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Pour tout dire (49)

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À propos de la doc du romancier réaliste et des chasseurs d'apparts. Que les personnages de Dostoïevski n'ont point de métiers et que certains auteurs sont juste des éponges genre Simenon ou Proust. Des modulations de la beauté avec ou sans belles phrases.

 


Les lecteurs désireux de visiter un appart de top standing dans le quartier genevois très smart des Tranchées peuvent se rendre direct à la page 159 du rompol de Julien Sansonnens intitulé Les ordres de grandeur, où l'un des protagonistes, le clinquant présentateur de télé Alexis Roch, se fait présenter son futur bien par un agent immobilier qui mériterait les compliments de Stéphane Plaza, animateur vedette de Chasseurs d'apparts sur M6.

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Le romancier marque alors un point avec sa description du bien présenté au collègue de Darius Rochebin: “L’agent immobilier connaissait son affaire, il lu avait vanté la qualité des matériaux sélectionnés avec soin, la beauté des garnitures en marbre de Carrare dans la salle de bain, l’élégance raffinée des parquets en chêne massif finition brossé des chambres à coucher, l’étonnante luminosité du sol en marbre turquin au niveau du séjour, mais c’était surtout la cuisine qui lui avait fait grande impression. C’était une création particulièrement minimaliste, le genre de travail d’artiste à figurer dans un magazine d’architecture branché. Le plan de travail se présentait sous la forme d’un îlot massif en granit luna grey, au sein duquel était incrusté une pièce de bois Fineline noire avec des veines plus claires. Le bloc mural, également en granit, était d’un dépouillement presque absolu: seul un robinet d’acier était visible au-dessus d’un évier de forme unique, directement découpé dans la masse de la pierre”, etc.
Et le chasseur d’apparts de commenter dans le pur style de la nouvelle société friquée des temps qui courent: “Une très belle réalisation signée Eggersmann. Toutes leurs créations sont faites sur mesure, bien entendu. C’est un peu comme posséder une sculpture unique,voyez-vous”. Et pour flatter ce client connu comme le loup blanc: “Je vous regarde tous les soirs”...

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Très pro dans le registre artisanal, comme on pourrait le dire d'une Maylis de Kerangal avec Naissance d'un pont ou Réparer les vivants dans les domaines du génie civil et de la médecine coronarienne, Julien Sansonnens se pose également en connaisseur du wellness chic et de la gastro de pointe autant que des façons de piéger un politicien via les réseaux sociaux à coups de faux profils Facebook.
De la même façon, le romancier paraît au fait de la psychologie en matière de viol et de violences, il est capable de sensibiliser la lectrice et le lecteur au sort d'une victime intérieurement détruite par une agression ou à la culpabilité lancinante d'un témoin se reprochant sa lâcheté, et l'on retrouve dans le magma vivant de son (très remarquable) récit, de nombreuses traces de fait divers survenus dans nos contrées ou ailleursbet dûment transposés, qu'il s'agisse de tel salarié de la radio romande accusé d'avoir téléchargé des fichiers pédophiles ou de telle jeune fille massacrée dont une rumeur vertueuse abjecte a insinué qu'elle l'avait peut-être cherché, etc.

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Une documentation factuelle bien étayée suffit-elle à faire un bon roman ? Sûrement pas, dans la mesure où le travail du romancier se distingue à tout coup de celui du sociologue, du psychologue, du policier ou du juge. Cela étant on n'imagine pas un Balzac sans connaissance avérée des mécanismes de la finance ou des débuts du journalisme parisien, ni le commissaire Maigret sans l'expérience du Simenon chroniqueur de chiens écrasés familier des tribunaux ou des coulisses policières. À l'inverse, on peut rappeler que les romans de Dostoievski sont dénués de tout détail relatifs aux métiers de leurs personnages, alors que les récits de Tchékhov en regorgent. Autant dire que la perception et la transposition littéraire de la réalité varient beaucoup d’auteur en auteur...

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À relever alors qu’un roman bien ficelé ou bien documenté sans odeurs ou sans épaisseur humaine risque de n'être qu'une machine à tourner les pages, comme il en pullule par les temps qui courent. Ce qui a fait le succès mondial d'un Simenon n'a rien à voir avec l'astuce des enquêtes de Maigret ou sa seule connaissance d'innombrables milieux et situations, et tout avec son incomparable porosité et sa façon hyper simple d'exprimer la complexité humaine. De façon très différente évidemment, Simenon et Proust sont de fantastiques éponges, mais l'un et l'autre ajoutent, à leur connaissance de leurs semblables et du monde, ce qu'on pourrait dire une musique personnelle, un ton unique, un charme, un climat moral ou physique, des tics ou des travers, enfin une beauté qui n'obéit pas forcément aux canons des académies ou des esthéticiennes diplômées.

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Cette question de la beauté est essentielle à mes yeux, irradiant tous les livres que j'ai aimés, jusqu'à l'autobiographie de Karl Ove Knausgaard dont les observations et les phrases entretiennent, avec la réalité du monde et avec le langage, un rapport qui implique à la fois le sérieux terrible du regard enfantin et l'indulgence acquise d'expérience, la loyauté du récit et la poésie de l'expression.
À un moment donné, Karl Ove, vers ses sept-huit ans, regarde, avec l’autorisation de son père une opération du coeur à la télé. Et voilà ce que ça donne:
“Papa se leva.
- Non vraiment, je ne peux pas regarder ça, dit-il. Comment peut-on montrer une chose pareille à la télé un lundi soir !
- Je peux regarder quand même ? demandai-je.
- Oui, si tu veux, dit-il en se dirigeant vers l’escalier.
Tout au fond, la membrane battait comme un pouls. Le sang la recouvrait et elle le renvoyait, puis elle semblait se soulever jusqu’à ce que le sang déferle à nouveau sur elle et le rechasse, puis se soulève à nouveau.
Et soudain je compris qu’il s’agissait d’un coeur.
Que c’était triste.
Non pas que le coeur batte sans pouvoir s’échapper. Ce n’était pas ça. C’était le fait que le coeur ne se voyait pas, qu’il dût battre en secret, hors de notre vue, oui, c’était évident, on comprenait en le voyant que ce petit animal sans yeux devait battre et tambouriner tout seul, au fond de la poitrine”.

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Mallarmé avait des raisons de décrier "l'universel reportage" à propos du roman réduit à une image servile de la réalité, de même qu'on peut s'inquiéter de voir la littérature actuelle (ou le cinéma) envahis par le magma des faits positifs ou négatifs non transposés, réduisant l'art à une espèce de drogue suave ( la prolifération de la littérature d'évasion à bon marché) ou compulsive (le déferlement de la violence ou du sexe imbécile) au seul bénéfice de la pompe à fric branchée sur le générateur conso.

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Par rapport à ce monde avarié, il est alors intéressant de relever que le roman noir (policier, thriller ou polar), jadis décrié par les instances littéraires plus ou moins moralisantes, notamment en Suisse romande, est de mieux en mieux reconnu comme un genre ouvert à la critique sociale ou politique, où certains auteurs surclassent leurs pairs strictement littéraires en matière de réflexion et de positions éthiques sur les dérives et autres délires personnels ou collectifs.


Mais là encore , la photo brute ou le sermon ne seront rien sans la totalité puante ou souffrante, ou joyeusement radieuse de ce que Montaigne appelait l'hommerie, etc.

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