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  • Pour tout dire (66)

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    À propos de notre vie quotidienne, de l'identité de Shakespeare et de l'autre Homère. De la poule populiste qui découvre un couteau dans la cour du théâtre du Globe...


    J'ai fini par convaincre Lady L. qu'il était déraisonnable qu'avec une fracture du péroné elle s'obstine à vouloir se rendre elle-même ce matin au garage de Saint-Légier pour y faire changer les pneus (on sent l'hiver) de notre Honda Jazz Hybrid en recommandant au garagiste de faire le nécessaire en cas d'usure limite des pneus d'hiver, au motif qu'avec la neige, où nous habitons, ça craint un peu sans 4 x4.

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    Convaincre une fille de garagiste, qui fut aussi un culturiste et un cuisinier de talent, qu'elle n'est pas seule à pouvoir assurer en matière de gestion du matériel automobile, relève de l'exploit, mais à deux jours de son opération à la Providence je suis content de l'avoir vu fléchir à l'instant même où, pianotant sur son i-Phone, elle m'a parlé des "dernières recherches" portant sur l'identité de William Shakespeare dont certains "spécialistes", après tant d'autres, viennent de révéler, comme c'est écrit ce matin dans Le Matin, quotidien populiste à qui rien de ce qui relève de la fausse révélation n'est étranger, que plusieurs de ses pièces auraient été écrites à plusieurs ou par une autre main - ah les malins !
    L'identité de Shakespeare est un serpent de mer à la queue aussi longue que celle d'Homère, mais il n'y a que les cuistres et les niais actuels, obsédés du copyright et autres limiers à la petite semaine impatients de démasquer celle qui se cache sous le nom d'Elena Ferrante, pour s'étonner que certaines des œuvres les plus géniales issues de la cervelle et du cœur humains aient peut-être conjugué le savoir-faire de plusieurs ateliers (des assistants de Michel-Ange sous la voûte de la Sixtine aux nègres de l'écurie Dumas), ou que l'unique Auteur Superstar échappe aux repères de l'Etat-civil.

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    Dans ses très remarquables mémoires parus récemment sous le titre ironique de Dieu & moi, l'helléniste Jean Soler raconte comment, après avoir lu la Bible de A à Z et appris l'hébreu pour mieux démasquer les impostures de ceux qui attribuent les écrits bibliques (et notamment les tables de la loi de celui qu'on appelle Moïse alors que son identité reste bien plus problématique que celle de Shakespeare ou d'Homère) à un seul Dieu, il a entrepris de relire intégralement L'Iliade et L'Odyssée pour en découvrir le noyau antimilitariste radical, et la voix unique qui porte la poésie homérique.
    Or ce qui frappe aussi, en lisant Shakespeare, c'est la voix unique et incomparable qui traverse l'œuvre, parfois intermittente voire sporadique, mais reconnaissable en dépit de la sidérante variété des genres et des tons de l’oeuvre, de la "pire" trivialité à la plus sublime inflexion de sagesse ou de douceur.


    On pourrait relever qu'il n’y a qu'un Dante, et c'est vrai que la bio d'Alighieri est connue, même si l'on n'est pas sûr qu'il ait tué de sa main, mais l'essentiel est ailleurs là aussi : que la Commedia résulte d'une cristallisation poétique sans égale alors même qu'elle est inimaginable sans les contributions d'Aristote et des troubadours chantant l'amour courtois, de Virgile et d’une jeune fille qui passait par là, sans oublier les fantaisies de ses traductrices et traducteurs...

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    Lady L passe des heures à faire des patiences et cette personne me reste un mystère à bien des égards, mais j'ose dire que je la connais. Elle tient à la fois de Gaïa, la fameuse camionneuse soviétique à qui on ne la fait pas, de Matriona la paysanne berbère et de je ne sais quelle vierge pure peinte au poil de martre par je ne sais quel maître inconnu, mais son âme est unique que reflète son visage.
    Elle me demande à l'instant de ne pas oublier, avec les pneus et les courgettes, le savon antiseptique dont elle a besoin et de changer un billet de mille pour payer la livraison du bois samedi qu'elle ne pourra superviser vu qu'elle sera toujours aux bons soins des petites mains non encore identifiées de la Providence, etc.

  • Pour tout dire (65)

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    À propos de l'amoureuse lecture de Shakespeare par Victor Hugo et John Cowper Powys, en contraste avec les platitudes érudites d'un nouveau dictionnaire aux lacunes significatives


    La collection à l'enseigne du Dictionnaire amoureux décline ce qualificatif de manière plus ou moins heureuse, comme l'illustrent précisément ses deux derniers titres, dédiés respectivement à la littérature, sous la plume très subjective d'un Pierre Assouline parfois très librement injuste et non moins souvent pertinent par réelle passion, et à Shakespeare, dont l'immense rayonnement amoureux de l'œuvre me semble réduit à un inventaire académique ou anecdotique dénué de souffle et de style, signé François Laroque.

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    Il faut lire ce qu'écrit cet universitaire bon teint de Victor Hugo, avant de revenir aux pages extraordinaires que celui-ci consacre à Shakespeare (contre le trop fameux bon goût français et la jalousie de Voltaire), pour mesurer ce qui distingue le docte savoir livresque de la passion généreuse d'un poète honorant le génie d'un père.
    François Laroque prétend que Victor Hugo ne parle que de lui dans son éloge de Shakespeare. Or il y a beaucoup plus de considérations pénétrantes et révélatrices sur les œuvres et leur portée, dans les 383 pages d'Hugo, que dans le pavé de 918 pages de Laroque dont les lacunes (une entrée archi-convenue sur Iago taxé de figure du mal absolu, mais rien sur Othello !) accentuent l'impression de superficialité lettrée et "à la page" de l'ensemble, où l'on cite Houellebecq et Sollers pour mieux ignorer René Girard ou John Cowper Powys, commentateurs tellement plus inspirés que ceux-ci.

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    Victor Hugo sur Hamlet: "Hamlet. On ne sait quel effrayant être complet dans l’incomplet. Tout, pour n’être rien. Il est prince et démagogue,sagace et extravagant, profond et frivole, homme et neutre. Il croit peu au sceptre, bafoue le trône, a pour camarade un étudiant, dialogue avec les passants, argumente avec le premier venu, comprend le peuple, méprise la foule, hait la force, soupçonne le succès, interroge l’obscurité, tutoie le mystère. Il donne aux autres des maladies qu’il n’a pas; sa folie fausse inocule à s maîtresse une folie vraie. Il est familier avec le spectres et les comédiens. Il bouffonne, la hache d’Oreste à la main. Il parle littérature, récite des vers, fait un feuilleton de théâtre, joue avec des os dans un cimetière, foudroie sa mère, venge son père, et termine le redoutable drame de la vie et de la mort par un gigantesque point d’interrogation”.
    Victor Hugo parle-t-il de lui-même dans ce portrait d’Hamlet ? Nullement.

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    Et voici John Cowper Powys, cet autre titan des lettres anglaises, romancier océanique et génial critique, dans le chapitre des Plaisirs de la littérature consacré à Shakespeare:
    “Il est impossible de s’immerger dans le théâtre de Shakespeare comme l’oint fait quelques grands acteurs et bon nombre de rats de bibliothèque sans acquérir - comment dirai-je ? - une sorte de partialité émotionnelle qui, par-delà toutes nos petites lâchetés, tous nos petits égoïsmes et toutes nos petite bigoteries personnelles, indique imperturbablement, telle l’aiguille d’une boussole, le Courage, la Magnanimité et un Esprit ouvert ! Et cette généreuse ouverture d’esprit, qui est la note dominante du théâtre de Shakespeare, revêt. à mesure qu’on s’en imprègne et que s’approfondit et s’enrichit notre expérience personnelle, certains aspects des plus surprenants. Elle devient en fait une méthode mentale nous permettant de nous passer de tous les systèmes philosophiques et, je dirai même presque, de nous passer d cela philosophie elle-même !”
    Et sur cette même ligne distinguant la poétique shakespearienne de toute philosophie: “À travers toutes ces pièces les grands problèmes philosophiques sont peine effleurés; et presque toujours, quand les choses deviennent intolérablement tragiques, c’est avec une parole comme “le reste est silence” dans Hamlet, ou “cetteséparation vient à point” dans Jules César, ou “bordé de sommeil” dans La Tempête, ou encore “Je vous défie, étoiles !” dans Roméo et Juliette que, l’esprit ouvert, la magnanimité et le courage de son Message sont préservés. Ce que fait Shakespeare dans ces moments critiques, c’est indiquer toute la tragédie de la vie humaine par un mot, par une petite phrase qui est comme unir, un sanglot, un soupir ou un gémissement, mais qui en out cas n’a rien à voir avec cette espèce d’apologue philosophique ou éthique qu’on trouve chez les Français ou les Grecs ou les Français”.

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    Ceci dit, ne jetons pas le corpulent rejeton du professeur émérite Laroque avec l'eau de son bain un peu tiède. Sinon réellement amoureux, son Dictionnaire reste appréciable à maints égards, n'était ce que pour nous informer, entre autres vues sur le siècle de Shakespeare et les occurrences passées ou actuelles de sa mise en théâtre, de l'usage des oignons ou de la connotation sexuelle du Chiffre O dans l'œuvre du grand Will...


    François Laroque. Dictionnaire amoureux de Shakespeare. Plon, 918p. 2016.
    Victor Hugo. William Shakespeare. Nelson, 383p.
    John Cowper Powys. Les Plaisirs de la littérature, traduit d l’anglais par Gérard

  • Pour tout dire (64)

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    À propos de la pratique actuelle de l'évaluation, poussée jusqu'à la folie dans un épisode de la série satirique Black Mirror. Laquelle a démarré sur le mode zoophile avec une férocité réjouissante...


    Attention vous êtes noté! Dès que vous ouvrez l'œil le matin vous êtes jaugé et jugé. Un coup d'œil à votre smartphone et ça y est: votre premier sourire positif du jour, capté par le premier smartphone qui vous pointera au lit, dans la rue ou au bureau, vous vaudra une note, laquelle sera aussitôt comptabilisée pour l'établissement de votre bilan.


    Votre idéal est entre 4 et 5. Si vous êtes sympa avec tout le monde et faites bien ce qu'il faut comme il faut selon les codes établis, sans fumer ni traiter votre voisin de fucking bastard, vous avez des chances de ne pas être rétrogradé à la note 3 ou pire. Le 2 c'est déjà la honte. Et les 1 j'te dis pas: paria !

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    Un monde où tout un chacun juge ou est jugé à tout moment par son entourage proche ou lointain, en fonction d'une notation immédiatement inscrite sur son profil d'identification accessible à tous : tel est le soft goulag que détaille le premier épisode de la troisième saison de la formidable série anglaise Black Mirror, qu'on pourrait dire l'actualisation panique, jusqu'aux limites de l'humour noir, des observations de Ray Bradbury dans ses Chroniques martiennes ou de Dino Buzzati dans son Voyage au enfers du XXe siècle, entre autres aperçus du cauchemar climatisé de notre "brave new world ".


    Le premier épisode de la première saison de Black Mirror était déjà du plus réjouissant mauvais goût à l'anglaise. Il y était question du chantage subi par le premier ministre du royaume, qui devait baiser une truie en public - la séquence filmée se trouvant diffusée sur toutes les chaînes du monde et sur YouTube évidemment - , faute de quoi la fille de la reine, enlevée et séquestrée, serait exécutée par ses ravisseurs.

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    Or l'originalité de cet affreux épisode, d'une réalisation parfaite à tous égards, tenait au fait que la séquence de zooporno intense, filmée et vue par le monde entier, se trouvait recyclée au titre de première œuvre d'art du genre en notre siècle toujours friand d'avant-garde...
    Les épisodes suivants de Black Mirror sont moins hard, mais parfois plus virulemment pertinents, notamment quand ils touchent à la robotisation progressive de notre civilisation mondialisé et numérisée qui introduit Big Brother à tout bout de connection.

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    L'épisode de La chute en est une illustration qui devrait faire réfléchir la jeune fille ou le jeune homme dont la raison de vivre se borne à obtenir un 4 voire un 5 dans sa notation personnelle.


    La protagoniste, notée précisément 4 et parfois plus, est attendue au mariage de sa meilleure amie dont tous les invités sont des plus que 3. Or en chemin, il lui arrivera divers mécomptes qui la feront perdre des points et louper son avion, pour se retrouver à faire du stop sur une route où l'embarque une camionneuse qui n'affiche même pas un 2 !
    Autant dire que l'épisode relève du parcours initiatique jusqu'au moment où la charmante 4, tombé e à 2, débarque au mariage de son amie pour TOUT DIRE à cette compagnie de 0 humains !


    Nota bene: les 3 premières saisons de la série Black Mirror sont disponibles sur Netflix4

  • Pour tout dire (63)

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    À propos d'Hamlet retrouvé les yeux dans les yeux et de Jean le fou aux Nations unies. De la douce fureur des purs et de l'abjection des vautours spéculateurs. Du refus d'obtempérer commun au prince du Danemark et à l'intraitable Jean Ziegler , de la rumeur du monde et du reste qui est silence...

    Comme il faisait encore splendidement jour hier au théâtre naturel du monde vu de La Désirade (imprenable vue sur l'immense lac européen sur fond de montagnes poudrées de première neige), j'ai tiré les rideaux rouges de mon antre pour me concentrer sur cette autre scène circonscrite par l'écran de mon i-Mac, à revoir Hamlet joué rien que pour moi par Derek Jacobi dans la réalisation label BBC de Rodney Bennett. 
    Peu avant ces trois heures et trente-quatre minutes de cette projection privée, j'avais lu les cinquante premières images du dernier livre de mon ami Jean le fou, alias Ziegler, notamment consacrées à ce qu'on appelle les fonds vautours, caractérisant l'un des aspects les plus monstrueux du néolibéralisme prédateur.

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    Assister à la première des quatre grandes tragédies de Shakespeare (avec Othello, Macbeth et Le Roi Lear) dans une petite chambre ou un écran d'ordinateur fera fonction de double mise en abyme (on se rappelle qu'Hamlet confond son oncle usurpateur par je truchement d'une pièce dans la pièce) est une expérience qui peut paraître absurde, étant entendu que Shakespeare vise a priori la scène en 3D et le public populaire, pourtant cette extrême proximité m'a aidé, après moult autres versions, à mieux voir deux aspects essentiels à mes yeux de la pièce : primo, qu'Hamlet est le moins aliéné des personnages de la pièce, même s'il joue au fou et se retient de TOUT DIRE autrement que par éclats sporadiques, et, secundo, qu'il est bien moins fragile et bien plus proche de nous tous qu'on le croit, figurant l'homme nu sous les étoiles , doublement mal barré de naissance puisque venu au monde dans un foutu sac de peau et dans le berceau funeste d'un fils de roi.

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    Le premier personnage à paraître sur la scène du nouveau live de Jean Ziegler est une sorte de Lady Macbeth super-liftée et couverte de bijoux clinquants, en la personne de la mère de l'actuel l'émir du Qatar, là cheikha Mozah bint Nasser al-Missned, honorée un peu partout au motif qu'elle incarne l'une des vestales le plus en vue de l'actuel culte du Veau d'or. Si cette figure d'épouvante est à l'honneur à l'ONU, chargée en automne 2015 de présenter l'Agenda 2030 de l'ONU aux dignitaires du siège européen réunis au palais des nations, c'est que les Qataris paient. Et Jean Ziegler de rappeler que l'émirat est "un pur mercenaire des États-Unis", siège de la plus grande base militaire aérienne du monde, dont les maîtres exercent un droit de vue et de mort sur leurs esclaves étrangers.

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    Hamlet n'est pas né au Qatar, aussi pourri que le royaume du Danemark, mais son refus intérieur de consentir à l'abjection ambiante me semble aussi radical que celui du fils de juge bernois en rupture de conformité depuis son départ de la maison pour Paris où il rencontra Sartre, lequel l'envoya en Afrique avant que Che Guevara , de passage à Genève, lui conseille d'agir dans le cerveau du monstre, etc.
    En apparence , dans son costard trois pièces genre banquier genevois, Jean Ziegler n'a rien d'un guérillero ni du héros métaphysique en lequel on identifie parfois Hamlet, mélancolique et velléitaire. Mais derrière les apparences j'entrevois deux purs qui refusent les faux-semblants d'un ordre mondial fondé sur le meurtre et sa répétition.

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    À passé 80 ans, Jean le fou, secondé par sa femme Erika, peut faire figure héroïque aux yeux de son fils, le théâtreux gauchiste Dominique Ziegler. Sacré petit clan ! Et sacré bouquin que ces Chemins d'espérance, auquel ils ont tous trois mis la main, où défilent soudain les spectres grimaçants d'une tragédie shakespearienne contemporaine, avec les grands prédateurs des fonds vautours que sont Michael F. Sheehan, alias Goldfinger, Peter Grossmann ou Peter Singer, trois prédateurs milliardaires, parmi d'autres, qui vampirisent les pays pauvres en spéculant sur leurs dettes.
    À côté de ceux-là, le roi fratricide Claudius, oncle d'Hamlet baisant la mère de celui-ci, paraît aussi platement criminel par tradition que le fut probablement le vieil Hamlet, et l'on comprend le dégoût et le peu d'empressement relatif du fils à venger son père, comme si rien n'avait de sens. Mais le refus du mensonge ne le lâchera pas, pas plus que mon ami Jean le fou n'obtempère même s'il sait que l'idéal communiste à été pourri dès son application et que Lénine ou Marx ne sont plus que prétexte à "words, words, words".

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    Le témoignage de Jean Ziegler me fait penser à celui que l'ami absolument fidèle de Hamlet , le limpide Horatio, rendra devant les hommes, à cela près que Jean le fou n'a cessé de payer de sa personne à la manière d'un Guillaume Tell tiers-mondiste intraitable sous les pluies acides. Je le revois, un soir de Salon du livre à Paris, immensément seul sur un banc du métro, comme Hamlet reste fondamentalement aussi seul que chacun d'entre nous malgré la rumeur du monde , et "le reste est silence"...
    Jean Ziegler. Chemins d'espérance . Seuil, 2016.

  • Pour tout dire (62)

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    À propos de ce qui distingue le rire du sourire, et l'amitié d'une relation intrusive. Des Fables de la fredaine de Sergio Belluz et du tutoiement au propre et au figuré. De la pudeur et de l'impudence. Ce que j'ai appris de René Girard.


    Je venais d'éclater de rire, l’autre soir, en lisant sa fable intitulée Le matou séduisant et la folle souris, lorsque mon ami Sergio B, connu sous le nom de Sergio Belluz par les 3957 amis que je compte sur Facebook, m'a appris par texto qu'il était triste ces jours après la mort de son père, me disant aussi que de le vivre lui a rappelé mon récit intitulé Tous les jours mourir évoquant le dernier dimanche de la vie de notre père, en mars 1983, à l'âge de 68 ans, donc une année de moins que moi à l'instant (il est 3 heures du matin et j'ignore encore quel temps il fera ce jeudi 21 octobre 2016), mais une année de plus que Louis-Ferdinand Céline mort en ronchonnant à 67 ans alors que mon père s'en est allé en nous souriant.

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    Sergio m'a confié ensuite que son père et lui ont eu le temps de se parler et mieux: de se rapprocher une dernière bonne fois après des années de malentendus ou de malécoutés, et de se quitter dans l'affection.
    Je relis à l'instant sous la plume joyeuse de Sergio: "Une folle souris / Qui plus est dévoyée / S'entichant d'un matou / Se fit dévorer crue au premier rendez-vous".
    C'est tout Sergio cela: ce mélange de réalisme presque janséniste et de malice à la Marcel Aymé - pour ne pas citer La Fontaine qui va trop de soi -, de lucidité quasi panique et de sagesse acquise d'expérience.
    Cinq vers de plus pour préciser la nature de l'expérience: "Songez-y bien / Vous qui vous éprenez / D'un très beau prédateur / À la fausse douceur / Qui cherche à vous croquer".
    Et le dernier quatrain pour la route:
    "Il en est des amours / Comme il en est du reste: / Certaines sont fort cruelles / Et d'autres sont mortelles ".

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    Sergio et moi ne nous tutoyons pas. Or une coïncidence a voulu que, le soir même où il m'a fait rire et compatir, je venais de mettre un terme à une amitié Facebook devenue intrusive et même grossière par excès de tutoiement, stupide et vulgaire.
    Le tutoiement prématuré est une caractéristique des amorces de relations entreprises sur Facebook, parfois aggravé par une muflerie d'époque non moins typique. Cependant il va de soi qu'on peut se tutoyer au propre et au figuré. Je n'ai jamais tutoyé certains de mes plus chers amis plus âgés que moi, mais ce n'était pas une règle. Sur Facebook, je ne réponds au tutoiement que si ça me paraît juste. C'est ma façon de maintenir la distance dans un monde où la muflerie se croit tout permis.
    Sur Facebook, l'excellent Maveric G., remarquable sujet de moins de 20 ans avec lequel nous échangeons depuis au moins trois ans, n’a jamais répondu à mes tu que par des vous, et c’est très bien comme ça. Mais je tutoie aussi pas mal de croulants de mon âge, dont quelques sémillantes vieilles dames, et je tutoie le kid de la littérature romande que figure Quentin Mouron, au fil d'une relation marquée par ce que je crois un affectueux respect mutuel. Avec Sergio, notre vous est un tu et l'inverse serait vrai.

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    Le fond de la question à été éclairé par René Girard dans ses pages consacrées à la double médiation, externe et interne, qu’on peut résumer comme ça: deux amis vouent la même passion à la peinture islandaise et au rock progressif, sans la moindre rivalité, juste pour l'amour de la chose. Telle est la médiation externe.
    Autour du feu de camp, Saint-Ex le disait en ces termes lumineux: l'amitié (ou l'amour selon le cas) ce n'est pas de se regarder mais de regarder ensemble dans la même direction.
    La médiation externe correspond à mes relations avec Sergio, dont je partage le goût pour les écrits de Paul Léautaud ou pour l'opéra, lui plutôt Rossini et Verdi et moi plutôt Verdi et Puccini.
    Dans sa configuration interne, la médiation se corse de rivalité, claire ou sourde, de psychologie et de curiosités parfois légitimes et parfois poisseuses. Shakespeare est le champion du monde toute catégorie du repérage de ces deux modes de relation, à l'enseigne des alliances fertiles et des rivalités obscures, de l’amour indéniable et des feux de l'envie.

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    Les fables de la fredaine de Sergio Belluz, parues il y a peu aux fameuses éditions Irida dont chacune et chacun savent le siège à Nicosie, produisent un réjouissant florilège de relations claires ou plus tordues, entre animaux multiples et multiplement accouplés, tels l'aigle frustré et la lapine lasse, le taureau bien monté et l'habile lézard, entre trente autres exemples plus ou moins édifiants, relançant en somme les observations respectives d'un Ovide en son art d'aimer et d'un La Fontaine dans ses propres fredaines.
    L'œuvre de René Girard est une enquête anthropologique sans pareille sur les soubassements mimétiques des relations humaines et de leur expression sous toutes les formes. La guerre et l'amour constituent son territoire d'observation , du plus petit détail (la façon de Proust de ruser avec le désir) aux grands champs de batailles des feux de l'envie selon le Big Will.
    Ah mais il fait maintenant bien jour et bien gris, et Lady L. me rappelle que nous avons tous deux rendez-vous tout à l'heure chez le docteur H et qu'ensuite il faudra passer à la déchetterie, puis à la Migros où jadis le franc était plus gros - mais le débat s'est rouvert naguère comme une plaie avec la décision de la Banque nationale de le faire encore plus gros, et la Coopé ne semble pas faire la différence, etc.

  • Pour tout dire (61)

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    À propos de l’expérience polonaise de Jean Soler, des vues prémonitoires de Charles de Gaulle sur la Pologne et le futur d’Israël, et de l’injustice faite par le film Shoah aux Justes polonais. Sur les vues pénétrante d’Amos Oz dans son dernier roman Judas.


    Lorsque, en l'année 1966, nous avons passé la frontière séparant l'Allemagne de l'Est et la Pologne, un compère et moi, à bord d'une 2CV cabossée que nos amis polonais baptiseraient Brzydula (qualificatif désignant un tas de ferraille) , il nous sembla passer de la grisaille carcérale d'un État policier - sur la seule observation des sinistres Vopos - à une terre plus humaine figurée par l'accueil débonnaire des jeunes douaniers polonais.
    La Pologne communiste de l'époque était censée présenter, à nos yeux d'étudiants candides, l'un des "visages humains" du socialisme, dont nous découvririons bientôt quelques aspects moins radieux, mais la famille de l'ami de mon compère, qui l'avait connu à un championnat d'aviron , nous fit le meilleur accueil avant même la découverte de la bouillonnante vie artistique polonaise qui nous sembla tellement plus vivante que la nôtre...

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    Or à la même époque, au Centre culturel français de Varsovie, un prof de littérature trentenaire du nom de Jean Soler contribuait, avec ferveur, aux échanges des cultures française et polonaise auxquels le général De Gaulle tenait profondément, fort d'une expérience personnelle remontant aux lendemains de la Grande Guerre où, capitaine, il avait participé à la lutte pour l'indépendance polonaise contre l'Armée rouge.
    Le bel hommage au visionnaire De Gaulle, de la part d'un jeune lettré qui était alors plutôt de gauche, salue la visite du grand homme à Varsovie où , en termes à peine voilés, il souhaitait l'émancipation de la Pologne, habituée aux occupations, de la lourde sujétion soviétique; discours qui fit son regain de popularité en Pologne et dont il servit une tout autre mouture non moins prémonitoire aux Israéliens, en 1968 quand, après la guerre des six jours qu'il avait vivement déconseillée, il osa dire aux Israéliens "victorieux" qu'ils s'engageaient dans un cycle "d'occupation, d'oppression, de répression, d'expulsion" qui n'en finirait pas.

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    Reconnaissant en De Gaulle le personnage le plus authentiquement génial qu'il eut jamais rencontré, Jean Soler allait en vérifier la lucidité sur le terrain puisque, en 1968 et à son grand déplaisir, lui qui préparait un film à Varsovie tout en multipliant de passionnants échanges (il monta ainsi Ionesco au théâtre avec ses étudiants), fut soudain nommé conseiller culturel à Tel Aviv.
    Jean Soler s'est fait connaître, ces dernières années, par des livres traitant des trois religions monothéistes dont il a pointé les aspects conflictuels fondamentaux (notamment dans La violence monothéiste) avant d'attaquer plus frontalement le personnage de Dieu (Qui est Dieu ?) avec un succès amplifié par le soutien de Michel Onfray et l'emballement d'une polémique l'assimilant à un antisémite.
    À ce propos, son expérience polonaise personnelle lui permet, dans les "mémoires" que constitue ce nouveau livre, de rendre justice aux 6500 Justes polonais non-Juifs signalés au mémorial de Yad Vachem, à Jérusalem , au nombre desquels figure le poète et Nobel de littérature Czeslaw Milosz.
    Pointant l'injustice ou la myopie de Claude Lanzmann dans son film Shoah, qui fait croire que les Polonais ont massivement collaboré à l'extermination des Juifs, Jean Soler rétablit la vérité selon laquelle les Polonais ont souffert des nazis (et ensuite des Soviétiques) autant que les Juifs, avec plus de 2 millions de morts et une résistance effective dont témoigne notamment le film Kanal de Wajda, consacré à l'insurrection de Varsovie fatale à 170.000 Polonais et à la destruction de leur capitale.

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    J'ai fait moi-même l'expérience, à la sortie de Shoah, dont j'ai rendu compte dans le quotidien romand Le Matin en relevant, précisément cette scandaleuse injustice - non sans souligner les grands mérites de ce film - du fait qu'on ne pouvait critiquer un objet de culture juif sans être taxé d'antisémitisme. A contrario, j'ai aussi remarqué que dire du bien d'un objet de culture israélien pouvait passer pour un parti pris sioniste. Et comment, alors, résister à là foutaise de ces partis pris idéologico-politiques, sinon par l'examen loyal des seuls faits ?


    Jean Soler : “Il n’est pas question pour autant de nier ou d’excuser l’antisémitisme présent dans certains milieux polonais, ni les pogroms qui ont visé les Juifs. Mais il convient de replacer ces faits dans leur contexte historique. La Pologne était, de tous les pays, celui qui hébergeait le plus grand nombre de Juifs. Ils n’y étaient pas si malheureux, sinon ils seraient partis. Aucune loi ne les contraignait à rester. Dans les romans d’Isaac Bashevis Singer, prix Nobel de littérature pour une oeuvre, écrite en yiddish, qui retrace la vie quotidienne des Juifs en Pologne avant la Shoah, on constate qu’il y avait de nombreux villages habités exclusivement par des Juifs qui vivaient entre eux , sous la conduite de leurs rabbins, coupés de l’histoire passée et présente de la Pologne, sans même connaître le Polonais. Imaginons que dans la province française, en 1939, il y ait eu l’équivalent. Et qu’à Paris, comme à Varsovie, un habitant sur quatre ait été juif. Oui, imaginons !


    “L’antisémitisme n’est pas un gène dont certains peuples seraient porteurs, et d’autre non. C’est un phénomène circonstanciel. Il est en rapport avec le nombre et le comportement, réel ou supposé, des Juifs en tel lieu, à telle époque. Et il se déclenche quand le pays qui les héberge est en crise. Certains se retournent alors contre eux, à la recherche de boucs émissaires”.


    Et Dieu là-dedans ?
    Jean Soler y viendra, là encore par son expérience personnelle vécue de petit catholique élevé dans la foi chrétienne par une mère aimante et qui se défit de cette croyance en sa jeunesse sans renier son héritage ni le curé de province qui l'initia au théâtre.

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    Comme j'ai la tête (et le cœur) pleins encore du grand débat politico-religieux fondant la substance du Judas d'Amos Oz, poignante projection romanesque de questions essentielles liées à la fois à l'origine du monothéisme, à l'antisémitisme effectif de toute une tradition chrétienne et à la fondation anti-arabe de l’Etat d’Israël, à la figure de Jésus vue par les Juifs ou à celle de Judas vue par les chrétiens, retrouver ce matin Jean Soler, qui me semble un aussi estimable honnête homme qu'Amos Oz, me fait ressentir une fois de plus l'immense reconnaissance que nous devons à ces veilleurs de l'esprit, de l'intelligence et de la sensibilité, qui nous gardent de la folie mimétique des chefs de meutes et des foules en délire.


    Jean Soler. Dieu et moi; comment on devient athée et comment on le reste. Éditions de Fallois, 340p, 2016.
    Amos Oz. Judas, traduit de l'hébreu par Sylvie Cohen, Editions du Seuil, 347p. 2016.

  • Pour tout dire (60)

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    À la Maison bleue, ce lundi 22 novembre 2021. – Je viens d’achever la lecture du roman le plus sinistre et peut-être le plus fascinant de Patricia Highsmith, Les Deux visages de janvier, il est dix heures du matin et Lady L. est en train de finaliser, dans la pièce voisine dûment fermée puisque je suis encore couché, les dernières dispositions qu’elle a prises pour nos Adieux à venir, en compagnie d’une employée de je ne sais quelle Agence funéraire, et ceci malgré mon objection, estimant la démarche bien prématurée, mais L. m’a répondu posément qu’elle tenait à ce que tout soit réglé pour qu’elle n’ait plus à y penser, et c’est dans cette perspective aussi qu’elle a choisi l’autre jour deux morceaux de la Messe solennelle de Berlioz et trois de mes poèmes de La Maison dans l’arbre; et me voici encore troublé par la lecture des derniers chapitres de ce roman proprement infernal – deux damnés qui se traquent après deux meurtres aussi malencontreux l’un que l’autre – alors que m’arrive un courriel d’Andonia qui me dit penser beaucoup à nous deux – elle a vécu la même chose avec Geneviève - et toute disposée à envisager la publication à L’Âge d’Homme de mes deux derniers recueils, La Chambre de l’enfant et Le Chemin sur la mer, qui constitueraient une trilogie évidemment dédiée à L. et qu’il serait heureux qu’elle pût lire de notre vivant, etc.
     
    NOTRE DÉSARROI. - Comme l’on pouvait s’y attendre, nos très lourdes tribulations de ces derniers temps, la fatigue et la faiblesse écrasant ma bonne amie en dépit de son courage et de son effort de sérénité, les aides de nos chers enfants, la présence vivifiante des petits lascars à la fois inquiets et ravis, le soutien de quelques amis et les soins inappréciables de notre médecin de famille et des oncologues du CHUV, n’excluent pas ici et là des accrocs, comme tout à l’heure dans la cuisine où, nous préparant des spagues et lui demandant le secret de sa sauce en la priant de ne pas se lever, elle s’est levée quand même et m’a tourné autour pendant que je m’efforçais de suivre ses indications, et la cuisine étant étroite, le chien dans nos pattes et me rappelant soudain l’affreux Chester jetant une urne de terre cuite à la tête de sa Colette adorée, je me suis soudain impatienté et le ton s’en est ressenti dans nos paroles au point que nous fûmes tous deux bientôt au bord des larmes, sur quoi nous nous sommes éloignés l’un de l’autre, j’ai fini de tourner cette putain de sauce, enfin nous nous sommes retrouvés, je lui ai dit qu’il fallait tenir jusqu’à la fin du Marché de Noël et en jouir un max même de loin, elle a souri et presque fini son assiette de spagues...
    Or nous n’en sommes pas, décidément, à nous jeter des urnes antiques à la tête pour calmer notre colère contre « la vie », cette imprévisible salope qui nous a fait la double grâce, hier, d’une visite de nos amis Mireille et Denis, au moment même où déboulaient nos petits moutards que j’ai gratifiés, avec leurs parents, de cinq tours de Grande Roue du haut de laquelle, survolant le lac et les toits, les guirlandes et les baudruches multicolores, nous avons échangé de grands signes de mamour-toujours avec Lady L. sur notre balcon de la maison bleue.
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    DU VRAI SÉRIEUX. – En lisant les cahiers intimes de Patricia Higshmith, alors âgée d’à peine vingt ans, je retrouve le fond d’absolu sérieux qui était le mien entre seize et dix-huit ans déjà, et qui marque, aussi, l’esprit infus du roman de Mohamed Sarr en sa trentaine, étant entendu que ce sérieux n’a rien à voir avec la gravité affectée plus ou moins niaise des jeunes lettreux imbus de leur personnage, et tout avec la folie absolutiste de l’Enfant de tous les âges découvrant l’importance abyssale de la vie, le poids du monde et les ailes pour le survoler – enfin c’est cela que j’ai cru trouver dans cette page du journal de Pat qui invoque à la fois le sérieux et la légèreté requise pour le vivre sans se «prendre au sérieux» - cela même que nous vivons avec Lady L. depuis bientôt quarante ans, et demain nous fêterons les 39 balais de notre première petite fée-sorcière...

  • Pour tout dire (59)

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    À propos des vivants qui mourront demain à Mossoul pour devenir les morts-vivants d'un cauchemar auquel fait écho Antonio Moresco dans Les incendiés. Du fantastique social à l'italienne, de Buzzati à Ceronetti.

    Le TOUT DIRE des désastres de la guerre a suscité des milliers de pages en un siècle de massacres régionaux ou mondiaux, et l'on y revient ces jours, tandis que se prépare une nouvelle tuerie dans la ville de Mossoul ou la seule réponse à la barbarie en est une autre à multiples masques et mobiles contradictoires, dont les gens ordinaires seront une fois de plus les victimes - et ce sont de nouvelles pages, après Orages d'acier d'Ernst Jünger ou Voyage au bout de la nuit de Céline, qui nous transportent dans un cauchemar éveillé à valeur de fable expressionniste. Si le nom de la Tchétchénie est cité dans ces pages du nouveau roman traduit d'Antonio Moresco, Les incendiés, rien pour autant là-dedans de réaliste, au sens documentaire des témoignages recueillis par Svetlana Alexievitch dans Les cercueils de zinc ou La guerre n'a pas un visage de femme.

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    Première vision: "Je regardais dehors moi aussi, abasourdi, parce que j'avais commencé à voir, ça et là, debout à côté des amas de décombres et dès maisons et des immeubles éventrés et disloqués, les silhouettes de gens silencieux et seuls qui nous regardaient passer.
    "- Il y a des vivants ! Me suis-je exclamé.
    Non, eux aussi sont morts. Ici tout le monde est mort. Il y en avait de plus en plus, debout près des décombres de leurs maisons, qui nous regardaient en silence ".


    Deuxième vision: "Il y avait une foule énorme de morts qui nous attendaient sur la ligne noire de l'horizon du monde, et beaucoup brandissaient des armes et des drapeaux dans la nuit profonde, au milieu des étoiles ".


    Troisième vision et mise en perspective : "Il y a les morts des ratissages sauvages, les hommes qui ont fini sous les bombardements et sur les tables de torture, les femmes et les jeunes filles et les gamines violées et coupées en morceaux, nos combattants, les terroristes, mais aussi les enfants de Beslan (...) Maintenant ils sont tous morts. Le monde s'est renversé, le front a changé. Maintenant ils combattent tous ensemble contre les vivants qui les ont fait mourir.
    - Mais pourquoi ?
    - Parce que les morts n'ont plus de partie, parce qu'on est entré dans le grand royaume des morts.
    - Mais pourquoi ils se battent contre les vivants ?
    - Pour qu'il n'y ait plus de morts, il ne faut plus qu'il y ait des vivants"...


    On pense à Dino Buzzati , en plus noir, en lisant cet âpre roman de l'auteur symboliste de La petite lumière , qui traduit bien l'effroi que nous inspirent les terribles images quotidiennes de l'actualité plus ou moins banalisée par les médias.
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    Comme un Erri De Luca, Antonio Moresco, devenu écrivain à l'écart des milieux académiques, pratique une écriture intense, à la fois dépouillée et poétique. Ainsi part-on dans Les incendiés, du fond d'un monde désespérant, pour cheminer à travers les ombres en direction d'une lointaine lumière sans pour autant que l'auteur se paie de mots.


    Antonio Moresco. Les incendiés. Traduit de l'italien par Laurent Lombard. Verdier, 186p, 2016