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  • Pour tout dire (50)

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    À propos du roman vu par Céline et de la série Black Mirror. Proust et la puce intégrée. Du professionnalisme de Michael Connelly et de la poésie dans La Route de Cormac McCarthy.

     

    Avec l'expéditive mauvaise foi dont il était coutumier en parlant de ses chers confrères, Louis-Ferdinand Céline réduisait le roman français de son époque à une variante de la lettre à la petite cousine et, plus intéressant, affirmait que, l'observation du monde contemporain passant désormais par le journalisme ou l'essai documenté, la seule marque d'originalité, pour un romancier, résidait désormais dans le style, et c'est ainsi qu'un Ramuz, fondateur d'un style comme il l'était lui-même, trouvait grâce à ses yeux.

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    Ce qui est assez comique, c'est qu'un Charles Dantzig, qui voit en Céline l'un des apôtres du réalisme littéraire qu'il attaque, fait à peu près la même apologie du style, alors que Céline réduit Proust, dont le style vaut le sien et souvent le surclasse , à du chichi de chouchou.


    À un peu moins d'un siècle de distance, et malgré l'école éphémère qui s'est posée comme le Nouveau Roman, l'on ne saurait dire qu'aucune oeuvre d'envergure n'ait dépassé celles de Proust et Céline sans réduire pour autant maintes œuvres de valeur à la simpliste formule célinienne de la lettre à la petite cousine.


    N'empêche: de Claude Simon à Pascal Quignard, ou des Sarraute et Duras à un Kourouma ou un Chessex, entre tant d'autres dont le vilain canard Houellebecq, c'est bel et bien par l'originalité de leur style, plus que par leur "reflet" réaliste, que la littérature de langue française â été revivifiée et que le nivellement culturel a été limité tant bien que mal.

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    Cela étant, c'est au dam des jugements et autres préjugés académiques, et sans provocation, que je décèle un lien direct entre la modulation proustienne de ce phénomène extrêmement répandu dans notre drôle d'espèce qu'est la jalousie et son observation vertigineuse dans un épisode (intitulé Retour sur image) de la série anglaise Black Mirror.


    De quoi s'agit-il ? De la capacité soudaine, par le fait d'une nouvelle technologie, d'accéder à tout moment au film passé de son existence et de toutes les vies circonvoisines, dans une transparence complète. Avec la susceptibilité soudain délirante du Narrateur de la Recherche du temps perdu, le protagoniste de l’épisode en question en vient, lors d'une rencontre entre amis, à soupçonner sa femme d'en pincer pour l'un des invités se la jouant viveur cynique, et de la harceler ensuite en l'obligeant à projeter sur écran les épisodes d'une ancienne liaison occultée.


    La science fiction à sans doute déjà traité le thème, mais ce qui frappe ici, dans une réalisation émotionnellement forte, c'est la découverte soudaine de ce que pourrait être l'accès permanent et ouvert à tous de nos archives secrètes. Dans l'épisode en question, une puce greffée à chaque individu le relie en outre à une mémoire collective qui permet à tout moment à n'importe quel chef de bureau ou douanier ou flic d'accéder à son "historique " enregistré.


    Comme je suis en train de (re)lire le récit du premier amour du jeune Marcel pour la jolie Gilberte, dans À l'ombre des jeunes filles en fleurs, suivant la relation non moins plombée par la jalousie entre Swann et la mère de Gilberte, ancienne cocotte devenue reine des élégances via l'ascenseur social actionné par le même Swann, j'imagine la folie furieuse qui saisirait un Narrateur disposant soudain d'une sorte de webcam panoptique branchée sur la vie secrète de ses multiples amours - l'horreur pure !

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    Ce que j'en retiens en l'occurrence, c'est que les auteurs des meilleures séries actuelles - américaines, anglaises ou nordiques, pour la centaine que j'ai visionnées -, travaillant en collectifs de haute compétence, font en somme le job aussi bien sinon mieux que des milliers de romanciers peinant à établir le moindre scénario original ou le moindre dialogue crédible, donnant en somme raison à Céline.


    L'étonnante évolution qualitative des séries télévisées condamne-t-elle pour autant les auteurs de cinéma ? Je n'en crois rien. Un Fellini ou un Godard, un Kiarostami ou un Cassavetes représentent autant de regards et de voix uniques, et je ne vous pas pourquoi l'on retirerait l'échelle comme s'y emploient ceux qui (Godard en tête d'ailleurs) concluent à la mort du cinéma après que d'autres aient déploré la mort du roman, la mort de l'homme, la mort de Dieu et l'agonie prochaine de la Barbie d'origine - et ce qui vaut pour le cinéastes vaut pour les écrivains me semble-t-il.


    Comparaison n'est pas toujours raison, mais cela peut éclairer parfois. Je me le dis en reprenant la lecture de Mariachi Plaza de Michael Connelly, impeccable artisan de ce qu'on pourrait dire le polar d'investigation, dont l'observation de reporter sur le terrain à nourri une fresque à multiples strates de la Cité des anges. Un jour que je me trouvais à Los Angeles dans une voiture de louage, c'est ainsi par mes souvenirs des tribulations de l'inspecteur Bosch que je me suis dirigé dans le grand labyrinthe, de Wilshire Boulevard à Venice ou remontant vers Écho Park en passant par Mulholland Drive...
    Mais Connelly es-il un styliste pour autant, au sens où l'entendait Céline ?

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    Je ne le crois pas. En revanche je suis sûr et certain que Cormac Mc Carthy en est un, dont La route est un poème apocalyptique au même titre que les pièces de Beckett. Et The Road a fait un tabac aux States. Donc rien n'est perdu en dépit des apparences, même s'il fait un putain de sale temps bouché, ce dimanche matin, à l’unisson de la météo mondiale.
    Or voilà que Lady L.surmonte sa douleur à la cheville en me proposant de rentrer du bois pour le feu que je vais faire en bon scout, surmontant mes propres lancinances post-opératoires. Et dire qu'il ya encore, au monde, des gens qui en bavent alors que nous avons fait tant de progrès ! Snoopy lèche à n’e plus finir sa papatte endolorie, mais ailleurs les chiens n'ont que des cadavres à se mettre sous la dent. L'art consiste peut-être, alors, à "faire la différence ".

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  • Quand la meilleure littérature rassemble le Noir et le Blanc…

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    Le Prix Goncourt 2021, attribué au jeune Sénégalais Mohamed Mbougar Sarr, conclut une «course» à laquelle Abel Quentin a lui aussi participé presque jusqu’au bout : double révélation littéraire d’auteurs trentenaires de grande qualité. Avec deux romans qui -coïncidence surprenante -, traitent plusieurs thèmes parents et concluent au primat de la parole poétique sur les idéologies partisanes...
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    Après l’attribution du Prix Nobel de littérature 2021 au romancier tanzanien Abdulrazak Gurnah, méconnu du public francophone, celle du prix Goncourt au Sénégalais Mohamed Mbougar Sarr fait également, pour beaucoup, figure de découverte.
    Est-ce par opportunisme idéologico-politique que des auteurs d’origine africaine se trouvent ainsi reconnus ? Et s’agissant du Goncourt, les académiciens se referaient-ils une vertu en couronnant un jeune auteur (recommandation initiale du prix à sa fondation) et en défiant la traditionnelle mainmise du trust virtuel Galligrasseuil ?
    Ces question ne manqueront pas d’être posées, plus ou moins perfidement, dont personnellement je me contrefiche, seulement attentif à la qualité littéraire de la découverte, immédiatement éblouissante à la lecture du quatrième roman de Mohammed Mbougar Sarr, d’une vivacité et d’une limpidité d’écriture, d’une intelligence et d’une puissance d’évocation, d’une sensualité dans l’usage de la langue et d’une originalité de vision immédiatement perceptibles, au fil d’un récit qui vous prend par la gueule dès ses premières pages mais auquel le «grand public», comme on dit, fera probablement morne mine après trente ou cinquante pages dont on ne saurait dire, au vrai, de quoi elles parlent, comme le revendique précisément l'auteur !
    Le « pitch » est pourtant tout simple: c’est l’histoire d’un jeune écrivain, fasciné par un livre oublié - intitulé Le labyrinthe de l’inhumain, premier chef-d’œuvre présumé de l’Afrique noire, qui aurait fait voler en éclats tous les clichés de la colonisation et de la « négritude » - et qui voudrait en faire un nouveau phare pour sa génération.
    Dédié explicitement à l’écrivain malien « maudit » Yambo Ouologuem, qui obtint le prix Renaudot en 1968 pour Le Devoir de violence, admiré par les uns et bientôt vilipendé et anéanti pour motif-prétexte (discutable) de plagiat, le roman de Sarr développe sa fiction en référence à ce drame (Ouologuem s’étant retiré dans son pays pour s’y terrer loin du monde littéraire, et n'ayant plus rien publié sous son nom) autour du thème du livre-fétiche, à distinguer évidemment du « livre-culte » des publicitaires.
    Or ce n’est là qu’un des multiples «thèmes» de la symphonie romanesque de Mohamed Mbougar Sarr, à lire comme un poème épique merveilleux en son détail et aussi impossible à « résumer » que L’Odyssée du jeune Homère – toutes proportions gardées évidemment…
    Disons alors simplement que, sans plus de sujet que le type même du roman-sans-sujet que voulait être Si par une nuit d’hiver un voyageur d’Italo Calvino, évoquant aussi l’ébouriffante chronique-gigogne de 2666 de Roberto Bolaño, d’ailleurs cité en exergue, le roman labyrinthique de Mohamed Mbougar Sarr, plaisir constant pour les amateurs de littérature, est une méditation en actes (donc pleines d’hisotoires qui se racontent dans la foulée) hyperlucide et nimbée de mélancolie sur le sens personnel et partagé de la littérature et de l’art dans le monde, le devoir de vérité du poète sans cesse menacé par la langue morte des clichés et la langue de bois des propagandes religieuses ou politiques, le plaisir des corps et des mots, les apories de la maladie et de la mort, « enfin tout ça quoi, merde », pour parodier l’auteur se la jouant volontiers rilax-max en enfant-soldat de la plume, etc.
     
    L’ex-gauchiste face à la meute « woke »
    Dans un genre qu’on pourrait dire «néo-balzacien» à la Michel Houellebecq, en plus soft et plus scrupuleusement documenté, Le voyant d’Etampes, deuxième roman du jeune auteur Abel Quentin, déjà remarqué avec Sœur - évoquant la dérive islamiste d’une jeune Française -, suit les tribulations d’un ancien militant gauchiste déçu par sa famille politique, qui publie un livre soudain en butte aux attaques de ce qu’il appelle les « Nouvelles puissances » liées au mouvement woke et à la cancel culture américaine, via les blogs et les réseaux sociaux.
    L’occasion d’un portrait de génération bien enlevé, avec toutes les «remises en question» qu’elle prônait et qu’on exige d’elle à son tour. Guerre des sexes, décolonialisme et débats identitaires au menu, mais plutôt qu’un pamphlet binaire lancé contre les nouveaux inquisiteurs: une fiction critique nuancée où la poésie a le dernier mot…
    Ce serait l’histoire d’un certain Jean Roscoff, intello de gauche bon teint de la «génération Mitterrand » qui aurait milité en sa vingtaine dans les rangs de S.O.S racisme, participant aux manifestations mythiques de l’époque de la « marche des beurs », tout en se positionnant déjà par rapport au grandes figures fascinant la belle jeunesse révoltée d’alors, du côté de Camus plutôt que de Sartre.
    Avec l’esprit justicier du premier, il aurait écrit un premier livre en défense des Rosenberg, ce couple de juifs communistes américains accusé d’espionnage au profit des Soviets et exécuté en 1950, mais l’ouvrage serait tombé à plat après que les services secrets américains eurent avéré, sur documents, la culpabilité des Rosenberg. Le flop de cet ouvrage aurait marqué le début d’une dérive de son auteur dans le désabusenent et l’alcoolisme, au dam de sa moitié plus solide, prénom Nicole, mère d’une jolie Léonie intelligente autant et lesbienne. Quant au protagoniste, divorcé et déprimé, il se serait lancé, au mitan de sa soixantaine, dans la réalisation d’un second projet littéraire longtemps laissé en plan: la bio d’un poète noir américain méconnu, lui aussi communiste et débarqué à Paris à l’époque du maccarthysme et des nuits jazzy de Saint Germain-des-Prés - tout cela que je présente au conditionnel, car ce serait une fiction.
    Le thème dominant de celle-ci se trouve lancé, lors d’un rituel dominical entre le père et sa fille, par l’affront qu’il subit de la part de l’amie de celle-ci, une Jeanne à la dégaine de puritaine inquisitrice dont le regard seul contient un premier acte d’accusation muet: vieux con macho qui se la joue toujours ancien combattant progressiste, avant de lui reprocher à haute voix de « confisquer la voix des sans-voix », ou quelque chose comme ça, conformément à l’idéologie woke pour laquelle un auteur blanc ne saurait parler au nom d’un Noir, etc.
    Mais au fait : cet Abel Quentin au pseudo faulknérien, né a l’époque de la marche des beurs, joliment blanc malgré sa barbe et fringant pénaliste de son état professionnel – il travaille ces jours sur le front du procès du Bataclan -, marié à une femme lettrée, est-il vraiment légitimé à parler au nom d’un type qui pourrait être son père, se permettant en outre de broder les vers d’un Noir qui pourrait être son grand-père ?
    Ces questions, apparemment loufoques, le sont beaucoup moins si l’on considère l’extravagante confusion des débats actuels, notamment sur les réseaux sociaux dont le romancier excelle à décrire la terrifiante foire d’empoigne, multipliant les effets de réel.
    Or, revenons à Robert Willow, poète noir américain mort accidentellement « à la Camus », seul sur une route française, ne laissant derrière lui qu’une soixantaine de poèmes dont certains rappelaient les lyriques français médiévaux ( !) et des bribes de bios avérées par de rare témoin survivants. Pourquoi ne pas le redécouvrir, sans arrière-pensée « politique » mais parce que ses poèmes disent, d’une façon qui touche Jean Roscoff en profondeur, la ressemblance humaine et l’émotion ? Telle était du moins son intention première, sans imaginer des conséquences d’abord anodines (en apparence), puis faisant tache d’huile et tournant à l’emballement médiatique et au lynchage virtuel.
     
    Du « réel » à la « poésie », et retour
    Le premier mérite du Voyant d’Etampes, qui «travaille le réel» comme l’ont fait un Michel Houellebecq, à la façon d’un médium sans pareil, ou Maylis de Kerangal, dans Naissance d’un pont, ou Mohamed Mboucar Sarr dans son roman jouant lui aussi d’effets de réel, est de retracer le parcours d’un «antihéros» à la fois attachant et agaçant (notamment par sa façon de se justifier en relançant la posture autocritique que nous avons connue dès les années 60, nous les vioques…), qui découvre en sa chair (son livre) tout ce qui oppose un engagement personnel, même fautif à certains égards, et le jugement de ce qu’on peut dire la meute. S’agissant de son livre : d’autant plus attaqué qu’il n’est pas lu.
    «La politique tue la vie» déclare Jean Roscoff à un moment donné, de même qu’on pourrait dire que l’idéologie tue la littérature, mais un romancier ne saurait se borner à de telles formules binaires, et c’est ce qui rapproche enfin les deux auteurs évoqués ici, le Noir qui vit pour ainsi dire la poésie dans sa chair d’écrivain pur-sang, et le Blanc qui l’évoque en chroniqueur éclairé non moins qu’éclairant.
    Et vous prétendez que les millenials n’ont plus rien à dire, Mesdames-Messieurs les fossoyeurs répétant « après nous les déluge » ?
    Mohamed Mbougar Sarr. La plus secrète mémoire des hommes. Editions Philippe Rey, 448p.
    Aber Quentin. Le voyant d’Etampes. Editions de L’Observatoire

  • Pour tout dire (49)

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    À propos de la doc du romancier réaliste et des chasseurs d'apparts. Que les personnages de Dostoïevski n'ont point de métiers et que certains auteurs sont juste des éponges genre Simenon ou Proust. Des modulations de la beauté avec ou sans belles phrases.

     


    Les lecteurs désireux de visiter un appart de top standing dans le quartier genevois très smart des Tranchées peuvent se rendre direct à la page 159 du rompol de Julien Sansonnens intitulé Les ordres de grandeur, où l'un des protagonistes, le clinquant présentateur de télé Alexis Roch, se fait présenter son futur bien par un agent immobilier qui mériterait les compliments de Stéphane Plaza, animateur vedette de Chasseurs d'apparts sur M6.

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    Le romancier marque alors un point avec sa description du bien présenté au collègue de Darius Rochebin: “L’agent immobilier connaissait son affaire, il lu avait vanté la qualité des matériaux sélectionnés avec soin, la beauté des garnitures en marbre de Carrare dans la salle de bain, l’élégance raffinée des parquets en chêne massif finition brossé des chambres à coucher, l’étonnante luminosité du sol en marbre turquin au niveau du séjour, mais c’était surtout la cuisine qui lui avait fait grande impression. C’était une création particulièrement minimaliste, le genre de travail d’artiste à figurer dans un magazine d’architecture branché. Le plan de travail se présentait sous la forme d’un îlot massif en granit luna grey, au sein duquel était incrusté une pièce de bois Fineline noire avec des veines plus claires. Le bloc mural, également en granit, était d’un dépouillement presque absolu: seul un robinet d’acier était visible au-dessus d’un évier de forme unique, directement découpé dans la masse de la pierre”, etc.
    Et le chasseur d’apparts de commenter dans le pur style de la nouvelle société friquée des temps qui courent: “Une très belle réalisation signée Eggersmann. Toutes leurs créations sont faites sur mesure, bien entendu. C’est un peu comme posséder une sculpture unique,voyez-vous”. Et pour flatter ce client connu comme le loup blanc: “Je vous regarde tous les soirs”...

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    Très pro dans le registre artisanal, comme on pourrait le dire d'une Maylis de Kerangal avec Naissance d'un pont ou Réparer les vivants dans les domaines du génie civil et de la médecine coronarienne, Julien Sansonnens se pose également en connaisseur du wellness chic et de la gastro de pointe autant que des façons de piéger un politicien via les réseaux sociaux à coups de faux profils Facebook.
    De la même façon, le romancier paraît au fait de la psychologie en matière de viol et de violences, il est capable de sensibiliser la lectrice et le lecteur au sort d'une victime intérieurement détruite par une agression ou à la culpabilité lancinante d'un témoin se reprochant sa lâcheté, et l'on retrouve dans le magma vivant de son (très remarquable) récit, de nombreuses traces de fait divers survenus dans nos contrées ou ailleursbet dûment transposés, qu'il s'agisse de tel salarié de la radio romande accusé d'avoir téléchargé des fichiers pédophiles ou de telle jeune fille massacrée dont une rumeur vertueuse abjecte a insinué qu'elle l'avait peut-être cherché, etc.

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    Une documentation factuelle bien étayée suffit-elle à faire un bon roman ? Sûrement pas, dans la mesure où le travail du romancier se distingue à tout coup de celui du sociologue, du psychologue, du policier ou du juge. Cela étant on n'imagine pas un Balzac sans connaissance avérée des mécanismes de la finance ou des débuts du journalisme parisien, ni le commissaire Maigret sans l'expérience du Simenon chroniqueur de chiens écrasés familier des tribunaux ou des coulisses policières. À l'inverse, on peut rappeler que les romans de Dostoievski sont dénués de tout détail relatifs aux métiers de leurs personnages, alors que les récits de Tchékhov en regorgent. Autant dire que la perception et la transposition littéraire de la réalité varient beaucoup d’auteur en auteur...

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    À relever alors qu’un roman bien ficelé ou bien documenté sans odeurs ou sans épaisseur humaine risque de n'être qu'une machine à tourner les pages, comme il en pullule par les temps qui courent. Ce qui a fait le succès mondial d'un Simenon n'a rien à voir avec l'astuce des enquêtes de Maigret ou sa seule connaissance d'innombrables milieux et situations, et tout avec son incomparable porosité et sa façon hyper simple d'exprimer la complexité humaine. De façon très différente évidemment, Simenon et Proust sont de fantastiques éponges, mais l'un et l'autre ajoutent, à leur connaissance de leurs semblables et du monde, ce qu'on pourrait dire une musique personnelle, un ton unique, un charme, un climat moral ou physique, des tics ou des travers, enfin une beauté qui n'obéit pas forcément aux canons des académies ou des esthéticiennes diplômées.

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    Cette question de la beauté est essentielle à mes yeux, irradiant tous les livres que j'ai aimés, jusqu'à l'autobiographie de Karl Ove Knausgaard dont les observations et les phrases entretiennent, avec la réalité du monde et avec le langage, un rapport qui implique à la fois le sérieux terrible du regard enfantin et l'indulgence acquise d'expérience, la loyauté du récit et la poésie de l'expression.
    À un moment donné, Karl Ove, vers ses sept-huit ans, regarde, avec l’autorisation de son père une opération du coeur à la télé. Et voilà ce que ça donne:
    “Papa se leva.
    - Non vraiment, je ne peux pas regarder ça, dit-il. Comment peut-on montrer une chose pareille à la télé un lundi soir !
    - Je peux regarder quand même ? demandai-je.
    - Oui, si tu veux, dit-il en se dirigeant vers l’escalier.
    Tout au fond, la membrane battait comme un pouls. Le sang la recouvrait et elle le renvoyait, puis elle semblait se soulever jusqu’à ce que le sang déferle à nouveau sur elle et le rechasse, puis se soulève à nouveau.
    Et soudain je compris qu’il s’agissait d’un coeur.
    Que c’était triste.
    Non pas que le coeur batte sans pouvoir s’échapper. Ce n’était pas ça. C’était le fait que le coeur ne se voyait pas, qu’il dût battre en secret, hors de notre vue, oui, c’était évident, on comprenait en le voyant que ce petit animal sans yeux devait battre et tambouriner tout seul, au fond de la poitrine”.

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    Mallarmé avait des raisons de décrier "l'universel reportage" à propos du roman réduit à une image servile de la réalité, de même qu'on peut s'inquiéter de voir la littérature actuelle (ou le cinéma) envahis par le magma des faits positifs ou négatifs non transposés, réduisant l'art à une espèce de drogue suave ( la prolifération de la littérature d'évasion à bon marché) ou compulsive (le déferlement de la violence ou du sexe imbécile) au seul bénéfice de la pompe à fric branchée sur le générateur conso.

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    Par rapport à ce monde avarié, il est alors intéressant de relever que le roman noir (policier, thriller ou polar), jadis décrié par les instances littéraires plus ou moins moralisantes, notamment en Suisse romande, est de mieux en mieux reconnu comme un genre ouvert à la critique sociale ou politique, où certains auteurs surclassent leurs pairs strictement littéraires en matière de réflexion et de positions éthiques sur les dérives et autres délires personnels ou collectifs.


    Mais là encore , la photo brute ou le sermon ne seront rien sans la totalité puante ou souffrante, ou joyeusement radieuse de ce que Montaigne appelait l'hommerie, etc.

  • Pour tout dire (47)

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    À propos de la lecture vécue par Erri De Luca et de ma tenue d'assaut aux poches remplies des livres de Tchékhov. De l'élitisme par arrogance et du nivellisme par démagogie ou sotte paresse. Des nuances qui distinguent un produit de fast food et le ragù de la nonna Emma.

     

    L'épreuve de la réalité salissante des chantiers humains, la révolte contre les pouvoirs établis et la lecture constituent, entre autres, les bases existentielles de la trajectoire littéraire du chroniqueur-romancier-poète napolitain Erri De Luca, assurément l'un des meilleurs auteurs italiens du tournant de siècle dont le dernier recueil de textes brefs traduit en français cristallise merveilleusement les expériences vitales.


    En lisant le chapitre de Le plus et le moins consacré à la lecture, je me suis revu, à l'éte 1967, un an donc pile avant mai 68 - anticipé en Italie en mars de la même année - sur les hauts de la région de Zermatt, à lire tout Tchékhov dont les dix-huit poches de ma tenue d'assaut pouvaient accueillir quelques exemplaires des œuvres complètes dans la série de 20 volumes des éditions sociales de couleur vieux vert à bandes rouges, à l'étonnement plus ou moins gouailleur de mes camarades canonniers ou tringlots de la compagnie IV du régiment 6 de montagne, etc.
    Quoique très tenté dès mes quinze ans par l'objection de conscience (raisons politiques et morales plus que religieuses), je garde le meilleur souvenir de ces quatre premiers mois d'armée passés en compagnie de vignerons et d'apprentis pharmaciens ou typographes (ou coiffeurs ou photographes), de fils de médecins ou de prolos, de gars baraqués ou juste pas assez fluets pour être réformés, de fins connaisseurs en matière de fanfare ou de fans des Doors ou des Stones, tous réunis à la même enseigne et râlant pour la forme, en bonne camaraderie juvénile - mais pas un seul lecteur de La dame au petit chien à part moi, qui n'en tirait ni fierté ni vergogne. Dès ce moment-là, en effet, quoique étudiant en lettres, la conviction que la littérature s'adresse aussi bien à tous qu'à quelques-uns m'empêchait de céder aux deux penchants de l'élitisme culturel et de la démagogie, forts répandus à l'époque en milieu universitaire.

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    Erri De Luca, dans les mêmes années, achoppait au monde du travail sur lequel, petits étudiants gauchistes, nous ne faisions que fantasmer et discourir, mais sa façon de revenir au livre en dépit de ses mains calleuses, au milieu de ses compagnons prolétaires, n'est guère différente de toute passion pour les choses de la lettre et de l'esprit.
    "J'ai appris que les livres ont un meilleur sort que celui qui les écrit" note Erri De Luca dans son chapitre intitulé Qui porte qui ? Ils sont serrés dans les bras, emportés en voyage, sur une île du Sud ou dans une tente en montagne, fixés avec intensité par deux yeux qui feraient aussitôt baisser les miens. Les livres vivent mieux que ceux qui les font".
    Une certaine crétinerie contemporaine voudrait que les livres ne fussent que des tremplins de réussite sociale, des joy-toys d'auto-adulation ou des tickets low-cost d'évasion loin du taf.
    Or De Luca revient aux fondamentaux , selon l'expression chic du moment, de notre relation au livre: "Recevoir d'un livre est une action aussi active que celle de l'écrire".
    Pour celui qui écrit , comme le relève Karl Ove Knausgaard dans Un homme amoureux, donner est la démarche essentielle, même si l'écrivain, semblable à notre chien Snoopy, ne crache pas sur le biscuit.
    Or la tendance actuelle est de tout focaliser sur le biscuit, retours et compliments + droits d'auteur et royalties publicitaires, etc.
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    "En tant que lecteur, ajoute De Luca, je sais que c'est à moi d'apporter les dernières finitions à ce que je lis, en l'associant à mon existence. Le livre pour moi n'est pas une oeuvre achevée, mais un produit semi-fini. Et pour le finir, le temps de loisir d’un lecteur lui est nécessaire. Le rapport entre eux répond à la question: qui porte qui ? La réponse doit être que le livre porte le lecteur. Dans l'autobus de retour, entre les hommes debout après huit heures passées debout, le livre devait me faire oublier le poids du corps et du temps de travail". Et dans cette optique, pas question de moquer les voyageurs du métro de ne pas lire les livres supposés de bonne littérature, pas plus que de railler les foules et les files se pressant dans les musées pour voir les maîtres ancien ou les plasticiens au goût du jour.
    À propos de goût, s'il est trop facile et même paresseux d'affirmer que "tous les goûts sont dans la nature", décréter que tel goût est le bon signale le plus souvent une arrogance de gens prétendument instruits ou à la page. Le repérage de la Qualité , avec un grand Q bien galbé, est autrement délicat. C'est évidemment question d'éducation, de culture à tous les sens du terme - y compris la culture physique et la culture des roses -, mais la perception de la qualité littéraire ou artistique peut s'affirmer hors de toute considération de classe ou d'ethnie.

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    Parlant aussi, dans ce recueil de textes simples et profonds, d'odeurs de cuisine et de cafés populaires, Erri De Luca rappelle que tout n'est pas égal et que le rejet de tout critère de jugement (la scie, une fois encore, que tous les goûts sont dans la nature), sous prétexte d'éviter tout élitisme, revient à niveler toute distinction, par exemple, entre un produit usiné genre fast food et un ragù à la napolitaine, mijoté pendant vingt-quatre heures, dont on puisse écrire comme lui d'un régal dominical chez sa nonna Emma: “Notre arrivée midi dans le vestibule était accueillie par un alléluia de ragù droit dans le nez. Cette sauce était un applaudissement de stade debout après un but, c’était une étreinte, un saut et une cascade dans les narines. Je ne retrouverai jamais plus cet abordage au plus haut de mes sens qui est pour moi dans une glande de l’odorat. À table, devant le ragù accompagné de grosses pâtes, j’étais si bien sagement, mais intérieurement j’étais à genoux devant mon assiette”.


    Erri De Luca. Le Plus et le moins. Traduit de l’italien par Danièle Valin. Gallimard, Du monde entier,194p.

  • Pour tout dire (46)

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    À propos du double don de joie et des larmes. Les larmes de L'Enfant, de Karl Ove Knausgaard et de Pascal Quignard. Donner et recevoir. La poésie des humbles selon Erri De Luca...

    Lorsque j'ai commencé d'écrire vraiment, il y a cinquante ans ou un peu plus, j'ai noté que le don de joie allait de pair avec le don des larmes. J'ai retrouvé cette double instance de notre présence au monde en percevant l'exceptionnelle capacité d'aimer le monde et les gens, et de s'en réjouir, chez l'écrivain Karl ove Knausgaard, qui pourrait être mon fils par l'âge comme le jeune écrivain Quentin Mouron pourrait être mon petits-fils par l'âge, et la non moins rare propension de Knausgaard aux larmes.
    Le fils, dans La mort d'un père de Knausgaard, pleure quasiment du début à la fin de l'évocation de la triste fin de son père, qu'il a craint durant toute son enfance et détesté par la suite; et ses larmes d'enfant sont non moins omniprésentes dans Jeune homme, où il découvre à sept ans cet "autre ciel" qu'est l'amour d'une autre petite personne, fût-elle juste bonne à sauter à la corde, etc.

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    La scène finale de L'Enfant des frères Dardenne m'a également touché en profondeur, qui voit l'abjection du jeune père (lequel a failli vendre son enfant pour se shooter) se noyer dans les larmes qu'il verse dans les bras de la jeune mère, et pas un mot de plus: rien que chialer.
    En me préparant ce matin à descendre à l'hosto de Montreux - double intervention chirurgicale pas trop inquiétante on espère -, je me rappelle l’aube où je me suis réveillé dans le pavillon de traumatologie de l'ancien Hôpital cantonal de Lausanne, après l'accident de moto qui m'avait perforé une jambe et contusionné un peu partout, au milieu d'une salle où gémissaient une quinzaine de jeunes mecs tous bien plus atteints que moi, dont un garçon de vingt ans au sourire insoutenable, condamné à l'immobilité totale pour le restant de ses jours, et qui m'a fait pleurer sur son sort à lui alors que je murmurais les premières phrases de mon premier livre, composé en trois mois après ma sortie de cet enfer.
    "Tu as chialé !", se moque un de ses compères lorsque Karl Ove sort de la classe où l'a retenu son institutrice pour lui reprocher de s'être moqué devant ses camarades du fait que le père de l'un d'eux a été retrouvé ivre mort la veille au soir devant la maison voisine.
    Les larmes, pour un garçon, c'est la honte, mais c'est aussi la honte que nous inspire le monde.
    Je reviens à ce qu'on appelle la meilleure littérature en posant maintenant, sur la table de chevet de ma chambre d'hosto, juste à l'aplomb du Montreux-Palace où Nabokov passa ses dernières années, le dernier livre de Pascal Quignard intitulé Les Larmes.

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    On est toujours surpris avec cet écrivain sans pareil, comme avec tout vrai poète - je me le disais une fois de plus en lisant hier soir les brefs récits-poèmes d'Erri De Luca réunis sous le titre de Le plus et le moins , dont le premier raconte comment l'auteur napolitain a découvert la grisante joie d'écrire en rédigeant une composition immédiatement mal notée par son prof le soupçonnant de plagiat. Or le silence buté que le gosse à opposé à ce typique abus de pouvoir annonçait la lutte implacable qu'il mènerait en ses jeunes années de révolté, contre les autorités incarnant le fascisme en fin de course.
    Pascal Quignard voyage à travers le temps et les mots, les sources et le sang avec une liberté prodigieuse qui fait miel de tous les savoirs savants et profanes. Je relève à l'instant cette sentence du prophète Jérémie faisant écho aux jérémiades de mon voisin de chambre: "Le coeur de tous les hommes est dépravé . Il est inscrutable. Qui pourrait le connaître".

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    Quant à Erri De Luca, vieux fils sans enfants, il se dit qu'il n'a été bon dans sa vie, pour ses admirables parents, qu'à les avoir accompagnés tous deux jusqu'à la mort, sentinelle affectueuse: "Ils sont morts dans mes bras chez moi, au milieu des livres et des arbres plantés ".
    Le père de De Luca, athée et socialiste, accepta pendant des années d'héberger des militants de Lotta continua poursuivis par la police. Aujourd'hui, dans notre pays de nantis, la police est sur le point de punir les mendiants, et ceux qui choisissent d'héberger des migrants passent pour de mauvais citoyens.
    Je lis ces mots de Pascal Quignard dans mon lit d'hôpital entouré de grognards en uniformes chemises blanches à pois bleus: "Le cerf lape l'eau qui brille entre les cailloux de la berge puis il tombe sur ses genoux. Alors la déesse ouvre ses yeux noirs, plus noirs que les corneilles qui gardent le soleil. Elle pleure et c'est ainsi que tout rejoint cette eau qui va au lac sombre de l'Origine".

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    Et dix heures après, dûment coupé et recousu tandis que le jour décline au-dessus du Montreux-Palace et de l'hosto de zone, cet envoi signé Erri De Luca: “Je suis pathétique, je le sais, c’est la faute des bistrots où chacun de nous a posé un jour son coude et s’est apitoyé sur son sort en riant jusqu’à la convulsion des abdominaux, à l’eau de vaisselle des larmes”.
    Pascal Guignard. Les Larmes, Grasset, 2016, 214p.
    Erri De Luca. Le plus et le moins, Gallimard, Du monde entier, 2016,194p.

  • Pour tout dire (45)

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    À propos d'une remarque cinglante de l'éditeur Vladimir Dimitrijevic et de l'emprise durable du pasteur et du prof sur la littérature romande. De la rose bleue visée par Dürrenmatt, de la lucidité sociale de Simenon et du meurtre derrière les géraniums évoqué par Jean Vuilleumier. L'apparition du polar en milieu propre-en-ordre encanaillé. Du feu sorti des naseaux du Dragon du Muveran, du retour du refoulé chez Julien Sansonnens et d'une probable erreur judiciaire....

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    Il manque un Zola à la littérature romande, déclarait en substance l'éditeur serbe Vladimir Dimitrijevic, alias Dimitri, dans une interview parue il y a une quarantaine d'années dans les colonnes de la Gazette de Lausanne.
    En clair: la littérature romande esquive l'approche de la réalité sociale, fuyant dans un certain spiritualisme ou dans l'enveloppement rousseauiste de la nature.
    Plus brutalement encore, le grand écrivain alémanique Friedrich Dürrenmatt affirmait à la même époque: Ach, mais la littérature romande, c'est la rose bleue! En clair: la réalité maquillée par l'esthétisme.

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    Ce qui fit un peu frissonner les conseillères et conseillers de la paroisse littéraire en question, mais sans aucun débat. Il faut préciser qu'alors le binôme du pasteur et du prof régentait encore pas mal le milieu littéraire romand, que ces propos carrés voire grossiers ne pouvaient guère inquiéter, pas plus que le pamphlet ultérieur d'un fils de pasteur, en la personne d'Etienne Barilier, intitulé Soyons médiocres et visant la même évanescence puritaine.
    Pour simplificateurs qu'ils fussent, tant il est vrai que la littérature romande connaissait en ces années un remarquable renouveau, ces reproches n'en étaient pas moins fondés, quoi pourrait faire rétrospectivement au plus grand de nos auteurs, Charles Ferdinand Ramuz qui, après cinq premiers romans admirables et marquant une constante avancée vers la réalité de son époque, sembla soudain effrayé par le réel urbain, à savoir la ville, et se cabra au contraire du "moderniste" Cendrars.

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    Cela se voit dans l'image de Paris reflété dans deux de ses plus remarquables romans, Aimé Pache, pache peintre vaudois, et Vie de Samuel Belet, mais également dans l'effroi avec lequel est évoquée l'évolution de la bonne ville de Lausanne dans Circonstances de la vie, après quoi, se détournant de la Babylone urbaine, Ramuz se replia sur son carreau de terre pour y creuser, admirablement d'ailleurs mais de plus en plus loin de Zola...
    Ce qu'on pourrait cependant objecter à feu Dimitrijevic, alias Dimitri, c'est que la terre romande et ses villes de moyenne importance (à côté de Paris, New York ou Los Angeles, Genève reste une entité sociologique moyenne en dépit de la morgue de sa bourgeoisie, et Lausanne un gros bourg paysan sur les bords malgré les prétentions snob de ses autorités culturelles) ne présentaient guère de traits assimilables à la lutte des classes ou des clans qui sous-tend Germinal ou La Terre, entre autres fresques "à la Zola".

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    Ceci dit, un Simenon , avec Le Bourgmestre de Furnes, a donné l'exemple d'un superbe roman de l'arrivisme social et du tragique humain, qui pourrait très bien se situer à Lausanne ou Genève, où une Alice Rivaz et un Jean Vuilleumier, ou plus récemment une Janine Massard ou un Jacques- Étienne Bovard, entre autres, ont multiplié les observations en prise directe avec la réalité sociale.
    Or celle-ci a refait surface, si j'ose dire dans le roman romand via la satire ou l'étude de mœurs (je pense à La vie mécène de Jean-Michel Olivier ou au Milieu de l'horizon de Roland Buti, à qualité littéraire égale) et plus récemment par le polar, qu'une formule médiatique creuse prétend marquer un "renouveau", pure foutaise.

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    De fait, pour qu'il y ait renouveau, encore faut-il qu'il y ait jamais eu d'œuvres significatives antérieures , qu'on ira plutôt chercher en suisse alémanique avec les romans de deux Friedrich, Glauser et Durrenmatt.
    Dans nos régions, un Michel Bory, avec son inspecteur Berset, ou une Anne Cuneo, avaient certes arpenté le domaine, mais c'est dans la mouvance d'une nouvelle culture , marquée par les séries policières et le roman noir tous azimuts que les polars romands se sont développés récemment avec un succès public effectivement nouveau et une qualité littéraire sans proportion avec celui-ci, pour parler gentiment.
    D'une extrême finesse d'écriture, rappelant la porosité sensible et l'élégance minimaliste d'un Peter Handke, Jean Vuilleumier, l'un des grand méconnus de la littérature romande, aura marqué celle-ci par l'observation exacerbée de ce que son ami Georges Haldas q appelé le meurtre derrière les géraniums.

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    Par loin non plus d'un Simenon pour son attention aux vies perdues, Vuilleumier n'avait pas le nerf dramatique d'un Dürrenmatt - dont La Promesse est un classique du roman noir helvétique, magistralement adapté au cinéma par Sean Penn, sous le titre de The Pledge - ni la pêche d'un storyteller à la Joël Dicker. Mais des thèmes spécifiquement liés à l'atomisation sociale et au malaise existentiel des pays riches, made in Switzerland, sont bien présent dans ses récits hyper-feutrés sur fond de déprime et de carence affective.

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    Dans la suisse au-dessus de tout soupçon de Jean Ziegler, le meurtre se fantasme où se vit non seulement derrière les géraniums mais aussi dans les familles chic et les milieux choc, entre les beaux quartiers genevois et les stations touristiques et à tous les étages de la société.
    C'est ainsi que l'ex-étudiant en théologie Marc Voltenauer, à moitié suédois d'origine et moins hétéro que certains phoques, s'est fait remarquer par un premier roman policier presque aussi gore que ceux de son demi-compatriote Jo Nesbø, situé en partie à Gryon, dans les Préalpes vaudoises dont les légendes n'ont pas toutes été censurées par les pasteurs, intitulé Le dragon du Muveran et travaillant la réalité des abus sexuels de mineurs et les magouilles politico-économiques de la classe moyenne devenue dominante, roulant 4x4 et de moeurs "libérées".
    Si le public (environ quelque 22.222 lecteurs à ce jour) n'a pas été choqué, même pas à Gryon, du fait que le serial killer de Voltenauer se déchaîne aux abords idylliques de nos Préalpes, ni que son enquêteur Andreas Auer soit en ménage avec un ex-chroniqueur économique du journal 24 Heure (dont je suis heureusement retraité depuis 2012), ce n'est pas pour la qualité littéraire de l'ouvrage, pas encore au top, mais pour sa dynamique narrative et pour son observation de la réalité locale et mondiale (le tueur ayant sévi aux States dans la partie la plus sanglante du roman, par trop forcée à mon goût) ou plus exactement mondialisée, à la fois par la circulation de l'argent et sous l'effet des réseaux sociaux.

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    Or les effets pervers de ceux-ci jouent un rôle central dans le roman un peu moins gore mais non moins noir de Julien Sansonnens, intitulé Les Ordres de grandeur et travaillant le réel du milieu médiatico-politique genevois avec une verve descriptive et un sérieux dans la satire, si l'on peut dire, qui en imposent.
    Moins intéressé que Marc Voltenauer par l'intrigue policière, Julien Sansonnens aborde lui aussi le thème du retour du refoulé (en combinant assez habilement deux temps de l'action) tout en cadrant, dans sa partie la plus férocement précise, deux personnages cristallisant l'arrivisme cynique et la violence policée des mondes médiatique et politique.
    Les personnages d'Alexis Roch, présentateur vedette d'une nouvelle chaîne de TV pratiquant l'info en continu style CNN ou Fox News, accusé de stocker sur son ordinateur des fichiers à caractère pedophile alors qu'il brigue un mandat au conseil d'Etat genevois, et de son collègue communiquant Marc Camino , son conseiller stratégique (lui aussi ex de la rédaction de 24 Heures - décidément je l'ai échappé belle !), une véritable ordure léchée, incarnent les arrivistes sans états d'âme d'une société qui est bel et bien la nôtre et dont l'auteur parle frontalement sans moraliser quoique le livre, comme celui de Voltenaur, se fonde sur une éthique implicite.
    Dans cette perspective d'une observation caustique des tares du Gros animal, comme un certain Platon appelait la société , l'on pourrait dire que le roman noir, ainsi qu'on l'a vu chez Chester Himes ou Simenon, Henning Manckell ou Patricia Highsmith, participe bel et bien de la littérature au meilleur sens du terme, quel que soit son niveau de raffinement stylistique.
    Il ne s'agit pas de relancer le réalisme édifiant de quelque bord qu'il soit , mais de témoigner du monde tel qu'il est, avec honnêteté et empathie. Si la littérature est une manière de journal de bord de l'humanité, admettons que celui-ci module son expression en fonction de nouvelles données et demandons-nous comment un Dante, observateur d'une société guère moins corrompue que celle de Berlusconi, avec des pontifes bien pires qu'un Jean Paul II ou qu'un François, se la serait jouée, entre Zola et Stephen King, Balzac ou Houellebecq - évidemment peu branchés en matière de dolce stil nuovo...

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    Dans l'immédiat, faisant retour à la case plus que-réel non encore travaillé par la littérature, j'ai lu hier un autre petit livre, à vrai dire consternant et révoltant, intitulé Un assassin imaginaire (Editions Mon village, 2016) et dans laquelle journaliste d'investigation Jacques Secretan revient sur ce qui est, selon lui, la plus douloureuse et scandaleuse erreur judiciaire survenue en terre romande en ce début du XXIe siècle.

    Jacques Secretan.

    Il s'agit d'un présumé triple meurtre, instruit à charge contre un seul suspect et jugée par deux fois sur la base d'un scénario hypothétique, sans preuves matérielles crédibles et après l'éviction d'un témoin à décharge essentiel.
    Un Simenon, un Zola ou une Patricia Highsmith trouveraient, dans cette très sombre "affaire Légeret", la trame d'un roman noir entrecroisant les thèmes de la rapacité financière, du racisme larvé et du machiavélisme d'un probable manipulateur pointé par l'auteur, à cela s'ajoutant les bévues d'une justice de classe protégeant les nantis et s'acharnant sur un bouc émissaire probable.

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    Or, verrouillée par les convictions intimes d'un procureur échafaudant son scénario accusateur sur des enquêtes bâclées et des témoignages écartés (qui auraient pu disculper le coupable idéal) ou pris en compte (jusqu'au aux rêves de l'épouse du frère accusateur, grand bénéficiaire financier de l'affaire après avoir été déshéritépar sa mère), avec l'appui de juges refusant la présomption d'innocence à l'accusé, cette horrible affaire, qui devrait faire l'objet d'un troisième procès, produit sur le lecteur un effet de réel accablant sans que Jacques Secretan ne sorte de son rôle de scrupuleux enquêteur