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  • L’insouciance selon Jollien est un boulot de galérien

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    Physiquement « empêché » de naissance, incessamment empêtré dans son corps et sachant même la dégradation de sa santé en voie d’aggravation, celui qui s’est fait connaître par un mémorable Éloge de la faiblesse  n’en finit pas, dans ses Cahiers d’insouciance, de parier pour la joie personnelle, d’une part, et pour la solidarité sociale à plus grand échelle, d’autre part, non sans contradictions (sympathiques !)  à chaque page de son vade mecum de survie en milieu multiviral où sévit, plus que jamais, le bacille têtu de la Bêtise… 

    Certains livres – compte non tenu du personnage que représente peut-être leur auteur – sont de véritables personnes et qui vous accompagnent, vous prennent par la gueule ou vous murmurent à l’oreille, cherchent à vous séduire ou en appellent à votre affection avec plus de douceur, en tout cas vous semblent immédiatement plus proches que les autres par leur façon de s’ouvrir et de vous faire tourner leurs pages en vous impliquant vous-même par ce miroir qu’ils vous tendent avant que vos histoires parfois s’entremêlent, et c’est ce que j’aurai personnellement ressenti à la lecture des Cahiers d’insouciance d’Alexandre Jollien, plus de quinze ans après une première rencontre en 3D au lendemain de la parution de La construction de soi qui avait largement confirmé la reconnaissance acquise dès la parution de son Éloge de la faiblesse, en 1999, aux éditions du Cerf.

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    Le «personnage» de Jollien, figure archi-médiatisée de l’handicapé-philosophe, n’y était pas encore lorsque je le vis apparaître, sur une petite place de La Tour-de-Peilz, juché sur une espèce de gros tricycle, me conduisant jusqu’à une maisonnette dans laquelle il occupait un studio, et, devant la porte de son repaire – scène émouvante qui m’est restée très présente -, me demanda de prendre sa clef et de nous ouvrir la porte d’entrée d’un geste qui lui était difficile…

             Or c’est, en deça ou au-delà du personnage médiatique qu’est devenu Jollien, cette personne «empêchée» que nous retrouvons – car c’est à nous tous qu’il dédie son livre, après son épouse et ses trois enfants cités en premier lieu – dès les premières pages de ces carnets que chacune et chacun, à des titres multiples, pourrait croire écrits pour elle ou lui, en complicité proche ou au contraire avec plus de distance, car il faut souligner d’entrée de jeu que ce livre sans fard, d’une sincérité parfois désarmante ou d’un ton qui défrisera peut-être certain(e)s, est bel et bien le  «journal à poil» souhaité par l’auteur d’un essai invoquant déjà, naguère,  Le philosophe nu (paru au Seuil, en 2010).            

             À propos de nudité, l’on a appris récemment que Jollien faisait l’objet d’une plainte, déposée par un jeune employé d’édition, de harcèlement sexuel, au motif qu’Alexandre lui aurait demandé un massage et suggéré de se montrer lui aussi tout nu. Or l’obscénité, en l’occurrence, me semble plutôt de dénoncer publiquement, sept ans après les faits,  et de traîner en justice un homme qui, en toute transparence, a déjà fait état de goûts sexuels remontant à l’adolescence et qui ne l’empêchent pas d’avoir convolé avec une femme qu’il dit la douceur incarnée, avec laquelle il a conçu trois enfants pour lesquels la bisexualité de papa ne semble pas constituer un trauma… Bref, la justice appréciera si cet avéré  mendiant de tendresse  doit réellement être livré ainsi en pâture à la meute et « payer » un fois de plus. Quoi qu’il en soit, cette « affaire » s’inscrit assez naturellement dans une suite d’humiliations subies par Jollien dont la plus significative est celle du jeune homme qui, le voyant dans la rue en compagnie d’une jeune fille, lance à celle-ci qu’elle a «oublié la laisse»…

     

    Une lecture de soi grappillant dans le livre du monde

     

    À parler franchement, c’est un peu fortuitement que j’en suis revenu, ces derniers jours, à l’auteur de L’Éloge de la faiblesse, dont j’ai retrouvé l’exemplaire annoté dans la bibliothèque de ma bonne amie, laquelle nous fut cruellement arrachée en décembre 2021 et aura d’ailleurs été la première à me  parler de Jollien à la fin des années 1990, alors que son métier d’enseignante spécialisée la portait à s’intéresser, plus que moi, à ce genre d’écrits, à côté de son attention non moindre aux sciences cognitives et aux spiritualités à coloration scientifico-bouddhiste, de l’astrophysicien Trinh Xuân Thuân au moine Mathieu Ricard devenu plus tard complice de Jollien, en passant par une ribambelle de lamas et autres bodhisattwas, etc.  

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    Or, retrouver une personne aimée à travers ses lectures (et dans le cas de ma moitié  ce sont Edgar Morin, Jean-Bernard Pontalis, Francisco Varela, Baruch Spinoza, Etty Hillesum  ou Elizabeth George, notamment) est une relance de partage chargée de nouvelles affinités à la lecture des Cahiers d’insouciance  dont j’ai fait l’acquisition récente – affinités liées à l’expérience de la mort annoncée, à la tristesse surmontée, aux épreuves quotidiennes partagées, à la dégradation physique sur fond de crise sanitaire - bref à tout ce bordel de merde d’existence plombée par la maladie et source encore de putain de joie ! 

    Vous trouvez ces mots peu châtiés ? Eh bien , allez voir du côté de la vie, faites un saut en maternité dans la division des enfants malformés de naissance aux bons soins de la justice divine, et lisez ces lignes des Cahiers d’insouciance : « Après dix-sept ans à l’institution, en milieu quasi carcéral, totalitaire, où tout était décidé pour nous jusqu’à la couleur de nos caleçons, comment devenir un poil libre sans se sentir obligé de rendre des comptes à quelque instance supérieure ? »

    Trois pages à se rappeler pour ne pas oublier le « trou noir » de cette mémoire : « Ils m’ont carrément déposé comme un paquet. J’imagine la douleur de mon père et de ma mère. J’entends presque les éducateurs :  « Ça va être dur, c’est un sacrifice mais c’est pour son bien…» Et le pire est que , libéré, le sujet « arraché à sa famille, placé arbitrairement à trois ans sans autre forme de procès, continue aujourd’hui à rechercher « l’implacable sécurité de l’institut », genre syndrome de Stockholm.

    Tu parles d’insouciance : « Je vis encore dans une espèce de cage psychologique à la recherche d’une consolation. Tout plutôt que le saut dans le vide, dans la liberté ! »  

    Et c’est, en somme, pour sortir quand même de sa « cage » que le lascar y va de ses recettes éprouvées ou nouvelles pharmacopées, dont son burlesque  CCL, en clair Can’t Care Less, à savoir : rien  à souder, se « battre les steaks », ou, comme le disait Stendhal avec son fameux raccourci de SFCDT, Se Foutre Carrément de Tout, ce qui n’empêchera en rien les remontées d’angoisse, les paniques paranoïdes et tout le toutim, entre découragement suicidaire et rebond joyeux

    Au demeurant, le savant Poucet ne deviendra jamais « grand » à ce qu’il semble (Alexandre est conscient d’être en somme le quatrième enfant dont son épouse à la charge…), mais la lectrice et le lecteur ne perdront rien à suivre la piste de ses cailloux blancs d’aspirant  bodhisattwa à l’école d’Epictète et de Spinoza, de Gombrowicz un jour et de Bukowski (mais si !) le lendemain, de Nietzsche depuis longtemps, et de Cioran parfois, sans compter divers maîtres tibétains tel l’auteur de Folle sagesse (Seuil, 1993) au nom de Chögyam Trungpa (1940-1987), dont ma chère Lady L. a très attentivement, elle aussi, étudié les approches de la « santé fondamentale ».

    Folle sagesse est, aussi bien, l’oxymore qui rend compte de la quête d’Alexandre Jollien, mais c’est aussi loin de cette  folie quelque peu incantatoire et de tout un bric-à-brac de brocante spirituelle  ou philosophique que je préfère, pour ma part, retrouver ce frère humain (et ma bonne amie), dans le désordre splendide de la vie aux innombrables sujets de renfrognement passager ou de réjouissance, de peurs vertigineuses et de fusées d’allégresse – tous deux vivant le Carpe diem à la même enseigne qu’avait choisi ma douce sous l’égide de la formule signalant quel courage commun à ces deux belles personnes: sérénité et reconnaissance…

    Alexandre Jollien. Cahiers d’insouciance. Gallimard 2022, 218p.  

  • Esseulement de l'aube

     

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    La solitude se fait lourde
    quand tu reviens à toi,
    sans personne, lanterne sourde
    dans la nuit qui ne finit pas…
     
    Ton ombre même s’est perdue,
    que tu cherches à tâtons
    dans le dédale absent des rues
    où le ciel, au tréfonds
    de l’impasse du temps qui passe
    s’efface et se dilue…
     
    Ces vers te semblent une idiotie
    inutile, incongrue :
    les mots balbutiés et trahis
    des moments éperdus…
    Le silence en dira plus long
    à l’aube qui soulève
    d’un doigt le rideau de plomb
    sur ce monde de rêve…
     
    (À La Désirade, ce 12 juillet 2022, tôt l'aube.)
     
    Peinture: Louis Soutter, Seuls.

  • Nous sommes tous des rebelles consentants (3)

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    À partir de quel moment le retournement s’opère-t-il, qui fait de la rébellion un simulacre à valeur de consentement ?
    Poser la question revient à se demander comment le rebelle sans cause en blouson noir des années 50 du XXe siècle, devenu rebelle à causes multiples au cours de deux décennies suivantes, s’est finalement posé en adulateur ou en contempteur du roman Soumission de Michel Houellebecq dans lequel sont exposés les tenants et les aboutissants de ce dernier avatar de l'Homme Nouveau qu'on peut qu’on peut dire le néo-collabo.

    Mais collabo de quoi ? De l’islamisme rampant, du sempiternel carriérisme des universitaires de tous bords, du consumérisme en quête de vins gouleyants et possiblement longs en bouche, de la nouvelle internationale touristique bourgeoise ou anti-bourgeoise prônant tantôt les croisières en villes flottantes surgissant soudain dans la lagune de Venise et tantôt, comme le recommande Sailor toujours prêt à accompagner des groupes de lecteurs du Grand Quotidien aux frais du journal, les expéditions écologiquement concernées à la recherche de telle l’espèce animale en voie de disparition – les images de la tortue à nez de cochon ou du panda géant font toujours fureur sur INSTAGRAM - ou de telle tribu non encore spoliée par le colonialisme prédateur ?

    En un autre temps, la question eût peut-être fait débat, comme on disait alors, mais quelque chose s’était passé en ces années qui avaient vu la question même se diluer dans l’obligation proclamée du questionnement, et plus encore dans l’injonction incantatoire de la remise en question quotidienne et permanente que tout un chacun et chacune invoquaient en parole pour mieux l’esquiver en réalité, notamment dans l’Open Space où chacune et chacun se repliaient de plus en plus sur eux-mêmes non sans déplorer l’individualisme de sa voisine ou le narcissisme limite pervers de son voisin.

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    Tout cela, cependant, ne touchait plus guère le Tatoué, qui n’était d’ailleurs plus souvent présent physiquement en l’Open Space qu’il abhorrait, préférant lire et écrire dans sa mansarde du Vieux Quartier où nul n’avait jamais pénétré mais qui contenait, disait la rumeur, des trésors en matière de gravure ancienne et de bibliophilie.

    Avec un peu de distance temporelle, ces divers personnages excessivement caricaturés pour les besoins de la très bonne cause que je crois être celle de la Poésie intemporelle, nous resteront à l’état de figures d’une époque de déséquilibre et de transition qui eussent désorienté même un sage un peu trop sage de la trempe du Monsieur Lesage du Confort intellectuel de Marcel Aymé alors qu’il restait tant d’autres choses à raconter.

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    L’on se gardera, bien entendu, de positiver, mais les détails du poème nous nous ferons retrouver la vraie douceur des choses et des personnes que le simulacre et la fausse parole ont altérée.

    Je revois ainsi les livres aimés du Tatoué, soigneusement recouverts de papier pergamin, dit aussi papier cristal. Le monstre hallucinant lit ainsi ce matin Septième de Jacques Audiberti, sous sa jaquette de papier semi-transparent, que lui aura probablement recommandé son père le subtil érudit féru de poètes fantaisistes et de prosateurs non pareils, pratiquant lui-même le rituel de fourrer ses chers ouvrages.

    Et tant de gestes à sauver : de la main protectrice du Glandeur sur l’épaule de son petit garçon de trois ans au prénom d’Igor ; ou de la tête de la Douairière commençant d’aimer les femmes au tournant de la soixantaine, sur l’épaule de son amie pianiste qui lui aura révélé, d’émotion avérée, la déchirante beauté du mouvement lent de la Sonate posthume de Franz Schubert ; ou l’émoi privé du Frôleur à chaque téléphone à sa mère grabataire en sa prison cinq étoiles, comme elle appelait, entre autres sarcasmes, la vaste chambre de L’Étoile du matin avec vue sur le lac où ses soeurs l’avaient casée «pour son bien», et qu’il était seul à rappeler chaque soir pour s’en faire enguirlander tendrement; et les caresses de l’Agitée à ses chiens de peluche auxquels elle disait tout; et la même attention portée par Sailor à sa dernière compagne ingambe dont il poussait la chaise roulante sous les peupliers de l’allée menant à l’Institution ; et le geste de Sugar Baby de refermer son ordi juste pour voir le soir le ciel noircir et rougir à la fois dans l’indigo flammé d’or du crépuscule sur les toits de Paris – ah mais crénom je vais m’oublier !

     

    Crénom de Baudelaire, que je défendrai contre tous les Lesage et tous les littérateurs de tendance telle ou telle, quand Homère se lève au fond de l’avion de l’aube et m’invite à remonter aux nacelles à pianoter de mes doigts de prose sur mon smartphone.

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    Vous vous êtes tous retrouvés CHARLIE rebelles présumés de la même cause au lendemain de la calamité que vous savez, de même qu’ils se sont tous prétendus Ricains faisant pièce à l’Empire du Mal tout uniment non moins qu’unanimement désigné, mais voici qu’un ange qui n’a rien de Win-Win me visite à l’instant – et de fait c’est une matinale visitation ce soir que j’identifie en la parole de ce formidable petit brin de femme malingre au prénom de Cristina et à la bouche d’or : « Le style ce fut aussi la danse sacrée des grands Watusis du Rwanda, comparables aux prêtres blancs de Doura-Europos et désormais détruits par des hommes de médiocre stature. Ou cette autre danse (« poings serrés, poignets fléchis ») vue par un poète dans les membres d’un enfant moribond. Lentement ils s’ouvraient, se fermaient comme une corolle. Autant de figures où l’œil a saisi ou transfusé cette seconde vie qu’est l’analogie salvatrice : lys, corolle, danse, mort, étoile ; où l’horreur et la paix s’organisent selon des géométries identiques, innocentes ».

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    Dites-moi, rebelles de papier mâché que nous sommes, comment vous parlez et comment vous parlent ceux qui vous ont donné la vie, et dites-moi, vous qui osez invoquer les damnés de la terre, ce que vous dit le ciel de la Méditerranée quand vous osez lever les yeux de vos ordis réseautés sur le CLOUD ?

    Mais en quel jardin nous retrouvons-donc ce matin ?

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    Moi qui ne suis encore qu’un Chinois virtuel, et quelque temps sûrement à expier avant d’expulser hors de moi cet autre rebelle par trop consentant, j’entends cette femme de féerie lumineuse – cette Cristina Campo qui m’interpelle dans ses Impardonnables : « Ils ont vu la beauté et ne s’en sont pas détournés. Ils ont reconnu sa perte sur la terre et par mérite l’ont reprise en esprit »…

     

    (Extrait et conclusion du troisième chapitre du libelle intitulé Nous sommes tous des zombies sympas: 1. Nous sommes tous des Chinois virtuels. 2, Nous sommes tous des auteurs cultes. 3. Nous sommes tous des rebelles consentants.4. Nous sommes tous des caniches de Jeff Koons. 5. Nous sommes tous des délateurs éthiques. 6. Nous sommes tous des poèmes numériques. 7. Nous sommes tous des zombies sympas). L'ouvrage a paru en 2019 chez Pierre-Guillaume de Roux.

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