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  • Le retournement

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    35. La seconde partie d'Henry IV (1598)

    Une scène bouleversante, à la fin de la deuxième partie de la pièce évoquant le règne troublé de Henry IV, marque la rupture symbolique opérée par le fils du roi, Hal le débauché, devenu roi lui-même, d’avec son foireux mentor Falstaff, père de substitution plus qu’indigne, que le jeune monarque rejette soudain et bannit tout en lui promettant d’assurer sa subsistance.

    Contrairement à une plate interprétation freudienne, Ce n’est pas là le fils qui tue le père mais bien plutôt la sagesse acquise par le plus jeune, investi d’une nouvelle dignité, qui enjoint son aîné de « dépouiller le vieil homme », pour user d’une expression de la tradition spirituelle.

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    Cette deuxième pièce consacrée à Henry IV fait une large part à la maladie sous ses multiples formes, illustrant à grand renfort de pustules et de bubons sur les visages les ravages des terribles épidémies de peste et autres maladies qui décimaient autant le bon peuple que les gens « de la haute », à commencer par le beau Lancastre, alias Henry V (superbement campé par Jon Finch) qui se meurt sous les yeux de son fils repenti alors que lui-même fait le triste bilan d’un règne qu’il sait usurpé, s’en remettant alors à celui qui remettra de l’ordre dans le royaume sous le nom d’Henry V.

    Les drames historiques ont assuré la première gloire de Shakespeare, et l’on conçoit leur immense popularité, dans cet âge d’or du théâtre ou toutes les classes sociales étaient confrontées sur scène aux heurs et malheurs de leurs semblables, et l’humiliation de Falstaff revêt alors une portée beaucoup plus ample que la punition du vice par la vertu.
    Entre les lignes, on perçoit à la fois le besoin de Shakespeare de se distancer de la souche populaire et campagnarde qui est la sienne, imprégnant la pièce de sa formidable verve, et son hommage reconnaissant à la vitalité d’un personnage aussi attachant qu’un géant rabelaisien, pitoyable et non moins drolatique.

    Falstaff ou l’incarnation même de la fantaisie théâtrale dont le verbe rutile et radote , plastronne et fait florès. Or au-delà du bouffon, Shakespeare dit aussi le désarroi du personnage et sa mélancolie – la scène fameuse de son bannissement voit ainsi l’ombre de la tristesse descendre sur sa face rubiconde, merveilleusement exprimée ici par Anthony Quayle.
    Le monde comme un théâtre, la scène comme un théâtre: c’est tout Shakespeare, et jamais l’on n’oublie de le prendre avec le recul et le grain de sel du spectateur, même si chacun se sent embarqué dans la pièce...

  • Falstaff ou la vie incarnée

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    (Shakespeare en traversée. Drames Historiques)

    34. La première partie d'Henry IV(1597)

    Assassin de Richard II, le roi qui succède à celui-ci sous le nom de Henry IV est un usurpateur moralisant qui se promet de faire pèlerinage à Jérusalem pour expier son crime. Pourtant le désordre intérieur marquant le début de son règne l’empêche de s’amender, alors que ceux qui l’ont amené au pouvoir se retournent contre lui en s’alliant aux Écossais et aux Gallois. À ce souci s’ajoute celui de voir son fils Hal s’adonner à moult ribotes et ripailles dans les mauvais lieux en compagnie des pires fripons, dont l’inénarrable Falstaff.

    Celui-ci est à vrai dire le grand personnage de la pièce, incarnation gigantesque de la vitalité pure, toute impure qu’elle soit. Car Falstaff est à la fois pur en sa merveilleuse truculence et entrelardé de toutes les impuretés de la nature humaine, vantard et poltron sans pareil qui, au cœur de la bataille des purs s’étripant pour l’honneur, ose proclamer que l’honneur n’est rien à ses yeux : du vent, alors qu’à ses yeux rien ne vaut la vie. Apres avoir fait le mort sur le prétendu champ d’honneur, il se relève et poignarde un héros mort pour faire croire que c’est lui qui l’a glorieusement occis.

    Et l’on rit ! Tel étant le génie de Shakespeare, de tirer de ce tas de graisse aviné, fort en gueule et adorablement détestable, l’un des plus grands personnages comiques de la littérature mondiale.

    Dans un chapitre passionnant de son livre intitulé Will le magnifique, Stephen Greenblatt décrit la genèse du personnage, probablement inspiré par l’un des rivaux teigneux de Shakespeare, mélange de dramaturge lettré et de forban cumulant tous les vices, du nom de Robert Greene.

    Or au lieu de répondre aux injures larvées le visant dans un pamphlet (Greene faisant partie des snobs universitaires jaloux de l’immense talent du dramaturge non diplômé), Shakespeare s’en inspira pour en faire l’insigne mentor du fils du roi, dont la pièce relate aussi le retournement complet face aux ennemis de son père.

    Avec le personnage de Falstaff, c’est en outre toute l’Angleterre d’en bas, populaire et si savoureuse dans son bagou, qui investit une première fois le théâtre shakespearien, avec sa langue si charnue et fleurie, mêlant l’obscène à la plus étincelante poésie…

     
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  • Royale déroute

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    (Shakespeare en traversée. Drames historiques)

    33. La tragédie du roi Richard II (1595)

    Après la frénétique et féroce conquête du pouvoir marquant la tragédie du diabolique Richard III, c’est à la chronique d’une destitution que se voue le Shakespeare trentenaire dans la première pièce de sa deuxième tétralogie historique.

    Les neuf drames historiques sont traversés par une réflexion « en situation » sur les us et abus du pouvoir royal en Angleterre, entre la fin du Moyen Âge et le début de l’ère élisabéthaine, avec une suite de portraits de monarques plus ou moins détaillés et un tableau de groupe non moins gratiné des rivalités et autres prétentions héréditaires minant la haute noblesse anglaise.

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    Des la première scène de Richard II, le Roi est censé arbitrer le violent conflit opposant deux de ses plus éminents seigneurs, se traitant mutuellement de traîtres et s’impatientant de s’occire en duel. Or Richard préfère les bannir, enclenchant un processus de vengeance qui va se retourner contre lui quand il dépouillera l’un des deux exilés, son cousin Bolingbroke, de tous ses biens légitimes pour financer une guerre contre l’Irlande aussi ruineuse que son train de vie frivole déjà fort mal vu de ses sujets.

    Comparé au machiavélique Richard III ou à un Henry VI confit en angélisme, Richard II est un personnage ambigu dont la nature profonde se révèle dans l’épreuve, préfigurant celle d’Hamlet. Une scène mythique le voit interroger sa destinée en scrutant son visage devant son miroir, en présence du futur nouveau Roi (Bolingbroke revenu d’exil) et de tous les pairs du royaume qui l’ont laissé tomber.

    Méditation lucide et désenchantée sur la vanité de la royauté, non sans résonances plus largement métaphysiques impliquant la condition humaine, la pièce approfondit aussi la question du juste gouvernement par le truchement de diverses voix appelant à la mesure et à la sagesse, notamment en la personne du vieux Jean de Gaunt ici incarné par le vénérable John Gielguld octogénaire.

    Quant à Richard II, il est campé par Derek Jacobi (qu’on retrouvera dans le rôle d’Hamlet) avec un mélange tout à fait approprié de fragilité presque féminine et de croissante puissance dramatique, jusqu’à paroxysme émotionnel des scènes finales.

  • L'errance de Jean-sans-terre

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    (Shakespeare en traversée. Drame histoiriques)

    32. La vie et la mort du roi Jean (1595)

    Pourquoi les hommes, et les familles, et les nations n’en finissent-ils pas de se faire du mal ? La Genèse biblique a répondu à cette question par le mythe fondateur de Caïn et Abel, qui traite à la fois d’envie et de jalousie, de rébellion et de violence fratricide, de malédiction divine et de séparation anthropologique opposant le berger et le bâtisseur de la première ville, le cueilleur plus ou moins pacifique et nomade, et le bretteur conquérant à palais et palefrois, etc.

    Notre bouillon de culture reste frémissant de tous ces ingrédients, qu’on retrouve dans ce prélude médiéval à la seconde tétralogie historique du Shakespeare des débuts, qui nous ramène historiquement avant la première avec les tribulations de Jean dit « sans terre », dont la légitimité contestée alimente un triple conflit avec la France, le Vatican et la noblesse anglaise.

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    Si la pièce elle-même, par trop linéaire et statique, pèche et flotte passablement (et la mise en scène bien plate de David Giles n’arrange rien) du point de vue dramatique, ses thèmes majeurs (la filiation royale, la bâtardise, le bon gouvernement en butte aux convoitises personnelles et aux rivalités, notamment) intéressent pourtant à proportion de leur côté brut de décoffrage sur fond de troubles et d’incertitude, avec deux manipulateurs d’inspiration toute shakespearienne en les personnes du bâtard (flamboyant) Philippe, fils illégitime de Richard Cœur de Lion, et du machiavélique légat du pape.

    La tendresse fondamentale du Good Will est aussi présente dans cette chronique d’un règne versatile marqué par un meurtre raté (Jean ordonne la mort du petit Arthur dont il a usurpé le droit de succession, mais le brave Hubert, chargé de l’assassinat, flanche au moment de crever les yeux du gosse, qui se tuera en sautant du haut des remparts) et une suite de pactes pourris et de revirements.

    Tout le théâtre de Shakespeare est traversé par une réflexion à la fois réaliste, lucide voire amère, sur la recherche effrénée du gain, que le bâtard commente non sans cynisme puisqu’il sait que lui-même céderait à cet appât si les circonstances s’y prêtaient.

    Autant dire qu’on partage le désarroi et la perplexité du jeune fils du roi Jean, crevant empoisonné , quand lui échoit une couronne qui fera tomber encore pas mal de têtes et couler beaucoup de sang, etc.

     
  • Le boiteux maléfique

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    (Shakespeare en traversée. Drames historiques)

    31. La tragédie du roi Richard III (1594)

    La première tétralogie historique de Shakespeare, datant des années 1591 à 1594, s’achève avec la bien nommée Tragédie du roi Richard III, marquant un paroxysme de violence et de pénétration psychologique et spirituelle qui préfigure, avec autant d’intensité sinon de complexité et d’ampleur dramatique, les chefs-d’œuvre tragiques de la maturité, tels Troïlus et Cressida, Hamlet, Macbeth ou Othello.

    Si les trois chroniques ressaisissant les tribulations du pieux et pacifique Henry VI, dans le mouvement centrifuge d’une guerre menée contre la France suivie du terrible conflit fratricide des Deux-Roses, exposent et développent un aperçu panoramique de la convulsive histoire anglaise de ces années, l’apparition de Richard le boiteux constitue, théâtralement parlant, un tournant radical, plaçant le protagoniste au premier rang en tant qu’acteur et que metteur en scène, quasiment auteur de son propre drame.

    Dès le ricanement sardonique saluant cette apparition, nous pressentons le pire, et la première proclamation de Richard, qui se reconnaît un produit de la « perfide nature », que personne n’aime et qui n’aimera pas mieux, affiche pour ainsi dire le programme avec la franchise cynique qui sera toujours la sienne : «Aussi, puisque je ne puis être l’amant qui charmera ces temps beaux parleurs, je suis déterminé à être un scélérat et le trouble-fête de ces temps frivoles ».

    Le traître Iago, pair en scélératesse de Glocester, n’aura pas la pureté de celui-ci dans la violence, la cruauté, mais aussi la lucidité sur soi-même de ce possédé du démon – ce sont ses termes – prêt à massacrer tout ce qui s’oppose à sa prise de pouvoir, petits enfants compris. Conclure au monstre serait ne pas voir la complexité du personnage, incarnant l’homme du ressentiment et ce qu’on pourrait dire la Bête blessée et qui est bien plus que le détestable sanglier de la métaphore récurrente : la jalousie du premier âge et l’envie croissante, la vindicte et le besoin fou de reconnaissance proportionné à la conscience de sa fêlure, la soumission des forts et des femmes, enfin l’ultime défi à sa conscience, cette chienne divine.

    Sa conscience torture le roi Richard une nuit durant, quand ses victimes lui apparaissent en rêve, chacune réclamant sa mort ; et lui-même en est d’autant plus terrifié qu’il ne se juge pas moins durement, mais c’est avec la rage du désespoir, ayant fait taire sa maudite conscience, qu’il va jusqu’au bout de sa mort bestiale.

    Mais le démon n’est pas moins fascinant, tel le serpent, par sa façon de séduire et de chercher à « retourner » les femmes dont il a fait le malheur, prodigieux d’éloquence perverse et suscitant alors, chez la furieuse Marguerite autant que chez sa propre mère, la reine Marguerite ou Lady Anne, le plus trouble mélange d’horreur et de répulsion, mais aussi de vertigineuse attirance.

    Dans la réalisation magnifique de la BBC, signée Jane Howell, de formidables comédiennes incarnent les reines s’affrontant autant au roi qu’entre elles, le rôle–titre étant tenu par un Ron Cook saisissant, qui tient à la fois de l’enfant vicieux et du nain maléfique, de l’ange noir et de l’homme blessé.

  • Un rêveur solitaire

     

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    À propos de Friedo Lampe.

     

    C'est en bouquinant que nous avons découvert Friedo Lampe. Sans doute ses Oeuvres complètes figuraient-elles parmi les nouveautés qui, en 1955-56 attendaient sur la table du libraire d'être retournées à l'éditeur. Le livre entrouvert, l'acuité d'un dialogue ou la mélancolie d'une atmosphère nous donnèrent la certitude d'une qualité poétique rare."...

    Par ces termes, Eugène Badoux, qui a signé la présente traduction et l'encadrement critique d'un choix des oeuvres les plus représentatives de Friedo Lampe, laisse assez entendre à quel heureux hasard nous devons aujourd'hui la découverte d'un merveilleux écrivain, inexplicablement oublié et dont on chercherait en vain la mention dans la plupart des encyclopédies littéraires de langue française. Deux petits romans, sept courts récits, deux poèmes: à cela se réduit l'oeuvre de Friedo Lampe, dont l'ensemble magique paraît constituer, à vrai dire, un seul grand poème.

     

    Pourquoi cette injuste méconnaissance ? On pourrait se le demander à la lecture de ces pages qui, toutes, conservent une fraîcheur de véritable "nouveauté". Que l'Allemagne nazie  n'ait pas fêté le farouche réfractaire qu'était Lampe se comprend aisément. Mais ce qui se conçoit moins, c'est que l'édition du volume de 330 pages constituant les Oeuvres complètes n'ait pas trouvé l'accueil qu'il méritait.

     

    "En Allemagne, l'Université ignore l'oeuvre de Friedo Lampe: aucune thèse de doctorat", poursuit Eugène Badoux."D'autre part, marqués par la guerre, les jeunes écrivains récusent la tradition: On ne peut plus écrire comme avant, etc. Les revues littéraires des années 60 s'encombrent de problèmes politiques, sociaux ou formels et conditionnent le public".  

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    À l'heure où l'on redécouvre l'expressionnisme allemand (il n'est jamais trop tard...) et d'autres grandes manifestations artistiques du premier quart de notre siècle, à Vienne ou en Allemagne, la publication de l'oeuvre de Friedo Lampe, lui-même fasciné par celles de Georg Trakl ou Franz Kafka, doit apparaitre comme un événement littéraire. Né le 4 décembre 1899 à Brême (ville dont il évoque admirablement le climat dans ses deux romans) au sein d'une famille aisée de la bourgeoisie protestante, Friedo Lampe vit son adolescence marquée par la maladie, qui détermina pour une part son caractère de rêveur solitaire. Une jeunesse cependant heureuse de junger Bursche, de longes études de littérature et d'histoire de l'art le menant de Heidelberg à Munich, et de là à Leipzig puis à Fribourg-en-Brisgau; des années d'apprentissage dont on retrouve des échos de bonheur dans ses écrits - en marge de l'enseignement universitaire dont la sécheresse le désole - il se cultive dans tous les domaines de l'art, de la littérature au  et de la musique à la peinture -, et marque une admiration toute particulière à L'Eté de la Saint-Martin d'Adalbert Stifter; une thèse sur un poète mineur du XVIIIe siècle pour obtenir le grade de Doktor; deux ans à l'Ecole de bibliothécaires de Stettin après une tentative infructueuse dans le journalisme; un poste de bibliothécaire à Hambourg en 1933, puis, l'atmosphère devenant irrespirable, des activités de lecteur chez quatre éditeurs successifs: telles sont les étapes de sa vie, qui prend fin le 2 mai 1945 dans la banlieue de Berlin , où il est fusillé par une patrouille russe. Mort absurde, qui n'est pas sans accréditer son pessimisme foncier...

     

    Une poésie "simultanéiste"

     

    C'est pendant son séjour à Stettin (l'actuel Szczecyn polonais) que Friedo Lampe commence à écrire. S'affirmant d'emblée avec une maîtrise d'écrivain accompli, il touche, dans Au bord de la nuit, publié en 1933, à la perfection de l'art. Novateur par sa forme de narration, qu'on pourrait dire "simultanéiste", où l'on peut relever les influences parallèles de la poésie expressionniste et du cinéma, ce petit chef-d'oeuvre nous plonge dans la vie d'un microcosme - le quartier du port de Brême -, dont toutes les figures, éclairées un instant, ont valeur de symbole. Du crépuscule au tréfonds de la nuit, le temps les emporte. Du plus intime au cosmos, sources à la fois d'exaltation et d'angoisse, la vie tisse sa trame. Or nul hasard si tout semble se passer, chez Friedo Lampe, dans une sorte d'intimité universelle: le poète unifie l'être.

     

    Définir la qualité propre du "ton Lampe" est toutefois difficile. Sans ornementalisme, sans artifices ni effets particuliers (le découpage de la narration ne semblant obéir qu'à la spontanéité créatrice), l'écrivain parvient à suggérer une atmosphère en quelques mots, à saisir une psychologie en deux ou trois reparties - et notons alors l'efficacité de ces dialogue en raccourci dont Lampe a le secret; et par les voix de tant de personnages cristallisent autant de sentiments d'une densité saisissante.

     

    Laterna magica

     

    Amarcord.jpgÀ plusieurs reprises, en lisant les deux romans et les récits de Friedo Lampe, nous avons pensé au Fellini des souvenirs autobiographiques, dans Roma et Amarcord notamment. Sans pousser la comparaison trop loin, disons que la liberté de narration du cinéaste italien s'apparente à celle de Friedo Lampe, alors que celui-ci témoigne de la même attention aux êtres, de la même acuité d'observation, de la même gentillesse ironique: nous pensons en particulier aux scènes du cabaret, dans Au bord de la nuit (un catcheur tombe amoureux de son huileux adversaire; un gosse est exploité par son père hypnotiseur, etc.), à la part faite à l'enfance et à l'adolescence, ou au merveilleux qui entoure le départ de l' Adélaïde dont les sirènes, entendues de toute la ville, rappellent l'apparition fabuleuse du paquebot dans Amarcord.

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    L'une des nouvelles du second volume est d'ailleurs consacrée au "film total" où tout serait exprimé, que chaque cinéaste rêve sans doute de réaliser un jour, et qui reste à l'état de chimère poétique. Son titre Laterna magica, pourrait englober toute l'oeuvre de Lampe, qui fait défiler sous nos yeux mille images sans liens apparents: quelques écoliers guettant l'apparition des rats qui hantent les anciens fossés de la ville de Brême, un paysage marin, une salle de concert, deux étudiants s'apprêtant à embarquer à bord d'un cargo, un flûtiste dont la mélancolie se mêle aux derniers râles d'un mourant, une fillette, un vieux solitaire, les passagers d'un ballon; et le cygne, dont Friedo lampe, à l'instar du roi de Bavière Louis II, a fait son emblème; et les rats, de nouveau, qui, dans le rêve de la petite fille, se jettent sur l'oiseau blanc et, comme dans le poème intitulé La mort du cygne, sur lequel s'achève le second volume, souillent atrocement son idéale pureté.

     

    "L'humour et la mort, l'acuité et la tendresse conjuguent leurs sortilèges dans ce petit théâtre du monde", note très justement Eugène Badoux au terme de la brève étude qui fait suite au premier roman.

    Poète avant tout, Friedo Lampe ne nous communique sa "vision du monde" que par images, sans le moindre appui discursif. La dialectique semble aussi étrangère à l'écrivain que la politique l'était à l'homme. Mais dans l'ordre des sentiments, que de subtilité et de pénétration ! Et dans l'ordre des sensations, que d'inoubliables évocations! Rares sont les auteurs capables d'allier ainsi le pathos et l'humour, ou le lyrisme et le tragique. Tout cela cohabite cependant harmonieusement dans l'oeuvre de Friedo Lampe, que nous replacerons enfin sous l'égide d'un temps romantiques dont la "coulée traversait les eaux, les arbres, le vent, le sang et le battement des coeurs; surgi de l'obscur, il poussait et entraînait tout, replongeant à l'obscur - sans commencement et sans fin"...

     

    Friedo Lampe. Au bord de la nuit, Orage de septembre et autres récits. Traduit de l'allemand et présenté par Eugène Badoux. L'Age d'Homme, collection Contemporains. Réédité en 10/18.

     

    (Cet article a paru dans le Samedi littéraire du Journal de Genève, le 10 juillet 1976)

     

     

  • Cherpillod l'indomptable

     

    Entretien avec Gaston Cherpillod. 

    Gaston Cherpillod, au tournant de ses 85 ans, n’a rien perdu de sa sainte colère de révolutionnaire, ni de sa verve de poète. Né en 1925 dans une famille d’ouvriers, poussé par son père aux études et devenu lui-même professeur, il fut de la Promotion Staline, comme l’indique le titre d’un de ses livres, et viré de l’enseignement pour cela même. Avec Le Chêne brûlé, qu’il publia en 1969 la quarantaine passée, il s’imposa par la force et la singularité d’une voix en marge de la littérature « bourgeoise», après un essai d’inspiration marxiste consacré à Ramuz l’alchimiste (1958).

    Ayant rompu avec le Parti ouvrier populaire en 1959, de plus en plus critique envers la gauche institutionnelle et les mouvances contestataires issues de mai 68, Gaston Cherpillod est toujours resté actif dans les marges de la Cité, à l’extrême-gauche proche des Verts. Dans son œuvre, cependant, la célébration de l’Eros, au sens très plein, passe avant le discours politique. Le trait polémique le dispute à la confession candide au fil d’une vaste chronique autobiographique où la plus tendre empathie (surtout marquée à l’égard des humbles) va de pair avec la rage du moraliste resté fidèle à l’idéal foulé au pied par ses anciens camarades. Les étapes marquantes de cet ensemble kaléidoscopique seront le récit d’Alma Mater (1971), les nouvelles du Gour noir (1972), le roman plus ambitieux, peut-être son chef-d’œuvre, que représente Le Collier de Schanz (1972), suivi de nombreux autres livres frappés au même sceau d’un style sans pareil, à la fois puissant et chantourné, mêlant une façon de verve populaire et de recherche précieuse.

    Or ce qui nous semble caractériser la démarche et l’écriture de Gaston Cherpillod est cette «manipulation alchimique» dont il parle lui-même, consistant à transmuter son expérience vécue en légende, au fil d’une opération qui engage à la fois la porosité fluide du poète et les tours de mains de l’infatigable artisan des lettres. Il y a du mystique inspiré et du croisé rouscailleur chez cet empêcheur de lénifier en rond, de l’aristocrate chez ce fils de prolétaires jamais guéri des humiliations subies par les siens - du contemplatif et du juste aussi. 

    - Qu’évoque pour vous le mot de carrière ?

    - Le mot carrière, pour moi, n’a aucun sens. Un écrivain, ou un artiste, fait une œuvre, qui est reçue, ou pas. La mienne a été plutôt fraîchement accueillie. Je ne demanderais pas mieux que d’être considéré - je ne suis pas un monstre, n’est-ce pas ? Mais mon aspect rédhibitoire a voulu qu’on se signât à ma seule vue, naguère. Aujourd’hui l’on s’en fout. Mais on ne se refait pas. À ce propos, quand on me demande, non sans reproche, pourquoi j’ai tout le temps les yeux fixés sur les vilenies des hommes, je réponds que je ne peux pas m’en abstenir pour complaire à ma prochaine ou mon prochain. C’est comme ça. Et puis j’objecte qu’il n’y a pas que ça dans mes livres : il y a le rire aussi, il y a la tendresse, il y a les jaculations érotiques, il y a les merveilles de la nature et de la vie. Mais pour en revenir à la carrière, je dirais que l’œuvre a tous les droits, et quant à l’homme, il n’a qu’à s’en arranger. Ai-je voulu devenir écrivain ? Je dirais plutôt que j’ai eu le courage, que j’appellerais la vertu, au sens latin, de ne pas refuser ce qui se présentait bel et bien comme une vocation. Pourtant je dirais un peu brutalement que ce n’est pas moi qui ai choisi la vertu mais que c’est elle qui m’a choisi.

    - Qu’est-ce qui vous a valu d’être chassé de l’enseignement ?

    - Au cœur de la guerre froide, on m’a demandé de choisir entre mes convictions et l’idéologie bourgeoise dominante, et sans nuances, à l’allemande : vous vous rendez ou vous vous en allez. Donc je m’en suis allé.

    - Qu’est-ce qui vous dégoûte aujourd’hui encore ?

    - Deux choses : d’abord la cupidité, qui se répand de plus en plus et qu’on caresse de tous les côtés. Jetez un œil sur cette infâme émission télévisée, soutenue par la Loterie romande et animée par un certain Jean-Marc Richard (1) : c’est d’une ignominie rare. Cette façon dont le public, qui n’est plus un peuple, se jette sur le pognon, me fait bonnement vomir. Quand je pense à tous ceux, dont je ne suis d’ailleurs pas, qui ont tant de peine à survivre, et que je vois ces enfarinés ramasser 50.000 balles en un soir à ne rien faire du tout, je me sens bouillir. Et puis il y a, aussi, cette volonté de plus en plus affirmée de ne rien apprendre, qui me semble une crucifixion pour un homme de pensée et de sentiment. Cela me semble prouver, autant chez les dominants actuels que dans ce qu’on appelle le peuple, qu’on n’a plus aucun sens du futur ! Un livre qui se vend aujourd’hui à 500 exemplaires deviendra peut-être, demain, un classique. Après ça, il est facile de se gausser de ceux qui n’ont pas reconnu Stendhal en son temps… 

    - Croyez-vous au Diable ?

    - Je suis, religieusement parlant, presque un juste. Il est vrai que le Diable ne m’a jamais fait l’honneur de paraître, mais il est probable qu’il y ait un redoutable principe du Mal qui nous inspire, en masse et en détail, depuis notre enfance. Ce qu’il y a de sûr, en tout cas, c’est que j’ai rencontré dans ma vie des méchants constitutionnels. Malgré ce que disaient les Anciens, il y a des gens qui font le Mal pour lui-même, avec délectation. On dit que les hommes sont mauvais, par intérêt ou par passion : c’est en somme excusable. Mais j’ai vu des gens, et parfois de mon sang, faire le mal pour le mal en choisissant leur victime - un enfant par exemple ! Et puis il y a ceux qui font du mal en se cachant derrière une institution, comme on la vu sous le nazisme. L’esprit diabolique est là ! Bernanos a saisi cette présence mais Barbey d’Aurevilly (2), dans ses Diaboliques certes admirables, y a échoué.

    - Vous sentez-vous des accointances avec Léon Bloy (3) ?

    - Ce que j’aime chez Bloy, c’est sa folie. Son absence totale de concessions, qui va jusqu’à l’injustice, voire jusqu’au crime littéraire. Au moment où meurent Hugo ou Vallès, il se déclare heureux que la Terre soit débarassés de ces deux charognes. Léon, tout de même…

    <image001.jpg>- Baudelaire a-t-il compté pour vous, alors que votre « maître » Jules Vallès (4) le vomit…

    - Vallès n’a rien compris à Baudelaire, ni rien compris à la poésie en général, Pour moi, Baudelaire a énormément compté quand j’étais jeune, et puis il y a eu le grand coup de balai du début du XXe siècle avec Rimbaud et les surréalistes, mais c’est un très grand poète, incontestablement, qui tient le coup alors que je ne trouve plus que deux ou trois poèmes supportables de ce faux-cul catholard de Verlaine. Ceci dit, je trouve que Baudelaire ne sait pas parler d’amour. Mais quel visionnaire fabuleux quand il parle de la mort ! Il y a chez lui un ton jamais entendu et, par exemple dans L’Invitation au voyage, de merveilleuses illuminations…

    - Aimez-vous la chanson, vous qui connaissez des milliers de vers par cœur ?

    - Je considère la chanson comme un art en soi, tout à fait distinct de la poésie. A cet égard, il y a quelqu’un que je n’aime pas, figurez-vous, et c’est Georges Brassens, anar de salon et bâtard des deux genres. Mais il y a de vrais génies de la chanson, et notamment en France, de longue tradition, jusqu’à un Trenet qui a peut-être eu le tort de ne pas s’arrêter sur La Mer, et Ferré que je respecte plus que Brassens pour sa personnalité et ses vraies convictions, enfin il y a aussi le grand Brel dont les chansons dégagent une vraie poésie sans être des poèmes…

    - Quels sentiments vous inspirent les trois auteurs romands les plus considérés que sont Maurice Chappaz, Georges Haldas ou Jacques Chessex ?

    - Il y a un vrai poète en Maurice Chappaz, mais il ne faut pas me parler de son Portrait de Valaisans, d’un folklorisme aussi douteux que celui du Portrait des Vaudois, ni de son verbeux Evangile de Judas. Pour Chessex, un journaliste qui le haïssait m’a appelé six fois après sa mort pour aller clamer ma joie, mais je ne danse pas sur les tombes. J’eusse juste pissé, volontiers, sur celle d’Yves Montand, mais c’était au Père-Lachaise, trop loin de chez moi. Quant à Chessex, je l’ai trouvé bon prosateur sous-érotique dans Carabas, après quoi je n’ai guère suivi le développement de ses écrits, et puis un pornographe répond en somme à la demande actuelle de tous ceux qui ont la trouille du véritable Eros dans lequel on n’engage pas que sa vie et son corps mais aussi son âme ! 

    <image002.jpg>- Parlons alors de l’âme de Georges Haldas…

    - De Georges Haldas, j’ai aimé les chroniques, comme Boulevard des Philosophes, en hommage à son père, notamment. Mais j’ai été gêné, par la suite, de voir l’ancien compagnon de route des communistes abjurer un totalitarisme, comme je l’ai fait moi aussi, pour en embrasser un autre, en l’espèce du catholicisme, ce parangon mondial du totalitarisme. Et puis une certaine exaltation de la Présence, avec un grand P, chez Haldas, m’agace en cela que l’homme est aussi un être de la fuite, du manque, du rêve, de l’obsession, de l’indifférence à l’autre et de la solitude - et tout cela nous constitue ! Mais il y a bien pire dans la bondieuserie, et je la trouve dans nos partis de gauche, par exemple chez notre cher Joseph Zysiadis (5), théologien fondu en démagogie qui a voulu nous vendre les Jeux olympiques ! De fait, quel pire avatar de l’opium du peuple, je vous le demande, que le sport mercantile ? En d’autres temps, pareille forfaiture eût valu à ce Pantalon les foudres et l’exclusion de nos chers Bolchos locaux Muret (6) ou Vincent (7), dont j’ai subi les foudres ! Or j’ai plus de respect et plus de tendresse pour un Jean Ziegler qui, dans le domaine politico-financier, est un polémiste magistral. On me dira que ça fait une belle jambe au peuple, dont on me dira qu’il n’a pas accès à la culture, mais je répondrai, moi fils d’ouvrier et de servante, que le peuple d’aujourd’hui se complaît lui-même dans son ignorance ! J’ai connu une époque où des gens qui n’avaient que peu de moyens financiers et qui n’avaient passé que par l’école primaire, absorbaient avec ferveur les chefs d’œuvre du temps présent ou passé en sorte de mieux damer le pion au bourgeois. Mais je sais que ce souci est toujours une minorité qui ne s’est pas soucié que de son ventre et de son bas-ventre, et je ne serai pas l’homme à tirer l’échelle derrière lui, ignorant d’ailleurs ce que sont et ce que font les jeunes gens d’aujourd’hui. Et puis il y a tout ce qui se passe dans le reste du monde, loin de nos pays de nantis amortis, qui me rend un peu d’espoir. Je découvre ainsi tel grand auteur turc, ou tel romancier négro-africain, latino-américain, et je salue !

    - Et Ramuz ?

    - Je ne suis pas dupe de la vénération académique qui le ressuscite pour mieux l’embaumer, mais les nouvelles de Ramuz, je ne citerai que Le cheval du sceautier ou Mousse, sont d’un pur génie - d’une profondeur de sentiment sans pareille. 

    - Vous avez dit être « presque un juste ». Qu’entendez-vous par là ?

    - Je dirai qu’un juste est quelqu’un qui ne supporte pas que ses semblables soient traités comme des objets. Un juste sait qu’il est un cannibale involontaire. Qu’il profite, quelle que soit sa peine, quelle que soit sa probité, du malheur de la majorité. Cela fait partie de notre situation historique : on l’admet ou on en est consterné. Le juste en est consterné. Pour ma part, si l’espoir de voir le monde s’améliorer pour les hommes, en égalité et en savoir, devait passer par la restriction de mon très modeste train de vie, je l’accepterais avec des pleurs de joie. Hélas, je crois que je ne risque rien pour le moment…

     

     

    Notes

     

    1) Jean-Marc Richard. Animateur de radio et de télévision très populaire en Suisse romande. Le jeu télévisé en question s’intitule La Poule aux œufs d’or.

     

    2) Jules Barbey d’Aurevilly. Ecrivain et critique français (1808-1889) majeur . Romancier et nouvelliste, auteur des Diaboliques et d’Une vieille maîtresse, notamment. Son approche métaphysique de l’érotisme et du mal est proche de Baudelaire. 

     

    3) Léon Bloy. Ecrivain et penseur français de la droite catholique anarchisante. Romancier (La femme pauvre) et essayiste, il a signé les pamphlets les plus virulents contre l’esprit bourgeois, dont l’Exégèse des lieux communs. Son travail d’orfèvre sur la langue évoque parfois celui de Cherpillod. 

     

    4) Joseph Zysiadis. Politicien vaudois. Théologien de formation, il a siégé au plus haut niveau cantonal et suisse du Parti ouvrier populaire (POP). Conseiller national.

     

    5) André Muret. Figure marquante du communisme vaudois, représentant du Parti Ouvrier Populaire (POP) à la Municipalité de Lausanne, et conseiller national.

     

    6) Jean Vincent. Figure marquante du communisme genevois, membre fondateur du Parti suisse du travail.

     

     

     

     

    Pour lire Gaston Cherpillod

     

    Une voix parmi d’autres…

    « En tant que tel, le scribe n’agit point. Son efficacité ? Incommensurable ; en tout cas, médiate. Quelquefois, il incite à la mise en cause pratique. Son monde imaginaire alors provoque à la reconstruction du monde réel. Moi, je ne pèche point avec les belles-lettres.» Telle est, crâne, la profession de foi de l’écrivain dans le collectif Pourquoi j’écris, recueil de dix-neuf témoignages paru à l’enseigne de La Gazette Littéraire, en 1971, avec une préface de Franck Jotterand. Le texte a été repris dans Album de famille. (cf. ci-dessous).

     

    Le rebelle déclaré 

    On redécouvre une Suisse insoupçonnée, à tout le moins oubliée de nos jours, dans ce premier récit autobiographique de l’écrivain né en milieu ouvrier, dont la mère et le père s’échinaient à travailler dur sans parvenir à nouer les deux bouts. Su ce fond d’âpre nécessité, qu’adoucissent cependant les sentiments et les valeurs défendus par les siens, l’auteur raconte, dans sa langue à la fois directe et chantournée, lyrique et rebelle, son parcours de fils de prolétaire accédant à l’Université, dont l’engagement (au POP de 1953 à 1959) lui vaudra l’exclusion de l’enseignement public. 

    Le Chêne brûlé. L’Age d’homme, coll. Poche suisse, No 14.

     

    Maître de l’autofiction

    Au nombre des ouvrages de Cherpillod relevant de l’autobiographie romancée, tel Alma Mater (1971), ce roman-autofiction constitue sans doute la ressaisie la plus ample des expériences sociales, professionnelles, littéraires et « privées » de l’écrivain, avançant ici sous le masque de François Péri. Tableau vivant et souvent mordant de la « société-fric » d’une époque, où la place de l’écrivain est en question, Le collier de Schanz est également une plongée dans les profondeurs de la relation érotique, au sens le plus large, entre homme et femme, et une belle évocation de l’amitié. À relever aussi la fusion constante de l’univers verbal du poète et de l’environnement naturel omniprésent.

    Le collier de Schanz. L’Age d’Homme, collection Poche suisse, No 121.

    Sourcier de mémoire

    Gaston Cherpillod n’a jamais vraiment été romancier, au sens d’une narration « objective » à multiples personnages. Plutôt chroniqueur de faits vécus, mémorialiste minutieux, il excelle dans le portrait acéré et parfois adouci par la tendresse, autant que dans l’évocation lyrique ou la bouffée gaillarde. Souvenirs du militant de gauche ou de l’enseignant, démêlés sociaux ou professionnels avec les philistins du conformisme bourgeois ou de la bureaucratie, retours de mémoire en multiples méandres, mélancolie du « conjoint survivant » et de l’éternel amoureux se rappelant les « minutes heureuses » de sa jeunesse : il y a de tout cela dans ce recueil de quatre récits reliés les uns aux autres par un acharné travail de mémoire. 

    Une écrevisse à pattes grêles. L’Age d’Homme, coll. Poche suisse, No 208. 

    Le mémoraliste

    Le titre de ce recueil d’une quarantaine de textes annonce-t-il une remémoration parentale ? Nullement. La famille est ici politique et poétique, et le propos relève de l’explication plus que de l’implication. Sous l’égide de Politica, l’écrivain y salue d’abord Davel, le héros (récupéré) de l’indépendance vaudoise, que Cherpillod compare au prêtre et guerillero Camillo Torres confondant la cause des opprimés et celle du Seigneur. « Je suis et reste un vieux républicain », affirme-t-il ensuite en « fils d’esclave » affranchi, qui tend parfois à se répéter dans son plaidoyer pro domo de rebelle incompris. À L’enseigne de Poetica, en seconde partie, les thèmes de la désillusion politique cèdent le pas aux préoccupations du littérateur « poète et paysan » avec une révérence appuyée aux dames de son cœur .

    Album de famille. L’Age d’Homme, 1989.

     

    Le conteur

    C'est bien « le » cloche de Minuit qu’il faut lire, désignant un clochard, un « guenillard » se tenant à la porte d’une église, le soir de Noël, auquel l’agnostique Pimor « file dix balles » alors que les bons chrétiens regardent ailleurs. La nouvelle éponyme, dernière d’une douzaine, évoque celles que Léon Bloy a réunies dans Le sang du pauvre. La comparaison ne vaut pas toujours, hélas, pour le style, parfois à la limite du galimatias: « L’hôpital non plus n’était le lieu où les pauvres étaient accueillis au son des fifres dont l’exaltation se communiquait des apprentis-cadres aux badauds qui s’étaient massés sur le parcours qu’emprunta le cortège dont l’incision de son abdomen, récente, l’évinçait, Michaël »… 

     

    Le cloche de Minuit et autres contes. L’Aire, 1998.

     

    Le poète « classique »

    Après qu’il eut publié deux sonnets de forme toute classique dans l’Almanach du Groupe d’Olten, l’un de ses pairs écrivains lui reprocha ces « futiles, voire coupables essais », mais Cherpillod n’en a pas moins persisté et signé dans cette lignée quadri-centenaire dont Baudelaire a marqué le dernier sommet. Or, cette trentaine de sonnets va bien au-delà du vain exercice de style, où le poète se joue d’une forme rigoureuse avec un peu plus que de la virtuosité : de la grâce. Ainsi du premier quatrain de ce Souvenir d’enfance : « Mes douze ans sont entrés sur la pointe des pieds / Ce n’est là cependant qu’une triste demeure / Mais le vieillard qui veut que son trésor ne meure / Ne distingue plus trop l’église du clapier »…

    Idées et formes fixes. Sonnets. L’Age d’Homme, 2001. 

     

  • Peace & Love...

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    (Shakespeare en traversée. Drames historiques)

    30. Henry VI / 3

    L’histoire du pieux Henry VI, sous la plume de Shakespeare, est celle d’un saint homme auquel Peter Benson, dans la réalisation vériste de Jane Howell, prête sa longue figure à la Greco.

    Ce roi piétiste, adonné à la lecture et à la contemplation, assiste assez passivement à la défaite de ses armées sur sol français, où son père Henry V avait soumis pas mal de terres, et voit ensuite plus tristement ses pairs et ducs s’entre-déchirer en s’envoyant des roses et moult flèches et boulets, les deux clans s’opposant ensuite pour le défendre ou lui ravir la couronne, avant de s’entretuer en famille.

    La première tétralogie historique du Bon Will – c’est ainsi que je le surnommerai désormais – est en effet une fresque guerrière à trois étages où s’empilent un conflit entre nations, une guerre civile et un massacre familial aboutissant au délire autodestructeur d’un tyran qui incarne le ressentiment absolu et la volonté de puissance à l’état pur, en la personne difforme de Richard III.

    Celui-ci passe pour le plus grand scélérat du théâtre shakespearien, qui massacre le doux Henry VI après que celui-ci lui a tranquillement dit quel démon il était. Richard le boiteux, qui se déteste lui-même, incarne aussi bien le mal se voulant tel, lucide et impatient de dominer le monde, frémissant de sensibilité chienne et ricanant comme le traître Iago ou Satan leur maître à tous deux.

    Si Richard III incarne le Mal , l’adorable Henry, les yeux au ciel et les mains jointes comme sur les chromos sulpiciens, représente le Bon Berger et d’ailleurs c’est ainsi qu’il se pose, dans la troisième partie de la tétralogie, assis dans l’herbe et se représentant l’emploi du temps du berger « type » au milieu de ses brebis.

    Or loin de s’en moquer, le Bon Will en donne l’image par excellence de la force douce résistant comme un roc à l’épouvantable flux et reflux des armées courant de part et d’autre de la scène, jusqu’au moment prodigieux où, de part et d’autre de cette figure évangélique, surgissent deux soldats arrachés à la bataille fratricide, l’un découvrant que l’ennemi qu’il vient de trucider est son propre père, alors que l’autre, qui s’apprêtait comme le premier à faire les poches de sa victime, constate avec horreur que celle-ci est son propre fils. Qu’on transpose la scène à Sarajevo, à Beyrouth ou dans les ruines d’Alep, et la même absurde abomination de la guerre civile relèvera du copié/collé poisseux de sang et de larmes.

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    À un moment donné, les mots Peace and Love sont explicitement prononcés par Henry le Bon, qui n’a rien pour autant d’un hippie entouré de filles-fleurs. Aspirant profondément à la paix, il ne cesse pour autant d’aimer la furieuse cheffe de guerre que devient Marguerite, non sans affirmer et réaffirmer fermement sa propre légitimité. Il fera preuve, aussi, de faiblesse, voire de lâcheté, mais de vilenie: jamais.

    Cette première tétralogie de Shakespeare, qui a moins de 30 ans quand il la compose mais en sait déjà un bout sur les turpitudes humaines et ce qui peut leur résister, n’a pas encore la forme concentrée ni la profondeur, le mystère, la magie et la fusion polyphonique des chefs-d’œuvre à venir; cependant le noyau de tendresse du Bon Will est déjà présent dans ces drames tragiques émaillés de monologues de la plus shakespearienne poésie.

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