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  • Le Temps accordé (8 )

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    (Lectures du monde, 2020-2022)
     
    LE CIMETIÈRE. – Voici nos aïeux en effigies, à savoir l’arrière-grand-père de Lady L, vénérable psychiatre fondateur d'institution sur ce grand portrait à l’huile, mes grands-parents maternels sur leurs chameaux devant les pyramides égyptiennes, au temps où ils espéraient reprendre là-bas un hôtel avec notre grand père paternel, absent sur le cimetière de l’escalier de la Datcha, notre grand-mère Agatha au fin vieux visage harmonieusement ridé, mon grand-père Heinrich dont j’ai tiré le personnage du Grossvater dans mon deuxième livre (Prix Schiller 1983), des vieux comme on disait alors sans se gêner de parler d’ «asiles de vieux » et non pas d’ « établissements médico-sociaux », des personnes qui même avant notre âge actuel avaient l’air bien plus vieilles que nous et qui seraient bonnement horrifiées d’entendre le langage de leur petit-fils de 73 balais et de voir ou de lire, par-dessus son épaule, les films et les séries télé, les images et les textes qui défilent sur l’écran de son Big Mac alors que Lady L. mère de deux filles pionce deux étages plus bas...
    Le cimetière est mon surmoi, ma conscience et mon tribunal moral que je défie tous les jours, mais il est là. Notre Grossvater lisait sa Bible tous les soirs et parlait sept langues, nous assommait de ses litanies édifiantes (« Une cigarette tue un lapin, dix cigarettes tuent un cheval », etc.), se faisait traiter comme un grand enfant maladroit par sa digne épouse et ses deux filles célibataires dont l’une avait un bec-de-lièvre (la moralisante Tante Greta de mon deuxième livre), la Grossmutter tricotait pour les missions et tous les miséreux des hauts de Lucerne la tenaient pour une quasi sainte, et moi je regarderai ce soir le dixième épisode de la première saison de The Shield évoquant l’enfer de Los Angeles et la façon particulière des flics de « faire avec « tandis que me revient la voix sentencieuse de ma grand-mère paternelle Louise citant L’Ecclésiaste : « Vanité des vanités », etc.
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    PROUST EN ROUTE. – D’aucuns on reproché à Proust de masquer son homosexualité de bisexuel psychique sous le couvert d’Albertine la semi-lesbienne, alors que c’est le transit le plus heureux de la fiction vers l’universalité, et peut-être d’un consensus à venir dégagé de toutes les idéologies de « genre » à venir.
    J’y pense tous les jours en roulant, à bord de notre Honda Jazz Hybrid à pneus révisés, avec Marcel dont j’écoute, lues un Guillaume Galienne un peu trop efféminé à mon goût, mais si richement expressif quand même, les pages parfois tordantes de comique de Sodome et Gomorrhe, où abondent en outre les « tunnels » de considérations mondaines assez assommantes. Mais quel théâtre pour l’oreille, le cœur, le corps et l’esprit, l’âme enfin réjouie par tant de géniales observations, tant de formulations inouïes et tant de musique…
     
    DES BLANCS .- Dans son journal, quand rien ne lui est arrivé dans la journée, Benjamin Constant note : RIEN. Or revenant sur mes pages des mardi 12 au vendredi 15 mai derniers , dans mon cahier noirci à l’écriture verte, je me refuse d’en conclure que rien ne s’est passé ces jours même si je n’en ai rien noté sur le moment, attendant le moment d’y revenir et de remplir ces blancs à partir d’éléments (mes blogs, mes papiers divers, ma correspondance, le détail de mes souvenirs de tel ou tel moment à partir de tel ou tel indice, ma fantaisie et tutti quanti) qui seront aussi utiles au montage en cours que des notations immédiates sans intérêt, genre « le marquis s’est branlé à point d’heure », etc…
     
    4003901179.jpegLEONARDO. – Plus j’avance dans la biographie monumentale de Léonard de Vinci , par Walter Isaacson, et mieux j’évalue la médiocrité de la culture actuelle, ou tout au moins ce qu’on appelle la culture dans les cercles culturels où sévissent les fonctionnaires et les commentateurs attitrés des rubriques dites culturelles, notoirement nulles en ces temps de pandémie où l’on se rengorgeait à l’idée qu’enfin toutes et tous allaient pouvoir se consacrer à la lecture de Montaigne ou de Platon « dans le texte » et à la visite du Louvre ou de l’expo du minimaliste Untel via Youtube, etc.
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    LA SARRASINE: – La nouvelle de la mort subite de Gemma, hier soir, m’a rempli de tristesse mélancolique, et d’autant plus que nous ne nous sommes plus parlés depuis tant d’années mais que, souvent, je pensais à elle avec des relents de tendresses réitérés, et plus que jamais à la lecture de son dernier livre où, enfin, elle semblait un peu s’apaiser – mais quelle tristesse aussi pour ses fistons, et tout de suite j’ai dit mon affection à Aliocha avant de composer un hommage à l’amie, même perdue, et à l’écrivain si remarquable qu’elle était devenue après notre flamboyante non moins qu’ orageuse saison. (Ce vendredi 22 mai)
     
    PASSIONS DE GEMMA SALEM . - C’est entendu: vous avez chialé un bon coup après vous être exclamé «non mais c’est pas vrai! », et quand vous avez compris que c’était vrai vous avez fait votre job de vivants qui est de se lamenter à la cantonade, saules pleureurs et pleureuse éplorées que vous êtes alors que déjà, là-bas, Gemma se rallumait une nouvelle clope dans son cimetière autrichien avant d’éclater de rire en s’imaginant, bande d’éclopés, ses fistons et leur smala, ses amis et autres ennemis, vos pauvres mines d’enterrement !
     
    Gemma Salem les pieds devant: non mais t’imagines ! Bien plutôt, après le pied au cul de sa mère - elle l’avait écrit noir sur blanc -, cette dernière fois au derche de la mère du monde qui vous fauchera toutes et tous à la fin, ça aussi c’est écrit !
    Et c’est ça aussi qui nous reste : ce qui est écrit. Les écrits de Gemma Salem qui font la pige à toutes les détresses, des écrits comme qui dirait « pour la vie», donc des écrits qui chialent comme vous et qui rient pour tous - des écrits comme dictés par la vie et qui survivront parce qu’ils sont plus que de simples «récits de vie». Des écrits qui ne sont pas que de plates copies de la vie mais qui ajoutent à celle-ci la valeur ajoutée de ce qu’on appelle l’Art avec une grande aile, ou la Littérature à majuscule vénérable, ou la poésie mais sans chichis - et surtout musique à l’appui: la poésie de Schubert qui écrivait spécialement pour cette cinglée de Gemma - croyait-elle dur comme fer -, la poésie de Beethoven et son grand mouvement de rumba, la poésie de ce cœur de chien de Boulgakov , la folle poésie décavée de Jean Rhys en ses propres Tropiques passionnels, la poésie martelante et martelée de TB alias Thomas Bernhard à jamais inatteignable et bien avant qu’il l’eut précédée par delà les eaux sombres. Thomas Bernhard mort ? Et quoi encore !
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    Gemma, qui n’était pas encore Gemma Salem l’écrivain (jamais je n’arriverai à la dire écrivaine), m’est apparue à la toute fin d’une soirée dans un caveau lausannois enfumé qui symbolisait alors la bohème locale, à l’enseigne des Faux-Nez, et tout aussitôt j’ai pensé : Princesse persane, Reine sarrasine, Shéhérazade à Gauloises bleues - et c’était parti pour un bout de comédie avec l’Actrice, vu qu’à l’époque Gemma Salem se croyait faite pour le théâtre.
    Or notre première engueulade, avec Gemma championne du genre, remonte à cet instant où elle a senti, sans que je ne lui dise rien, que je ne croyais pas qu’elle fût le moins du monde actrice, convaincu qu’elle était trop elle-même pour incarner jamais un autre personnage sur une scène, et du coup elle m’en voulut à mort de le penser sans le dire vu qu’elle-même le sentait sans oser le reconnaître; et je ne fus guère surpris de la retrouver, plus tard, dans un autre rôle où elle pouvait incarner tous les personnages qui lui chantaient à sa guise, rien qu’avec une plume et du sang vif (du sang bleu s’il vous plaît) pour l’exprimer.
    Cependant l’essentiel demeurait: Gemma Salem l’écrivain avait remplacé l’actrice au pied levé et l’Artiste demeurait. Pas étonnant d’ailleurs que L’Artiste (La Table ronde, 1991 - prix Schiller) soit le titre d’un de ses livres. Mais plus que surprenant, réellement stupéfiante : l’immédiate puissance de l’écrivain, brassant une vie entière à pleines mains et en tirant un vrai premier roman dense et vibrant d’émotion, formidablement vivant. L’histoire du Roman de Monsieur Boulgakov est celle d’une passion «incendiaire» autant qu’imaginaire. Une jeune comédienne aux origines panachées d’Orient pimenté et de Suisse confite, installée dans le Midi et languissant un peu d’accéder à la gloire tous azimuts, tombe soudain sur le specimen masculin de ses rêves : un écrivain russe fascinant mais rayé du nombre des vivants dans le crépuscule sanglant des années 30. Rencontre donc de type occulte…
    La comédienne s’appelle Gemma Salem. L’auteur est Mikhaïl Afanassiévitch Boulgakov, auteur du Maître et Marguerite, des Oeufs fatidiques,du Roman théâtralet de Cœur de chien, mais aussi des Récits d’un jeune médecinqui l’apparentant à un certain Anton Pavlovitch Tchekhov, future autre passion de Gemma.
    Or le coup de foudre de celle-ci pour Boulgakov est tel que, non contente de dévorer tous ses écrits traduits en quelques mois, elle en investit et réfracte l’univers à la façon de Diablerie- nouvelle du même Boulgakov -, poussant l’observation mimétique de la discordance entre réalité et fiction jusqu’à l’absurde hallucinant.
    Plus précisément, Gemma Salem, dans Le Roman de Monsieur Bulgakov,reconstitue des lieux et fait parler des personnages de chair et de sang, fondant tout cela dans le mouvement d’un temps fuyant, à la fois tangible et impalpable.
    C’est ainsi que, dès les premières pages du roman, nous nous transportons, aux côtés du jeune Micha, alors toubib débutant, dans le Kiev de son enfance. Et dès ce moment se remarque l’habileté avec laquelle Gemma Salem tire parti d’éléments empruntés aux œuvres de l’écrivain, pour donner au roman son climat, ses couleurs et sa vraisemblance, et cela sans qu’on n’ait jamais l’impression de subir une compilation non plus qu’un relevé de filature.
    Ensuite nous suivrons Boulgakov à travers les années, des lendemains de la Révolution à la fin des années 30, au fil d’une production littéraire très étroitement surveillée dès ses débuts, à cause de sa liberté de ton et de sa propension satirique, complètement interdite de publication et de représentation au tournant de 1928 (quand bien même Staline avait vu et revu dix–sept fois la pièce intitulée Les Journées des Tourbine!) et que l’acharnement de sa dernière compagne – le très beau personnage de Lena – fera sortir des tiroirs d’infamie après la mort de l’écrivain.
    De ce dernier, Le Roman de Monsieur Boulgakov nous donne une image attachante et nuancée. En évitant les pièges de l’idéalisation ou du sentimentalisme, si fréquents dans le genre, Gemma Salem a recomposé le portrait d’un Monsieur très porté sur la vie et les femmes, capable d’autant d’amitié chaleureuse que d’intransigeance têtue, qui tenait par-dessus tout à préserver ses œuvres de toute compromission. Or, d’une certaine manière, et ce sera vrai de tous ses livres, l’écrivain brosse son propre portrait en travaillant à celui de son modèle.
    J’ai parlé de mimétisme à propos de la relation de Gemma Salem avec Boulgakov, dont le sort de David poétique en butte à l’écrasant Goliath soviétique ne pouvait qu’émouvoir la jeune femme blessée par la vie et en bisbille déclarée avec les pesanteurs de la famille et de la société, et c’est le même type de rapport - maintes fois décrit par un René Girard dans ses analyses de la passion mimétique -, qu’elle établira avec Thomas Bernhard, jusqu’à une identification redoutable du fait que l’imprécateur autrichien restait, lui, bien vivant…
    Tous les livres de Gemma Salem, jusqu’aux plus agressifs ou acides, comme Mes amis et autres ennemis (Zulma, 1995) ou La Rumba de Beethoven (Pierre-Guillaume de Roux, 2019) sont des histoires d’amour relevant de l’exorcisme et qui disent à la fois les beautés de la vie (les enfants et les animaux, la musique et les sentiments délicats) et le mal de vivre, l’exécration du mensonge sentimental ou « romantique », le mépris qu’elle partageait avec Thomas Bernhard de tous les simulacres sociaux ou culturels qu’elle pointe notamment dans ses tableaux au vitriol d’une certaine Suisse hypocritement convenable, notamment dans Les exilés de Khorramshahr(La Table ronde, 1986) et dansBétulia(Flammarion, 1987), où la rage tonique de sa deuxième flamme littéraire se fait déjà sentir, qui se développera plus librement dans sa fameuse Lettre à l’hermite autrichien(La Table ronde, 1989), relancée dans Thomas Bernhard et les siens(La Table ronde 1993) et jusque dans son dernier livre, sur le ton plus apaisé d’un bilan existentiel très émouvant où elle «prend sur elle», comme on dit, en se reprochant son terrifiant amour propre…
    Il y a, de fait, chez Gemma Salem, comme chez le grand emmerdeur autrichien, un personnage à la fois solaire et son double farouchement ombrageux, pas loin des possédé(e)s de Dostoïevski, qui se rend parfois la vie aussi impossible qu’à son entourage, mais que l’Art, une fois encore, délivre - cela même qu’entend René Girard une fois encore, dans Mensonge romantique et vérité romanesque.
    La figure de Thomas Bernhard, assis sur un banc les mains aux poche, l’air de nous dire qu’il n’en a rien à fiche, trône sur la couverture d’Où sont ceux que ton cœur aime (Arléa, 2019), mais TB n’est qu’un truchement : le médiateur par excellence que Gemma n’a jamais pu enlacer «pour de vrai», une figure de la pureté dans un monde avachi par le kitsch, un contempteur de toutes les illusions à bon marché mais qui nous fait un clin d’œil amical comme Gemma, fumant son dernier pétard sur sa tombe, nous en vrille un plein d’amour…

  • Quand la lecture et ses façons sont à la fois manières de vivre...

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    La lecture du monde est multiple, qui ne passe pas que par les livres. Or la lecture d’un livre, irremplaçable, en dit souvent autant sur la qualité de notre approche, et ce que nous en faisons, que sur le contenu de l’ouvrage, à la fois miroir et fenêtre. Cela même qu’évoque un essai de très élégante écriture et de fine pensée de Marielle Macé, qui nous emmène sur les traces de quelques grands lecteurs-créateurs (Sartre, Barthes, Baudelaire, Gracq ou Ponge, entre autres) pour mieux nous confronter à nos pratiques et à un « style » conjuguant façon de vivre et art de lire…
     
    « Eh mais, est-ce bien là le chef-d’oeuvre annoncé ? », me suis-je demandé l’autre nuit après sept heures passées aux urgences de l’hôpital régional de R., seul dans un box et n’en finissant pas d’attendre, sans un verre d’eau, le résultat de diverse analyses liées à mon état cardiaque du moment, infoutu de somnoler sur la table d’examen et me raccrochant donc d’une main, l’autre immobilisée par un cathéter et divers autres appareils, à ce pavé de près de six cent pages que je tournais avec une humeur altérée par mon impatience, voyant de moins en moins ce que ce « roman fulgurant » encensé par quelques médias, qui venait de dérocher le Prix du meilleur livre étranger, avait de tellement exceptionnel dans son étrangeté boursouflée - ou bien était-ce ma lecture de ce moment-là qui me faisait dérailler ?
    De ce dernier roman de l’auteur islandais Jón Kalmann Stefánnson, intitulé Ton absence n’est que ténèbres et constituant la transhumance labyrinthique d’un narrateur amnésique en quête d’un passé faisant de lui le contemporain occasionnel de Zola ou d’Edith Piaf, entre autres fantaisies diachroniques, j’avais bien relevé, d’emblée, sur ses cent premières pages, la qualité d’évocation de l’écrivain nous ramenant à ses âpres fjords de l’Ouest islandais, la vigueur plastique et quasi cinématographique de sa vision et de sa narration, telles que se les rappellent les lecteurs d’Entre ciel et terre (2010), de D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds (2015) ou d’Ásta (2018), j’avais suivi sans trop d’ennui, sur les deux cents pages suivantes, les pérégrinations du narrateur et des témoins divers de sa vie antérieure effacée, ponctuées de moult citations lyriques empruntées aux chanteurs cités dans la foulée, de Bob Dylan à Tom Waits ou de Nick Cave à Amy Winehouse, entre beaucoup d’autres, mais peu à peu le côté forcé, le côté « voulu poétique », le côté à mes yeux inutilement compliqué, artificiellement « voulu profond » de tout ça m’a lassé et même rebuté vers les quatre heures du matin quand, enfin, le jeune urgentiste de service, le verbe clair et le regard gentil , point du tout agacé par mon agacement après une nuit sûrement bien plus éprouvante que la mienne, est venu me délivrer non sans m’apprendre que « ça » ne serait pas pour cette fois, que mon cœur était bel et bien flagada avec ses sept stents et ses valves rouillée mais que, pour le moment, c’était retour à la case maison ; et de me recommander enfin de choisir une lecture moins contrariante en cas de prochaine fois - mais peut-être y avait-il de ma faute dans mon rencard raté avec Jón Kalman Stefánssson ?
     
    Qu’il n’est jamais trop tard pour se coucher de bonne heure…
    Les rendez-vous manqués, entre les lecteurs et certains des plus grands écrivains, sont évidemment légion, et souvent liés au fait que la lectrice ou le lecteur, à tel moment de son existence, n’est pas en mesure de se faire un chemin personnel dans telle ou telle œuvre même immense, et le cas de Proust est exemplaire. Je me le disais une fois de plus en me rendant l’autre nuit aux urgences, dans ma voiture où, par la voix de Denis Podalydès, j’écoutais, pour la énième fois, l’extraordinaire récit de la mort de la grand-mère du Narrateur, dans Le Côté de Guermantes, où l’évocation déchirante de l’agonie de la vieille dame coïncide, au moment de la visite du duc de Guermantes venu présenter ses hommages au père de Marcel, avec un moment de théâtre social où l’hallucinante suffisance du personnage, d’une sécheresse de cœur effrayante, contraste avec l’extrême douleur de la mère du petit Marcel et de celui-ci, tandis que la servante Françoise répète dans son coin que «ça lui fait quelque chose»…
    On n’a pas assez insisté, soit dit en passant, sur le comique profond, mêlé de tragique, de La Recherche, ni sur ses inépuisables ressources « théâtrales », même si de merveilleux lecteurs l’ont illustré. À ce propos, moi qui ne suis entré vraiment et continûment que tardivement (passé la quarantaine) dans ce monde enchanté , je ne cesse de me régaler, en voiture, à l’écoute de Michael Lonsdale lisant Du côté de chez Swann, de Guillaume Gallienne modulant les multiples voix des personnages de Sodome et Gomorrhe (un inimitable Charlus et une Odette délicieuse), entre autres comédiens réunis dans les 35 CD sous coffret des éditions Thélème.
    Proust lui-même était un lecteur d’une porosité sans égale, et le premier à rétablir le lien organique entre la lecture et la vie de tous les jours comme une expérience vitale. Ainsi, lorsque Charlus fait, contre les arguties de Brichot le sorbonnard qui pinaille et pontifie, l’éloge des Illusions perdues de Balzac, avec une verve dévastatrice et une profusion de détails, Proust montre-t-il, de tout son cœur et de ses tripes, de toute sa mémoire et de son affectivité, combien un roman peut nous habiter et nous transformer et combien il nous incombe de le « vivre » à notre façon personnelle et de le ressusciter en le partageant.
     
    Où lire devient une esthétique vécue
    Proust est l’un des « modèles » de grands lecteurs dont Marielle Macé s’inspire dans le superbe essai qui vient d’être réédité dix ans après sa parution initiale et les multiples traductions qui l’ont fait connaître par-delà l’Hexagone, dont le premier mérite est, mieux que les spécialistes herméneutes «en laboratoire» examinant les textes comme des objets coupés de la vie, de ramener la lecture, en général, et ses innombrables procédures et variants en particulier, au sein même de l’expérience vécue – raison pour laquelle j’ai ramené ici deux expériences toutes personnelles.
    L’on peut considérer, comme le grand-tante du Narrateur proustien, que la lecture est une activité « du dimanche » relevant du délassement frivole ou, pour d’innombrables lecteurs contemporains, comme une «évasion» ou un palliatif à l’ennui qui n’engage à rien, ou suivre Marielle Macé, après les écrivains fous de lecture qu’elle cite (un Julien Gracq ou un Sartre, un Michaux ou un Francis Ponge au premier rang), dans la foulée de la grande romancière américaine Edith Wharton ou de George Orwell, de l’Espagnol Alberto Manguel et du Juif allemand Walter Benjamin, et « trouver son rythme » tout personnel dans cette relation qui engage notre perception du monde, notre capacité d’écoute et ce qu’on pourrait dire notre démarche active de lecteur marquée par un « style ».
    En préambule à cette réédition, Marielle Macé relate sa découverte d’une « incroyable enquête sur la lecture » menée en Italie, dans les années 60, par deux écrivains de renom (Mario Soldati et Cesare Zavattini) qui ont rencontré, de Palerme à Gênes, des pêcheurs au travail et des employés de bureau, des familles en pleurs au moment de s’exiler ou des amoureux inquiets, des motards ou des paysans dans les forêts d’oliviers de Calabre, comme un road-movie caméra au poing.
    « Mario Soldati s’avance vers elles, vers eux, et les interroge sur la présence (ou pas du tout) des livres dans leur existence. La lecture est saisie au hasard des conversations, dans le rythme des journées et des formes de vie où les livres s’insèrent avec plus ou moins de gravité ou de poids : la lecture au cœur de l’enfance, la lecture dans le travail, malgré le travail ou contre lui, la lecture dans le deuil, dans les migrations, la lecture en prison… »
    Eh mais : la lecture serait-elle une prison, un repli « élitaire », une façon de se faire valoir en citant Proust dont on nous rebat déjà les oreilles à propos du centenaire prochain de sa mort ? Et quoi encore ? Proust mort ?
    Jón Kalman Stefánsson. Ton absence n’est que ténèbres. Traduit de l’islandais par Eric Boury. Grasset, 605p. 2022.
    Marielle Macé. Façons de lire, manières d’être. Gallimard, collection tel, 279p. 2022.

  • Le Temps accordé (7)

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    (Lectures du monde, 2020-2022)
     
    À La Désirade, ce 13 avril. – Je reprends ce journal dans l’esprit qui était le mien entre seize et vingt ans, avec la même espèce de ferveur, mais l’expression à bout de souffle convient plus exactement à mon état physique actuel, à quoi j’ajouterais celle de jambes en coton. Rien que d’accompagner Snoopy au coin de la forêt, à 50 mètres de la datcha, donc 100 mètres aller-retour, m’est pénible; à quoi s’ajoutent des troubles de type probablement neurologique, avec la sensation d’avoir la tête sous l’eau et de tituber au bord d’un abîme, mais cet état de relatif délabrement, qui énerve un peu ma fierté, n’entame en rien mon allégresse et la productivité de ma firme.
     
    ENTRE LES GOUTTES. - L’époque veut qu’on surveille de près le moindre de ses éventuels symptômes, et je m’en suis inquiété la moindre lors de mon dernier séjour à l’hosto, après l’angioplastie, quand je me suis retrouvé dons la salle de réveil à quinze boxes peu isolés où reposaient divers opérés plus ou moins gémissants et sûrement porteurs de multiples germes, mais ensuite mon bon naturel m’a préservé de tout début de psychose et je me dis, ces jours, que rescapé du cancer (merci à l’excellent Dr Matzinger et à ses jolis techniciens ferrés dans l’usage de l’accélérateur linéaire) après avoir coupé au sida tout à fait compatible avec les frasques de mes jeunes années, épargné par une chute de pierres aux Aiguilles dorées en mai 68 et relevé de plusieurs autres opérations à travers les années, je ne vais pas m’en laisser conter par ce microbe mondial de mes deux; et d’ailleurs nous faisons tout, mains propres et distance tenue, pour nous en protéger.
     
    Ce mardi 14 avril. – Ma bonne amie toujours aussi courageuse, mais physiquement un peu à la peine ces jours, me semble-t-il, alors même que nous vivons le confinement sans grand changement par rapport à notre vie ordinaire ; mais je sens en elle un peu de tristesse sans doute liée à l’interdiction qui nous est faite de voir les petits lascars – ce qui ne l’empêche pas de nous fricoter des plats délicieux avec une sorte d’application particulière ; et puis elle m’a convaincu de me lancer dans la biographie de Léonard de Walter Isaacson alors que je regimbait connement à l’idée qu’un Juif Américain pût consacrer 600 pages au génial Toscan dans un pavé distribué par Amazon…
     
    UBU AUX STATES. - Au cours d’un long et bon téléphone avec l’Abbé, celui-ci me dit que ça valait bien la peine de se faire crucifier pour en arriver là, et que la religion mêlée à l’argent et au pouvoir n’a jamais donné rien de bon.
    Puis, à propos des nombreux appels qu’il reçoit de ses ouailles plus ou moins déroutées, il me dit qu’il leur propose de voir là come une répétition générale de l’accession au Royaume où il n’y aura pas plus d’hostie que de satrapes à la Donald Trump, ni de vin ni de cours du dollar, mais rien que de la Présence. Alors moi de m’exclamer : « Plus de vin !? Vous en êtes sûr ? » Alors lui : « Sûr de rien ! » Et comme Pâques vient de passer, nous rions à l’évocation des célébrations virtuelles où le Seigneur s’est entretenu par Skype avec ses followers, enfin me dit que ce que recevront de nous nos petits enfants est inappréciable mais qu’il ne faut surtout pas y penser, etc.
     
    Ce vendredi 17 avril. – Mon cher René me ravit en m’évoquant les chasses sylvestres de son jeune Luca, dix ans, flanqué d’un compère de douze ans à moitié latino fondu en ornithologie tropicale, qu’il dépose, ces matins de confinement, à la lisière de telle forêt ou au bord de telle rivière, pour les récupérer le soir avec leur matériel et leurs carnets d’explorateurs, avec une mine que le paternel, lui-même féru d’observation ornithologique, résume d’une expression : la banane ! Du coup j’en ai tiré une chronique à venir… Mais ce soir c’est un autre oiseau qui m’inquiète un peu, dans sa cage thoracique, que j’abreuve aussitôt d’eau plate additionnée de Paracetamol 500.
     
    DE LA CONFIANCE. – Je me dis parfois que j’aurai eu pour vocation, dès mon enfance, d’être déçu, même si mes parents n’ont jamais entamé ma confiance absolue en eux, et je me rappelle cette lettre assez mesquine de Philippe Jaccottet, à propos de L’Ambassade du papillon où je raconte, entre mille autres choses, les hauts et les bas de mon amitié naïve pour Dimitri ou Maître Jacques et le dépit que j’ai pu en concevoir, et puis flûte, me dis-je : ces deux-là ont beau m’avoir déçu plus souvent qu’à leur tour, pour ne pas parler de trahison : je leur reste finalement plus attaché, et même à leurs pires défauts, qu’à notre vertueux poète prônant prudence et ne se mouillant jamais en rien sauf en poésie poétique, alors que la vie est là pour nous décevoir tous les jours, déjouer notre confiance et nous garder du désespoir.
    Mais tout n’était-il pas dit un jour que le même Jaccottet m’a dit à propos de je ne sais plus quoi : « Ah vous, savez, quand on a choisi de viser haut ! », avec ce regard me laissant en somme tout en bas. Cette hauteur défiante, et moi que la confiance aveugle, etc.
     
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    DE L’OBSESSION. – Des années durant, Julien Green a couru comme un fou, tous les soirs, en quête de plaisirs charnels, et il dit lesquels, et comment, dans son journal intégral où il a pris le parti de tout dire, mais qu’en dire précisément, et notamment aujourd’hui où l’impudeur de mise se prétend moins hypocrite que la pudibonderie de naguère ?
    Chacun en fera ce qu’il veut en fonction de sa propre expérience, et pour ma part je ne bronche pas sur les pages les plus crues, jusqu’à ce passage où le digne Julien détaille la félicité profonde que lui fait éprouver le léchage et la succion du trou du cul de son Robert, y voyant l’accès au plus intime de l’être aimé, mais je n’y vois pas pour autant de complaisance érotomane, au sens commun ou même vulgaire, dans la mesure où cette obsession relève d’une espèce de sainte folie, évidemment liée à l’âge et à un tempérament ardent, mais aussi à autre chose, comme si le tréfonds du plaisir charnel, l’extase de quelques secondes, dites par les uns « la petite mort » ou par tel autre « l’infini à la portée des caniches », signifiait autre chose, etc.
     
    Ce dimanche 19 avril. – Le temps était aujourd’hui d’une étrange luminosité, grise et douce à la fois, vaguement stuporeuse, me semblant à l’image du confinement mondial, comme hors du temps et des activités ; ensuite redescendant à la Maison bleue, je suis tombé sur notre voisin de palier, camarade lointain de nos premières années de collège dont je n’arrive pas à me souvenir du visage d’adolescent, nous parlons sans que je perçoive la moitié de ce qu’il me dit tant je deviens sourdingue, mais je fais comme si j’étais d’accord avec ce qu’il me dite, et peut-être le suis-je, le vieux pote a l’air un peu Duduche d’un teenager, il en est à son troisième mariage avec une très belle Africaine et leur amour de fils de douze ans, un peu renfrogné de timidité probable, me fait penser à Parfait, le rejeton non moins timide de Bona le Congolais qui semblait toujours un peu gêné en me parlant, lors de ma visite à Sheffield où Marie-Claire, sa mère, m’avait félicité un soir pour mes qualité de danseur de tango, ce qui m’avait paru très exagéré…
     
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    AU PRÉSENT. – Si tel mec dénigre devant moi La Femme, je lui réponds sans le dire forcément à haute voix : Lady L, ou Annie Dillard. Parce que je ne connais qu’elles, ou ma mère et mes sœurs, nos filles et quelques autres que j’ai aimées, plutôt maladroitement ou carrément mal, et qui ne représentent en rien La Femme en tant que telle, que je redoute en tant qu’abstraction sublime ou dangereuse, figure de la pétoche masculine ou du mépris des crâneurs du sempiternel vestiaire des hommes puant la sueur vinaigreuse et la couille savonnée, moi traître à la virilité depuis mon enfance songeuse, moi qu’on traitait de fille manquée parce que je lisais des livres et me montrais d’une sensibilité excessive, et j’emmerde les viragos autant que les fausses douces, la guerre des sexes m’aura fatigué pendant six mois et ensuite le garçon a fait ce qu’il a voulu, prêt à risquer une vie avec Lady L. et de bonnes et belles filles, un ou deux amis uniques et même plus, et ce recueil de pensées de l’incomparable Annie à la douceur de mec et à la fermeté de fée.
    Cette hyperréaliste mystique, comme ce fou de Rozanov en ses moments de pure présence, ou comme Charles-Albert dans ses illuminations de psalmiste, est d’une Amérique forestière ou océanique que j’ai vécue à ma façon dès mes treize, quatorze ans, bien avant de me risquer à écrire mais déjà en quête du langage oublié qui sourd à tout moment entre ses lignes, silence des étangs à la fin du jour ou à l’aube quand la nèpe géante dévore quelque créature innocente, et la Chine des royaumes combattants, et le désert rouge de Teilhard les touristes en shorts au Golgotha, le petit miteux qui lui demande où elle en est avec Dieu, and so on. Une femme ça ? Plutôt un vol de colibris ou les étincelles de lumière à la surface de la planète bleue, une tricoteuse éternelle toute semblable à Lady L. ou à ses filles, mes terres fermes et mes fermières, etc.
     
    LE SOUTTER DE THÉVOZ. - Arrivant au terme de la lecture du Soutter en poche de Michel Thévoz, je suis sidéré, quoique je m’y attendais, de ne point y trouver une ligne évoquant même de loin les Christs du mystique Louis. Le thème, plus généralement, n’existe pas, sauf s’il a l’air de la cristallisation d’un fantasme et peut-être rapporté à une lecture freudienne.
    Quelle misère froide ! Quel savoir éblouissant de méconnaissance des gens et des choses. Quel manque total de sensibilité qui ne soit pas de convention esthétique ou référentielle. Lui qui voit de la pédophilie refoulée chez les enfants candides du tendre Anker ne voit rien de simplement gentil ou de bonnement génial dans la ressaisie artiste non homologuée, qu’elle soit « culturelle » au sens des classements néo-académiques ou prétendue sauvage et pure en son acclimatation des musées de l’Art Brut.
    Mais quelle passion de la fausse originalité chez ce faux provocateur, et quelle myopie dans ses projections glacées, le Christ manquant, omniprésent chez Louis Soutter jusqu’à ses putes et ses enfants convulsé, jusqu’à ses fruits ou ses volutes, signalant en somme sa désincarnation d’intelligent qui a tout vu et tout compris sauf l’essentiel.
     
    Ce mardi 21 avril. – Je vais tâcher de prêter plus d’attention, ces prochains temps, à l’actualité détaillée. Ce que nous vivons ces jours étranges, inimaginables et fous, est intéressant et révélateur à de multiples égards, et d’abord en matière de déni, omniprésent dans les médias et sur les réseaux sociaux, où l’on voit au plus haut niveau des pouvoirs mondiaux que l’autruche américaine ne le cède en rien à la chinoise ou à la russe, chacun chargeant l’autre en se dédouanant.
    Tout près de nous, sur le site, caractéristique selon moi d'un nouvel aveuglement idéologique, que représente Observateurs.ch du cher Uli Windisch, passé de la juste opposition au politiquement correct à une sorte d’acharnement symétrique parano contre tout ce qui ne fleure pas la bonne vielle nation nationale, voici qu’on apprend que Bill Gates et les Chinois sont de mèche avec l’OMS pour nous contaminer avant le Grand Remplacement marquant l’alliance secrète de l’Etat islamique et de la social-démocratie moisie; et tous les jours nos amis de gauche, sur Mediapart, ou nos amis libéraux du site antagoniste Contrepoints y vont de leur hargne accusatrice – mais c’est ailleurs que j’entends grappiller le Détail, en relevant d’autres statistiques que celles qui déferlent sans rien signifier. Ainsi je note à l’instant qu’en 1991 la moyenne des hommes qui ont vécu sur terre était estimée à 85 milliards, nous rappelant que le nombre des morts sera toujours supérieur à celui des vivants, et que le nombre de décès annuels imputables à l’automobile est dix fois supérieur à ceux des diverses grippes, etc.
    Sur quoi je prends des nouvelles du compère Donald Trump par WhatsAp, qui m’apprend que l’eau de javel ou l’encaustique ont une vertu curative probable contre ce fucking microb.
     
    PANDÉMIE ET CULTURE. – Dans la rubrique culturelle du quotidien 24 Heures que je reçois gratuitement au titre d’ancien mercenaire, je lis sous la plume de l’excellente Cécile L. que c’est le moment ou jamais de lire Montaigne.
    Je la vois d’ici et me demande pourquoi elle n’écrit pas : relire Montaigne. Parce que c’est cela même que le président français Macron, philosophe émérite, a conseillé à ses ouailles nationales : voici venu le Moment de la Culture, le moment de relire Proust, et l’on imagine Cécile sur son futon et Manu dans son fauteuil à bascule tout cuir blanc, du sommet à la base, se repassant les bonnes vieilles séries de 24Heures chrono ou les cassettes de Louis de Funès en pensant très fort à ceux qui en bavent dans les banlieues impatientes d’accéder au Savoir.
     
    PORNOLAND. – Que représente vraiment l’empire numérique de la pornographie, dont j’apprends par Michael Connelly que l’un de ses foyers de production, à Los Angeles, constitue la ressource financière la plus juteuse de la Cité des Anges?
    Comment aborder ce sujet clairement et sans intonation moralisante, sans hauts cris plus ou moins affectés, de façon simplement réaliste, en considérant qui fait quoi et comment, et désormais bien au-delà des studios spécialisés vu que l’exhibition plus ou moins lucrative se mondialise et se banalise au point que ça baise en famille sous l’oeil de la webcam, que tous les « goûts de la nature » y ont droit et que personne ne moufte en dépit des prétendues barrières destinées à préserver l’innocent enfant ?
    Et si c’était d’abord toi, moi, vous qui devrions nous protéger, je ne sais pas, en regardant par exemple ailleurs ?
    Or l’exposition des organes n’est qu’un aspect de cette agression permanente, de cette incitation de chaque instant à l’excitation, de cet orgasme en boucle qu’on dit « bestial » alors qu’aucun singe branleur ni aucune truie en rut ne montrent un telle constance énervée devant leurs écrans.
    À quoi tout cela rime-t-il, dont personne ne parle ou, plus exactement, dont tout le monde fait semblant de parler aux émissions On-en-parle, d’un ton hyper concerné et pour n’en rien dire…
     
    Ce vendredi 24 avril. – Mon état physique n’est pas ces jours bien brillant, mais l’humeur est allègre et ma bonne amie peine et sourit à l’avenant ; en revanche les menées du Président américain la font enrager, alors que, plus cynique ou détaché, je m’en réjouis tant elles me semblent exposer ce qui se cache à l’ordinaire en matière de basse démagogie et de muflerie vulgaire.
    Déjà le Cavaliere italien me réjouissait, avec sa rutilante effronterie de bateleur télévisuel à l’italienne, mais avec Donald Trump c’est l’apothéose du kitsch et du toc ricain conjuguant, dans sa version la plus vulgaire, le culte du fric et l’idéologie la plus chauvine dont nos beaux esprits libéraux s’accommodent en diabolisant tout ce qui fait obstacle à leur expansion à outrance, jusqu’à ces jours où tout à coup les plus lucides, devant le désastre non encore évalué, voient s’effondrer leur empire, etc.
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    LES DÉMONS. – Nabokov est excessivement sévère et presque jouissivement malveillant, dans ses cours de littérature destinés aux étudiants américains, à propos de Dostoïevski, et plus précisément dans sa présentation des Démons dont il prétend que toute la première partie, avant l’apparition de Stavroguine, est un galimatias confus et inutile, affreusement mal écrit de surcroît.
    Or passant de la traduction, dans le livre de poche, des Possédés, à celle de Markowicz, qui a corrigé le titre en Démons et se tient beaucoup plus près du texte initial, avec son côté brut et même brutal, ce que je croyais un jugement magistral plutôt gratuit du très grand Vladimir sur le très très très grand Fiodor Mikhaïlovitch, dans la bonne tradition du mon-verbe-contre-le-tien où l’esthétique personnelle le dispute à la mauvaise foi (sa façon analogue de réduire Faulkner à du foin de fermier sudiste), je constate qu’en effet Les Démons est un roman terriblement mal fagoté quant au style, dont la première partie semble tirer en longueur alors qu’elle fonde véritablement, on pourrait dire mimétiquement, l’univers médiocre et chaotique – chaos des relations humaines et des sentiments, chaos social et psychologique – dans lequel se préparent les horreurs venir, et de cela Nabokov doit être est bien conscient son hybris professorale et son orgueil d’auteur le guindent au risque de fausser gravement l’approche du roman par ses jeunes lecteurs.
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    COSMICOMIQUE. – Il y a, chez Annie Dillard, une sorte de proximité de l’intime et du cosmique qui se perçoit, notamment, dans sa façon de parler de la nature, il faudrait plutôt dire : d’écrire dans la nature, sans qu’il y ait trace chez elle d’effusion convenue (ô nature ! etc.) ni de pose de type bas-bleu écologisant, plutôt la curiosité et, souvent, le saisissement devant la simple présence de l’environnement naturel (dont les êtres humains font partie au même titre que les écureuils gris ou les étoiles), et cette « intimité cosmique » s’allie en outre à un sens du comique qui lui permet, précisément, de rompre avec toute sentimentalité niaise à la Bouvard et Pécuchet ou à la Michel Onfray.
    Le moment que nous vivons est extraordinaire, semble nous dire cette sacrée bonne femme, mais ce n’est rien de le dire: il n’est que de le vivre et de mille façons diverses qui procèdent du même éveil et du même bond les yeux ouverts devant la merveille.302133445_10229595730024439_3753822019549025385_n.jpg
    «Merveille des merveilles sous le lilas fleuri, merveille: je m’éveille», écrivait le poète Jean-Pierre Schlunegger qui finit, désespéré, par se jeter d’un pont, non loin d’où nous vivons, pour se fracasser sur les rochers de la rivière, tout en bas.
    Or nous vivons tous ces jours sous la double instance de telle merveille et de son envers mortel, et ce n’est pas d’hier, nous l’oublions trop souvent, mais quelque temps nous voici comme au pied d’un mur et c’est le bon moment - le beau moment d’apprendre à voir le monde les yeux ouverts et d’apprendre à parler à une pierre.
    La merveille des merveilles est à la portée de chacune et chacun , et ma conviction s’en est trouvée confortée, l’autre jour, en notre quarantaine à tous, lorsque tel cher ami m’apprit au téléphone que tous les matins il conduisait son petit lascar Luca de dix ans et son compère Arthur de trois ans son aîné familier par son père argentin des colibris de la jungle de son pays, à la lisière des bois vaudois où ils s’enfoncent tout appareillés d’instruments d’observation et autres chasses subtiles - toute la journée rien qu’à eux, fous de ferveur curieuse et de joyeuse adulation des multiples espèces de végétaux ou d’animaux divers tels les castors d’un soir passé - en somme prédisposés à apprendre un jour a parler aux pierres à l’imitation de ce jeune Américain dans la trentaine exerçant, dans sa cabane perdue en pleine nature, le rituel censé faire parler une «pierre à souhaits»…
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    Certains livres sont des départs et d'autres des arrivées. Certains livres ouvrent des fenêtres et d'autres explorent les multiples recoins qu'il y a dans la maison. Certains livres ne font que passer et d'autres vont rester. Certains livres ne sont que des aspects de la vie et d'autres en font la somme; et c'est un peu tout ça que je ressens en revenant sans cesse aux récits et aux réflexions, aux observations et aux intuitions émaillant l’œuvre incomparable d’Annie Dillard, à commencer par les deux recueils de fragments que représentent Au présent et Apprendre à parler à une pierre.
    On est là dans la maison du monde en parcourant ce livre à la fois très physique et vertigineusement métaphysique, hyperréaliste et non moins réellement habité par l'Esprit qui s'intitule Au présent et conjugue les pires effrois et les plus hauts émois du cœur et de l’âme.
    Le théâtre actuel de la pandémie, avec ses milliards d’histoires individuelles bouleversantes ou affligeantes de médiocrité, ses rages et ses courages, ses bontés discrètes et ses vilenies étalées, n’est guère différent des univers explorés par Annie Dillard dans les archives illustrées des «troupes humaines» victimes des pires monstruosités congénitale (nains à têtes d’oiseaux ou nourrissons sirénomèles, entre autres produits de la fantaisie «divine» salués par autant d’hymnes par les diverses traditions religieuses) ou sur le terrain de nos contemporains chinois ou palestiniens, sur les traces du paléontologue Teilhard de Chardin aux rêveries mystiques ou le long des fossés à ciel ouvert révélant une armée de combattants chinois de terre cuite enterrés comme le furent, encore vivants, tant de sujets d’un certain empereur Qin adulé par son descendant Mao…
    Annie Dillard est ce qu’on pourrait dire une pure poétesse de la pensée dont le génie - sans le moindre des chichis de ce que j’appelle la «poésie poétique», souvent obscure et prétentieuse, ou bavarde comme les pies des réseaux sociaux -, procède par fulgurants rapprochements, parlant aussi bien de la stupéfaction qu’elle éprouve à la rencontre inopinée d’une fouine au coin d’un fourré ou à la vision de ce vieux lecteur du Coran assis contre le pilier d’une mosquée de Jérusalem filant discrètement des bonbons en papillotes aux gamins pieds nus, des prodiges émaillant les vies de saints hassidim ou d’un chevreuil piégé se débattant dans la jungle amazonienne, de la formation des déserts et des nuages ou de la naissance de tel enfant à longue queue et fentes brachiales au cou semblables à celle du requin qui nous incite à penser que «si l’homme devait appréhender pleinement la condition humaine il deviendrait fou». Et les énumérations d’aligner leurs chiffres avérés, et le rappel d’innombrables faits remarquables ou affolants (140.000 noyés ce jour-là au Bengladesh, etc.) d’alterner avec les statistiques même pas bonnes à soutirer des larmes aux pierres…
    De son propre aveu, l’auteure d’Une enfance américaine, de Pèlerinage à Tinter Creek - dont la verve naturaliste évoque si fort le «philosophe dans le bois» Henry Thoreau -, ou encore de la stupéfiante chronique de la conquête de la côte pacifique nord-ouest des States par les puritains amis ou ennemis des Indiens, intitulée Les vivants - fut une enfant si étonnamment étonnée et étonnante que sa propre mère se demandait ce qu’on pourrait jamais en faire dans ce monde...
    Et que faire des livres d’Annie Dillard, honneur littéraire d’une nation dont le Président est la honte; que faire de cette bonne fée dans un monde dont le personnage supposé le plus puissant présente tous les traits d’un mufle inculte, terrifiante incarnation d’un empire du vide et du faux?
    Simplement cela: les ouvrir et leur permettre de nous éveiller.
     
    Ce jeudi 30 avril. – En lisant tout à l’heure, après de nombreuses pages du Zibaldone, la longue introduction aux Poésies de Leopardi, puis divers poèmes au hasard, je me dis que la poésie, vécue par ce fou douloureux comme un sacerdoce et une âpre quête philosophique, compte pour moi de façon beaucoup plus légère et comme éclatée, autant dans ses constellations visuelles que par sa présence ontologique et musicale, ses mots qui en appellent d’autres et ses libres associations révélatrices, qui font à mes yeux la chronique proustienne bien plus « poétique » que cent mille vers considérés comme de la poésie, etc.
     
    SAINTS DU JOUR. - Un almanach que j’ai toujours à portée de main me rappelle que le 10 août est la fête de saint Laurent, diacre romain accusé d’avoir protégé une bande de pauvres au lieu de livrer les trésors de son église, grillé vif en 258 après avoir demandé d’être rôti à point (il tenait son prénom du fait que saint Sixte l’avait retrouvé sous un laurier après qu’un démon l’eut enlevé tout enfant à sa mère), ce qui lui vaut le triple patronage des pompiers, des verriers et des rôtisseurs, et d’être invoqué en Auvergne contre les loups, ou en Bretagne contre l’eczéma; et revenant au 1er mai, double fête du Travail et de Joseph le charpentier, j’apprends que ce lendemain de la nuit des sorcières est le jour où les jeunes gens faisaient le « mai aux filles » en déclarant leur flamme ou leur dédain par divers signes (fleurs ou orties accrochées aux volets des désirées ou des réprouvées), jour de bonne rosée dont on enduit le pis des vaches ou, si l’on est garçon, dans laquelle on se roule nu pour assurer sa bonne fortune annuelle, etc.

  • Le Temps accordé (6)

     
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    (Lectures du monde, 2020-2022)
    Journal sans date
     
    Hors lieu et sans date, premier jour. - Dès ce moment, et pour une durée indéterminée, l’évidence apparut qu’on devrait renoncer à toute date dans la suite des constats relatifs à la pandémie.
    Le premier de ces constats portait sur la difficulté respiratoire frappant d’abord les plus faibles. Est-ce dire que le monde était devenu irrespirable, sauf aux plus forts ? Oui et non.
    Le deuxième constat significatif était qu’on hésitait entre toute affirmation et son contraire. Nul n’était sûr de rien, sauf ceux qui se targuaient du contraire - sans en être sûrs.
    Le troisième constat fut que certains des plus intelligents se montrèrent immédiatement les plus stupides, tant ils se prétendaient intelligents - donc égaux aux plus stupides.
    Les plus forts, les plus puissants, les plus ostensiblement possédants semèrent quelque temps le doute, de même que les plus portés à se croire croyants et les plus portés à se croire savants.
     
    Quelques jours plus tard. - La croissance bientôt exponentielle des chiffres de la Statistique, réelle ou trafiquée, alla de pair avec celle des compétences expertes en tout genre, à commencer par l’hygiène théorique et le conseil moral.
    En peu de temps foisonnèrent les experts en pathologie virale et les moniteurs affirmés du vivre-ensemble, et tout aussitôt proliférèrent les analystes immédiatement subdivisés en adversaires du pour et en contempteurs du contre, tous accrochés au déjà-vu.
    Les uns évoquaient la peste noire et les dangers de l’étatisme, les autres la grippe hispanique et les dangers du libéralisme, tandis que les soignantes et les soignants soignaient, fort applaudis des balcons.
    Les constats de part et d’autre restaient cependant confus et le doute persistait, qu’exacerbait la foi des prêcheurs et des chefs d’entreprises ne doutant de rien - c’était bien avant la fermeture des premières boîtes de nuit et l’interdiction graduelle des chantiers, le confinement local et bientôt mondial.
    Le même soir. - Sur quoi l’inanité intrinsèque de toute idéologie apparut comme le constat de ce qui faussait toute interprétation des causes et des conséquences du phénomène global de la pandémie, renvoyant dos à dos les analystes libéraux stigmatisant les «progressistes» et ceux-ci chargeant ceux-là de tous les maux.
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    Un lendemain d’hier. - La date inaugurale de la pandémie resta elle aussi incertaine, notoirement antérieure au Nouvel An lunaire fêté par les familles chinoises honorant cette année le Rat de Métal, donc avant le début de l’an 4718 de la tradition que marquait le 25 janvier 2020, et la géolocalisation du foyer initial de l’infection au marché de fruits de mer de Wuhan, autant que son lien direct avec le commerce de chauve-souris - non consommées dans cette région -, ou avec les séquences du génome de virus trouvés sur les pangolins, ressortissaient à autant de supputations connexes ou contradictoires recyclées par les rumeurs ultérieures avérées ou contredites par les experts et contre-experts de tous bords au bénéfice ou au dam de tout soupçon de complot.
    Ce qui semble sûr est que, dès ces prémices de la pandémie, point encore reconnue pour telle, un écart abyssal, et croissant à chaque heure, se creusa entre la vérité des faits et leur interprétation dont les termes allaient constituer le plus formidable révélateur de l'état du monde que divers Présidents qualifièrent bientôt d’état de guerre.
     
    Au tournant du printemps. - À la présomption d’une Nature jugée naturellement inégalitaire s’opposa, dès le début de la pandémie, le constat d’une similitude trans-nationale, trans-confessionnelle et même trans-raciale des symptômes et des souffrances, qui faisait se ressembler tous les patients de tous les services d’urgence dans une commune angoisse, une commune plainte et un commun désir de survivre ou de ne pas survivre, de même que les soignantes et soignants de tous grades, se trouvaient unis comme un seul par le seul souci de bien faire.
    D’un jour à l’autre aussi, dans le monde divers et divisé depuis l’épisode mythique de la tour de Babel, s’imposèrent quelques gestes et mesures de défense aussitôt décriés par la jactance des caquets abstraits, mais scellant une autre façon d’égalité tendre. En langage commun, celles et ceux qui savaient ce que c’est que d’en baver, patients ou soignants et autres saints hospitaliers, prièrent tout un chacun de se laver les mains et de se tenir coi.
    Un beau matin. - Ce lundi matin le ciel est tout limpide et tout frais, on se sent en pleine forme et prêt à faire de bonnes et belles choses, mais on ne fera rien, sauf aux urgences et dans les centres de décision, les magasins de tabac et les office postaux, certains chantiers et certains sentiers.
    Hier soir un subtil Utopiste y a été de la énième analyse du jour, comme quoi tout le monde avait tout faux sauf lui, et qu’il l’a toujours dit: qu’il fallait en revenir à la cueillette et que l’avenir proche était dans le lointain passé.
    Mais ce matin appartient aux blouses blanches ou bleues et le Grand Guignol du Président américain commence à bien faire tant les malades en chient dans les couloirs.
    Quant aux métaphores analogiques, elles disent ce qu’il faut dire du jamais-vu qui se répète : que le Virus est un nouveau Pearl Harbour vu que personne ne s’y attendait sauf ceux qui avaient tout prévu au futur antérieur, que le Virus est le copy cat d’un Nine Eleven à la chinoise, que le Virus est pire que le gaz d’Auschwitz vu qu’il n’a pas d’odeur ou plus exactement: qu’il supprime toute perception de toute odeur y compris chez les Chinoises et les Chinois.
    Ce matin cependant les gestes précis de la prévention et de la réparation éclipsent les grimaces et les vociférations des importants - ce matin appartient aux Matinaux.
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    À l’aube lucide. - Certains virent en ces jours la chance de mieux vivre en reprenant pied, de respirer plus et de moins perdre le temps de leur journée, d’autres cessant d'être futiles se firent utiles, d'autres encore approchèrent enfin leurs enfants trop souvent éloignés d’eux par leurs menées ouvrières et autres affaires, mais d’autres encore furent pris à la gorge par l’invisible main de la pandémie.
    Le Nihiliste fut soudain étranglé de ne se sentir rien et trop veule pour se supprimer; le Mariole fut comme châtré de ne plus assurer; le Violent fut violenté par sa propre violence; le Nul se fit légion; l’Avide soudain vidé se dévida, et le Vil s’avilit à l'avenant faute de s’incliner devant tant de bonté et de beauté.
    Car le monde en surnombre, jusque-là très stressé et déprécié, apparut bientôt tout nettoyé et pacifié par ce semblant de guerre, et les oiseaux, les fougères, les lingères sur les balcons, tous s’occupant à ne rien faire, tous de moins en moins soucieux de s’en faire, tous soudain rendus à eux-mêmes en leur bonté et leur beauté, tous - enfin presque tous -, se trouvèrent comme élevés au-dessus d’eux-mêmes…
     
    Un soir d’interrogation. - On titube, on est de plus en plus sûr qu’on n’est sûr de rien, on ne sait exactement s’il faut porter le masque ou pas : on s’informe de tout et du contraire de tout et tout fait Question, et tout fait Problème.
    Faut-il faire cuire le masque à 70° pour tuer « le microbe » après usage ? Faudra-t-il confiner l’été ? Faut-il se fier aux experts et aux actionnaires de la Pharmacie multinationale ?
    Quant au Problème, on se demande (dans nos pays de nantis) qui va payer, et qui ne payera pas dans les pays démunis ? Comment les pays sans eau vont-ils se laver les mains ? Et faudra-t-il confiner les exclus dans des camps puisqu’ils s’obstinent à vivre les uns sur les autres ?
    Que fait le Président américain? Va-t-il se masquer ou la pandémie va-t-elle le démasquer ? Enfin répondre à la Question du Problème va-t-elle nous aider à résoudre le Problème de la Question ?
     
    Une nuit d’insomnie. - Quant au Relativiste, il relativisa d’un ton qui laissait à entendre que son relativisme, irréductible à aucune autre façon de relativiser, avait en somme un caractère absolu dans son approche de la pandémie par rapport à d’autres facteurs morbides ou mortels. Sur quoi le Relativiste a commencé de tousser, sa fièvre a subitement fait bondir le mercure dans son tube, le souffle au cœur qui le tarabustait relativement souvent s’est transformé en palpitation absolue, mais on fut impressionné de l’entendre insister, juste avant d’être intubé, sur le fait que son cas ne ferait que confirmer sa théorie à supposer que sa destinée fût de succomber à quelque chute fatale dans l'escalier que vous savez...
     
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    En fin de matinée ensoleillée. - Le fait qu’il y eût encore quelque chose plutôt que rien, et le fait qu’il y eût moins de choses à considérer en se représentant encore moins de choses stimula l’imagination de l’Individu de tout genre capable d’extrapolations physiques à résonances métaphysiques, à commencer par la supposition que toute électricité fît soudain défaut.
    L’éventualité d’un monde soudain éteint, bel et bien obscurci comme en vrai temps de guerre, soudain tout silencieux, plus aucun chargeur, plus aucune énergie de recharge donc plus aucune possibilité de communiquer, plus de smartphones ni de trains à grande ou petite vitesse, plus de micro-ondes ni d’ascenseurs - cette impensable situation réjouit l’imagination de l’Individu en question, poète en vers réguliers ou aiguilleuse du ciel adepte de la pensée ZEN, reconnaissants tout de même de cela qu’on pût encore s’entendre à vive voix entre balcons et s’écrire des petits bleus au crayon simple.
    Un instant révélateur. - Des jours entiers se perdirent pour certains dans le spectacle continu de la violence et des exhibitions diverses, tandis que d’autres (beaucoup) mouraient de faiblesse ou de vieillesse et d’autres encore (également nombreux) se retrouvaient d’aplomb.
    Ce mal étrange , inexplicable en aucune langue même savante, cette maladie inattendue et aussi imprévisible que le Président américain en exercice cette année-là, fut ainsi le révélateur momentané de toutes les angoisses latentes, de toutes les peurs, de tous les aveuglements involontaires ou volontaires de cette non moins étrange Espèce dont beaucoup d’intelligence fut perdue à invoquer des causes et des conséquences qui se contredisaient d’un jour à l’autre comme se contredisaient le Président américain et ses divers homologues - l’étrangeté était alors devenue l’air qu’on respire et les morts-vivants sortirent des écrans le temps d’une orgie de violence et d’extase virtuelle sans pareille.
    Tel, qui avait toujours trouvé les films de morts-vivants d’une stupidité humiliante pour l’Espèce, ressentit une humiliation sans égale au cours de ces journées pendant lesquelles ses proches et ses moins proches affrontaient le mal avec une détermination non moins inattendue - beaucoup de femmes au premier rang.
    Beaucoup de femmes en effet s’activèrent silencieusement ou parfois en chantonnant à la cuisine de quarantaine et à d’inlassables lessives, entre autres soins de l'Urgence, pendant que les doctes diplômés en théorie théorisaient à qui mieux mieux; et pas mal de conjoints (re)découvrirent ainsi, en leur conjointes, la femme réelle en sa force durable.
    De jour en jour il apparut que les arguments d’autorité invoqués par les maîtres diplômés du bien-penser et du bien-parler - femmes titrées comprises -, s’effondraient dans le magma de leur jactance aussi insignifiante que les graphes mondiaux d’une Statistique dépassée par la réalité réelle de ce mal décidément étrange..
     
    Juste avant Pâques. - La Vie se demanda, en cette aube de splendide journée-là, si elle allait, ou non, tuer plus de Terriens ou si elle s’en tiendrait à ce qu’elle considérait comme un avertissement et un aveu de faiblesse susceptible d’inquiéter ceux qui se croyaient les plus forts.
    En tant que femme sensible, aimant le grand air et les espèces diverses, elle n’avait jamais eu crainte d’avouer sa faiblesse et son goût pour les délires enfantins, les adolescents malades et les sages de grand âge. Or ses aveux ne semblaient pas toucher les fortiches ni la masse violente, imbécile et menteuse.
    La Vie, bonne au fond et si belle, était fatiguée de voir le mensonge proliférer au risque de perturber le sommeil des enfants candides et de tromper les plus vulnérables naturellement portés à s’accrocher à elle, qu’elle avait achevés en toute injustice apparente mais en somme pour leur paix.
    Que la Vie fût injuste relevait d'un constat qui ne devait point entacher sa bonté potentielle ni moins encore sa rayonnante beauté, mais comment lui reprocher de s’en prendre d’abord aux plus faibles alors qu’elle-même se reconnaissait fragile et parfois fatiguée comme une vieille servante ?
    Or les fortiches ne semblaient rien comprendre, et c’est pourquoi la Vie, à l’aube de ce beau jour, se demanda s’il n’était pas temps de les tuer tous, et tous leurs semblables, pour leur ouvrir les yeux dans la lumière printanière
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  • Le Temps accordé (5)

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    (Lectures du monde, 2020-2022)
    Journal de confinement
     
    À la Maison bleue, ce mercredi 18 mars 2020. - Je me réveille la nuit dans le silence, le vague effroi que je ressens relève à la fois du dedans et du dehors, on ne sait plus où on en est, on est dans l’attente d’on ne sait quoi alors que les chiffres montent et que les experts évoquent des pics avec leurs airs graves de personnages institués sûrs et certains.
    Les uns, qui se fient aux certitudes de la politique ou du commerce se gaussent des autres qui s’en tiennent aux convictions de la seule vraie foi en l’Unique, et d’autres décident de faire comme si de rien n’était, d’autres encore se cantonnent dans le pragmatique, et le débat silencieux fait rage ; d’autres enfin vivent la chose et en bavent. Fin du délire extralucide d’avant l’aube...
    Ce jeudi 19 mars. - Hier le merle de l’arrière-cour exultait à sa branche dessinée à l’encre de Chine sur le fond du ciel blanc ; j’ai recommandé à Lady L. en visible souci pour tous de chanter elle aussi des airs allègres et suis sorti avec le Chien dont je vois qu’il continue lui aussi d’attendre quelque chose.
    Peu avant sa mort, le vieux Théodore Monod me disait au téléphone qu’il ne voyait que les insectes pour s’en tirer à la longue, tout en prononçant chaque matin une Béatitude, et je me dis ce matin que l’âme humaine est une espèce d’immortelle abeille, et je me le répète sur la pelouse déserte descendant en douce pente vers le quai sans personne et le lac semblant lui aussi dans l’expectative silencieuse, tandis que partout et sans répit la rumeur océanique de la jactance nous sépare au lieu de nous lier.
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    Ce vendredi 20 mars. - Ce feu dans la gorge qui me réveille est de mauvais aloi sanitaire, me dit mon corps alors que tout dort dans la chambre blanche de la Maison bleue, et je me lève et prend un grand verre d’eau additionné de Dafalgan, puis un autre additionné de Resyl à la codéine.
    Cependant une horreur confuse m’a glacé hier soir en voyant les crânes jeunes gens onduler là-bas sous les magnolias en fleurs, le long du lac, tout enlacés en leur sensualité printanière et se baisant les lèvres en scandant le rap frondeur - et comme une tristesse m’a saisi devant leur possible panique un de ces jours prochains, la gorge en feu...
     
    Ce samedi 21 mars. - On l’a dit après le 11 septembre, on l’a dit après les attentats de Charlie-Hebdo, on l'a répété après les attentats du Bataclan, on le serine aujourd’hui à tout-va : que rien ne sera jamais plus comme avant la pandémie, et chacun d’y aller, selon son bout de science ou son bout de croyance, sur les lendemains qui chanteront ou déchanteront, mais qui sait vraiment quoi ?
    Seul le Superman mondial de la Maison-Blanche prétend savoir l’Absolue Vérité en bonne logique orwellienne qui veut que ce qu’il veut soit vrai et qu’à chaque démenti des faits le faux qu’il a dit soit vrai, incarnation parfaite d’un aveuglement qui n’est pas que de son fait, ni que de sa bande, ni que de l’Occident, mais de toute une Espèce fuyant en avant comme une seule troupe affolée, obsédée par les trois instances du Progrès, du Pouvoir et du Profit ?
    Quant à moi je me ferais très bien à la décroissance, mais qui suis-je pour en appeler à un effondrement général du monde que nous connaissons ? Qui sommes-nous pour jurer que nous nous accommoderons d’un monde soudain épuré de tout ce dont nous ne nous sommes jamais privés ?
    Tout à coup nous sommes au pied d’une sorte de mur invisible, mais est-ce nouveau ? Certes, mais c’est nouveau depuis la nuit des âges, quand un enfant a découvert son premier oiseau mort. Il y a un avant l’éveil de la conscience, et un après. Le génie universel de l’enfant est de faire, de la mort d’un oiseau, un dessin à nul autre pareil : tel est le présent qui efface l'avant et l'après. Cela doit faire partie, je crois, des choses cachées depuis le début du monde, et le merle de notre arrière-cour y va de son triomphal chant de printemps, qui fait pièce à notre égarement.
     
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    Ce dimanche 22 mars .- Le goût mêlé, à la fois amer et rassurant, du Paracetamol et de la codéine, me restera peut-être, dans d’hypothétiques années à venir, tel celui de la petite madeleine proustienne, associé à ces jours où je me trouvais - comme des millions de mes congénères soudain voués au désoeuvrement forcé et à la songerie inquiète -, livré à l’observation du moindre de mes affects physiques jusque-là banalisés par l’expérience récurrente du rhume ou de ce que nous aurons appelé une bonne crève printanière, et c’est avec cette amertume aux lèvres que je me suis réveillé tout à l’heure de ma sieste quotidienne, après une matinée perturbée par force quintes de toux sèche, en me rappelant les moindres détails d’un rêve dans lequel l’état de guerre déclaré par les divers chefs nationaux advenait bel et bien dans le confinement où les tensions latentes éclataient bientôt en bulles d’agressivité, en anicroches verbales, en jets de salive ou de vaisselle, d’abord de façon sporadique ou ponctuelle (dans les familles dites dysfonctionnelles), puis, les jours passant, en gestes dépassant le cercle proche pour atteindre le voisinage, guerre aux étages et bientôt entre immeubles, mobilisation apparemment chaotique et pourtant obéissant à la logique brownienne observée en laboratoire entre les rats énervés, guerre en ville et par les campagnes aux humeurs exacerbées par l’éveil du printemps, guerre ensuite partout et avec toutes les armes les plus dangereuses arrachées à la quiétude domestique, couteaux et fourchettes, ciseaux et machettes, enfin inexorable montée aux extrêmes, tous se toussant soudain ouvertement au visage et justifiant les puissants et les profiteurs à reprendre la main - enfin ma sieste m’aura rappelé mes pires penchants imaginaires d’enfant paniqué devant un combat de scarabées…
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    Ce lundi 23 mars . - J’ai failli me laisser entraîner, hier soir tard, dans l’espèce de spirale morbide qui semble emporter le monde depuis quelque temps et se nourrit de la somme de nos anxiétés comme la Bête luxurieuse de Dante se repaît et gonfle sous l’effet de son inassouvissement même.
    J’avais deux ou trois motifs de me compter parmi les sujets à risques de la pandémie - infarctus récent et souffle au cœur persistant, gorge en feu aggravée de courbatures musculaires un peu partout -, mais ce matin je dis non: assez de ce cinéma.
    Le fait est que j’ai déjà signé deux formulaires explicites lors de mes récents séjours à l’hôpital, et je l’ai répété ce matin à Lady L. qui m’a prié d’en faire une note aussi claire qu’un codicille de testament : PAS D’ACHARNEMENT.
    Ce qui signifie qu’on n’intubera pas mon corps immortel, je dis bien : mon corps immortel dont les cendres légères seront déposées au pied de l’épine noire de La Désirade, face au ciel et au lac, donc face aux montagnes qui s’en foutent - face à ceux que j’aime, donc face à l’Univers à jamais vibrant de mystère.
    Ma conviction actuelle étant que je suis une Bible à moi seul, de la Genèse à l’Apocalypse, de même que les enfants de nos enfants sont des Bibles en train de s’écrire, je me fie tout entier à la sainte Écriture qui est celle de tous les savoirs et des non-savoirs, du Dieu caché et de ses multiples avatars, et la note que je laisse aux soignants de l’Urgence a valeur elle aussi de texte sacré : PAS D’ACHARNEMENT.
    Je le dis assez joyeusement, quelque tristesse que j’éprouve de ne pas voir peut-être grandir nos petits enfants : PAS D’ACHARNEMENT, ce qui ne signifie aucunement que j’aie baissé les bras et vous abandonne à votre triste sort, mes pauvres vivants ; j’étais réaliste à sept ans, je suis devenu idéaliste entre seize et vingt ans, et ce manque d’humilité m’a passé avec la reconnaissance clairvoyante de mes faiblesses et de celles de l’Espèce, pour me retrouver dur et doux comme en enfance, donc PAS D’ACHARNEMENT, mais rassurez-vous les enfants, rassure-toi ma bonne amie : le vieux sapajou s’accroche à la branche et trouve encore, miracle, la force têtue de se laver les mains…
    Après quoi le jour se lève comme avant la pandémie, exigeant de notre espèce aussi bonne que mauvaise qu’elle fasse son job en pleine connaissance du fait que le virus fait partie de notre vie.
     
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    Ce mardi 24 mars. - Bien entendu la gauche de la gauche stigmatise la droite de la droite, et l’inverse à l’avenant, tous imbus de la même rage, tous jurant que seuls les autres sont responsables et répétant les TU DOIS et les IL FAUT le doigt levé prêt à punir faute d’avoir surveillé, et l’emballement des foules en houles décrit par Dante en ses girons infernaux de se déchaîner une fois de plus.
    On aura entendu et lu tout et son contraire, depuis le début de ces jours étranges que nous vivons : jamais on n’aura entendu s’affirmer autant d’opinions expertes et péremptoires, autant de propos lénifiants ou provocants, et les uns et les autres de s'accuser mutuellement, et le serpent de se mordre la queue, mais encore ?
    Dans la foulée affolée, comme au-dessus de la mêlée, je me suis surpris à développer des vœux affreux relevant de fantasmes vengeurs, en me figurant l’effrondrement de l’édifice babélien de la richesse accaparée par la partie la plus rapace de nos semblables, la ruine de la maison Trump et la mise sous respirateur de son serial twitter, la ruine du tourisme et du sport de masse, la ruine en un mot du Système dont je m’exclus magiquement, moi et ceux que j’aime, comme si nous allions être épargnés par sélection divine spéciale, ainsi que se le figurent les élus des multiples églises dont les agglutinements récents ont pourtant contribué à la diffusion virale…
    Bref, il y a celles et ceux que les circonstances vont peu à peu confiner dans une nouvelle forme exacerbée de haine, selon l’antique mécanique productrice de boucs émissaires (ce vieux dingo, l’autre jour sur le même quai, qui me disait que le virus allait enfin nous débarasser des basanés, ou ces voisins de soignants potentiellement contaminés enjoignant ceux-ci d’aller se faire voir ailleurs...) et sans doute éprouverons-nous tous peu ou prou cette pulsion panique en dépit de nos protestations au nom de la solidarité fraternelle et de la fratenité solidaire, mais encore ?
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    Ce samedi 28 mars. -À Jean Ziegler qui me rappelle ce midi pour me demander des nouvelles de mes artères, je réponds qu’elles sont à moitié réparées et que je suis ces jours en pleine forme spirituelle, à vrai dire ravi de ce qui nous arrive, lui rappelant que la finalité de toute situation apocalyptique est une révélation et qu’à tous les degrés, à commencer par les instances du Pouvoir, et jusqu’aux plus infimes détails de la mesquinerie individuelle quotidienne, la pandémie à de quoi nous édifier ; mais c’est de ce qu’il vit, lui, que j’aimerais qu’il me parle...
    Et bien entendu ce n’est pas de ses artères à lui qu’il me parle alors mais des gens en train de crever à Lesbos et dans les camps de réfugiés de partout, et des accusations d’irresponsabilité totale dont l’accablent les fonctionnaires de Bruxelles littéralement obnubilés par les effets collatéraux (racisme des populistes) des migrations et l’accusant, avec son livre défendant imperturbablement le droit d’asile, de faire du tort à l’Europe - et Jean de prononcer alors le nom de Munich.
    Lequel nom me fait aussitôt rebondir aux années 1938-1940 telles que les raconte Julien Green dans son Journal dont je suis en train de finir la lecture des 1300 pages, quand l’Europe s’est couchée devant Hitler, où le jeune Américain voyait une manière de suicide et ce qu’il appellera «la fin d’un monde» dans le récit de ces années…
    Alors Jean d’évoquer à son tour cette nouvelle forfaiture de l’Europe en invoquant le droit imprescriptible pour les réfugés de passer les frontières, fondement de notre civilisation foulée au pied par les bureaucrates relançant bonnement la formule de la barque pleine, Das Boot ist voll, prononcé par le conseiller fédéral Eduard von Steiger en 1940 pour justifier la fermeture de nos frontières aux juifs menacés par les nazis.
    Certains de mes amis de droite voient en mon cher Jean un idiot utile, mais ce n’est pas par aveuglement «gauchiste», moins encore parce qu’il se soucie de mes artères, comme si c’étaient les siennes, que je me sens pleinement de son côté, mais du fait que, par delà toute idéologie, je sais que de ce qu’il défend dépend notre survie pour l’essentiel.
    Et si ce qui nous arrive ces jours était la chance de notre vie,comme une révélation de tout ce qui est faux dans notre vie, et comme l’illumination de ce qu’est vraiment, mortelle, notre bonne et belle vie ?

  • Le Temps accordé (4)

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    (Lectures du monde 2020-2022)
     
    DES PRÉJUGÉS. - À la fin des années 60, dans nos facs de lettres, il y avait des auteurs qu’on ne lisait pas ou plus, comme un Jules Romains ou un Anatole France, et c’est avec le même dédain paresseux que j’ai dû alors classer un Julien Green, qui me semblait un catho bourgeois à la Mauriac sans le sel verbal d’un Jouhandeau ou d’un Léautaud. Lorsque j’ai lu un vibrant éloge d’Adrienne Mesurat sous la plume de Walter Benjamin (lors le nec plus de la critique littéraire), j’ai été tenté d’y aller voir, mais quand j’ai rencontré Robert de Saint-Jean pour un livre de lui qui m’avait touché (Passé présent, je crois), et qu’il m’a demandé ce que je pensais de son ami Julien Green, je me suis trouvé tout con et il m’a fallu passer le cap des 70 ans pour découvrir vraiment, via le journal intégral, cette œuvre immense…
     
    PLAISIR DU TEXTE. – Notre génération de soixante-huitards, qui se voulait tellement émancipée de tout, avait elle aussi ses préjugés tenace et ses censures, et le conformisme qu’elle reprochait aux autres ne l’empêchait pas de bêler en troupe devant les « modernes » à la Roland Barthes dont j’ai lu Le plaisir du texte avec l’immédiate impression que c’était là du chiqué d’époque sans tripes, d’une acuité surfine et d’une espèce d’anti-dogmatisme dogmatique au possible, bouculant le mandarinat avec des gestes de mandarin. Et encore, Barthes avait un goût sûr et une papatte, alors qu’un Bourdieu allait débouler avec ses gros sabots de sociologue, qui ferait de la littérature un champ de reportage politico-policier dont l’idéologie constituerait un nouvel académisme dénué de toute fibre réellement littéraire – les marxistes à la Goldmann ou à la Henri Lefebvre étaient d’une autre générosité. Et la phrase de Bourdieu ! Et les phrases aujourd’hui de la pauvre Judith Butler ! Cette sinistre intelligentsia parisiano-américaine qui stérilise tout ce qu’elle touche et fascine les médias jobards…
     
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    SUS À l’ETRANGER. – Or, me réveillant pour la deuxième fois à 7 heures du matin, c’est d’un rire plus éclatant, partiellement partagé par Lady L., que j’ai accueilli deux News prodigieuses concernant le monde mondial et la cantonale entité genevoise, à savoir que le président américain Donald Trump déclarait « virus étranger » le co-vid 19 d’importation chinoise via l’insouciante Italie de nos vacances pour interdire logiquement l’accès du territoire américain aux Européens, Anglais brexités non compris ; et, plus proche de nous, la décision de ne plus autoriser à Genève de concerts ou de cultes que dans des salles dont chaque fauteuil serait séparé de son voisin par un siège vide marquant hélas un manque à gagner, mais bon…
    Or le rire est-il de mise ? N’est-ce pas une indécence cynique au moment où tant d’Italiens innocents se trouvent confinés dans leurs cages à lapins ou leurs palais ? Et les Corses malheureux. Et demain les Alsaciens et peut-être les plus beaux quartiers de Paris, ou notre Palais fédéral sous cloche ?
     
    GRACIAS A LA VIDA. – Avec son bon sens coutumier et son optimisme de vieille lutteuse polythéiste, Lady L. ne se laisse démonter par rien, même pas par la menace potentielle que je représente à ses côtés, cependant attentive au moindre rhume des petits lascars de notre deuxième fille et m’enjoignant de me laver les mains en revenant de la Migros. Nous avons visité ensemble la grand expo consacrée il y a deux ans de ça à Jérôme Bosch et savons donc à la fois les dégâts de la peste et la façon de la sublimer (par la peinture, s’agissant de Hieroymus) avant de laisser la Nature (et les nano-technologies actuelles en font partie) poursuivre son job à deux vitesses, d’anéantissement en reconstruction. De la même façon, en lecteur mec assidu des Classiques majoritairement masculins, du jeune Homère au bon vieux Dante et jusqu’au salutaire Shakespeare, je souris de reconnaissance à l’observation du Crétin universel, emblématique, que représente l’actuel président des USA, preuve vivante de l’inanité du Système qu’il incarne.
    Lady L., un peu fataliste dans son réalisme tendre, comme toutes les femmes en somme, me répond volontiers, des pires choses qui se passent sous nos yeux, que « tout ça » a toujours existé, et j’ai beau m’insurger : je sais qu’elle a raison, et comme elle je reprend le vieux couplet latino...
     
    Ce vendredi 13 mars. - Après 10 heures passées à l’hôpital au milieu des masques, c’est avec une reconnaissance joyeuse toute particulière que j’ai vu surgir, leurs beaux visage découverts, le Dr S., chirurgien angiologue qui m’avait opéré le matin même d’une obstruction artérielle longue comme un couteau à cran d’arrêt ouvert et son assistant blond-roux au sourire doux, venus me retrouver pour un bref bilan de l'intervention.
    Un quart d’heure avant mon arrivée au milieu des masques, j’avais relevé l’enseigne à mes yeux cocasse figurant sur un fourgon nous dépassant sur l’autoroute - Pérusset Paratonnerres -et ensuite j’ai tout noté sur mon calepin mental.
    Noté le parking de l’hôpital à peu près désert, autant que le hall d’accueil ou un masque masculin m’a indiqué un lieu de prise en charge erroné, dans une salle d’attente où j’ai eu le temps de lire un reportage de Paris Match sensationnaliste sur les déboires sanitaires de la croisière du Diamond Princess aux 5000 passagers rattrapés par le coronavirus; noté le sourire de Welcome de la secrétaire se pointant en ces lieux à sept heures et demie, sûrement jolie mais à laquelle son masque donnait le profil d’un dromadaire, et s’empressant de m’indiquer le véritable lieu de mon rendez-vous ; noté le soupçon d’impatience des deux nouveaux masques féminins (Aude et Fanny) chargés de me préparer au transit vers le bloc opératoire ou un autre masque genre quinquagénaire sympa a éclaté de rire quand j’ai remarqué que nous étions enfin sur la scène de crime, etc.
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    À L’OREILLE DU CHEVAL.- Le plus sale moment d’une opération de 99 minutes durant laquelle tu ne vois que le bleu d’une espèce de carène de toile masquant la partie inférieure plutôt honteuse de ton corps dûment endormie, c’est tout à la fin: quand le chirurgien pince ton artère fémorale au pli de ton aîne trouée, mais à part ça le temps de l’intervention fut à peu près supportable, durant laquelle tu as repensé aux ruines d’Alep et d'Homs parcourues la veille au soir dans un reportage consacré au reporter de guerre anglais Robert Fisk, via les monceaux de cadavre de Sabra et Chatila - tandis que l’assistant anesthésiste, au beau visage masqué de jeune Perse, t’expliquait le cours de l’opération d’une voix très douce après t’avoir confié son prénom d’Idriss, et tu remuais confusément ces pensées que tu as continué de noter dans la grande salle de réveil aux multiples loges ouvertes à la libre circulation des virus et compagnie.
     
    SURVIE. - Lorsque j’ai quitté Lady L à l’entrée de l’hosto, à sept heures du matin, je lui ai dit que si je ne revenais pas de là-bas je l’avais beaucoup aimée, et nos enfants avec, et qu'en somme nous nous serons bien amusés en échappant aux diverses guerres et autres calamités des deux siècles en enfilade, mais c’était sur le ton de la plaisanterie, sûr que j'étais au fond que ça ne nous arriverait pas cette fois (notre corps pressent ces choses-là) même si ce qui advenait dans le monde a l’instant même relevait du fléau visant tout le monde à commencer par les vieilles peaux de notre acabit.
    Ensuite dans mon box des soins ambulatoires, j’ai annoté le petit Folio d'Une banale histoire où le bon Dr Tchekhov raconte l’histoire du vieux savant couvert d’honneur qui découvre l’horreur du désamour familial auprès de sa femme devenue sotte et de sa fille qui l’est déjà, avec le réconfort relatif d’une amie que sa carrière ratée d’actrice porte à la lucidité sarcastique, et j’ai noté, sous son masque triste, la tendresse sans limites d’Anton Pavlovitch...
     
    COMME UN MIEUX.- Deux jours après l’intervention qui m’a valu l’insertion de deux stents dans l’artère fémorale de ma jambe droite, je constate que celle-ci n’accuse plus la moindre des très méchantes douleurs (sensation d’avoir des tiges de métal dans les mollets et des clous dans les chevilles) qui m’empêchaient, il y a trois jours encore et depuis des mois, voire des années pour la gêne récurrente, de marcher comme un Indien normal sur le parcours santé de la prairie, et tout à l’heure, avec Snoopy tout joyeux lui aussi, j’ai marché quasi sans boiter jusqu’à la statue de Nabokov, à cinq cents mètres de celle de Freddie Mercury, non sans remarquer le long du quai que les recommandations du Gouvernement en matière sanitaire, excluant les terrasses de café à plus de 50 clients, et les regroupements de bipèdes à moins de 2 mètres de distance, n’étaient guère respectées sous le fringant soleil, et ma foi tant mieux ou tant pis – on n’en sait rien… (Ce 15 mars 2020)
     
    « ARRÊTER La SUISSE ». – Un syndicaliste de nos régions en appelait, hier soir, sur un ton alarmiste et en vitupérant la « trahison » du gouvernement, selon lui coupable de responsabiliser la population à outrance pour mieux ménager les grandes fortunes du pays, d’ « arrêter la Suisse », autrement dit d’interrompre toute activité économique et toute industrie, tout travail collectif menaçant la santé des travailleurs (et des travailleuses, sûrement), mais j’y ai surtout vu, pour ma part, un affolement frotté de ressentiment de classe comme on va certainement en voir se multiplier en attendant d’autres accusations péremptoires, et pourquoi pas une nouvelle « chasse aux vieux » à la Buzzati qui se manifestera soit par l’agressivité des moins de 65 ans, soit par le confinement obligatoire des «seniors». Ce qu’attendant les propos imbéciles, moralisateurs ou au contraire cyniques, voire haineux, déferlent sur les réseaux sociaux que le virus de la stupidité mine depuis leur apparition.
     
    SAGESSES DIVERSES. – Les Italiens sont invités, par leurs autorités chatoyantes, à chanter de concert sur leurs balcons ou à leurs fenêtres, et de fait cela me semble la meilleure façon de faire la pige à l’ennui momentané (?) ou à l’angoisse promise à durer (??), tandis que, par le plus pur hasard, je tombe sur ces lignes de Conrad qui remet en cause la téléologie « morale » de la création, dont il en est venu à croire que son objet est simplement d’être un pur spectacle : un spectacle pour la crainte, l’amour, l’adoration ou la haine (…) mais « jamais pour le désespoir » . Coupant court au moralisme autant qu’au nihilisme, le grand romancier-voyageur constate que « le rire, les larmes, la tendresse, l’indignation, la sérénité d’un cœur cuirassé, la curiosité détachée d’un esprit subtil – c’est notre affaire », et avec ou sans virus, avec ou sans séismes, avec ou sans destruction massive d’origine humaine,, le « destin » n’engage de nous que notre conscience, « une conscience douée d’une voix afin d’apporter un témoignage véridique au prodige visible, à l’obsédante terreur, à l’infinie passion et à la sérénité sas limites, à la suprême loi et l’immuable mystère du sublime spectacle », d’où l’importance du chant à l’italienne…
     
    LE VIRUS VENGEUR. – Moi j’te dis, me dit-il tout à trac, me tutoyant comme si nous avions assisté ensemble aux mêmes concerts de Miles Davis ou de Lester Young au Montreux Jazz Festival, (il a en effet quelque chose du vieux traîne-patins plutôt jazz que rock), j’te dis que le virus c’est une bonne chose, vu que la récession va rabaisser le caquet de certains - et là je me demande si c’est vraiment d’un amateur de jazz de s’exprimer comme ça, mais la suite est tellement corsée que je n’ai plus qu’à prendre le vieux filou à la blague quand il me balance comme ça que le virus va nous débarrasser de toute cette racaille d’ Albanais et de Turcs qui traînent dans son quartier, sur quoi je me le joue politiquement correct en lui faisant valoir que nous autres croulants helvètes ne sommes pas à l’abri, mais il me sort alors son argument massue, et là je craque, je croule, je m’écroule de rire avant d’obéir à Snoopy qui me tire vers un buisson propice à son intention pressante…
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    L’ANIMAL PROTECTEUR. – Dans la foulée, je comprends que c’est grâce à nos chiens que le vieux loustic m’a pris en sympathie inattendue et m’a apostrophé, avant d’affirmer que c’est à cause de sa chienne Cindy qu’il va couper à la contagion, comme il est persuadé que Snoopy me protégera de celle-ci.
    T’as pas l’air de te rendre compte, me dit-il encore, mais moi j’en suis sûr, copain : j’tai vu le caresser là-bas sur le banc où tu t’es arrêté, j’vous ai maté de loin, et tu vois comme Cindy me regarde , tu vois ces yeux, ça trompe pas, et quand le virus sent ça y se cramponne pas, tandis qu’avec ces barbus qu’aiment pas les chiens…

  • Ceux qui gesticulent

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    Celui qui affirme qu'il est seul à ne pas se soumettre à la vérité unique / Celle qui est à l'écoute de la rue dans son boudoir / Ceux qui ont ont des relents de bouches d'égouts / Celui qui rue dans les brancards de l'hôpital de charité / Celle qui rappelle qu'elle l'avait déjà dit aux girondins / Ceux qui sont à la révolution ce que le pet est à la nonne / Celui qui retourne à la rue de la Félicité ou son voisin de soupente était un chauffeur de taxi russe relisant le Que faire ? de Techernychevsky / Ceux qui traînent dans la rue le soir sans se presser le citron / Celui qui vend ses opinions aux plus offrants / Celle qui se les roule au square du même nom / Ceux qui aiment les rues désertes de Paris a l'écoute des pas perdus / Celui qui aime les gens mais abhorre la meute / Celle qui n'en fait qu'à sa tête de gondole genre Amélie Nothomb sous son casque à pointe / Ceux qui réseautent le social au niveau du groupe de fusion / Celui qui a tout compris dès son premier cri primal / Celle qu'on dit la pasionaria du jardin d'enfants en rupture idéologique / Ceux qui voient en Donald Trump le garant de leur blanchitude à deux balls / Celui qui met un genou en terre par manière de coup de pied au culte / Celle qui se tait dans l'impasse de l'Homme armé / Ceux qui retournent dans les bois / Celui qui se tient informé à tout instant sur Gmail des retours de ses passages à la télé et dans les médias et autres réseaux sociaux dont il entend contrôler la gestion d’archive sur disque dur /Celle qui s’est payé des talons plus hauts pour sa nouvelle émission win-win / Ceux qui parlent très-très vite pour ne pas qu’on s’aperçoive qu’ils n’ont rien à dire / Celui qui va tous les piétiner pour leurs montrer qu’il est dans le rap djeune le loser qui gagne / Celle qui entretient la paranoïa du produc en lui rapportant les propos dubitatifs du sponsor ultragauchiste de salon / Ceux qui font feu de toute suie / Celui qui observe la traîne de bave humaine laissée par le Conseiller suivi de ses courtisans dans les jardins du Mirador / Celle qui flaire la muflerie de l’arriviste et s’en protège par de vagues sourires / Ceux qui n’aiment pas voir leurs amis céder à la vanité débile / Celui qui pratique le plaisir aristocratique de déplaire mais en société seulement / Celle qui pontifie en sa qualité de conscience conscientisée de l’intelligentsia de centre gauche ménageant ses entrées dans les médias de centre droit / Ceux qui se battent pour défendre ce qu’ils appellent la zone sacrée / Celui qui ne s’est jamais éloigné de la zone sacrée investie à sa première véritable émotion de lecteur / Celle qui ne fréquente que les librairies pourvues d’échelles sur lesquelles on peut rester à lire même après la fermeture / Ceux qui vont en librairie comme d’autres vont à l’église avec dans les poches des adresses de maisons /Celui qui s’est retrouvé hors du temps et loin de tout autre lieu que cette prairie du bord du Neckar en cet été 61 où il a lu Tonio Kröger/ Celle qui associe le goût de la vodka au miel à sa lecture de La Dame au petit chien dans la pénombre carmin du café Florianska de Cracovie /Ceux qui n’ont de cesse que de protéger la zone sacrée des gesticulations des agités et des bruyants / Celui qui enjoint le Gouvernement suisse de fermer les frontières de ce pays de souche blanche et chrétienne / Celle qui au nom de l’UDC recommande qu’on surveille les 400.000 musulmans feignant de vivve paisiblement en Suisse alors qu’on sait ce qu’on sait / Ceux qui se demandent si les imams et les pasteurs protestants et les sociologues et les prêtres de gauche n’ont pas quelque chose de suspect en commun / Celui qui rappelle à ses employés (tous blancs et baptisés comme vérifié) que 42% des patrons des grandes firmes suisses sont étrangers et que c’est donc le moment de se montrer vigilant / Celle qui dit et redit ce que Bernard-Henri Lévy a dit et redit / Ceux qui se rappellent les camps de concentration américains aménagés pour les Japonais suspects / Celui qui comme Kouchner prône la force militaro-humanitaire / Celle qui apprend ce matin chez sa coiffeuse camerounaise que la Suisse compte 24% d’étrangers résidents permanents et pas l’ombre d’un ghetto / Ceux qui découvrant la liste individualisée des victimes des attentats du 13 novembre pensent à celles qu’on pourrait établir de tous les massacres aveugles perpétrés dans le monde (entre les pyramides de crânes humains de Tamerlan et les millions d’Indiens massacrés par la sainte Eglise catholique et apostolique, en passant par les protestants et les cathares et tant d’autres charniers de droit divin ou pas, on a le choix) et qui ramènent l’ « horreur absolue » au rang de tragédie relative même si la douleur personnelle reste incommensurable / Celui qui en revient à la réflexion de Michel Eyquem de Montaigne (1533-1592) sur les civilisations diverses et les fondements variés de la vérité et de la justice possiblement traduits par des lois plus ou moins justes selon les cas / Celle qui se rappelle qu’en 2012 (c’est presque du passé) un tiers des nouvelles entreprises suisses avaient des ressortissants étrangers pour fondateurs / Ceux qui se demandent ce que dirait aujourd’hui un Montaigne de l’état du monde et de ses progrès supposés en France du Sud-Ouest et ailleurs / Celui qui aux gesticulations des uns et des autres répond tranquillement (avec l’ami de La Boétie) que toutes les civilisations se valent en bien comme en mal / Celle qui n’en démord pas à propos des basanés quin’ont même pas lu le dernier Dicker / Ceux qui pensent que quand même Allah n’est pas sympa avec les mousmées / Celui qui aux certitudes partisans ou cléricales des uns et des autres répond tranquillement (avec l’auteur des Essais) qu’une civilisation a toujours tort quand elle use de violence / Celle qui rappelle sur Facebook que la mère de ce fourbe réformiste de Montaigne était non seulement de souche portugaise mais juive / Ceux qui préfèrent avoir tort avec Pascal qui justifie le mensonge de droit divin et l’Etat qui le fait respecter que raison avec Montaigne enjoignant chacun de chercher le moyen juste de ne point trop s’assassiner / Celui qui s’oppose tranquillement (avec Montaigne) à la spirale de la haine en affirmant qu’il n’y a jamais eu nulle part aucune Autorité fondée sur une vérité absolue et qu’il n’ya donc pas plus de souverain Bien politique qu’il n’y a de souverain Bien métaphysique et qu’en conséquence il est conseillé de cesser de gesticuler pour Rien,etc.

  • Ceux qui vous boivent le sang

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    (Pour Jackie et Tonio)
     
    Celui qui trouve toute forme d’enthousiasme suspecte / Celle qui ramène tout à son bec-de-lièvre / Ceux qui ont toujours le mot pour nuire / Celui qui freine à la montée / Celle qui te rappelle « le petit bout de femme » de la fameuse nouvelle de Kafka / Ceux qui estiment que la lecture de Proust est bonne pour les retraités / Celui qui t’explique que c’est parce qu’il n’a pas lu ce livre qu’il peut t’en parler plus librement / Celle qui ne juge tout que par on-dit / Ceux qui te suivent sur Facebook et te débinent sur Snapchat / Celui qui estime que militer pour les éoliennes revient à brasser du vent / Celle qui n’ira pas aux Etats-Unis tant qu’on n’aura pas une Présidente LGBTQRST / Ceux qui accusent leur père blanc hétéro d’origine bavaroise de n'être pas honteux de tout ça / Celui qui te demande où tu en es avec la fonte des glaciers / Celle qui exige à la réu du groupe de conscience de l’assoce Balancetonpote que Jean-Yves se positionne enfin sur la Question / Ceux qui en savent plus que les autres au motif évident qu’ils ont pris le parti du parti, etc.

  • Le Temps accordé (3)

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    (Lectures du monde, 2020-2022)
     
    TERESA. – Notre femme de ménage occasionnelle (un lundi tous les quinze jours) , en voie de se faire opérer bientôt, a dû subir un test de dépistage du coronavirus lors de son passage récent au CHUV, et je m’attends à la même mesure prochaine, mais elle réagit avec le même fatalisme débonnaire que moi, affirmant qu’il ne faut pas dramatiser et que les occasions d’«attraper la mort» ne dépendent pas que des chauve-souris chinoises.
    Or je me rappelle, devant la pandémie psychologique actuelle, tous les écrits et les films qui ont plus ou moins fasciné les foules de ces deux derniers siècles sur d’analogues canevas catastrophistes – apprenant à l’instant que Contamination de Soderbergh revient en lice aux States où Donald Trump ne semble pas encore éternuer.
    Et puis quoi ? Et puis rien, à cela près que l’aspirateur de Teresa reste, aux yeux du chien Snoopy, le sujet d’effroi principal de cette matinée au ciel agréablement ennuagé d’un 2 mars où se fête saint Jacob « dans nos pays où les pies commencent leurs nids »...
     
    HYGIÉNISME JUVÉNILE. – Le 9 avril 1922, donc il y a un peu moins d’un siècle de cela, le jeune Julien Green, évoquant le carnage de la Grande Guerre, regrette le fait que le « merveilleux carnage » n’ait pas extirpé la médiocrité de notre civilisation, et plus particulièrement la laideur des vieillards, « Que faire ? », se demande-t-il posément. « Le mieux serait de hâter la fin de notre race, de prêcher le suicide de tous ceux qui ne sont pas beaux pour laisser le champ libre à de meilleurs éléments.
    Et d’en rajouter une nouvelle couche le 11 avril : «Elle est singulière, cette idée que nous devons respecter la vieillesse. Pourquoi respecter un vieillard ? Est-ce donc que le nombre d’années comporte en soi quelque chose de méritoire et d’admirable ? À ce compte, ne devrions-nous pas respecter les vieux animaux, d’antiques couleuvres, des tortues bicentenaires ? Est-ce donc que la vieillesse ajoute quelque chose à la beauté de la physionomie humaine ? Hélas, quoi de plus attristant qu’un homme devenu gâteux, chauve, édenté, tremblotant, sans yeux, et comme dit Shakespeare, sans everything ?
    Et notre bel Américain de vingt-deux piges, qui rêvait il y a peu d’entrer dans les ordres et commence de se défaire du furieux puritanisme de sa jeunesse avant de devenir à la fois un romancier d’exception et un adepte « athénien » fervent du culte des corps et des culs, de pousser plus loin le bouchon.
    « Ce que l’on devrait respecter c’est non la vieillesse, mais la jeunesse, la force, la beauté », tout en précisant que celles-ci s’appliquent « tant à l’esprit qu’au corps lui-même », la vieillesse n’étant bonne « qu’autant qu’elle conserve les éléments qui font la jeunesse », et comment ne pas lui donner raison ?
    « L’extrême vieillesse est laide, repoussante, et au plus degré déprimante », écrit encore le jeune Green qui se retirera de ce bas monde à l’âge de 96 ans après avoir répété maintes fois que la mort n’existe pas, et comme un soupçon d’eugénisme l’inspire ensuite plus précisément : « Le mieux serait de fixer un terme à la vie humaine au-delà duquel il ne serait permis à personne de s’aventurer, sauf aux êtres d’élite qui pourraient justifier leur demande de prolongation par quelques preuves de leur force. Qu’on imagine alors l’extraordinaire effort des affamés de vivre, la furie de travail qui en résulterait, l’immense progrès d’une race talonnée par la mort et qui consacrerait toute son énergie à la vaincre »…
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    ENTRE LUCRÈCE ET LA METHODE COUÉ. Or, me relevant à peine du premier «coup de vieux » que m’ont valu, ces dernières années et ces mois plus récents, «ma» première embolie pulmonaire et «mon » premier infarctus, sans parler de « mon » cancer sous contrôle et « mes » putain de douleurs jambaires, je me suis rappelé ces lignes hardies en lisant Se réjouir de la fin, deuxième roman du jeune Adrien Gygax entré en littérature il y a deux ans de ça avec un caracolant Aux noces de nos petites vertus célébrant le triolisme amoureux à la Jules et Jim et l’usage sans frein des alcools forts et autres artifices paradisiaques plus ou moins opiacés, dont le jeune auteur trentenaire semble aujourd’hui revenu avec des allures de chattemitte, mais est-ce si sûr ?
    L'épicurien d'hier s'est-il déjà empantouflé pour faire dire à son vieux protagoniste que rien n'est plus cool que finir en contemplant un coucher de soleil de rêve à la fenêtre de son mouroir de béton, se rappelant la sage résolution de l'antique Lucrèce (De rerum natura, etc.) et sa conclusion évoquant la méthode Coué ou les sages résignations de la gentille Pollyanna devant la mort: « N'est-ce point un état plus paisible que le sommeil ? »
    Le discours actuel sur « nos aînés », notamment dans les médias, me répugne personnellement au-delà de ce qui est dicible, en cela qu’il parle de «nos seniors» comme d’une entité réelle uniforme sur laquelle il s’agit de se pencher sérieusement et qu’il faut aider «à tous les niveaux», tant en la protégeant de ses faiblesses (ah, l’alcoolisme et les jeux d’argent !) qu’en l’aidant à « gérer » ses désirs et plaisirs et jusqu’aux plus inavouables requérant alors, en pays bien organisés, le recours aux réseaux de caresseuses et de caresseurs…
    À cette idéologie d’atelier protégé, l’auteur de Se réjouir de la fin pourrait sembler adhérer en cela qu’il fait de son protagoniste un vieux tellement typique (typiquement ordinaire en quidam de l’hospice occidental en version suisse) qu’il en devient atypique, certes longtemps accroché à sa femme Nathalie (décédée un matin d’avril au fond du jardin) et à sa Mercedes, à sa maison et à son téléphone fixe, mais lâchant finalement prise et se résignant à intégrer une de ces maisons de retraite qu’il détestait tant jusque-là – et l’on compatit bien bas quand il se retrouve lapant sa soupe en silence au milieu de ses compagnes et compagnons sans visages, même s’il ne semble pas en souffrir vraiment.
    Mais que sait-on réellement des gens ? Un veuf aisé sans dons particuliers et qui croit voir un reflet de la divinité dans la grâce d’une jolie fille ou la félicité dans une dose de morphine autorisée, est-il a priori indigne de notre attention ? Et la tendresse là-dedans ? Et la poésie ?
    Celle-ci, dont on se gargarise les yeux aux ciel avec des airs importants, filtre pourtant au fil des pages de Se réjouir de la fin, autant que la tendresse, non pas tant par de belles images et de beaux sentiments que, modulés en dix mois sur le journal intime retrouvé après la mort du vieil homme, par le ton simple et sobre de l’écrivain qui relève le pari de montrer la sérénité acquise et beauté d’une vie apparemment toute plate.
     
    CONTES ET MÉCOMPTES DE LA MÈRE-GRAND. – Le temps de « ma » sieste désormais obligatoire, durant laquelle le dernier roman de Joël Dicker nous est arrivé par La Poste alors que je faisais un rêve pénible de chasse finissant dans « notre jardin » par l’abattage d’un immense daim aux yeux tendres, je me suis rappelé les tribulations de la vieille Claire, dans le roman Grand-mère et la mer de mon amie octogénaire Janine Massard, où l’auteure (je veux dire l’autrice, l’auteuse ou l’autorelle, selon la lumière du jour), sous le masque assez transparent de Line, jeune femme émancipée de l’ éducation rigoriste de parents « momiers », emmène son aïeule, moins coincée et soumise que sa mère, voir de plus près la Méditerranée, quitte à tomber sur un premier os : à savoir que l’hôtel de Golfe-Juan recommandé à la plus jeune par son boss se transforme saisonnièrement en bordel pour marins de l’US Navy au service de l’OTAN…
    J’imagine l’effroi de cette mère-grand découvrant le Journal non censuré de Julien Green, elle qui s’inquiète déjà - tout en l’admirant et l’enviant un peu – des libertés prises par la « gamine » qui a déjà voyagé pas mal «à l’Est» et lui recommande de « voir le futur », et c’est d’ailleurs l’intérêt majeur de ce petit roman de vieille dame que sa propre mère eût sans doute jugée indigne que de détailler, avec humour et cocasserie, l’écart subit, voire vertigineux, creusé entre générations depuis le début des années 60.
    Comme il en va de ce que vit le vieil homme de Gygax, le voyage de Claire et Line pourrait relever du lieu commun, mais c’est en somme le rôle de tout romancier de transformer les clichés en images vivantes et signifiantes, les uns avec génie comme un Julien Green, les autres avec talent, les uns et les autres avec ou sans succès, ce qui n’importe guère devant l’étendue de la mer et les profondeurs inconnues de la mort – certains en conçoivent une absolue pétoche et d’autres prétendent qu’elle n’existe pas -, ou devant la simple vie subie ou savourée qui reste, parfois, si jolie, etc.
     
    PAUVRE FRANCE ! – Revoyant, il y a quelque temps, La Règle du jeu de Jean Renoir, mille et maintes fois encensée et tenue pour un chef d’œuvre, je me disais une fois de plus que l’académisme théâtral français, formaliste et pompeux, n’en a jamais fini de peser sur l’interprétation, comme cela se voit dans ce film dont les seules séquences qui me semblent aujourd’hui supportables relèvent d’une espèce de folie brouillonne, alors que le drame final confine au ridicule ; et tout ça ne s’est pas arrangé dans les versions françaises de Brecht ou de Tchekhov et de Shakespeare, si souvent plombées par le pédantisme, et le jeune cinéma, les séries actuelles restent eux aussi guindés et emphatiques à souhait, à quelques rares exceptions près. Or à quoi cela tient-il ?
    J’en parlais l’autre jour avec mon cher Gérard, l’un de mes très rares compères de la première heure avec qui je m’entends « sur toute la ligne » depuis que, tous deux, nous avons dépouillé nos relents de dogmatisme, pleinement d’accord sur le fait que le profond humour shakespearien, qui ressortit à un non moins profond amour à la fois impérial et populaire, aristocratique et campagnard, aussi joyeusement puritain que sombrement débauché, n’a pas d’équivalent en France sauf chez Rabelais ou quelques autres grands fous à la Proust ou à la Balzac, à la Bernanos en ses à-pics ou à la Céline dans le genre hyper-teigneux, au rire sonnant aigre comme la pluie de ce matin sur l’occiput du gentil Freddie Mercury dont j’entrevois de mon balcon l’effigie de bronze…
     
    AU GRAND HÔTEL. - Bernard de Fallois, lors d’un de ses séjours au Grand Hôtel de Chandolin où il venait rendre visite à notre ami commun Pierre Jean Jouve, durant les dernières années du règne du vieux Léonard Pont (près de vingt ans avant la naissance de Joël Dicker), m’avait dit l’inconditionnelle admiration qu’il vouait au maestro Fellini, guère étonnante à vrai dire chez un proustien passionné de cirque, grand connaisseur du monde des clowns et familier plus discret des parloirs de prisons, entre autres singularités qu’il partageait avec le directeur du Grand Hôtel connu pour son érotomanie et sa familiarité avec les têtes couronnées d’ancienne Europe et la flore alpine avoisinante.
    De nos longues veillées automnales sous les châtaigniers rutilants d’or et de pourpre du plus haut village d’Europe, Fallois m’avait dit aussi deux ou trois choses non convenues sur le roman à propos de son ami Georges Simenon et de sa passion adolescente pour Autant en emporte le vent que notre fille Sophie a lu trois fois d’affilée entre ses treize et quatorze ans ; et Bernard me l’avait dit alors : qu’un grand roman est un tableau en 3D dans lequel vous vous mouvez comme le Poisson-Lune dans son aquarium – tout cela que je retrouve, en substance et transformation « à la Dicker », dans L’énigme de la chambre 622, le rire en plus !
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    TABLEAUX. – Ce qu’il y a de très amusant dans ce roman « suisse » de Joël Dicker, c’est que nous y retrouvons un pays, la ville et le jet d’eau de Genève, le parc Byron et l’Hôtel des Bergues, la chemin de Ruth à Cologny où habitait un ami libraire et le café Remor où j’ai bu un café avec Cabu ; et le Palace de Verbier si semblable au Grand Hôtel de Chandolin ou au Weisshorn de Saint-Luc, et l’appartement cossu de Dicker lui-même voisinant avec les bureaux du richissime homme d’affaires Metin Arditi romancier lui aussi « à ses heures » et plein de malice également - tout cela photographiquement avéré, jusqu’à l’hypperréalisme, et complètement transposé au photoshop du feuilleton de gare ou d’aérogare, alors que l’essentiel du décor, l’air des soirs, le moelleux des moquettes de banques et le menu détaillé de ce que ces bonnes gens bouffent et boivent se fond en tableau traversé par les personnages plus ou moins imposteurs de l’Intrigue construite comme une complication horlogère ou un dessin à la Escher…
    On n’est pas chez Tolstoï ni sur le fil de la phrase de Paul Morand ou de Chardonne, mais l’Espace y est, les Tableaux y sont et le feuilleton roule ma poule, aussi captivant sur le moment que loufoquement invraisemblable, comme dans Tintin, et je n’en suis qu’à la page 309 tandi que Snoopy me regarde de l’air de dire que ça va comme ça…
     
    EN MARCHE. - Le vendredi 13 de ma double angioplastie approchant (j’ai lâché le Sintrom ce matin et m’injecterai de la Clexane Enoxaparinum natricum demain et après-demain), je prie les dieux de ne pas différer l’opération pour cause de pandémie cantonale tant je suis impatient de recouvrer ma noble aptitude à la marche sans douleurs – ce qu’attendant je lis Le Fils de Jo Nesbo, dont l’atmosphère glauque me semble nettement plus convenue que le dernier Dicker dont Lady L. a l’air de se régaler après moi en relevant illico la vivacité des personnages. (Ce mardi 10 mars)
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    LA QUESTION DU STYLE. – Comme j’ai lu beaucoup de ce que j’estime la meilleure littérature, ces derniers jour, de la Nouvelle histoire de Mouchette de Bernanos à Minuit de Julien Green, en même temps que les romans d’Audiberti et pas mal de pages de Chardonne aussi, je crois être en mesure de distinguer ce qui relève du style, au sens organique et musical où l’entendait Audiberti dans ses entretiens avec Georges Charbonnier, et ce qui se bonne à la phrase des « écriveurs » et des « écrivants », comme je l’ai d’ailleurs rappelé dans le chapitre de mon libelle consacré aux « auteurs cultes » et à la littérature de grande diffusion.
    Cela étant je crois savoir distinguer aussi ce qui est style dans une écriture apparemment non « littéraire », comme celle d’un Simenon, qui fait jouer d’autres registres émotionnels et d’autres ressorts de ce qu’on a appelé la langue-geste, qu’on trouve chez un Knausagaard, vu avec dédain par les pédants français, ou chez Dicker dans son premier opus à succès et dans le dernier.
    Or, le fait que Bernard de Fallois, prioritairement attaché à la langue « artiste » par excellence qu’est celle de Proust, et néanmoins capable de repérer la qualité singulière d’auteurs à succès qui n’ont rien de «littéraire» en apparence, de Simenon à Sagan ou de Monteilhet à Dicker, recoupe ma propre perception, sans préjugés académiques, de la littérature. Lorsque j’évoquai celle-ci avec Patricia Highsmith, celle-ci se récria à l’idée qu’on pût la comparer à un grand écrivain de la stature d’un Henry James. Mais il y avait chez elle un certain génie de la naration et une acuité de l’observation, une conscience suraiguë des failles du psychisme humain ou du corps social qui en faisait un médium.

  • Le Polonais

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    Que le mec avait un problème, ça je l’ai repéré dès qu’il m’a matée devant le Paradou, avec le métier c’est le genre de trucs que tu flaires.

    C’était le style conseiller de paroisse marié. Tu les vois se couler le long des murs et passer trois fois devant toi comme s’ils cherchaient le confessionnal le plus proche, ensuite de quoi neuf fois sur dix ils te font le coup du grand sensible et te sortent la photo de Maman pour se donner du cran, mais celui-là c’était pire.

    Quand je lui ai demandé ce qu’il me voulait, il m’a répondu qu’il était Polonais. Je n’y voyais pas de quoi faire un plat, et nous sommes montés, mais tout de suite ça s’est aggravé quand il a vu la photo de Jean Polski au milieu de mes peluches, et qu’il m’a demandé de la retirer de là pendant le rapport.
    Je n’invente rien, c’était son expression: le rapport.

    Lequel rapport n’a d’ailleurs rien donné. Je sentais bien que la présence du pape, les bras grands ouverts, lui posait un vrai problème, mais je n’allais quand même pas changer ma déco pour un client, même Polonais.

    Juste avant de me quitter, il m’a fait la peur de ma vie avec ce coupe-papier qu’il m’a braqué sur la gorge en m’appelant tentatrice, mais là encore il a flanché au point que j’ai dû le prendre dans mes bras tandis qu’il se reprochait de salir la Pologne.

    (Extrait de La Fée Valse

  • Élégie cosmique

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    Nous ne nous quittons pas vraiment:
    ce n’est que du semblant;
    nous nous pleurons dans le gilet
    pour ne pas oublier
    ce que fut notre bonne vie
    au fil de tant d’années,
    mais à l’instant dans les étoiles
    nos voiles confondues
    très doucement dérivent
    en partance vers les issues...
     
    Si je m’en vais te laissant là,
    prends bien soin des oiseaux,
    et si tu partais avant moi
    je m’occupe des chats;
    le piano ne bougera pas:
    la mélodie demeure
    entre nous par delà les heures...
     
    Nous nous somme bien entendus,
    nos enfants nous ressemblent;
    ce sera beaucoup de chagrin
    de n’être plus ensemble -
    en apparence seulement...
     
    Car nous ne nous quitterons pas,
    mais pour nous alléger
    nous semblerons nous faire la belle,
    et la ronde des sphères
    sera notre doux carrousel
    de l’ombre à la lumière...
     
    (Peinture: Vassily Kandinsky)

  • « Nos jeunes », entre honte et fierté, en leurs séries-miroirs variées...

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      De la télé aux multiples vecteurs du Net, les séries font aujourd’hui figure de phénomène mondial, notamment sur la planète des « millenials » et autres teenagers. Dans la foulée de Skin et de Skam, notamment, par delà le divertissement superficiel et les romances adolescentes, des thématiques psychologiques et sociales, affectives ou  et sexuelles, se modulent en fonction des cultures, avec une liberté et une fraîcheur particulières dans certains pays asiatiques, dont la Corée du sud et la Thaïlande…   

    On peut n’y voir qu’un sous-produit de consommation de masse mondialisée. Dire qu’une série ne vaut pas un livre ni un film. Pointer la décadence de la culture et l’abrutissement collectif. Invoquer la protection de « nos jeunes » et conclure au néant de « tout ça », comme on l’a seriné depuis des années : que l’Internet serait une poubelle ou un enfer, et c’était avant l’apparition des réseaux sociaux, avant l’apparition multinationale des influenceurs suivis de leurs millions de « followers », avant les plateformes offrant leurs miroirs aux alouettes, donc avant Instagram ou Tiktok et leurs séquelles en matière de représentation de soi, tels les « filtres » à visages qui permettent aujourd’hui à nos kids de tous les sexes  de mieux s’identifier à Lady Gaga ou Justin Bieber, entre autres « icônes »…

             Et puis quoi ? Et puis moi, vieille peau littéraire relevant du monde désormais déclaré « d’avant », et puis toi, et puis vous, kids compris, et donc nous tous qui sommes censés croire ce matin que rien ne va plus vu que rien n’est comme « avant », justement, nous tous qui sommes supposés avoir « mal au climat » et balançons entre l’aspiration à zéro déchet et l’acquisition de tel ou tel nouveau gadget, la honte et la fierté…

    Quand Skam «osait » la franchise à l’international

    Les séries « pour ados », ou faisant découvrir les nouvelles mœurs et conduites des diverses tribus juvéniles, ont fait florès à la télé depuis des décennies, mais le genre vit une relance proprement mondiale avec l’apparition de « webséries » diffusées sur la Toile autant que sur les chaînes nationales, dont la plus significative a vu le jour en Norvège en 2015 sous le titre de Skam (la honte), à partir d’un concept revenant à « casser le morceau », ou « crever l’abcès ».   

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    Amorcée sans fracas en Norvège, la série Skam évoquait, par le truchement de brèves séquences jouant sur le «temps réel», un groupe de jeunes gens assez typés non moins qu’attachants , plus ou moins confrontés aux questions de l’estime de soi et du racisme, de l’homosexualité ou de la religion - lesdites tranches de vie se trouvant immédiatement répercutées par une « fan base » interactive sur les réseaux sociaux, où fiction et réalité se mêleraient bientôt dans une flambée mimétique qui déborda bientôt en   Italie et aux States, en France et en Allemagne.

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    Label Skam : la franchise sur les sujets sensibles du sexe et de la race, de la religion ou des failles psychiques (le thème de la bipolarité est récurrent), et la tolérance visant à l’acclimatation des « différences », conforme à l’esprit LGBT. Tout cela « grave sympa », avec de jolis acteurs bien lisses parfois devenus « cultes » sur les réseaux (les glamoureux Eliot et Lucas sur Skam France), mais plutôt court du point de vue des idées et de la narration, flattant finalement le narcissisme des « djeunes » et ne reliant guère ceux-ci à leur  entourage social et familial.

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    Plus riche et originale, à cet égard, paraît la série anglaise Heartstopper, diffusée par Netflix, tirée d’un roman graphique et dont la première saison compte huit épisodes, qui se déroule dans un collège anglais où le jeune Charlie, genre intello hyperdoué au sourire pur et doux, persécuté après son «coming out» forcé, trouve un allié puis un ami et finalement un amant en la personne de Nick Nelson, le plus crack joueur de rugby du « bahut », dont la gentillesse fondamentale s’accorde à celle de son camarade harcelé. Une scène d’une profonde tendresse marque l’une des séquences les plus émouvantes de cette série aux nombreux personnages finement silhouettés : lorsque Nick, en principe hétéro, explique à sa mère (l’adorable Olivia Colman, inspectrice dans Broadchurch,  et reine d’Angleterre dans The Crown), que Charlie lui a révélé sa propre bisexualité et qu’il l’assume par amour véritable.

    Dans la foulée, et d’une façon plus générale, l’on aura observé que les séries anglo-saxonnes, autant que les nordiques, ont assimilé et dépassé les lois et les écueils du genre, avec une générosité et un  humour – un engagement que les séries françaises (et ne parlons pas des suisses) n’ont guère atteints jusque-là, la France restant en somme guindée à cet égard, théâtralement déclamatoire ou binairement moralisante  dans ses approches psychologiques et sociales du monde actuel, etc.    

    À l’Est du nouveau: déroutant, émouvant, voire hilarant…  

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    Cinéphile  ou simple amateur de toiles mondiales, vous êtes capable de citer cinquante titres de films et autres noms de réalisateurs américains ou italiens, russes ou français, tchèques ou polonais et, à la limite, indiens, japonais ou chinois, mais combien des dragons asiatiques, combien de Coréens à part le titre Parasite célébré palmé d’or à Cannes mais dont le nom de l’auteur vous échappe à l’instant, combien de Thaïs et de Taïwanais ?   

    Or c’est cette méconnaissance à peu près générale en Occident qu’est venues meubler, depuis quelques années, la déferlante audiovisuelle asiatique, dont les pointes d’icebergs brûlants apparaissent sur Netflix, via Amazon ou sur Youtube et ses exaspérantes interruptions publicitaires suisses alémaniques…

    Depuis lors nous savons mieux ce que sont les K-drama coréens, « nos jeunes » auront découvert les équivalents thaïs ou philippins des teen-drama, les curieux (dont je suis voracement) de psychologie humaine et de fantastique social se seront plongé  dans le magma, mêlant daube et pépites, des séries dont la profusion et l’immense popularité, d’abord locale (tout de même quelques centaines de millions de paires d’yeux bridés) et maintenant planétaire atteste l’existence d’une production industrielle incluant vidéos, liens numériques à diffusion exponentielle, produits dérivés, vedettes polyvalentes (les acteurs sont souvent chanteurs ou mannequins, voire portefaix publicitaires), fans clubs et tutti quanti.   

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    Dans cette galaxie où glamour et grotesque cohabitent souvent avec humour et tendresse, pour en revenir aux teen-drama illustrés par les séries Skam et Heartstopper, entre tant d’autres, une saison de SOTUS, qui évoque la vie quotidienne dans une école mixte de futurs ingénieurs  thaïlandais, doit retenir notre attention pour son mélange très singulier de férocité satirique et de comique, de tendre émotion et de surprenantes péripéties…

    L’acronyme SOTUS (« Seniorité », Ordre, Tradition, Unité, Spiritualité), constituant l’emblème et le « programme » de l’internat en question, désigne un système coercitif de soumission des « juniors » de première année aux « seniors », où le bizutage ordinaire devient à vrai dire extraordinaire, rappelant (un peu) les dérives quasi totalitaires de La servante écarlate, avec l’affrontement immédiat entre le senior teigneux Arthit et le junior rebelle Kongpo, qui va tourner peu à peu au rapprochement des adversaires et, finalement, à leur complicité amoureuse.

    Paradoxe assez singulier, mais typique des séries asiatiques : que la « déviance » sexuelle est moins jugée du point de vue moral que sous l’aspect de la cohésion sociale, et que le groupe, les filles et les familles, interviennent très activement dans le «tableau», au point parfois de favoriser les amitiés particulières dans un climat du plus haut romantisme, très pudiques dans la représentation « explicite » des rapports charnels (le baiser du bout des lèvres en est le summum orgiaque, salué par des litanies langoureuses assez hilarantes).

    Dans ce contexte apparemment très libéré (vraiment inimaginable, autant que Skam, en Russie poutinienne…), le message est pourtant à l’apaisement hors-genre si l’amour est au-then-tique et plus encore, comme dans SOTUS, si les « déviants » des divers sexes sont de bons enfants aimants leurs aînés et bossant dur pour l’exam prochain…

    Bref, il y  là comme une alternative souriante au moralisme ambiant tous azimuts et au sectarisme communautaire, et c’est avec un grain de sel qu’on en sait gré aux quatre dragons…

     

        

  • Poésie et vérité

    Une lecture de la Commedia de Dante (53)

     

    Chant XXI. Cinquième corniche: avarice et prodigalité. Stace le poète.

     

    Une secousse tellurique d'une grande intensité a traversé la montagne du Purgatoire de la base à son sommet sans que Dante ni Virgile ne se l'expliquent, aussi est-ce avec une impatiente curiosité qu'ils vont interroger, à ce propos, une ombre qui vient de leur apparaître, debout au milieu des âmes gisant face contre terre le long de la corniche des ladres et des gaspilleurs - ladite ombre étant elle-même à l'origine du séisme. De fait, celui-ci correspond, ainsi qu'elle s'en explique, à sa libération récente, tant il est vrai que la purification effective d'une âme provoque à tout coup ce formidable tremblement, exultation métaphysique traduite par ce phénomène d'apparence t'ouvre physique... mais d'autres surprises non moindre attendent les compère.

     

    Si le chant s'est amorcé par une évocation évangélique explicite (notamment avec l'épisode de la Samaritaine) de la soif spirituelle, et de la foi qui peut l'étancher, c'est de façon plus incarnée, historiquement et poétiquement fondée, Qu'il se développe ensuite à l'apparition de l'ombre citée, qui n'est autre que celle du poète latin Stace, fameux au Ier siècle de notre ère, contemporain de l'empereur Titus et qui se serait converti au christianisme selon Dante - ce qui ne semble pas avéré.

    Mais l'important est ailleurs: dans le fait que l'auteur de la Commedia sauve Stace de la damnation comme il a sauvé Virgile, grâce à la poésie et à la purification terrestre qu'elle a favorisée. D'ailleurs Stace va révéler à Dante que c'est par la lecture de L'Enéide de Virgile qu'il est devenu lui-même, avant que Dante lui apprenne que son guide présent n'est autre  que ce maitre sublime - et l'ombre de Stace de s'agenouiller au pied de l'ombre de Virgile, etc.

    Touchant épisode que cette triple rencontre aux échos littéraires, poétiques et humains dénuées de tout artifice et donnant lieu, avec une pointe d'humour débonnaire, à une sorte de reconnaissance filiale hautement significative, sous l'égide de l'amitié occulte liant entre eux les grands poètes... 

      

      

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Figures de la convoitise

    73d7f2c5e85fa0426d1850be4dfd02c3--dante-alighieri-hugh-capet.jpgUne lecture de La Divine comédie (54)
     
    Purgatoire. Chant XX. Avares et prodigues. Exemples de pauvreté voulue. Hugues Capet et la famille de France. Cupides fameux. La montagne tremble…
     
    À la fin de ce chant poursuivant l’évocation du vice de convoitise que symbolise la «vieille louve» déjà rencontrée au début de la Commedia, Dante se retrouve «timide et pensif», avouant que seul il ne comprend rien de ce qu’il découvre, d’emblée frustré par la non-réponse de son interlocuteur précédent et confronté à un nouveau mystère.
    Le lecteur d’aujourd’hui ne peut que partager cette perplexité, mais à un autre niveau, surtout lié à ses connaissances limitées en matière de mythologie antique et de surabondantes références.
    Qui était Fabricius faisant vœu de pauvreté, Nicolas qui se montra prodigue envers trois jeunes filles, Midas et toutes celles et ceux, tirés de la mythologie ou de l’histoire biblique, qui défilent dans la cascade de ces vers dont chacun suppose une recherche particulière ?
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    A cette question, chacun répondra selon sa curiosité ou son besoin, mais l’on peut aussi en faire l’économie en suivant ici la version la plus limpide, et dénuée de notes, de René de Ceccaty, d’où l’on retient deux épisodes principaux : la rencontre d’Hugues Capet, fondateur de la dynastie française et qui déplore les excès de ses descendants, notamment Philippe le Bel et Charles de Valois, lors de conquêtes à la fois ruineuses et vaines – mais c’est évidemment le Florentin qui passe le message taxant notamment Philippe le bel de « nouveau Pilate » ; et d’autre part, le soudain tremblement qui secoue la montagne du Purgatoire, glaçant d’horreur notre pèlerin dont reprend bientôt le route sainte en attendant, dans le chant suivant, l’explication de la tellurique colère...