavillons de la capitale, les allées des supermarchés lui évoquant les enfers de Dante aux ascenseurs ruisselants de flots de Mozart à goujats ou les monts de la lune où le relancent les éternels Chinois, sans jamais lâcher la rampe ni le rythme. Autant je me défie de celui des machines à coudre monotones ou monocordes, du style de l’alexandrin fatigué ou du décasyllabe retombant à tout coup sur le bon pied, autant m’étonnent les enjambements et des syncopes des vers de Jacques Réda en sa Lettre sur l’Univers qui va souplement sur ses pneus ballon de jeune trotte ou sur sa bicyclette de vieux de la vieille à viscope et Gauloise bleu ou papier maïs selon l’âge du capitaine.
     
    À La Désirade, entre le vendredi 22 mai et le mardi 18 août. – J’étais ce matin (18 août) en train de mettre au net mon journal de mai dernier lorsque ma bonne amie, l’ombre pâle d’elle-même depuis hier et me disant qu’elle n’arrivait plus à remplir ses poumons, une forte douleur lui pesant sur le haut de la poitrine m’a demandé de me préparer à l’accompagner à l’hôpital comme on vient de le lui conseiller à la Centrale des médecins, et c’était reparti comme en décembre dernier - elle m’y conduisant alors -, aux même urgences du même hosto ou elle a été admise illico; et les mêmes heures d’attente ont abouti à un (quasi) même diagnostic encore flou (soupçon d’embolie pulmonaire et peut-être de petit infarctus), quasiment le copy cat de Madame après Monsieur qui partage son inquiétude avec ses filles via Whatsapp. Manquait plus que ça, mais le Virus ne semble pas au rendez-vous…
     
    FEMME AU FOYER. – Suffit qu’elle ne soit pas là pour constater, lessives en plan et tout le reste, ce qu’elle fait à longueur de journées pendant que les bavardes défilent et vocifèrent. Et qu’on ne me le fasse pas à l’anti-féministe si je rappelle tout ce qu’elles font pendant que les mecs et les tribades font la guerre ou se chamaillent entre eux. Pour ma part je me la coince mais ne vois pas moins ce qu’elle fait comme nos mères et leurs mères : à savoir la base de tout, les enfants et les comptes (en tout cas chez le négligent total nul en calcul que j’ai toujours été), l’ordre et la propreté, le manger et les confitures, le jardin et le tricot, plus la peinture à ses heures et la lecture ou les séries sur sa tablette, plus l’organisation de nos voyages, plus la seule que je supporte au volant depuis bientôt quarante ans, insupportable qu’elle est à la place du mort.
     
    AU PIED DU MUR. – On y est depuis le début de l’année, d’abord comme en douce, puis devant la dure réalité niée par les esprits forts et les forts en gueule. Les Helvètes pragmatiques ne s’en sont pas mal tirés jusque-là, le bilan des défuntés n’excédant pas en août celui de l’an dernier, mais que de bouleversements partout et quelle surtout de lucidité pour ceux qui ne cèdent ni au complotisme ni au déni. Quant à moi, consentant aux gestes requis et au masque occasionnel, je suis depuis longtemps le virus en moi et je lui souris au nez. Ce n’est pas insouciance mais conscience et acceptation du vivant – et c’est en nous que se fonde et se forge l’immunité pour le temps de vivre.
     
    À La Désirade, ce mercredi 19 août. – Elle doit transiter à l’instant en ambulance, à travers les vignobles de Lavaux, exactement comme j’y étais en décembre dernier, l’opération étant fixée en début d’après-midi. Elle avait moins mal ce matin et je lui ai recommandé de filmer le transfert sur son smartphone, histoire de détendre l’atmosphère. J’ai lancé tout à l’heure une lessive. Tout s’apprend…
     
    EXERGUES. – Au fronton de l’espèce de roman que je suis en train de composer, commencé le 1er juillet et que voici au tournant de la page 100 (il en aura 365 recouvrant quatre saisons), j’ai oté déjà la formule reprise du journal de Julien Green en date du 15 juillet 1956 : « Le secret, c’est d’écrire n’importe quoi, c’est d’oser écrire n’importe quoi, parce que lorsqu’on écrit n’importe quoi, on commence à dire les choses les plus importantes ».
    À quoi j’ajoute ces deux vers de Jacques Réda dans sa Lettre sur l’univers :
    « Ne bougeons plus. Réfléchissons. Mais se fixer
    N’est qu’une illusion de plus : on demeure expulsé ».
    Faute de pouvoir citer les vers qui précèdent :
    « Mon vieux, quelle aventure incroyable, la nôtre :
    Être là. Depuis quand ? Embarqués. On pleure. On se vautre
    Encore dans la nuit des instincts primordiaux.
    On se croirait un autocar de touristes idiots
    Bouffant, braillant, riant aux arrêts où l’on pisse
    Et, sans avoir vu, fonçant vers quelque précipice.
    Ne bougeons plus, Réfléchissons, Mais se fixer
    N’est qu’une illusion de plus : on demeure expulsé ».
     
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    COMPLICES. – Rejoint le Marquis ce midi, à la terrasse du Major de Culy, où notre bonne conversation s’est prolongée jusqu’à trois heures. Celui de mes quelques amis sûrs avec lequel je me sens le plus libre, par delà certain dogmatisme partagé de nos jeunes années. Quarante ans que nous nous connaissons, Gérard et moi, sans cesser de nous vouvoyer, signe non de distance mais de tenue, à l’enseigne de ce que René Girard appelait la médiation externe, pure de toute rivalité mimétique.
    Je lui ai parlé du travail que j’ai entrepris avec la réédition numérique du Passe-Muraille, et du plaisir particulier que j’éprouve à publier ses textes, souvent de premier ordre - la classe de ses évocations de La Fontaine, Caraco, Valery Larbaud, Montherlant et tant d’autres ; mais il n’en verra rien vu qu’il est à peine capable d’écrire à la machine…
    En revanche notre conversation va partout et c’est un bonheur chaque fois renouvelé. Me raconte les petites Bretonnes qui l’ont déniaisé à 14 ans et nous évoquons l’imbécillité vertueuse des temps qui courent, les chasses nocturnes de Julien Green et les jugements de Steiner sur Nabokov ou de Nabokov sur Faulkner, rions beaucoup et je le moque gentiment pour ses culottes courtes de petit garçon sur ses vieilles guiches d’oiseau maigre qui se pointera tout à l’heure à la plage où il continuera son veuvage au soleil. Sous le pseudo de Sylvoisal, il a publié deux des plus beaux livres que j'ai lus l'an dernier, parus à moins de cinquante exemplaires et dont personne, sauf moi, a parlé - ce qui nous ressemble et nous ravit. (Ce mercredi 27 mai).
    VIS COMICA. - Même en période d’inquiétude telle que nous la vivons ces temps à doses diverses, je reste très curieux, à distance, et souvent plus sensible au comique de tout ça qu’à ses aspects pathétiques ou réellement tragiques - mais sans être touché personnellement je me refuse à toute manifestation facile de solidarité larmoyante le plus souvent narcissique.
    Nous sommes touchés, bien entendu, mais l’aide se fera sans bruit ni publicité. Ceci dit je ne ricanerai pas avec ce gros bœuf génial de Claudel qui ne voyait en Simone Weil souffrant du malheur du monde qu’une folle. La sage bonté d’un Montaigne ou de Tchekhov , ou l’humilité de mon père, me sont de meilleurs modèles. Et pourtant comment ne pas rire des mauvais tour de ce qu’on appelle « la vie » ?
     
    NOS AÏEUX.- Je me garde d’idéaliser les âmes chafouines de nos quartiers d’antan aux rideaux qui se lèvent et aux murmures d’opprobre vertueux souvent confits d’envies louches : n’empêche ! Les vices privés de ce temps-là me semblent moins hideux que la prétendue transparence s’étalant de nos jours et dressant partout ses petits tribunaux de populace en meute.
    De la droite à la gauche en ce temps-prétexte de pandémie surtout mentale chez les plus forts en gueule, la délation n’est même plus furtive ou sournoise comme en d’autres temps de bassesse, mais la voici parée de fausseté à prétention chevaleresque et prompte à fustiger l’hypocrisie passée pour impulser la sienne. Braves aïeux modestes et discrets, combien j’aime, plus que jamais, vous écouter vous taire ...
     
    EPIGONES & CO.- Il y a les Cioran et autres Thomas Bernhard, après quoi viennent les fervents disciples à bonne école (Roland Jaccard pour le premier et Gemma Salem pour le second, notamment), suivis par la cohorte des sous-épigones se gargarisant de nihilisme hédoniste à la petite semaine, et cela pullule en colloques académiques conchiant l’académisme ou en grappes de bigotes décavées et de rigolos délurés sur les réseaux sociaux.
    LE DÉTAIL ET L’ENSEMBLE. - « Observer c’est aimer », écrivait Charles-Albert Cingria, qui s’y employait sans trace de sentimentalisme, au regard des choses autant que des gens. À la recommandation de Ramuz de «laisser venir l’immensité des choses », il opposait, ou plutôt il ajoutait en nuance: «ça a beau être immense, comme on dit, on préfère voir un peuple de fourmis pénétrer dans une figue », ce qui ne contredit pas pour autant l’injonction de Ramuz, sensible au détail autant qu’à l’ensemble.
     
    DES PRÉNOMS. – L’idée m’était venue, en parlant des romans de Jacques Chessex aux étudiants de Salonique, que de ses personnages féminins on ne se souvient d’aucun prénom mais seulement de types, de la mère sévère ou de l’amante rousse, de la sainte ou de la catin (ou de la sainte catin dans Avant le matin), de la tentatrice ou de la décorative, de l’adultère à parties fines ou de la jeunote fine branleuse, ainsi de suite mais aucune dont on se rappelât le prénom comme des femmes de Tolstoï, de Jane Austen ou de Kundera.
    Du moins Maître Jacques, prosateur aux pointes incomparables, usait-il de notre langue en trouvère parfois inspiré, poète de la nature et portraitiste de saisissantes Têtes...
    D’un autre point de vue, Vladimir Volkoff me disait un jour qu’un bon romancier se reconnaissait à ses personnages féminins réussis. Intéressante remarque mais limitée, puisque Volkoff, bon romancier à certains égards, n’a pas réussi un seul personnage féminin…
     
    DU ROMAN. – L’intelligence du roman relève à mes yeux de la plus fine science, mais pas du tout au sens pseudo-scientifique où l’entend une certaine critique académique.
    Céline ramenait le genre à la «lettre à la petite cousine », s’agissant de la romance à quoi se réduit en effet la plupart des romans contemporains et pas seulement de gare ou d’aérogare, mais Céline n’était pas tout à fait romancier lui-même, plutôt chroniqueur et génial, génie de la transposition musicale, mélodie et rythme, le style au corps, malaxeur du verbe comme pas deux, sourcier de langage mais trop entièrement lui-même, trop exclusivement personnel pour faire ce romancier médium que j’entends ici, tel que l’ont été un Tolstoï ou un Henry James, un Dostoïevski et un Kundera dans de plus étroites largeurs mais à un degré de lucidité créatrice rare.
    Ceci n’empêchant pas, au demeurant, une définition modulable du genre, dont la notion d’intelligence n’est qu’un indicateur échappant à toute autre science que celle, surexacte évidemment, des sentiments…
     
    DU BON MOMENT. - Belle journée, après un on moment hier soir. Or tout devrait devenir bon moment. Tout devenir plaisir. Surtout le travail. Les travaux se présentant comme suit: finition de Mémoire vive (2013-2019. Finition de Czapski le juste. Finition des chroniques. Finition de Shakespeare le Good Will. Suite du roman panoptique. Tout le reste est secondaire, à savoir: les nouvelles chroniques, les listes, les lectures et notes de lecture, le job du Passe-muraille, etc. Le travail se poursuit dans un désert encombré, ou plus exactement dans mes catacombes au bord du ciel. J’écris sans penser publication, mais je ne publierai plus rien qui ne soit dignement défendu et accessible à tout un chacun sans subvention. (À La Désirade, ce lundi 1er juin)
     
    DANS LE SOUTERRAIN. – Je reviens aux Nuances et détails de Ludwig Hohl, autant qu’à ses inépuisables Notes de râleur intraitable et parfois étincelant , comme à un excitant et à un interlocuteur d’autant plus vivant qu’il n’est que de papier et ne me postillonne point à la face ni ne gesticule en vieillard irascible. C’est un Helvète intempestif dont la virulence anti- barbecue me ravit à chaque page. Il appelle « pharmaciens » les philistins et autres pharisiens contre lesquels vitupéraient, chacun à sa façon, un Karl Kraus ou un Léon Bloy, un Flaubert avant ceux-ci ou le rabbi Iéshouah avant ces littérateurs furieux dont Paul de Tarse est un somme le chef de file, mais cet homme dub souterrain, beaucoup plus méthodique et spinozien que le cinglé profond de Dostoïevski, dénué de toute grâce légère à la Walser, est un autre avatar du Suisse alpin de souche à gourde de kirsch et crampons à glace. Hohl ne se paie pas de mots et se méfie des effusions lyriques et autres hymnes au drapeau, d’où sa sévérité quand il parle de la poésie de Gottfried Keller ou de la critique alémanique de son temps, à laquelle la critique actuelle de nos quatre cultures n’a rien à envier en matière de cuistrerie pédante et de bigoterie pseudo-scientifique. Mais là encore, à part le plaisir plus ou moins tonique (vite limité en ce qui me concerne) de la bonne rage, c’est par les nuances et les détails que l’empêcheur de penser en rond me semble le plus original, sans le moindre clinquant, et le plus intéressant.
     
    DU SERVICE. – Il y ceux qui servent la cause de la littérature ou de l’art, et ceux qui s’en servent. Pierre-Olivier Walzer était, à mes yeux, le plus humble et le plus fidèle des serviteurs non serviles de nos écrivains (à commencer par Charles-Albert et Cendrars), et cet autre grand interlocuteur que fut pour moi Alfred Berchtold était son pair parfait en matières d’histoire, de littérature et d’art ; et nul hasard que l’un comme l’autre aient été regardés avec une sorte d’ironie envieuse et supérieure par un certain pionnicat universitaire surtout soucieux de se servir et de se faire un nom sur celui des autres aux fins de leur carrière de fonctionnaires de la glose.
     
    DE LA RÉCIPROCITÉ. – Une relation sans réciprocité m’est de plus en plus pénible, voire impossible, et les formules creuses de ceux qui vous assurent de leurs « amitiés vives » ou vous disent « à très vite » finissent par me dégoûter quasi physiquement ; et maintenant que tout devient « partage » ou « échange », dans l’incantation qui n’engage à rien du tout mais fait florès sur les réseaux sociaux, j’en viens à me défier de plus en plus de cette cordialité de façade en m’efforçant cependant de percevoir, ici ou là, ce qui me semble encore du sentiment sincère, sans parler évidemment de ma reconnaissance due aux vrais amis le plus souvent discrets.
     
    Peinture: Lady L. Vue de La Désirade, 2012.