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Pour tout dire (90)

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Simenon le Russe
 
À propos de la vraie nature du « père de Maigret », grand romancier appliquant à la lettre sa devise: « Comprendre et ne pas juger », et qui disait lui-même n'être pas de la même famille qu'un Balzac...
 
Un double lieu commun, fondé sur une lecture superficielle, réduit tantôt Simenon à un auteur de romans policiers, et tantôt à un épigone actuel de Balzac. Il est vrai que Simenon créa le commissaire Maigret, d'ailleurs l'un des plus beaux personnages de la littérature policière, auquel il a donné quelques traits particulièrement attachants de son propre père, qu'il respectait profondément et dont il disait qu'il « aimait tout ».
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Or, Maigret n'est qu'un des innombrables personnages de Simenon, et « les Maigret » ne constituent qu'une part de l'œuvre, où le génie du romancier se trouve un peu contraint par le canevas et les conventions du genre. La première série des Maigret, composée entre 1928 et 1931, marquait certes une progression de l'écrivain vers la littérature « pure », après une abondante production alimentaire de romans populaires de toutes les sortes, relevant de la fabrication, mais qui permirent au romancier d'acquérir son métier.
Simenon lui-même considérait « les Maigret » comme des romans semi-littéraires. Au tournant de la trentaine, il se sentit assez maître de son instrument pour laisser de côté son « meneur de jeu » et ses intrigues, abordant alors ce qu'il appelle le « roman dur » ou le « roman de l'homme », avec Les fiançailles de Monsieur Hire. Par la suite, Simenon revint certes à Maigret de loin en loin, mais plutôt par jeu, tandis que se déployait une fresque romanesque prodigieusement vivante et variée, que sa dimension et la richesse de ses observations ont fait comparer à Balzac, auquel Simenon consacra d'ailleurs un très intéressant Portrait-souvenir.
Dans les grandes largeurs, il est vrai que les deux écrivains sont comparables pour leur inépuisable empathie humaine et leur incroyable fécondité. Deux forçats de l'écriture. Deux grands vivants aussi. Deux nostalgiques de l'infini. Mais l'artisan Simenon est un tout autre « animal » littéraire que Balzac l'homme de lettres. Si Balzac est une sorte de Maître après Dieu convoquant comme le Roi-Soleil toute la société à son chevet, Simenon se contente d'endosser la peau de l'homme nu. Balzac peignait l'ancienne société française en train de se déglinguer. Simenon se met à l'écoute de pauvres destinées de partout. Balzac retrace des trajectoires sociales exemplaires, à Paris et en province. Simenon retrouve le même homme soudain visité par le Destin.
Balzac est merveilleusement informé et intelligent, philosophe et poète, sociologue et pamphlétaire, moraliste et métaphysicien, idéologue réactionnaire aux étonnantes analyses prémarxistes. Simenon est tout instinct, toute sensibilité sensuelle, mais il se fiche des systèmes et des idées non incarnées. Ses intuitions n'en sont pas moins fulgurantes et pénétrante sa compréhension des hommes. Certains de ses romans sont certes balzaciens de tournure, comme Le bourgmestre de Furnes, tableau magistral d'une petite ville conquise par un parvenu de haut vol. Mais le noyau dur du roman, lié au drame personnel du maître de la ville (qui cache une fille débile qu'il chérit) est tout autre, nous rappelant plutôt les grands Russes, Dostoïevski et Tchekhov.
Il y a chez Simenon, comme chez Dostoïevski, une connaissance du mal qui passe par la fascination. Dans Feux rouges par exemple, roman « américain », c'est le jeune Stève, qui s'ennuie un peu dans son couple, et que fascine le personnage de Sid Halligan, échappé de la prison de Sing-Sing et qui violera sa femme durant la même nuit. Comme Tchekhov, il y a du médecin humaniste chez Simenon, capable de comprendre la maladie autant que le malade. Dans la formidable Lettre à mon juge, il donne ainsi la parole à un médecin de famille, précisément, qui a étranglé la fille charmeuse qu'il aimait pour échapper à la routine que lui impose sa femme parfaite et sa mère doucement tyrannique. Parce qu'il a passé « de l'autre côté », ce médecin criminel est devenu d'une lucidité totale sur lui-même, mais aussi sur la justice des hommes et les mécanismes de la société. Or, le même personnage nous introduit à une dimension beaucoup plus profonde de l'univers de Simenon.
Les romans de Simenon sont pleins de personnages qui, d'un jour à l'autre, rompent avec le train-train de la vie normale. Pas par révolte déclarée, existentielle, politique ou spirituelle: presque inconsciemment. Et c'est La fuite de Monsieur Monde, c'est l'échappée de L'homme qui regardait passer les trains, c'est le rêve africain du Coup de lune ou du Blanc à lunettes.
Dans Lettre à mon juge — roman clé pour comprendre le romancier, comme Lettre à ma mère et Le livre de Marie-Jo sont des confessions décisives pour comprendre l'homme —, nous touchons au cœur de cette nostalgie d'une pureté qui pousse les individus au bout d'eux-mêmes.
Evoquant le suicide de son père, viveur et buveur invétéré, trompant à n'en plus finir une femme admirable et qu'il aime réellement, le fils criminel essaie de comprendre le désespéré et déclare sur un ton digne de Bernanos: « Je ne vous dirai pas que ce sont les meilleurs qui boivent, mais que ce sont ceux, à tout le moins, qui ont entrevu quelque chose, quelque chose qu'ils ne pouvaient pas atteindre, quelque chose dont le désir leur faisait mal jusqu'au ventre, quelque chose, peut-être, que nous fixions, mon père et moi, ce soir où nous étions assis tous les deux au pied de la meule, les prunelles reflétant le ciel sans couleur. »
A un moment donné, n'importe quel quidam peut ressentir le vide de sa vie et en souffrir. Les plus « purs » quittent alors le monde pour le « désert » du contemplatif, du mystique ou du saint. Dans l'univers foncièrement « neutre » de Simenon, qu'Henri-Charles Tauxe a justement caractérisé dans un essai éclairant, ce sentiment du vide social stérile renvoie soudain à une autre sorte de « vide » dont parlent les mystiques de toutes les traditions, qu'il soit « néant capable de Dieu » de Pascal ou vide-plein du bouddhisme zen. Cette nostalgie de l'infini « luit comme un brin de paille » dans les ténèbres tendrement pluvieuses, suavement abjectes, absurdement tragiques et infiniment humaines du monde de Simenon.

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