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  • saint Lambert sauvé des flammes

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    Grappilleur sans pareil de savoirs et de sensations, d'émotions et de saveurs, érudit voyageur et poète, jouisseur avéré et mystique mécréant en ses minutes heureuses, l’écrivain luxembourgeois évoque non sans mélancolie, dans son dernier livre, «Une mite sous la semelle du Titien», la nuit de cauchemar où son immense bibliothèque fut la proie des flammes…

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    Pour entrer illico dans le cercle de feu il faut citer d’abord ceci de la soixantième «proserie» du septième tome du Murmure du monde où Lambert Schlechter écrit ceci, sur une page où l’écrivain semble chercher ses mots dans la sidération persistante: «Un jour je raconterai la violence de tout ça, la soudaineté du passage du sommeil à ce réveil-là, le passage du noir de la nuit à l’incandescence de cette lumière-là, je dirai combien c’était violent, et je mettrai ce mot-là, la violence de ce mot-là, pour faire comprendre ma stupéfaction, c’était si violent, voir ça, à peine réveillé, voir ça, la porte du grenier à peine ouverte, voir tout le grenier en flammes, ne voir que des flammes, ne voir rien d’autre que des flammes, comme si on voyait le soleil de tout près, de trop près, de mortellement trop près, c’était si violent, on ne peut pas se remettre de ça, je ne pourrai jamais me remettre de ça, c’était si violent, c’était trop violent»…

    Ensuite on voit, sur la couverture du dernier livre de Lambert Schlechter, Une mite sous la semelle du Titien, le détail de La Vénus d’Urbino du Titien en question, doux petit carré montrant un ventre féminin joliment bombé au bas duquel une main féminine repose sur le sexe féminin de la Vénus en question; et quant à la mite, il faudra la chercher (!) avec le regard de voyeur voyant de Lambert, sur le tableau du Titien, «couchée sur le dos, aplatie, blanchâtre, bien visible à cause de la couleur brique du carrelage, probablement déjà desséchée à l’intérieur, tout le psychisme qui était sans doute dans son ventre mou s’est évaporé, impossible de savoir comment elle est morte»... ou disons que le poète impute la mort de la bestiole au Titien qui n’a pas vu cette «inoffensive saleté», imaginant que c’est lui «qui a marché dessus, l’aplatissant, alors que le petit ventre palpitait avec un dernier reste de vivacité»…

    Vous avez compris, vous, cette histoire de mite aplatie sous la semelle du peintre sublime? Une mite sur un tableau représentant la beauté à l’état pur! Autant dire: le grain de sable dans le mécanisme, pour ne pas désigner l'étincelle qui met le feu aux poudres. La mite du Sisyphe dont la maison vient de cramer!

    Après quoi le poète n’en finit pas de brûler ses vaisseaux

    Mais la vie continue! Vous allez chercher la mite de la Vénus d’Urbino sur Google images, comme j’ai appris par Facebook, en avril 2015, que la fameuse bibliothèque du compère Lambert était partie en fumée, des rayons entiers et ses cahiers de 1965, ses cahiers de 1967 aussi, tous ses cahiers nom de Dieu, et le voilà qui ajoute dans son dernier opus: «Plusieurs fois par jour, ce réflexe, cet élan d’aller sortir un livre du rayon, rechercher un passage, relire une page, un chapitre, puis aussitôt: mais non, ce livre n’y est plus, n’y a plus de rayon, n’y a plus d’étagère, le livre a brûlé avec la planche où il se trouvait», etc. 

    Or ceux qui suivent Lambert Schlechter à la trace se rappellent le troisième volume du Murmure du monde, intitulé Le Fracas des nuages, à la page 100, où l’écrivain bricole lui-même la bibliothèque de son grenier: «Planches, planches, régulièrement, depuis des semaines, je vais travailler dans mes planches, pour une heure ou deux je me me fais artisan […] au mois d’avril j’ai enfin installé ma bibliothèque asiatique», et dix ans après tu parles d’un péril jaune: le feu aux planches! 

    Et si vous êtes sur Facebook – nul n’est parfait –, vous aurez suivi, au début de l’été 2015, le beau mouvement de solidarité qu’a suscité la cata' vécue par Lambert, les unes et les autres lui envoyant des livres pour qu’il les aligne sur les nouvelles planches de sa nouvelle maison. 

    Pour autant,  nous savons qu’il ne se paie pas de mots quand il écrit qu’il ne se remettra jamais de cette même violence du feu qui, de la bibliothèque d’Alexandrie, crama sept cent mille livres au moment de l’incendie. Comparaison n’est pas raison? Sûrement pas, mais nul n’aurait le mauvais goût de rappeler à un lettré dont la mémoire est celle d’un vieux mandarin chinois que la destruction d’une partie de sa bibliothèque ne fait pas le poids à côté d’Hiroshima ou d’Alep, car la Douleur n’a pas de mesure, et la mite reste un symbole de notre propre ténuité. 

    A ce propos, Guido Ceronetti, dont nous partageons l’admiration avec Lambert Schlechter, écrit dans Insectes sans frontières: «Nulla, nessuna forza può rompere une fragilità infinita», à savoir que rien, aucune force ne peut briser la plus infime fragilité. Et Lambert, qui brûle ses vaisseaux à chaque page, est justement de ceux-là qui tirent leur force de leur vulnérabilité même.

    L’œuvre kaléidoscopique d’un grand «petit maître»

    Lambert Schlechter poursuit, depuis le début des années 80, l’élaboration d’une œuvre dont la forme composite évoque, toute proportions gardées, les Essais de Montaigne et le Zibaldone de Lepoardi, qu’il présente lui-même en ces termes à propos des fragments du Murmure du monde: «Cela pourrait être un journal métaphysique, un petit traité eschatologique, un grimoire de commis-voyageur, cela pourrait être un reportage sur les choses du siècle, une description du continent bien tempéré, un compte-rendu d’inoubliables lectures – ce n’est rien de tout cela»...

    Lui qui lit et écrit tout le temps, sans pour autant se claquemurer dans sa ratière de bibliomane ou sa tour d’ivoire, note comme un adolescent grave: «Un jour je commencerai à écrire»… Et de fait, le fabuleux fatras de sa quasi trentaine de livres publiés - nullement chaotique au demeurant, mais dont tous les points de la circonférence sont reliés au même noyau vibrant -, procède à la fois d’un recommencement de tous les matins, comme Georges Haldas dans ses cafés de l’aube, et d’une expérience reliant «le cendrier et l’étoile», selon la belle expression de Dürrenmatt, où le très intime (jusqu’au saillies érotiques crues de l’amoureux à genoux devant la «fleur» féminine) voisine avec le très fracassant orage d’acier que le poète qualifie de «murmure du monde», des massacres antiques aux pogroms du XXe siècle, ou des tortures de l’Inquisition très chrétienne à la Shoah et au goulag de la Kolyma, jusqu’à Lampedusa la nuit dernière… 

    Il y a du mystique chez cet iconoclaste anti-clérical, du philologue nietzschéen chez ce brocanteur de formules poétiques à la Gomez de La Serna ou à la Jules Renard, du chroniqueur intimiste proche parfois d’un Rozanov («Sous la couette dans l’hivernale chambre, je me tiens au chaud dans & par ma propre chaleur, c’est un bonheur élémentaire») ou de l’observateur du corps humain autant que du fantastique social rappelant justement un Guido Ceronetti et nous ramenant souvent, aussi, à sa lecture, combien fervente et généreuse, d’un Pascal Quignard.

    Mes quatorze ou quinze Brautigan ont disparu avec la planche où ils se trouvaient

    S’il fut prof de philo et de littérature française, rien cependant chez Lambert Schlechter d’un pédant ou d’un littérateur affecté, inclassable mais lié de toute évidence à ce que Georges Haldas appelait «la société des êtres» et, comme écrivain, à toute une nébuleuse d’auteurs au nombre desquels je compte une Annie Dillard ou un Ludwig Hohl, un Alberto Manguel (autre lecteur universel) ou un Louis Calaferte, entre autres.

    En outre lui-même, sans fausse modestie, se décrit en humble artisan: «C’est dans les petits, tout petits maîtres que, lucidement, je me range. Mon échoppe n’a pas pignon sur rue, j’exerce dans l’arrière-cour d’une venelle traversière où, de temps en temps, un flâneur s’égare; et c’est assez pour moi. Les grandes usines de chaussures sont dans d’autres zones; ici ce n’est qu’un cordonnier qui fabrique sa paire de savates avec un bout de cuir, quelques clous, un peu de colle et un marteau»... 

    Le labyrinthe d'un lecteur du monde

    Lambert Schlechter n’a jamais publié de roman au sens conventionnel, à ma connaissance, mais l’ensemble de ses livres forme une vaste chronique fourmillant d’épisodes romanesques et de scènes à n’en plus finir, comme le récit de la visite d’Andy Warhol au pape dans son dernier livre, ou l’agonie de sa femme il y a vingt-sept ans de ça (la lecture de son journal de deuil, Le silence inutile, ouvre peut-être le meilleur accès à son œuvre), les photos de sa famille punaisées dans la mansarde de sa sœur à Rotterdam, les reproches qu’il s’adresse par rapport à son fils souffrant de ses absences, et ses aises et ses baises d’éternel amoureux, ses manies de graphomane, ses étonnements de lecteur tous azimuts qui a découvert que le feu «ça peut tuer», et c’est reparti pour l’inventaire, «mes quatorze ou quinze Brautigan ont disparu avec la planche où ils se trouvaient, mes douze au treize Annie Saumont ont disparu avec la planche où ils se trouvaient», sur quoi le voici regarder ses mains dans les cendres encore trempées de ses livres – ses mains avec lesquelles il aurait volontiers fait jouir la Vénus d’Urbino, etc..  

    C’est un Labyrinthe à la Borges que l’œuvre du compère Lambert (je l’appelle familièrement comme ça vu que nous sommes restés un peu proches par l'échange de nos livres respectifs et par Facebook après nous être rencontrés à Toulouse à un salon du livre et du jambonneau, au mitan des années 2000), une œuvre prodigue en incessantes découvertes et bifurcations (l’un de ses livres que je préfère s’intitule d’ailleurs Bifurcations) et qui suppose, aussi, une lecture non moins attentivement active que l’est son écriture.

    Il se dit aujourd'hui Chinois malgré la reconnaissance grand-ducale que lui voue son Luxembourg natal, et ses Lettres à Chen Fou – scribe comme lui, né en 1763 et mort en 1810 qui, dans ses Récits d'une vie fugitive a évoqué les humbles peines et joies de notre bref passage sur terre après la mort de son épouse –, illustrent bel et bien, dans l'esprit de la poésie chinoise, ce que les cœurs sensibles ont en commun en constatant, comme le sage Su Tung po, herboriste et poète du onzième siècle mal vu des puissants, que «le monde est semblable à un rêve printanier qui se dissipe sans laisser de trace»… 

    Dessin: Matthias Rihs. ©Rihs/Bon Pour La Tête

  • Les zombies débarquent

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    Et vous, vous êtes quoi ?

    (Libelle)

    Que nous arrive-t-il, comment en sommes-nous arrivés là et que faire pour ne pas céder à la désespérance ? Telles sont les questions qui fondent ce libelle à double valeur de pamphlet et de joyeux poème.

    Constater sept aspects majeurs de la délirante confusion actuelle, en détailler les aspects les plus inquiétants - non sans relever leur tour souvent tragi-comique -, et marquer autant de contrepoints immunitaires: tels sont les trois « moments » de ce plaidoyer vif pour une pensée plus libre, une littérature et un art dégagés des simulacres et des contrefaçons, une meilleure façon de vivre au milieu de ses semblables.

    Contre la massification sociale et le nivellement culturel, la globalisation soumise à la seule recherche du profit, l’indifférenciation idéologique et l’avilissement consumériste, ce libelle alterne violente colère et douceur créatrice, par delà toute simplification binaire, opposant le chant du monde au poids du monde.

    Sommaire programmatique : 1 : Nous sommes tous des Chinois virtuels. 2 : Nous sommes tous des auteurs cultes. 3 : Nous sommes tous des rebelles consentants. 4 : Nous sommes tous des caniches de Jeff Koons. 5 : Nous sommes tous des délateurs éthiques. 6, Nous sommes tous des poètes numériques. 7. Nous sommes tous des zombies sympas.

  • Ce vieux foldingue de Jean Ziegler nous empêchera-t-il de dormir ?

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    Au lendemain de ses 85 ans, l’increvable «gaucho» tiers-mondiste s’est remis en selle pour voir, de près, l’affreuse situation dans laquelle des milliers d’êtres humains, chassés de chez eux par la guerre ou le chaos socio-politique, se sont retrouvés sur les côtes européennes de la Méditerranée, dans des conditions abominables. Il en a tiré un témoignage, Lesbos – La Honte de l’Europe, que nous ne pouvons ignorer. Autre témoin, qui a choisi la voie du conte pour rappeler les tenants et les aboutissants d’une autre tragédie africaine : Philippe Bolomey raconteLes malheurs de Justin dont le protagoniste, fils de première ministre massacrée à Kigali, s’est retrouvé SDF dans les rues de nos villes…

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    Cela n’a pas manqué, comme je m’y attendais : dès que j’ai annoncé sur Facebook, l’autre jour, la parution du dernier livre de Jean Ziegler, consacré à la tragédie humanitaire toujours en cours « sous nos fenêtres » et dans l’indifférence à peu près générale, l’un de mes «amis» du réseau social, bel esprit supérieur de la haute intelligentsia helvético-française, prof de littérature et très éminent critique, n’a pu se retenir – le seul soit dit en passant – de balancer ces deux mots de sa haute chaire : « larmoyant et pitoyable ! ».ux et mensonger justifiant naguère la fermeture de nos frontières, selon lequel «la barque est pleine».

    Suis-je en train de donner dans l’angélisme en refusant de trouver «larmoyant et pitoyable » le témoignage, documenté sur le terrain par un octogénaire soucieux de justice et de simple dignité humaine ? Nullement, et d’ailleurs le propos de Jean Ziegler - auquel on peut faire tous les griefs idéologiques ou politique qu’on veut -, n’est aucunement «larmoyant» dans la suite des constats qu’il fait sur l’île paradisiaque de Lesbos partiellement transformée en dépotoir immonde, à partir de rencontres personnelles, de questions précises, de faits chiffrés, d’observations rapprochées dans le sinistre camp de Moria ou dans les merveilleuses oliveraies devenues lieux de cauchemar quotidien.     

    Un témoignage documenté, entre tant d’autres…

    Celles et ceux qui suivent, même à distance et plus ou moins horrifiés, les péripéties de la tragédie humanitaire se jouant (notamment) entre Mitylène et Lampedusa, retrouveront, dans La honte de l’Europe,  nombre de faits rapportés par les médias ou sur Internet; et l’on peut rappeler, à ce propos, le témoignage écrit et dessiné de l’artiste gruérien Jacques Cesa, dans Lampedusa, aller simple(L’Aire, 2017), parti à la rencontre des migrants au fil d’un périple généreux de 15 semaines ; ou celui de notre ami Michael Wyler détaillant ici même, dans un reportage intitulé Le silence des assassins (Bon  Pour La Tête, le 18 juin 2019), les observations accablantes qu’il fit sur l’île de Samos.

    Plus officiel de tournure, puisque Jean Ziegler accomplissait à Lesbos une mission « onusienne » en tant que vice-président du comité consultatif du Conseil des droits de l’homme des Nations unies, le rapport de l’indomptable « octogénéreux » n’en est pas moins tout personnel, et certes frémissant de colère mais sans rien de «larmoyant», et son premier mérite est de concentrer de nombreuses données précises aux chiffres parlants sur l’état de la situation ( 34.500 réfugiés dans les cinq points d’accueil sur les îles de la mer Egée, en novembre 2019, dont deux tiers de femmes et d’enfants, et  une capacité d’hébergement prévue pour 6400 personnes au maximum dans les camps en question…), la gestion des frontières européennes par l’UE et ses bras armés (Frontex, Europol et EASO), le scandale des push backs(interventions violentes des garde-côtes grecs et turcs ou des militaires de l’OTAN, notamment, marquées par de nombreuses noyades provoquées), le scandale de la collusion entre marchands d’armes et fonctionnaires hauts placés de l’Union européenne, le scandale de la corruption (impliquant des militaires grecs) minant jusqu’à l’alimentation quotidienne des réfugiés par des opérations de  cateringpourries – alors qu’il n’y a aucun problème pour livrer la meilleure chère aux touristes bien payants -, et l’on en passe en ce qui concerne le tableau général du désastre inscrit dans le musée des horreurs contemporaines, en violation flagrante de lois dont les prescriptions sont rappelées très précisément par Jean Ziegler.

    À cela s’ajoutant les tribulations personnelles réellement « pitoyables », ou les initiatives positives que Jean Ziegler accoutume de relever sur ses « chemins d’espérance » d’optimiste malgré tout.

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    Ainsi du procès infâme intenté par la justice grecque, sur dénonciation de Frontex, à la Syrienne Sarah Mardini, accusée de « trafic d’êtres humains » au motif qu’elle a participé à des opérations de sauvetage ; ainsi de la jeune Afghane Seemen Alizada, prof d’anglais à Herat, dont les talibans ont massacré le mari avant sa fuite avec ses enfants durant laquelle sa petite fille a été noyée (larmoyons donc, tant c’est «pitoyable»…), et qui, dans l’enfer de Moria, a réussi à construire « ce qui ressemble à une boulangerie » ; ainsi enfin de tous ceux et celles, entre tant d’autres, victimes ou venus en aide à celles-ci, dont notre vieux foldingue a recueilli le témoignage…

    Le témoignage contre l’indifférence et l’oubli

    En exergue du dernier livre de Jean Ziegler dont on se rappelle qu’un certain  Sartre l’enjoignit, jeune étudiant suisse à Paris, de s’intéresser à l’Afrique, figure cette citation d’Albert Camus : « Qui répondrait en ce moment à la terrible obstination du crime, si ce n’est l’obstination du témoignage ? »

    Or c’est du côté de Camus le conteur, plutôt que de Sartre l’idéologue, que se situe le petit récit sans prétention - mais qui touche, là encore, par sa composante humaine sur fond de génocide avéré -, qu’a publié récemment l’enseignant vaudois Philippe Bolomey avec le sous-titre de « conte moderne ».

    À traits stylisés, au présent de l’indicatif, l’auteur retrace le parcours d’un personnage qu’il appelle Justin dans sa fiction après qu’il a recueilli, en vidéo le récit brut et bien réel de ce réfugié du « Pays des Cent Montagnes » dont il est devenu l’ami. Que le pays en question  soit le Rwanda en réalité, et que Justin soit le pseudo du fils « réel »  de la première ministre Agathe Uwilingiyimana,hutu modérée, assassinée avec son mari tutsi au premier des cent jours du génocide, doit être rappelé pour les lecteurs, et particulièrement les jeunes que vise prioritairement ce conte « pour mémoire », mais celui-ci peut être lu une première fois sans ces repères historiques.

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    Les malheurs de Justin, qu’illustrent les dessins très expressifs de Matthias Rihs, dans une tonalité marquée « littérature jeunesse », constituent comme une épure existentielle modulée avec une simplicité qui n’a rien de simpliste. Dès son adolescence,  Justin, aîné d’une fratrie de cinq enfants socialement privilégiés, mais dont la « chance » fondera précisément le malheur, déroge à son rôle de modèle pour fuguer, s’engager à l’armée, en revenir dépité et continuer de n’en faire qu’à sa tête, jusqu’au jour maudit où l’Histoire, avec sa grande hache, coupe sa vie en deux.

    Or le Justin d’après le massacre de ses parents et de sa sœur cadette, échappant de justesse au même sort et fuyant avec ses autres frères et sœur grâce à l’intervention in extremis d’un capitaine sénégalais, passant les contrôles dans un carton marqué FRAGILE et se retrouvant finalement accueilli dans le « Pays des Hautes Montagnes », ce Justin traumatisé à vie ne sera jamais un modèle et les «galères» de sa vie d’exilé, de boulots foireux en mariage raté, et jusqu’à la rue où le pousse son alcoolisme,  ne sont pas édulcorées dans ce conte cruel et sonnant vrai - pas plus « larmoyant » que « pitoyable » dans son propos que celui de Jean Ziegler, et constituant un  autre témoignage.

    Jean Ziegler. Lesbos –La honte de l’Europe. Editions du Seuil, 2020.

    Philippe Bolomey, Les malheurs de Justin. Illustrations de Matthias Rihs. Editions du Forel, 2019.

     

     

  • La bonté selon Grossman

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    A propos de Vie et destin.

    C’est un des grands livres du XXe siècle que Vie et destin, dont on ressort avec un sentiment mêlé d’accablement et de confiance miraculeuse, comme si l’homme avait gagné quelque chose de plus à la ressaisie des tribulations les plus atroces de la première moitié du XXe siècle, dont certaines restaient occultées jusque récemment, à commencer par les souffrances endurées par les déportés des camps de concentration communistes, dont les nazis s’inspirèrent ensuite pour en développer l’organisation de la monstrueuse manière que nous savons. A ce propos, cependant, et quoique l’ouvrage de Grossman précède ceux de Soljenitsyne, ce n’est pas par la dénonciation d’un régime particulier que ce livre nous touche si profondément, mais par le fait que nous en vivons toutes les péripéties dans la peau de personnages de tendre chair, qu’ils soient victimes ou bourreaux, et c’est ainsi que nous découvrons la réalité des chambres à gaz par les regards croisés, dans un oeilleton - moment fulgurant qui s’inscrit en nous comme un trait de feu - d’un enfant et d’un gardien nazi. En outre, cette tragédie particulière de l’extermination des juifs, de même que la tragédie vécue par le peuple russe soumis au stalinisme puis à la guerre, sont replacées dans le chaos apocalyptique de l’époque, alors même que celle-ci nous est restituée essentiellement par le truchement de voix et de destinées individuelles.

    Deux faits historiques cruciaux marquent le roman: l’affrontement des Soviétiques et des Allemands à Stalingrad, que Grossman évoque avec une puissance d’évocation à couper le souffle, sans jamais sacrifier l’élément humain au récit à sensation, et la mise en oeuvre par les nazis, tel le glacial Eichmann en “démon de petite envergure”, selon l’expression de Sologoub, de la solution finale.

    En la même année 1942, deux grands Etats totalitaires, qui se prétendent tous deux l’Avenir de l’humanité, se confrontent dans une bataille hallucinante et décisive, tandis que les nazis accomplissent leur plan d’extermination des juifs en systématisant le processus de liquidation des paysans appliqué par Staline à son propre peuple. Capital dans la prise de conscience du juif Grossman, l’antisémitisme apparente à l’évidence les deux Etats-Partis.

    Après la bataille, si Stalingrad symbolise l’effondrement du IIIe Reich, ce n’est certes pas pour marquer l’avènement de la liberté. C’est en effet à partir de Stalingrad, à en croire Grossman, que le nationalisme étatique russe et raciste a retrouvé toute son assise. Dès lors, au lieu de la démocratisation qu’attendaient tant de Soviétiques à l’issue de la guerre, c’est au contraire au renforcement de la puissance monolithique de l’Etat-parti qu’a abouti la victoire.

    Une fois encore, cependant, Grossman nous attend ailleurs qu’au tribunal de l’Histoire: dans ces allées écartées où nous retrouvons tel vieux martyr sans grade du nom d’Ikonnikov dont les feuillets nous transmettent sa parole de bonté.

    Dans l’histoire du bien qu’il a griffonnée sur ses feuillets, le vieil Ikonnikov, après avoir remarqué que même Hérode ne versait pas le sang au nom du mal, mais “pour son bien à lui”, constate que la doctrine de paix et d’amour du Christ aura coûté, à travers les siècles, “plus de souffrances que les crimes des brigands et des criminels faisant le mal pour le mal”. Il n’en rejette pas pour autant le message évangélique mais oppose, au “grand bien si terrible” des nations et des églises, des factions et des sectes, la bonté privée, sans témoins, la “petit bonté sans idéologie”, la bonté sans pensée que j’ai constatée pour ma part chez mon père et ma mère.

    “C’est la bonté d’une vieille qui, sur le bord de la route, donne un morceau de pain à un bagnard qui passe, c’est la bonté d’un soldat qui tend sa gourde à un ennemi blessé, la bonté de la jeunesse qui a pitié de la vieillesse, la bonté d’un paysan qui cache dans sa grange un vieillard juif. (...) En ces temps terribles où la démence règne au nom de la gloire des Etats et du bien universel, en ce temps où les hommes ne ressemblent plus à des hommes, où ils ne font que s’agiter comme des branches d’arbres, rouler comme des pierres qui, s’entraînant les unes les autres, comblent les ravins et les fossés, en ce temps de terreur et de démence, la pauvre bonté sans idée n’a pas disparu”.

    Les oeuvres de Vassili Grossman ont été réunies en un volume (1085 pages)  de la collection Bouquins, chez Robert Laffont. Y figurent notamment Vie et destin, Tout passe, Lettre à Khrouchtchev, La route et Lettres à la mère. A relever: la préface remarquable de Tzvetan Todorov.

    À lire aussi: Pour une juste cause, constituant la premièrte partie de la fresque monumentale dont Vie et Destin est la suite. Traduit du russe et préfacé par Luba Jurgenson. Editions L'Age d'Homme, 795p. 



  • Fugues nippones

     

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    En octobre 1987, le sieur JLK se trouvait à Tokyo, accompagnant l’Orchestre de la Suisse romande en tournée mondiale. Avec le chef Armin Jordan, deux solistes incomparables: Martha Argerich et Gidon Kremer. Premières chroniques  d’une série égrenée tous les jours pour La Tribune - Le Matin, au Japon puis en  Californie…

     

    1. Passe l’oiseau musique

    « Comment expliquer ce qui nous touche dans le vol d’unoiseau ? Et Pourquoi vouloir tout comprendre par la seule raison ? Cette tendance actuelle à disséquer froidement ce qui relève des sentiments me frustre beaucoup. Les critiques me font parfois penser à ces enfants qui, pour voir comment ça marche, vont mettre leur nez dans les mécanismes qu’ils finissent évidemment par gripper. Leur tort est de ne s’intéresser qu’au détail, et pas assez à l’ensemble. Par contraste, je crois qu’une artiste de la sensibilité de Martha Argerich peut nous aider à. développer une approche plus intuitive des choses. Mais je reste, quant à moi, tout à fait incapable d’expliquer rationnellement pourquoi le jeu de Martha est ce qu’il est... »

    gidon-kremer-540x304.jpgDes propos tout empreints de sincérité que ceux-là, tenus à Genève en conférence de presse préalable par le violoniste Gidon Kremer en présence d'une cinquantaine de journalistes aux questions pointues, voire mordantes. 

    À souligner, alors, les affinités sensibles des deux solistes et du chef de l’OSR Armin Jordan, qui, avec le mélange d’humour jovial et de pénétrante subtilité qui le caractérise, se livra lui aussi à une manière de profession de foi : « Nous assistons aujourd’hui à la multiplication, par les médias et les enregistrements de toute espèce, de la musique diffusée. La musique elle-même y perd cependant, car à présent tout se ressemble. Pour ma part, je m’oppose à cette uniformité ; et c’est pourquoi j’ai choisi les deux solistes de cette tournée : ils ne jouent pas comme les autres... » 

    argkreB.jpgQuant à la « ligne » présidant aux choix du programme établi pour ce premier tour du monde de l’OSR, Armin Jordan l’a située dans l’optique de l’affirmation d’une certaine identité. « La chance de l’OSR est d’avoir eu le même chef de longues années durant, en la personne d’Ernest Ansermet. Or, le secret d’Ansermet ne tenait pas seulement à une affaire de style ou d’interprétation, mais surtout au soin extrême qu’il apportait à la sonorité de l’orchestre. » 

    Et l’actuel timonier de l’OSR de rappeler que la musique française demeure l’élément dominant de cette identité fameuse, tout en rendant hommage aux successeurs d’Ansermet (de Paul Klecki à Horst Stein, en passant par Sawallisch) qui eurent le mérite non négligeable d’explorer les mondes de Mahler et de Bruckner, entre autres. 

     

    Unknown-7.jpegAvec malice, Armin Jordan note également en passant que la musique suisse est absente du répertoire de la tournée, l’ambassade en l’occurrence se bornant, question prestige national, à l’exportation d’une phalange composée pour moitié d’étrangers, et de deux solistes étrangers eux aussi quoique domiciliés dans notre pays. Une formule qui ressortit, en somme, à l’identité helvétique, n’en déplaise aux partisans bornés d’on ne sait quelle « pure Suisse »... 

    C’est d’ailleurs sur ce terrain miné des préjugés nationaux que le maestro s’est montré le plus subtil, comme un journaliste l’interrogeait à propos d’un présumé « racisme » de la Suisse envers les musiciens japonais,insuffisamment représentés dans nos orchestres. 

    Ainsi, sans s’attarder à des chiffres et autres faits, qui attestent la présence notable des interprètes nippons en Suisse (sans compter le chef de la Tonhalle de Zurich), Armin Jordan a-t-il évoqué les tensions procédant de l’amour voué à la culture occidentale par les Japonais, auquel se mêle forcément une certaine jalousie, comme il en va de toute passion marquée par un certain déséquilibre. Cela pour dire que notre civilisation est supérieure à celle de l’Empire du Levant ? Evidemment pas ! Mais nous reviendrons, au fil de notre périple, sur cette question passionnante de la compréhension (réelle ou prétendue) entre cultures si foncièrement différentes.

    C’est en effet à un petit rendez-vous quotidien que nous convions l’honorable lecteur, et ce dès lundi. En attendant, Sayonara !

     

    images-5.jpeg2. À la criée  

    C’est déjà novembre mais il y a ces jours, dans l’air deTokyo, une espèce de tiédeur d’été indien. Pourtant c’est le moindre des étonnements de quiconque y débarque pour la première fois. Parce que c’est un monde positivement éberluant que Tokyo, dont les images toutes faites qu’on enpeut avoir valdinguent aussitôt qu’on y plonge.

    Aux idéogrammes près, on se croirait d’abord aux States. Les bildingues, les parkingues enterrés ou empilés et les néoquartiers à shoppingue: tout y est. Sauf qu’il y a ici des congrès de grillons et de drôles d’oiseaux moqueurs dans les arbres ; et toutes sortes d’arbres en vérité, avec des feuilles en forme de cœurs ou de petits éventails ou de larmes de lézard ; et d’adorables enfants qu’on croquerait tout crus si l’on était ogre, et des collégiennes en uniforme de matelotes mille fois plus mutines et lutines que nulle part ailleurs, et des balayeurs à gants blancs qui ramassent le mégot avec un soin de pharmacien ; et puis, en dépit du sentiment d’écrabouillement qu’on éprouve illico devant son hétéroclite immensité, Tokyo vous immerge dans son inimaginable potage. 

    L’autre matin aux très petites heures, c’est dans les halles ruisselantes du marché au poisson de Tsukiji qu’avec deux amis violonistes de l’OSR, encore un peu hébétés par le considérable voyage de la veille, nousavons commencé de flairer ce Tokyo- là. 

    Pas facile de suggérer en trois mots l’atmosphère onirique des lieux. Qu’on se figure cependant un assez vaste labyrinthe couvert annoncé d’abord par une vraie puanteur d’œufs pourris, tournant ensuite à l’odeur de grand  large tandis qu’on en traversait les allées surencombrées par tout un populo de gueules shakespeariennes maniant charrettes à bras et bécanes pétaradantes, jusqu’au quai fluvial où s’alignent des centaines de thons et d’espadons et de requins fumant leur vapeur de glace, comme un peu martiens à leur corps défendant, la tête ouverte et les entrailles inspectées à la loupiote. 

    Or le summum de cette scène en somme banalissime d’un boulot répété toutes les aubes par ces types l’exécutant sans un geste d’impatience envers ces voyeurs de partout que nous sommes, ce summum donc tient à la litanie gutturale qui s’élève tout à coup des petits tréteaux sur lesquels se fait la criée, évoquant une sorte de terrible cantilène primitive à la survie qui rappelle à chacun Dieu sait quoi d’oublié depuis la nuit des temps.

     

    3. La  massue et l’arc

    Après deux oui trois jours passés à Tokyo, pour peu du moins que vous vous écartiez des parcours fléchés, il vous arrivera sans doute de maudire cette ville assassinante et le Japon multitudinaire avec, quitte à vous y replonger le lendemain pour vous démantibuler de véhémence enthousiaste.

    images-14.jpegHier soir je me baladais dans l’inimaginable quartier chaud de Shinjuku, à côté duquel Pigalle vous a des airs de foire de sous-préfectiure à tire-pipes, et tout soudain, seul gaiyïn, comme on appelle ici l’étranger, dans ce délirant charivari de mégaphones et de néons hallucinogènes et d’odeurs en pagailles et de regards grouillants desquels je me constatais absolument exclu comme par je ne sais quel décret général, me saisit l’impression que je n’avais au fond strictement rien à fiche en ces lieux, pas plus que dans les sables hostile de Gobi ou que sur Mars.

    mi_ima_4532946185.jpgSe sentir dépaysé n’a rien que de très banal en voyage, mais se découvrir en somme superflu, quand on se figure à peu près le centre du monde : voilà qui a de quoi vous faire subir l’équivalent psychique d’une de ces secousses sismiques bisanuelles de force 5 qui relativisent, d’une autre façon, les certitudes du Japonais le plus sûr de lui.

    Or, quelques heures plus tôt, après cet autre parcours des extrêmes nous conduisant à Yokohama par la terrifiante grisaille des banlieues et les bigarrures de Chinatown, j’avais cru partager, avec le public formé de ces mêmes Japonais, la même émotion à l’écoute du Concerto pour piano de Ravel, le même état de grâce atteint sous lecharme d’une Argerich des grands soirs, et le même enthousiasme à voir ensuite Armin Jordan faire jaillir, en sourcier sorcier, la stupéfiante matière sonore des dernières mesures de La Valse

    Et ainsi de suite : d’un coup de massue à son contraire délicat ; des ignobles bandes dessinées sado-maso dont se repaissent vos graves voisins de métro semblant lire quelque texte sacré, à leurs manière si raffinées par ailleurs; ou des gueules de crapules fascistoïdes des fanatiques vociférant à journée faire sur leurs car de propagande, en plein Ginza, aux visages recueillis des bouquinistes du quartier de Kanda où le livre est LeVénéré.

    Reste alors à admettre que ces antinomies constituentles éléments de bases les plus immédiatement perceptibles de la substance japonaise, en attendant de mieux en saisir la chimie subtile. Au lieu de répondre par la massue d’un jugement prématuré, imaginons que ces tensions soient celles d’un arc dont nous aurions à apprendre l’art difficile.

     

    images-10.jpeg4. Souvenirs du patron 

    Les musiciens de L’OSR qui l’ont connu évoquent le souvenir du patron, alias Ernest Ansermet, dit aussi le Vieux, avec la même tendresse respectueuse que les mélomanes japonais se rappelant la tournée de1968. Chroniqueur musical très écouté des Mainichi Newspapers, Tokichiku Umezu relève que si l’OSR a toujours beaucoup de fans au Japon, c’est d’abord grâce au rayonnement de son fondateur, dont la «philosophie » est encore étudiée avec attention par les musicologues nippons. Et le fameux critique de signifier l’intérêt avec lequel il a suivi l’évolution de l’OSR, notamment du fait qu’Armin Jordan, avec son tempérament propre,semble celui des successeurs d’Ansermet le plus soucieux de revivifier son héritage.

    « Dans sa façon de diriger, ce qui frappait le plus chez le patron, c’était son sens profond de la pulsation », me confiait le clarinettiste Georges Richina dans le train de Sendai à Tokyo. Très propices, soit dit en passant, aux conversations documentaires impromptues, ces interminables trajets où, sans frac ni trac, la tribu itinérante vous montre son visage multiple au naturel. Or le patron aussi avait plusieurs visages. «C’était un homme d’une carrure intellectuelle hors du commun, mais qui savait se mettre à la portée de chacun », se souvient encore le clarinettiste. 

    Et le maître percussionniste Pierre Métral, sosie de l’écrivain Vladimir Volkoff en plus rond qu’on voit trôner au milieu de la phalange, de se lancer dans la conversation avec diverses anecdotes piquantes. Le patron se chamaillant avec Stravinski qui lui reprochait de mettre trop de sentiment dans une oeuvre qu’il voulait, lui, toute glaciale et métronomique : « On aurait dit de vrais gamins ! » Ou bien Ansermet, les yeux baissés sur sa partition, ronchonnant dans sa barbiche, durant une répétition, sur telle partie des flûtes, manquant décidément de « couilles » à son gré, puis relevant lentement les yeux et, sous le regard courroucé des deux dames si terriblement impliquées, se mettant à rougir tant et plus de confusion penaude...

    Unknown-6.jpeg5. Lettre de non-retour

    Ma bonne amie,

    Tu attends mille suavités épistolaires, mais ce n’est pas à publier dans un journal, comme tu mérites mieux que Lady Di, qui fait ce soir du flafla aux lucarnes japonaises, et que je ne saurais me prendre pour le pauvre Charles, quoique également philanthrope à mes heures. 

    Mais ce que je voulais te dire en tout cas, c’est que vous me manquez, les pimprenelles et toi. Le Japon est en effet méchamment frustrant pour un papito séparé de ses petites filles : il y en a tant ici de si choutes ; et comme c’était aujourd’hui je ne sais quelle fête et que les kimonos pullulaient dans les rues de Tokyo, je ne pouvais que me sentir bien seul à contempler ces élégantes déambulations.

    Cependant je serais hypocrite de ne pas t'avouer qu'un premier parcours de la nébuleuse gagne à se faire en soliste, quitte à marcher des heures dans la touffeur archipolluée, à se perdre lamentablement dans les nœuds subferroviaires ou les impasses à lanternes et silhouettes gesticulantes ne laissant d’évoquer le terrible Mitsuhirato du Lotus bleu, et à friser le plus souvent qu’à son tour la déflagration nerveuse. Ah ! mais comment diable ces gens- là tiennent-ils le coup ? Sont-ce des anges ou des zombies ? 

    rikugien1.JPGOù tu te serais senti à ton aise en revanche, cet après-midi, c’est dans le jardin bien peigné de Rikugien. Sous le ciel plombagin cela sentait l’immémoriale alliance, rien qu’à voir s’harmoniser la géométrie d’évidente observance spirituelle et la prolifération des arbres aux ombres rousses bondées de corneilles en verve. Note qu’à ce propos, c’est bien joli de parler de jardins japonais, vu que la plupart des habitants de Tokyo n’y ont pas droit, conglomérés qu’ils sont dans leurs niches à chiches mesures de tatamis. Or il faut les voir, les jours fériés, processionner en cohortes dans les allées du jardin zoologique ou canoter sur l’étang d’Ueno, croquant leurs machins sucrés ou leurs trucs grillés, ou bien encore se retrouver dans le dédale de quelque sublime grand magasin (ouvert le dimanche et tenant lieu aussi d’espace d’intercommunication avec coin musée et tutti quanti culturels) aux dénivellations et reflets substitutifs de mer et montagne.

    Tout à l’heure ainsi, dans le palais de cristal du nouvel Hankyu de Ginza, je m’amusais à présélectionner ce qui te ferait plaisir d’entre tant de merveilles : ambres et porcelaines, soieries et perles péchées à la main par tu sais quelles plongeuses nues à lunettes de motocyclistes. Bref, il y a là tant de vraies belles choses qu’on en redécouvre l’originelle Tentation. 

    Autant te recommander, alors, de ne pas faire trop de folies ces jours, puisque je m’en charge. Enfin je ne vais pas tourner plus longtemps autour du pot de saké, ma bonne amie : il devrait y avoir moyen, avec nos réserves d'écureuils, de vous combiner vite fait un triple aller simple. Tu auras compris que, pour ma part, je jette ici de nouvelles racines. Merci de l’annoncer avec ménagement à mon calligraphe en chef, et recommande à nos mères de bien s’occuper du gommier.

    Ton samouraï

    2CB427A97-F49E-2DF6-2405BE6D0A9612B2.jpg6. Féminin singulier

    Une fois dans ma vie, ainsi, j’aurai siégé toute une séance au milieu d’à peu près mille femmes. J’en suis encore tout chose. Cependant, qu’on ne s’imagine pas d’extravagance de lupanar ni même la moindre équivoque, en dépit de la centaine de travestis qui se trémoussaient alentour. Car s’il y avait du kitsch délirant dans les déguisements à transformations fulgurantes de ces dames, jamais n’auront été franchies les bornes du plus sourcilleux comme il faut.

    D’ailleurs c’était au point de manquer de chair, si j’ose dire, et plus encore d’humour, comme il en va des olympiades de majorettes ou des séminaires intercontinentaux de tribades d’affaires; et puis cela s’est réchauffé quelque peu, avec la transition de l’espèce de revue musicale endiablée sur quoi cela s’ouvre, au morceau de vaudeville qui lui succède, où il m’a semblé qu’il était question d’un cadavre de vieille ganache se relevant de son cercueil pour s’adonner à toute une zizanie familiale non moins que posthume.

    taka-10.jpgTel étant l’ordinaire du Takarazuka, cette forme d’expression théâtrale spécifiquement japonaise, quoique faite du bric et du broc d’un peu partout, qui a cela de particulièrement singulier de ne mobiliser que des femmes pour des femmes.

    Bien entendu, les japonologues m’objecteront qu’il est rustaud de manifester son intérêt prioritaire au Takarazuka, quand on n’a encore rien vu du Bunraku, du Kabuki ou suprême, à goûter les yeux au ciel : du Nô.

    Toucher au Nô de si près et se laisser distraire par d’avérées perruches : voici pourtant quelle misérable misère est la mienne... Mais je vais aggraver mon cas en affirmant qu’avant les temples et les musées, ce sont les salles d’attente des gares, les préaux des collèges, les jardins municipaux, les stades et les librairies, les abords de port et les marchés qu’il me semble très nécessaire de flairer en premier lieu dans un pays dont on ignore jusqu’au premier katakana, ce que nous dirions l’initiale de l’abécédaire.

    Et de même le Takarazuka me semble-t-il annoncer, comme entre les lignes, le rôle bien singulier du féminin japonais, et sa place très limitée et délimitée. Pour une fois, paraissent-elles signifier, c’est nous qui nous raconterons le Prince Charmant et le Rajah, la Samba et la Geisha, la victoire de l’Eventail sur le sabre du Samouraï...

     

    eikoh-hosoe-yukio-mishima-ordeal-by-roses-6-1961-1962.jpg7. Notes d’un barbare

    Que mon hôte plus qu’estimable daigne ne point insister, mais je n’oserai le suivre ce soir chez cette dame geisha dont il eût aimé me faire le rarissime honneur. Car je me sens encore trop plouc, mille fois trop lourdingue pour me risquer dans ces embuscades de la Haute Manière.

    Déjà que je me constate barbare dans le plus humble estaminet de bambou, que je m’emmêle les baguettes entre tempura et sashimi, et que je me fais morigéner en douceur à l’entrée des temples et des bains publics pour ne savoir jamais très bien où et comment larguer mes pompes...

    Unknown-9.jpegAlors que mon hôte plus qu’honorable vise un peu le tableau : cette sorte de phoque chez une geisha, non mais des fois ! 

    En débarquant au Japon, j’avais encore la mine de celui qui donne partout le ton depuis des myriades de lunaisons. 

    Sans doute n’étais-je pas tout à fait ignorant de vos arts subtils, non plus que de vos lettres. Cependant, j’étais fort loin, alors, de me représenter que le quidam lui-même fût à ce point policé, et pas qu’au seul sens policier de la convenance collective, qui donne à vos cours de collèges leur aspect de carrés enrégimentés. Plus précisément, je ne m’attendais pas à découvrir dans les moindres choses et attitudes, ou autres prodiges d’agrément et d’exactitude, un pays si cultivé. Mais pas au sens borné de la culture : bien plutôt dans l’acception de l’agriculture ou, mieux encore : de ce vieil habitus humain qui fait les civilisations abouties s’occuper et se préoccuper du tout autant que de la partie. 

    Enfin je me figurais, cher hôte plus qu’appréciable, que de notre musique le Japon ne s’était entiché qu’en surface, par mimétisme accapareur et sans l’entendre vraiment assurément. 

    Mais là encore, nuance : parce qu’il faut écouter les Japonais écouter Sibelius ou Ravel, Argerich ou Kremer, avec cette attention et cette ferveur, cette qualité d’émotion qui pourraient également nous en remontrer. 

    haiku02.jpgAu demeurant, ne me croyez pas, cher hôte considérable, obtus et niais au point de vous imaginer taillés, vous autres Japonais, dans une étoffe de meilleure qualité que la nôtre. 

    Or je me tais, tout résolu que je suis, ce soir, à me montrer un peu moins mal élevé... 

     

    8. Palimpseste japonais

    Le Japon, c’est d’abord une kyrielle d’images en vrac évoquant les mille morceaux d’un puzzle défait. 

    Souvenir de la panique feutrée du départ, au moment d’entr’apercevoir la personne qu’on aime par le hublot du zinc en train de s’ébranler. Parenthèse d’une première étape à sourires Swissair. Vision d’une Indienne en jeans, à Londres, fouinant dans la librairie de l’aérogare de transit et jetant son dévolu sur l’humoriste Roald Dahl. Good choice, Martha Argerich... Première apparition de l’Orchestre de la Suisse romande en tenue plus que décontractée. Monstre jumbo. Décollage toujours invraisemblable quoique banalissime. Salamalecs aux voisins du grand voyage. « Ah ! bon, vous nous accompagnez chez les ping-pong ! » Cela dit avec un accent vaudois préludant à la jovialité du périple ; et, mille bornes plus loin, j’ouvrirai la fiole de pinot gris de chez Chaudet que je destinais à Georges Baumgartner, alias Emile Nakanami, notre correspondant à Tokyo : rien de mieux comme sésame amical, puisque me voici tutoyer le tuba Pierre Pilloud, grand lecteur de Maupassant devant l’Eternel, le trompettiste Michel Debonneville et le tromboniste Edouard Chappot. Mais quels « torailleurs» ils auront donc faits, ces sacripants, et que la Sibérie est vaste, et longue la descente sur le Fuji aux neiges bleutées... 

    rechte_spalte_gross.jpgRépétition d'orchestre

    Ensuite de quoi les premières impressions qui vous assaillent illico à Tokyo trompettent et violinent et grincent et criaillent un peu à la manière de l’orchestre en répétition, mélange de kaléidoscope visuel et d’odeurs panachées, de gigantisme écrabouilleur et de bonne vie grouillante et stimulante. 

    Alors on se rappelle forcément Fellini. Déjà on sait que l’orchestre réalisant si splendidement la notion d’ensemble au concert, se subdivise en coteries et autres groupuscules que déterminent le registre et la nation (l’OSR étant un vrai melting-pot à cet égard) ; ou encore l’âge ou les simples affinités électives.

    Avec les violonistes Michèle Rouiller et Bernard Sciolli, nous avons passé notre premier soir dans un petit troquet japonais, à croquer du poisson cru et à causer d’un peu tout ; et tôt l’aube le lendemain, après deux heures de sommeil à peine (sacrés effets du décalage horaire...), nous nous sommes retrouvés dans l’embrouillamini à litanies polyrythmiques du marché aux poissons de Tsukiji. Et le même jour, à la première répétition, j’aurai commencé à lire entre les lignes de l’orchestre, si j’ose dire. Musiciens s’exerçant tout seuls dans les travées de velours pourpre du Hitomi Memorial Hall. Clin d’œil au vol à l’ami souffleur Pierre Pilloud, colosse qu’on dirait taillé dans le bois des personnages d’Auberjonois ou de Ramuz. Vague rumeur selon laquelle certains musiciens trouveraient cette répétition superflue. Et pourtant l’évidence que tous y sont très engagés. 

    prova orchestra  3.jpgDes « fonctionnaires» vraiment ? Encore un cliché à retoucher ; et m’y aideront notablement nos interminables déplacements en pullman, en train ou en avion, au fil des bonnes et belles conversations que m’auront accordées les hasards de ce voyage au Japon avec les anciens, qui se rappellent le temps du Vieux, comme ils appellent Ansermet, ou avec la jeune garde notamment incarnée par le hautboïste Vincent Gay-Balmaz ou par le timbalier breton Yves Brustaux — chaque jour nous réservant à vrai dire de nouveaux étonnements, comme celui de tomber tout àcoup sur le violoniste Drasko Pantelic, avec lequel, après trois minutes, dans la cramine nocturne de Sapporo, nous avons commencé à parler des MigrationsdeTsernianski, son compatriote, de La bouche pleine de terre et d’un certain Dimitri, éditeur à Lausanne...

    De la même façon, ces premiers jours de fugues nippones n’auront été qu’un premier survol trop fugace du Japon, qui nous aura permis toutefois de bousculer le paravent des clichés. 

    Un monde complètement déshumanisé que le Japon contemporain, dont les habitants ne seraient que des robots soumis à la loi d’airain de l’efficacité ? C’est ce que pourraient faire croire, assurément, certaines visions matinales de foules hébétées, dormant debout dans le métro ; ou ces cortèges d’écoliers en uniforme noir défilant au sifflet ; ou ces dédales architecturaux dont les élans futuristes n’ont d’égale que la transparence, avec ces ruches, ces millions de niches à bureaucrates mêmement peignés et cravatés ; et tout autant de procédures paperassières qui vous attendent à la première tractation. Cela vu de loin. Car dès qu’on s’approche, et même au tout premier regard, c’est partout la surprise. Par delà l’uniformité : l’insoupçonnée variété des visages. Au pied des façades archilisses, la prodigieuse ondulation des petites boutiques, salles à boire et à jouer. 

    takarazuka-lgh.pngEt à tout moment, les opposés. Le conformisme oppressant et le baroque éruptif. La mornitude des banlieues étendant leurs clapiers à l’infini et l’alacrité festive des jardins publics et autres lieux de rencontre. L’affabilité et le raffinement formel omniprésents, mais aussi les signes d’une violence latente et contenue, avec les exutoires variés de l’alcoolisme de groupe, les établissements à hôtesses maternantes ou de la surconsommation moutonnière, du sport ou des inénarrables bandes dessinées qui débagoulent partout leurs images puériles et sadiques, ou d’une pornographie d’autant plus surréaliste que la convenance interdit la figuration des « parties », d’où ces blancs vertigineux ou s’engouffrent les fantasmes... 

    Jun-6.pngUn pays sous un masque.

    Cependant je comprends notre correspondant Emile Nakanami, alias Georges Baumgartner,  qui aime le Japon. Fût-ce avec lucidité. Et du moins a-t-il, lui, le considérable mérite de s’affairer à un patient et constant, voire défrisant décodage. Car s’il est un monde à lire comme un palimpseste, c’est de toute évidence le Japon.

    9. Hommage à la musique

    À les voir ainsi du beau côté, tout lustrés, comme autant d’hirondelles rassemblées pour l’envol, on oublie le plus souvent, quand encore on ne l’ignore pas simplement, ce que représente au vrai la vie d’un musicien d’orchestre, et la somme de labeur et d’exercices réitérés que suppose la charge de chaque pupitre, sans parler des efforts positivement athlétiques que requiert un seul concert.

    Je regardais l’autre soir les musiciens de l’OSR, dans le train véloce les ramenant à Tokyo de Nagoya où ils venaient de conquérir une salle à peu près pleine d’un peu moins de 3000 places, avec un programme combinant le Prélude à l'après-midi d’un faune et le Concerto pour piano de Ravel, puis, en seconde partie, une assez époustouflante interprétation de la 5e Symphonie de Chostakovitch. Après le grand braoum évocateur ô combien d’affres guerrières, il fallait voir le visage, encore malaxé par la concentration, ruisselant de sueur et laissant enfin libre cours à un bon sourire, du maestro Armin Jordan. 

    Or je me sentais un peu, dans les rangées de sièges réglés sur la position sleepwell, comme le reporter au front parmi les héros vannés. Et c’est pourtant à ce moment-là que nous nous engageâmes avec mon voisin, le violoniste Jürg Aeschlimann, dans une longue conversation sur les inquiétudes que peut inspirer l’avenir du Japon et, aussi, sur le métier de musicien et ses exigences. gidon-kremer-540x304.jpg

    Témoignage sans rien de pleurard au demeurant, dans la mesure où les efforts et autres sacrifices consentis ont pour contrepartie de non moins appréciables satisfactions. En l’occurrence, c’est par exemple le bonheur rare de jouer le Concerto pour violon de Sibelius avec Gidon Kremer dont tous s’accordent à relever, par-delà sa fabuleuse virtuosité, la qualité de l’émotion qu’il suscite à chaque fois, touchant à une sorte de grâce. 

    Bel hommage, en vérité, du musicien d’orchestre souvent bardé de prix,mais qui reste tout de même en retrait par rapport au soliste. Disons alors :bien plus qu’à une star — notion passablement ridicule au regard de la merveilleuse gentillesse de Kremer — hommage a la musique.

    A Gidon Kremer, dimanche après-midi, avant le premier des deux concerts de Tokyo, dans la somptueuse salle du Suntory Hall, Armin Jordan a dit lui aussi, de la part de tout l’orchestre, sa reconnaissance. Or, prenons ce terme de reconnaissance au sens d’une vraie rencontre, laquelle nous fait, ensemble, reconnaître une réalité qui nous dépasse, par-delà les barrières de nations et de religions, de cultures et de mœurs et de toute différence, à l’enseigne d’une alliance scellée par la musique. 

     10. Triomphe mérité

     

    suntory.jpgAu Milieu de l'épouvantable boucan de Tokyo, ce sont deux conques immenses où l'on entend le silence et la moindre note, goutte de cristal de harpe ou pizzicato, avec une sorte de netteté chantante, à la fois pleine et propice à la nuance et au détail.

    Dimanche, au Suntory Hall, qui compte au nombre des meilleures salles du monde à ce qu’on dit, le gratin de la métropole japonaise a fait fête à l’Orchestre de la Suisse romande, à son chef Armin Jordan, passionnément engagé, et à un Gidon Kremer simplement bouleversant dans le Concerto pour violon de Sibelius, suivi d’une éclatante interprétation de la Cinquième symphonie de Chostakovitch; et hier soir, devant un public plus juvénile, au Hitomi Memorial Hall, le même enthousiasme a salué un concert non moins remarquable, dont le programme, d’une superbe polychromie orchestrale, alliait la fougue et la grâce vibrante de Martha Argerich, et la maîtrise de plus en plus habitée de l’OSR, particulièrement saisissante de précision, mais aussi de liberté dans La valse et, cette fois plus que les précédentes, dans la Rapsodie espagnole de Ravel. À signaler en outre que la Télévision japonaise était présente au concert d’hier soir, avec une escouade de cameramen travaillant, s’il vous plaît, la partition à l’appui ! Ainsi, ce sont des millions de Japonais qui pourront revivre ce grand moment, assez cher payé toutefois, la place en milieu de salle revenant à quelque 150 francs suisses.

    Avec la bonhomie malicieuse qui lui est propre, Armin Jordan remarquait avant-hier, durant le raccord, avec un clin d'oeil aux journalistes présents, qu'il fallait décidément faire un sort à l'antienne de la critique selon laquelle l'OSR jouerait mieux à l'étranger qu'en ses murs. À son dire à lui, la vérité vraie serait plutôt que les salles sont meilleures hors de nos frontières... Boutade évidemment, car il va de soi qu'un orchestre n'a pas avantage à cafouiller en de tels lieux. Or c'est trop peu dire que l'Orchestre de la Suisse romande a merveilleusement résonné en l'occurrence. de fait, jamais il ne nous aura donné ces derniers jours, autant qu'à Tokyo, le sentiment d'être porté, vigoureux et chatoyant, précis dans chaque détail et fondu en unité.

     

    images-15.jpeg11. Bleu au coeur et sourire jaune

    Lorsqu’il pleut à Tokyo et que vous n’avez rien pour vous abriter, il suffit d’invoquer les dieux. Pour autant que ceux-ci vous aient à la bonne, vous ne devriez pas trop tarder à voir un parapluie vous tomber du ciel, ou plus exactement vous apparaître délicatement posé au pied de l’arbre à kaki, dont chacun sait les virtualités bénéfiques.

    Puissé-je ne pas perdre le parapluie des dieux nippons ! En tout cas, au Japon, il paraît définitivement exclu de perdre ou d’oublier quoi que ce soit. Moi qui n’ai pas de tête, et qui pourrais ouvrir un bazar dans les milliers de ruelles à brocante de Tokyo, avec tout ce que j’ai égaré et semé à travers les années, j’ai vu me revenir ainsi mon imperméable du supertrain où je l’avais laissé, mon portefeuille paumé dans un pullman et d’autres bricoles dont je croyais pouvoir m’alléger ; et je ne parle pas de l’Opinel que les vigiles de je ne sais plus quelle aérogare m’ont confisqué avec tous les couteaux suisses de l’orchestre, dans la crainte manifeste d’un attentat à l’arme blanche... 

    0.jpgÀ l’instant de partir, c’est alors un sentiment composite qu’on éprouve. Miracle et malaise, ravissement et besoin de ruer dans les brancards, amour et sursaut de recul. Dans cet océan de sourires, on eût aimé de temps à autre un coup de gueule, que sais-je une bonne prise de bec, un crépage de chignon soigné. Mais non ! Le Japon se tient bien, il ne vous fauchera rien, il vous assassinerait avec une révérence, il est parfait ce maudit Japon. Et cependant, tout n’est pas perdu, je crois. 

    kuniyoshi-chanoyu.jpgCar ce Japon si bien léché et peaufiné s’adonne à des lectures inimaginables de cruauté et de lubricité puérile ; ce Japon de l’Harmonie est une surface de laque sous laquelle grouille un chaos grimaçant ; ce Japon qui nous séduit nous épouvante à la fois - et peut-être est-ce cela aussi qui, finalement, nous le fait aimer ? 

    Repoussoir de nos propres particularités, miroir étincelant de la différence, découverte de soi par des sentiers jusque-là insoupçonnés : tel est enfin, à mes yeux, ce Japon que je quitterai tout à l’heure avec un bleu au cœur, un sourire un peu jaune... 

     

    (Cette dernière Fugue nippone a paru dans Le Matin en date du 11 novembre 1987 – avant une série de Suites californiennes)